P. Balvet. De l’importance du sentiment de dépersonnalisation dans la pathogénie des délires. Extrait de la revue « L’Évolution psychiatrique », (Paris), fascicule IV, 1936, pp. 3-26.

P. Balvet. De l’importance du sentiment de dépersonnalisation dans la pathogénie des délires. Extrait de la revue « L’Évolution psychiatrique », (Paris), fascicule IV, 1936, pp. 3-26.

 

Paul Balvet (1907-2001). Psychiatre. Il dirige l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban à partie de 1936, où il initie d’importantes réformes pour humaniser l’asile qui l’époque héberge quelque 500 malades. Il accueille François Tosquelles avec lequel, quelques année plus tard, en 1942, au Congès de Montpellier, ils dénoncent l’immobilisme et la décadence du système asilaire Français, ainsi que l’état des malades mentaux soumis à un véritable génocide. Nous renvoyons à l’histoire de ce lieu mythique largement étudié dès lors. On admet aujourd’hui qu’il fut à l’origine de l’histoire de la psychothérapie institutionnelle. Quelques publication :
— (avec A. Chaurand). Asile et hôpital psychiatrique : l’expérience d’un établissement rural », Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de langue française, 43e session, Montpellier, octobre 1942.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 3]

De l’importance du sentiment de dépersonnalisation

dans la pathogénie des délires

Le sentiment de dépersonnalisation, décrit en 1873 par Krishaber, a d’abord été étudié chez l’homme normal et les psychasthéniques, C’est encore de ce point de vue que se placent au début du siècle Janet (1903), Hesnard (1909), et Dugas (1911). Il fallait en effet à cette époque que fût de nouveau isolé ce faitpsychologique, découvert depuis longtemps déjà, mais oublié ou noyé parmi tant d’éphémères théories, Or les psychasthéniques étaient des sujets de choix pour cette étude analytique, le sentiment de dépersonnalisation se montrant chez eux dans toute son ampleur, C’est grâce à ces travaux que le sentiment de dépersonnalisation a pris désormais sa place parmi les autres réalités psychologiques, réalité lui-même comme l’anxiété ou l’état de rêve ou les émotions-chocs ; car c’est un fait réel et sensible, non plus un schéma ou une théorie,

Mais dans ce travail d’isolement et de description, la fréquence et surtout l’importance pathogénique du sentiment de dépersonnalisation dans les psychoses semblent être restées au second plan, Ce n’est pas que les auteurs n’aient fréquemment rapproché les aliénés et les dépersonnalisés (c’est ainsi que rien ne paraît à Dugas « plus voisin de la folie » que le phénomène qui nous occupe) ; mais le plus souvent ils se bornent
à cette époque à noter d’une façon purement descriptive l’existence d’un [p. 4]sentiment de dépersonnalisation chez les aliénés, ne considérant ce phénomène que comme un symptôme parmi d’autres, et non comme un fait basal capable de jouer un rôle dans la genèse même de la psychose. D’autres fois, comme dans cet article de Cotard intitulé : « Du rôle du sentiment d’automatisme dans la genèse de certains états délirants », c’est bien au fond d’un sentiment de dépersonnalisation qu’il s’agit, mais sans qu’il soit franchement identifié par l’auteur avec le phénomène décrit par Krishaber. Depuis ces études déjà anciennes, plusieurs auteurs se sont orientés vers l’étude du sentiment de dépersonnalisation considéré non plus comme un simple élément symptomatique, mais bien comme un phénomène basal, au rôle pathogénique considérable. Sous les noms, malheureusement divers, de « sentiment du vide » d’« état d’insuffisance »(Insuffisienzerlebnis), de « trouble du moi » (Ichstörung), c’est bien d’un phénomène voisin, sinon identifiable au sentiment de dépersonnalisation que nous, semblent vouloir parler Janet, Berze, Schilder et plusieurs autres.
C’est cette relation pathogénique entre ce phénomène et les thèmes délirants paranoïdes que nous voudrions à nouveau examiner ici. Une telle hypothèse ne nous semble pas une vaine étude car si elle n’effleure même pas la solution du problème étiologique, elle permet peut-être d’en mieux poser les données. Au lieu des délires aux thèmes multiples et complexes, c’est, si l’hypothèse se vérifie, d’un seul phénomène (auquel ces délires se trouveront réduits) qu’il s’agira désormais ; phénomène simple, facilement accessible, et, comme l’anxiété, tout proche des troubles organiques.

I. — LE SENTIMENT DE DÉPERSONNALISATION OU PHÉNOMÈNE DE KRISHABER

La grande difficulté dans l’étude du sentiment de dépersonnalisation, c’est l’aspect très variable de son expression verbale. Chacune de ces expressions semble traduire un fait psychologique différent ; on croit donc de bonne méthode d’isoler et d’étudier à part chacun d’eux: c’est ainsi qu’on a décrit — sans toujours se rendre bien compte de leur identité profonde — le sentiment de déjà vécu, le sentiment d’arrêt du [p. 5]temps, le sentiment d’étrangeté de la perception (ou, plus exactement, de perception étrangère), les sentiments d’automatisme ou d’influence, etc.

C’est à notre avis une erreur fondamentale ; car si nous délaissons les mots qu’emploient les malades pour la réalité dont ils ne sont que le reflet, il ne nous est peut-être pas très difficile d’apercevoir qu’il n’y a là qu’un seul fait ; ceux d’entre nous qui ont éprouvé le sentiment du déjà vécu et le sentiment d’étrangeté de la perception sentent bien qu’ils se sont trouvés, dans l’un et l’autre cas, devant la même situation psychologique. C’est cette situation unique que l’on peut convenir de désigner sous le nom de « sentiment de dépersonnalisation » ou mieux (pour éviter toute discussion de mots) de « phénomène de Krishaber ».

Le phénomène de Krishaber est un « état psychologique », un »Erlebnis » ; comme tel on ne peut pas à proprement parler le décrire, pas plus qu’on ne décrit l’état d’anxiété dans sa pureté. Mais il en est du phénomène de Krishaber comme de l’anxiété qui, sortant de son indistinction première, se fixe autour de représentations pénibles de plus en plus précises, et devient par exemple atteinte d’un châtiment imminent, de tel châtiment déterminé ; par l’apport de ces représentations, étrangères en réalité au trouble primitif, il devient exprimable. De même le phénomène de Krishaber s’exprime à travers des conceptions particulières comme le déjà vécu ou l’arrêt de temps. Ces conceptions sont étrangères au phénomène originel, mais elles sont engendrées par lui comme l’idée de châtiment par l’anxiété (qui inversement d’ailleurs s’en nourrit). Ces conceptions satellites du phénomène de Krishaber portent tantôt sur le monde extérieur, tantôt sur le propre moi du sujet : le phénomène primitif est alors devenu sentiment de dépersonnalisation au sens strict, ou sentiment d’étrangeté de la perception extérieure.

De la page Facebook : Déréalisation/dépersonnalisation

Indépendamment de ces deux aspects, les conceptions satellites que le phénomène de Krishaber engendre, le modifient et le transforment en autant de « modalités ». Ces modalités peuvent être classées en quatre groupes.

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[p. 6]

Dans la première modalité, que l’on pourrait appeler sentiment de perte de l’élan vital, le malade a l’impression que tout est mort et comme figé autour de lui et en lui-même. Il se perçoit comme immobile. Il est non seulement incapable d’action, mais il ne progresse plus, il ne se crée plus. Il traduit ce fait en disant qu’il se sent mort ou qu’il se sent comme n’existant pas. Puis il exprime le même sentiment en ce qui concerne les êtres qui l’entourent.

En voici quelques exemples :

« Je ne suis pas vivant ; je suis un mort qui erre sur la terre, un mort qui remue » (1).

« Je ne puis me mettre dans la tête que moi et les miens nous sommes vivants » (2).

« Rien ne vit, rien n’existe autour de moi » (3).

Dans ce trouble, la durée en général apparaît comme figée. Ce sentiment de durée figée pourrait aussi bien être appelé le sentiment de non-présent (4). Le présent n’est en effet plus perçu en ce qu’il a d’original, en ce qui le distingue radicalement du souvenir ou de la représentation d’un événement futur. Il n’apparaît plus comme normalement « l’écho de ce qui vient de passer et l’avant-goût de ce qui vient » (5) ; il cesse d’être intégré au « flux du temps » et apparaît comme isolé. Il est pareil au passé, pareil à l’avenir ; semblable à chaque instant,il est aussi bien tous les instants. Il n’est plus qu’un fragment d’éternité, un morceau du temps homogène.

Le sentiment de déjà vécu et de déjà vu, le sentiment de ne dans l’avenir (ou sentiment de promnésie), le sentiment d’éternel présent sont trois formes de ce trouble. La notion de successif s’effondre avec ce présent qui n’est plus lié à rien. Le successif n’est-il pas une illusion ? Tout n’est-il pas simultané ? [p. 7]

L’expression d’un pareil trouble est très fréquente dans les observations de dépersonnalisés. Pour une malade de Janet « hier, aujourd’hui et demain apparaissent comme un grand vide, comme une même journée » (6). Amiel se perçoit comme « vieux ou sans âge » (7). Le déjà vu et l’ébauche du sentiment de promnésie sont bien décrits par un malade de Chaslin : « J’ai la sensation d’avoir déjà vécu la situation présente, dit-il, déjà entendu les paroles qui viennent d’être prononcées ; je sais quelles paroles vont être dites et quand elles sont dites, j’ai l’impression que ce sont bien celles-là que j’attendais » (8).

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La seconde modalité du sentiment de dépersonnalisation est un trouble tel que tout ce qui tombe sous les sens du malade (et son corps lui-même) lui apparaît comme immatériel. C’est comme si la matière n’existait pas, avec son étendue, sa densité, ses parties et sa cohésion.

La « densité » du corps n’est alors plus perçue. Le malade se sent pur esprit ou pareil à une ombre Ce corps n’a plus de masse ou de plénitude. Un malade d’Oesterreich se sent « comme du gaz, comme de l’air… ». « Je ne me sentais plus rien, dit un malade d’Hesnard, je ne me sentais pas la tête, je me sentais sans corps ». De même Amiel se sent comme n’ayant « plus de poids ni de corps » (9). En même temps, la notion de substance dont notre propre corps est le type s’évanouit. Le monde semble aussi avoir perdu sa masse, tout être sa « lourdeur » : « Je passe comme une ombre dans un monde d’apparences peuplé de fantômes » (10).

C’est à côté du sentiment de perte de la matérialité du corps qu’il faut signaler le « sentiment de matérialité accrue ». D’expressions exactement contraires, ces deux phénomènes s’associent en effet paradoxalement.

D’autres fois, le corps semble ne pas avoir de dimensions finies. Dilaté, il occupe tout l’espace, ou bien il n’est qu’un point mathématique. [p. 8]

Il ne semble pas avoir varié dans des proportions mesurables. Mais il semble infiniment grand ou infiniment petit. Ces deux expressions pour nous contradictoires sont pour le malade synonymes et peuvent être employées l’une et l’autre pour traduire un unique état d’âme. Car c’est la notion d’étendue finiequi a disparu.

Une autre modalité, très voisine, du sentiment de dépersonnalisation donne au malade l’impression de ne plus occuper une place déterminée dans l’espace. C’est un sentiment analogue au sentiment d’éternel présent. Il n’y a plus de « lieu » comme il n’y a plus d’histoire ». Dans ce vide parfait, le malade n’a point de repère. Amiel se sent « tourner dans l’espace comme une planète. » Le sentiment d’ubiquité en est une variante.

D’autres fois encore il semble au malade que
objet distinct et fermé. Il n’y a plus de dedans ni de dehors. L’impénétrabilité, cet élément essentiel de la notion de corps diaparaît. Le mondeextérieur peut aussi bien venir se confondre avec le corps que celui-ci à diffuser. C’est comme si la distinction du monde extérieur et du moi
avait cessé, car ils sont « poreux l’un à l’autre et se pénètrent mutuellement.

C’est à ce trouble qu’il faut rattacher la plainte d’un malade de Krishaber qui dit se sentir « »en dehors de lui-même. » Le moi semble s’évader : « Je suis loin de moi, loin de mon corps, loin de ma personne. Je ne sais pas trop quelquefois si je suis en dehors ou au-dessus de moi » (11). « Je suis en dehors de mon corps. Où suis-je ? » dit un autre malade (12).

On peut noter encore bien d’autres modalités traduisant cette perte de la notion de matière. C’est ainsi que le malade prétend avoir un corps sans forme précise, ou contrefait; ou encore il se sent comme changeant de forme et de taille.

Enfin dans le même ordre d’idées le sentiment de dépersonnalisation peut se manifester chez le malade par l’impression que ses membres ont perdu leurs rapports réciproques normaux. C’est comme si son bras ne se [p. 9] rattachait plus à l’épaule, comme si ses membres étaient emboutis dans le tronc, Puis, sentiment que les parties du corps n’ont plus leurs fonctions habituelles, que la fonction est dissociée de l’organe correspondant Une malade de Krishaber ne sait plus « si elle marche sur la tête ou sur les pieds ».

Dans un autre aspect il semble que les parties du corps n’ont pluscette cohésion qui en fait un tout organisé ; ce sont moins des membres que des fragments. Le corps semble « défait « . Un malade de Krishaber « a l’impression qu’il va tomber en morceaux ». Les parties semblent s’être émancipées, ce que le malade traduit par l’idée d’éloignement ou d’une séparation. Il semblait à l’un d’eux (13) que sa tête « n’adhérait pas au corps.,

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Dans la troisième modalité du sentiment de dépersonnalisation, le moi apparaît au malade comme ayant perdu son unité. « Le moi unique se sent dédoublé et est tout de même un ; il vit dans les deux ensembles affectifs qui restent séparés, et il a tout de même conscience des deux » (14).

Nous en trouvons un exemple dans une observation d’Hesnard (15), Il s’agit d’un sentiment de dédoublement du moi dans un état de demi-sommeil : « Il y a deux personnes en moi, celle qui repose et qui rêve, et celle qui la regarde, qui a peur de la réveiller. Que c’est fatigant de dormir ainsi de la moitié de sa tête !… Je dors vraiment de la moitié de la cervelle. »

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La quatrième modalité du sentiment de dépersonnalisation se présente essentiellement comme un sentiment de non-reconnaissance du moi et du mien,

Il me semble d’abord perdre contact avec cet invariable qui est en [p. 10] moi, qui est moi. Je ne suis qu’une collection de sensations ou d’images que rien de fixe ne relie. Mon nom, qui est le symbole de mon identité dans le temps, m’apparaît sans signification. Je m’étonne des syllabes de ce nom qui me suit. Je m’apparais comme né à l’instant même, sans nom, sans passé, « entièrement nouveau ».

Ce sentiment peut concerner les souvenirs personnels ; ceux-ci ne sont plus intégrés au moi ; et avec eux tout le moi passé paraît étranger.

« Ce n’est pas moi qui ai vécu tout cela », dit un malade de Janet (16) ; et une autre (17) : « Je ne peux pas vous répondre si ce sont des choses qui me sont arrivées à moi-même ou une histoire que j’ai lue dans un roman, ou une histoire que j’ai inventé ». L’évènement présenté par la mémoire et qui devrait paraître familier et connu puisqu’il a été vécu par le sujet lui-même, cet événement apparaît comme « entièrement nouveau ». En réalité ce n’est pas seulement cet évènement passé mais le moi passé lui-même qui prend ce caractère. C’est que le moi passé aperdu tout lien avec le moi présent.

A un degré de plus c’est le moi présent lui-même qui apparaît « entièrement nouveau ». J’ai l’impression d’avoir perdu ma propre personne. Le moi apparaît comme quelqu’un qu’on verrait pour la première fois ; il apparaît donc comme peu différent de « n’importe qui ». « Je » est devenu pareil à « on ». Mon nom est comme d’une langue inconnue :

« Est-ce que je suis bien Marcelle ? Cela m’étonne car je ne me reconnais pas… La vraie Marcelle est perdue ; je ne sais pas où elle est » (18).

« Il m’a semblé rêver et n’être plus la même personne. Il m’a littéralement semblé que je n’étais pas moi-même » (19).

Un pas de plus et je ne suis plus moi, mais un autre : celui à qui je parle ou celui qui passe. « La notion de personnalité, écrit Janet (20), la [p. 11] distinction des personnes s’abaisseé ». C’est ce trouble qui fait dire à Amiel (21) qu’il se sent anonyme, impersonnel.

Irradié à la perfection extérieure, ce trouble prend l’aspect suivant :

« C’est comme si je voyais les choses pour la première fois; elles ont un aspect étonnant, drôle, comme si je ne les avais pas vues depuis très longtemps, Il semble que tout est faux, même les objets que je vois, Quand je sors il me semble que la rue n’est plus pareille, qu’il y a très longtemps que je l’ai vue ; c’est comme une ville que je n’ai pas vue depuis longtemps » (22).

« Qui sont ces personnes en qui je reconnais pourtant mes parents, mes amis ?… Tout d’un coup en lui parlant je le fixe ; son visage devient drôle, nouveau, comme si je ne le connaissais pas » (23).

Les mots qui désignent les choses apparaissent entièrement nou- veaux comme les choses elles-mêmes. Ils ne s’adaptent plus à elles : « Ce n’est pas un chapeau ; un chapeau n’est pas comme ça » (24).

La notion de « mien » s’effondre aussi. Ces gestes, cette voix, ces sensations et cette pensée même ne semblent plus rattachés à aucun sujet. Tous mes états de conscience participent du même trouble. Tout cela n’est pas mien. Ces actes ne sont plus engendrés par un moi : c’est le sentiment d’automatisme,

Le sujet ne se sent alors pas cause des actes qu’il exécute. Bien qu’en percevant normalement les manifestations extérieures, ces actes lui apparaissent indépendants de sa volonté. Alors que notre spontanéité passe pour nous presque inaperçue, c’est pour lui un objet d’émerveillement que d’en constater les effets. Il contemple sa main, ses doigts souples qui se fléchissent et s’étendent comme au commandement : il sait bien que ce commandement vient de lui-même, mais il ne sentplus ce principe d’action qui est son effort ou sa volonté. Les mouvements de ses membres apparaissent libérés de l’influence du moi : ils apparaissent automatiques. [p. 12]

Parallèlement, naissent chez le malade des phénomènes analogues concernant les êtres et les choses. Les jambes et les bras des personnes qui l’entourent lui apparaissent – comme ses propres membres – des mécanismes autonomes : « Les personnes agissent devant moi comme des marionnettes dans un théâtre » (25).

Le sentiment d’action contrainte est l’aboutissant du sentiment d’automatisme. Ne sentant plus en lui d’activité spontanée (cette activité qui est la vie même et qui nous donne le sentiment de notre liberté), le malade a l’impression que ses actes (dont il lui faut bien cependant admettre la réalité !) sont menés par une volonté extérieure à lui. C’est ainsi qu’un malade de Krishaber (26) se plaint « que ses jambes sont mues par un ressort étranger à sa volonté, qu’elles ne lui appartiennent pas. »

En voici d’autres exemples :« Cela me fait comme si ce n’était pas moi qui marchais, qui causais, qui mangeais » (27).

« Je m’entends parler comme si c’était une personne qui me causait » (28).

« Ma voix me paraît étrangère » (29).

« Je ne reconnais pas les sons de ma propre voix ; il me semble que cen’est pas moi qui parle » (30).

Un exemple analogue nous est rapporté par Janet :« Le pauvre garçon ne sent plus nettement si c’est lui qui tire les coins de son faux-col, ou si c’est sa mère, ou s »il les tire sur le cou de sa mère » (31).

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[p. 13]

Le point sur lequel nous voudrions en terminant insister, c’est sur l’unité du sentiment de dépersonnalisation malgré ses aspects différents,

Le mot de « Sentiment de dépersonnalisation » n’est pas en effet le terme générique qui englobe la collection des modalités que nous venons d’énumérer : sentiment de durée figée, sentiment d’ubiquité, sentiment de dédoublement du moi, etc… Il ne s’agit pas là en effet d’espèces primitivement connues qu’un travail de comparaison aurait groupées sous l’étiquette artificielle d’un genre. Il n’y a au contraire à l’origine qu’un seul phénomène, le sentiment de dépersonnalisation; mais phénomène qui évolue et qui perd ainsi progressivement de son aspect primitif.
Cette évolution ne se fait pas d’ailleurs sur une seule ligne, mais comme pour tous les phénomènes vitaux selon des directions divergentes. Chaque « modalité », c’est-à-dire chaque aspect créé au cours de cette évolution, s’éloigne ainsi non seulement de l’état d’âme primitif mais encore des autres modalités développées le long des directions collatérales. On aboutit ainsi à des différenciations qui, non seulement peuvent apparaître à un examen superficiel peu comparables entre elles, mais qui encore se sont éloignées tellement du point de départ que tout lien semble rompu avec le phénomène qu’on s’était d’abord proposé d’étudier. Mais ce n’est qu’une apparence, car chacune garde quelque chose de la souche commune. Remarquons maintenant que si nous avons donné en passant quelques exemples précis de modalités du sentiment de dépersonnalisation, que si nous avons à propos de chacune d’elles reproduit les dires des malades, nous n’avons jamais décrit le phénomène primitif dans sa pureté. Mais comment l’aurions-nous fait ? Ce phénomène primitif, qui est le sentiment de dépersonnalisation pris pour ainsi dire à la source et riche de toutes ses possibilités évolutives est un état d’âme donc par définition un phénomène psychologique inexprimable. Le malade va cependant tenter de l’exprimer, et c’est précisément cette tentative vers une conceptualisation de plus en plus poussée qui nous mène, le long d’une direction parmi les nombreuses possibles, à l’une des « modalités. » Celles-ci sont donc les modes d’expression du sentiment de dépersonnalisation primitif, mais modes d’expression partiels qui sont bien loin d’avoir gardé en eux la richesse de la donnée originelle. [p. 14]

Au cours de cette évolution, d’ailleurs, il semble y avoir une sorte de balancement entre l’état d’âme et la précision de son expression. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que le malade éprouve d’autant moins son trouble qu’il en parle mieux.

II. – LES THÈMES DÉLIRANTS A BASE DE SEXTIMENT
DE DÉPERSONNALISATION

Les thèmes délirants présentés par les paranoïdes et les délirants hallucinés chroniques peuvent être classés en deux groupes principaux. Le premier comprend essentiellement les thèmes de persécution et de grandeur. Les thèmes du second groupe ne manifestent au contraire ni lutte contre un milieu hostile, ni victoire remportée sur lui ; ce ne sont pas comme les premiers des « délires de combat » ; ils affirment simplement une réalité nouvelle. Si l’idée de persécution s’y mêle souvent, c’est secondairement et comme moyen d’explication ; elle ne constitue pas l’essentiel du délire qui est avant tout la constatation d’un changement profond (d’un changement substantiel) survenu à la fois dans les choses et dans la propre personne du malade ; cette constatation est primitivement désintéressée et pour ainsi dire scientifique.

Or, si l’on essaie de classer ces thèmes (qui s’opposent donc au thème de persécution-grandeur) on s’aperçoit qu’on peut les classer en quatre groupes qui correspondent assez bien aux quatre modalités du sentiment de dépersonnalisation. Non seulement ils leur ressemblent, mais ils en semblent l’élaboration et comme le prolongement.
Rappelons à ce sujet ce que nous avons dit il y a quelques instants au sujet des dépersonnalisés qui ne sont pas des délirants. Nous avons vu que l’on observait chez eux un effort de conceptualisation qui tendait à faire apparaître le trouble primitif sous un aspect moins diffus : tantôt sentiment de perte de l’élan vital, tantôt sentiment de perte de la substance corporelle, tantôt enfin sentiment de dualité ou de non-reconnaissance du moi. Il nous apparaît dès lors que la précision de l’expression est progressive, que le malade ne se contente pas d’un de ces quatre termes pour traduire ce qu’il ressent, mais qu’il continue dans cette voie,. présentant du phénomène une [p. 15] quiétait diffus prend ainsi l’apparence d’un trouble localisé (à mesureque ce « vécu » devient du « parlé ») ;et en même temps ce qui paraissait d’abord comme en dehors de toute expérience accessible semble se réintégrer dans la vie normale, au milieu des concepts clairs et des notions logiques, et prendre l’aspect rassurant des choses connues. Enfin nous apercevons peut-être déjà quelques exemples où la traduction du sentiment de dépersonnalisation est donnée sous la forme d’un trouble somatique, d’une paresthésie par exemple.

Localisation, réintégration dans le monde familier et concrétisation, telles sont en effet les tendances que manifeste l’expression du sentiment de dépersonnalisation. Ces tendances apparaissent spontanément comme apparaît presque obligatoirement la tendance du sentiment de dépersonnalisation à être traduit en paroles ; car il ne reste pas tel qu’il apparaît, pur état d’âme ; il lui faut subir cette élaboration conceptuelle à la suite de laquelle nous avons souvent peine à le reconnaître.

Nous avons déjà parlé de cette évolution. Mais que sont donc la plupart des thèmes délirants rencontrés chez les paranoïdes et dans les cas de psychose hallucinatoire chronique (autres que les thèmes apparentés au thème de persécution-grandeur) si ce n’est le terme de cette évolution ? Et ne suffit-il pas, pour les voir apparaître, de suivre (un peu plus loin) ces mêmes processus de localisation, de réintégration et de concrétisation ?

Nous avons dit que ces thèmes délirants qui s’opposent au thème de persécution-grandeur peuvent être classés en quatre groupes. Donnons donc maintenant de chacun d’eux quelques exemples, montrant sous chacun d’eux aussi le sentiment de dépersonnalisation dont il est comme l’épanouissement.

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1er Groupe. —Les thèmes de ce premier groupe sont des délires de négation de la durée et de la vie. L’expression la plus poussée en est le syndrome de Cotard : tout est mort, rien n’existe et tout existe éternellement.

L’assimilation d’une pareille formule délirante au sentiment de dépersonnalisation est[p. 16] distinguer du sentiment de dépersonnalisation des psychasthéniques :elle ne semble en différer que par la conviction avec laquelle le maladel’affirme.
Certains thèmes délirants doivent en être rapprochés, présentantsous une forme ou sous une autre une négation de la durée et de la vie. Nous pensons qu’on peut les considérer comme des syndromes de Cotard frustes. Leur relation avec le sentiment de dépersonnalisation est ici encore assez facile à mettre en évidence.

Ainsi le délire de négation et de mort. Il ne diffère du syndrome de Cotard que par l’absence d’une idée d’éternité explicitement formulée. Ces malades affirment soit qu’ils sont morts, soit qu’il leur manque quelque organe. Souvent aussi tout autour d’eux est mort et rien n’existe. Les deux idées de négation et de mort sont exprimées simultanément par une malade que nous avons observée : « Andrée est morte là, nous dit-elle en parlant d’elle-même ; elle était très intelligente. J’aurais été femme de mon caractère plutôt si j’avais été vivante .. Andrée est décédée. Je ne peux pas écrire à mon mari ; ce n’est pas mon mari, il est veuf depuis dix-huit mois… Je n’ai pas de parole…, je n’ai pas de pouls…, je n’ai pas d’estomac ; tenez, c’est du bois. »

Tout près des thèmes de négation et de mort il faut citer le thème délirant de transformation du corps vivant en un objet inerte. Le malade affirme avoir un estomac en bois et une poitrine comme un plateau, un larynx en laiton, une jambe en bois et l’autre en fer, des pieds pareils à des pieds métalliques appliqués au sol. Il sent qu’on lui met dans le corps des appareils en fer qui sans doute se substituent aux organes vivants ; on lui pose des rivets dans le dos ; on lui greffe des membres de cadavres. Ses ongles cessent de croître ; sa tête entre ses mains est comme une boîte. Autour de lui, ce ne sont pas non plus des personnes vivantes : un homme s’est présenté à lui qui avait une tête de plâtre.

Le « délire de fabuleuse vieillesse » est voisin du thème précédent et a, sous un aspect différent, même signification. Une malade prétend avoir 23.935 ans ; son mari est de 2.000 ans plus jeune ; ils ont « des milliers d’années sur la tête » ; elle a fondé l’asile il y a 20.277 ans. Une autre a 877 millions d’années et était professeur il y a peut-être bien [p. 17] cent ans. Ce n’est pas là à proprement parler l’affirmation d’une extrême vieillesse (auquel cas les malades diraient plus volontiers qu’ils ont quatre-vingts ans) ; ce n’est pas l’affirmation d’un « vieillissement », mais bien au contraire d’une idée d’éternité. Ces milliers d’années que s’attribue le malade ne sont qu’une image du temps sans durée. Si l’on cherche à saisir sous les mots la situation psychologique qu’ils expriment, on retrouve le même trouble qui chez d’autres malades a abouti à l’idée d’éternité du syndrome de Cotard, à l’idée que leur larynx est en laiton ou qu’ils n’ont pas d’estomac.

Ces délires ne sont en effet que des images ; leur « lettre » n’a pour le clinicien aucune importance ; elle n’a d’intérêt que comme signe de la situation psychologique, de l’état psychique qu’elle traduit et voile en même temps. Or dans tous ces thèmes, l’état psychique est le même : c’est l’impression (qui est une modalité du sentiment de dépersonnalisation) qu’il n’y a plus de durée, mais un temps figé ; plus d’« avant » ni d’« après », mais seulement un présent éternel ; plus d’êtres vivants et « durants », mais des robots. Il n’y a pas là plusieurs états d’âme, mais un seul qui, selon les malades, se traduit d’une manière ou d’une autre.

Un autre exemple de délire équivalent à ceux que nous venons de citer (et dont la base phénoménologique est la même) est le « délire du retour éternel ». Une de nos malades (celle précisément qui prétend avoir 877 millions d’années) nous affirme avoir déjà connu un matin semblable à celui d’aujourd’hui où nous l’interrogeons ; c’était un matin d’hiver où il neigeait comme aujourd’hui ; elle avait été appelée comme aujourd’hui au cabinet médical ; elle avait parlé au même médecin qui l’interroge maintenant et qui disait alors à peu près les mêmes choses ; ce même matin reviendra dans des centaines d’années. Ce délire est essentiellement l’expression de ces modalités du sentiment de dépersonnalisation que sont les sentiments du déjà vécu et du déjà vu. Il est l’équivalent des autres thèmes délirants à base de sentiment de dépersonnalisation : cette idée du « retour éternel » n’est que la négation de la durée.

Voici donc un premier groupe de thèmes délirants fréquemment rencontrés chez les qui [p. 18]nous apparaissent comme l’expression du sentiment de dépersonnalisation ou phénomène de Krishaber.

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2° Groupe. — Un second groupe de thèmes délirants concerne surtout le corps même du malade. C’est pour cela que l’on classe parfois certains d’entre eux parmi les délires « hypocondriaques ». C’est d’ailleurs une erreur car ils n’ont aucun rapport avec les préoccupations de santé des mélancoliques ou des paranoïaques ni aucun rapport non plus avec les nôtres.

Certes, ces malades se prétendent souvent gravement atteints, parlent de maladie physique, se plaignent d’insupportables douleurs. Mais à y regarder d’un peu près leurs plaintes ne correspondent pas à des souffrances ou à des malaises familiers : ce ne sont pas de banales céphalées, des maux de ventre ordinaires. Si les mots de douleur ou d’étouffement se trouvent dans leurs écrits ou leurs paroles. Ils traduisent (et masquent en même temps) une toute autre réalité phénoménologique : ne plus sentir son propre corps.

C’est cette modalité du sentiment de dépersonnalisation qui chez nos malades est fondamentale ; le reste est métaphores.

Le délirant ne se contente pas en effet de vivre son expérience : il lui faut l’exprimer. Mais il n’a pas d’autres mots à son usage que les nôtres ; il lui faut bien s’en contenter. Cela offre à l’observateur une cause d’erreur : croire que les « souffrances » de ces malades sont pareilles à celles qu’il connaît lui-même.

C’est ce qui apparaît chez cette délirante paranoïde : « Je ressens écrit-elle, des douleurs aux yeux par la descente de l’os frontal ; le masque est tellement descendu que mon nez ne se trouve plus en face des os nasaux et qu’il m’est impossible de respirer… Hier, j’ai ressenti mon cerveau qui se compressait ; les tempes se retournaient comme une corde ; le front se hachait ; l’estomac se déplaçait tandis que les intestins se ficelaient ; puis j’eus la sensation que tous mes nerfs intérieurs remontaient et j’eus un gonflement sous les bras et dans le haut de la poitrine… »[p. 19]

Il semble chez cette malade assez évident que ce dont elle souffre n’est pas du domaine de la sensation. Cette plainte de n’avoir plus le nez « en face des os nasaux », nous m montre une conception bien spéciale de l’architecture du corps ; plus que cela : une conception spéciale de la matière.

Pour que les organes puissent ainsi se disloquer ou chevaucher les uns sur les autres, il faut bien qu’il y ait là une « expérience » différente radicalement des troubles cénesthésiques. C’est en effet du sentiment de dépersonnalisation qu’il s’agit ici.

L’interprétation par le sentiment de dépersonnalisation de tels délires « hypocondriaques » est d’ailleurs souvent vérifiée par la coexistence chez le même malade d’autres délires à base de ce même sentiment. C’est ainsi que la malade que nous venons de citer est celle-là même dont les pieds ressemblent à « des pieds métalliques appliqués au sol » et qui a l’impression lorsqu’elle prend sa tête entre les mains de « tenir une boîte ».

De nombreux délires dont l’objet est le corps même du malade nous semblent mériter une pareille interprétation. C’est le sentiment d’immatérialité (et au fond d’inexistence) du corps qui est dans ces cas le phénomène essentiel. Bien souvent ce n’est pas aussi évident que dans le cas que nous venons de citer ; mais une telle observation où le trouble fondamental montre pour ainsi dire l’oreille nous permet peut-être d’admettre cette même interprétation pour des délires beaucoup plus « réintégrés ». D’ailleurs ces soi-disants « délirants hypocondriaques » présentent souvent des thèmes où le sentiment d’immatérialité du corps (et aussi des choses) se montre plus nettement encore. Ainsi, un de nos délirants hallucinés qui se plaint de douleurs qui « lui encadrent la tête », de douleurs abdominales « qui lui arrachent l’abdomen », prétend aussi que l’on voit à travers son corps qui n’est plus qu’une « enveloppe diaphane et exsangue où l’eau et la matière passent à travers ».

A ces thèmes d’immatérialité du corps (par conséquent à base de sentiment de dépersonnalisation), il faut encore rattacher le « thème de variations des dimensions du corps « . « C’est un peu comme une mécanique de caoutchouc, dit une malade ; ça s’allonge, ça revient, ça s’allonge [p. 20] et ainsi de suite. C’est amusant, formidablement amusant. » Une autre subit des « variations d’anatomie » ; elle a tantôt 1 m. 70, tantôt 1 m. 58 ; sa tête s’élargit ou diminue, ses jambes s’allongent ; on lui a allongé le bassin de 15 centimètres. Dans ces délires, les mesures qu’y introduit souvent le malade ne sont là que pour nous rendre familier son trouble ; ce n’est qu’une façon maladroite de traduire l’impression de ne plus avoir de dimensions du tout, d’avoir un corps qui n’occupe plus aucune place dans l’espace, d’exprimer en somme un sentiment de dépersonnalisation.

Reposant sur la même base, les thèmes délirants de confusion du corps et de l’ambiance ont pourtant à première vue un aspect bien différent des thèmes précédents. Tantôt le malade prétend qu’il va se confondre avec la substance des objets extérieurs, tantôt au contraire les objets extérieurs viennent pénétrer son corps. Un de nos malades affirme ainsi qu’il est attiré à distance sur l’appareil des persécuteurs et qu’il s’y étale ; ses « ossatures » font « des voyages », son esprit « s’extrade ».

C’est le même thème que présente un malade de Minkowski(32) : « Quand je suis dans la chambre, dit-il, j’ai la notion de me confondre avec toute la maison, d’être la maison… Je rentre dans tous les individus qui passent et eux rentrent en moi. »

Un tel thème nous semble très voisin de ce délire de dislocation du corps qui faisait dire tout à l’heure à une autre malade que son nez n’était plus « en face des os nasaux ». L’idée commune à ces deux thèmes est la notion d’une matière telle que ses différentes parties peuvent s’interpénétrer, se confondre, occuper la même place de l’espace ; c’est la négation même de l’idée de matière, de substance étendue. Le corps du malade semble à ses yeux se confondre avec le monde extérieur parce que n’ayant pas d’étendue il n’a pas non plus de limite. Le sentiment d’immatérialité du corps, forme du sentiment de dépersonnalisation, est donc là encore le fait fondamental.

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[p. 21]

3e Groupe. — Les délires dont nous voulons maintenant parler se rattachent à notre avis à un sentiment de dualité du moi qui est une troisième modalité du sentiment de dépersonnalisation.

Le thème délirant de dédoublement de la personnalité est facilement rattachable à cette base phénoménologique puisque simplement l’affirme. Mais le plus souvent il s’agit d’un thème délirant qui présente cette idée de dédoublement sous une forme compliquée ou métaphorique.

C’est ainsi qu’un malade se plaint d’une présence étrangère derrière lui, un autre parle de deux personnes en lui qui se contrarient. C’est encore la même idée que présentent certains délirants lorsqu’ils se plaignent qu’un de leurs organes est double ou dédoublé : « Je suis comme double dans le bassin », « j’ai la colonne vertébrale qui a été dédoublée ». Il y a là un de ces nombreux cas de « localisation » des délires ; le dédoublement n’est pas affirmé de la personnalité entière (ce qui correspondrait cependant beaucoup mieux au trouble réellement éprouvé), mais il est attribué seulement au bassin, à la colonne : cela ne doit pas nous cacher le trouble fondamental à la faveur duquel tout objet de perception apparaît modifié (ou plutôt apparaît comme n’existant pas).

Un autre thème délirant correspondant au sentiment de non-unité du moi est le thème de séparation de l’esprit et du corps. C’est à ce thème, (et donc à un sentiment de dépersonnalisation) qu’il faut vraisemblablement rattacher la prétention d’un de nos malades (que nous voyons chaque matin soigneusement enveloppé de mouchoirs et de papier) d’avoir trouvé « le meilleur moyen d’arc-bouter l’esprit à la matière » : ces moyens délirants de défense reposent sur le même trouble que nous avons déjà mis en évidence sous d’autres délires.

Le thème de fragmentation du corps dépend encore du même phénomène. Là encore le moi n’est pas conçu comme un objet simple, mais comme un assemblage. Ce corps n’est plus uni en un tout ; ce ne sont pas des organes que possède le malade, mais des tissus plus ou moins autonomes. Ces tissus vivent parfois d’une vie indépendante. « Il me semble, dit un malade de Minkowski, que je vais tomber en morceaux de tous les côtés ». Ce thème de fragmentation du corps en morceaux indépendants prend chez certains délirants un développement [p. 22]extraordinaire ; il s’associe alors fréquemment à un thème de persécution. Ce sont des fragments du corps qui sont libérés et arrachés ; le corps n’est plus une unité organisée mais un amas de milliers de fibres et de tissus que rien n’assemble. C’est ce thème délirant que nous trouvons chez un de nos malades dont le corps est formé de « dix tissus superposés », de milliers de « fibres « , ou de « caroncules ». Si nous cherchons à comprendre ce délire, il nous apparaît comme une métaphore traduisant la perte de la notion d’unité de la personnalité ; et par delà cette notion, nous apercevons le sentiment de dépersonnalisation dans sa troisième modalité.

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4e Groupe. — Un dernier groupe de délires comprend d’abord les thèmes (aux variantes nombreuses) de perte et de vol de la personnalité.

Le vol de la pensée en est un aspect ; mais il y en a d’autres qui ont en réalité la même signification. C’est ainsi que des délirants affirment ne plus s’appeler de leur nom ancien : « Je ne suis plus Andrée ; Andrée n’était pas comme çà » ; d’autres, brodant sur le thème de perte du nom, et y associant une idée de persécution, prétendent que leurs actes d’état-civil ou leurs papiers d’identité leur ont été volés. Ce nom ancien, d’autres personnes l’ont pris pour elles ; une malade se plaint à nous « qu’on donne à d’autres son propre nom ».

D’autres fois cette perte (ou ce vol) n’intéresse pas seulement le nom du malade, mais la personnalité elle-même sous son aspect organique ou sous son aspect spirituel. Les persécuteurs y trouvent d’ailleurs leur compte ; ils s’approprient ce corps ou cet esprit sans propriétaire :« Elles disent qu’elles sont moi ; elles ont mon nom ; elles vivent de moi ; c’est mon corps à moi qu’elles ont ; elles ont mon visage ». A la faveur du processus de localisation du délire auquel nous avons déjà fait allusion, ce n’est parfois qu’un organe ou un membre qui est ainsi volé : « On m’a coupé les pieds, nous dit une délirante, on me les a changés ; mon pied droit a été mis à une autre personne qui fait du vélo ; le pied qui m’a été mis à la place est rapiécé ». L’idée de perte ou de vol peut encore porter sur la vie passée, sur les souvenirs : « On m’a pris beaucoup [p. 23]de passages de ma vie, toute ma jeunesse ». C’est chez de tels malades qu’on observe fréquemment l’emploi du pronom « il » à la place du « je ».

Ces délires de méconnaissance systématique sont souvent tout à fait analogues aux thèmes de perte et de vol de la propre personnalité du malade, exprimant également un sentiment de dépersonnalisation.

Le thème d’influence en est voisin. L’initiative de ses actes n’apparaît plus au malade ; elle lui est pour ainsi dire volée. Le sentiment d’automatisme ou le sentiment d’influence sous-jacents à ce thème est encore une modalité du sentiment de dépersonnalisation.

Le thème d’imposition d’une personnalité étrangère au moi, aux êtres et aux choses est le contraire (et en même temps l’équivalent) du thème de perte et de vol de la personnalité. La base phénoménologique est la même : c’est le sentiment de dépersonnalisation, sous forme de « sentiment d’entièrement nouveau ». Dans ce thème, le malade n’a pas seulement perdu son nom, mais un nom étranger est venu s’attacher à lui. Une de nos malades est « baptisée du nom des autres » à une autre on impose deux personnalités à la fois, on lui donne « le visage d’une personne d’un côté et de l’autre c’était celui d’une autre» ; une troisième a une main qui n’est pas à elle, mais qui est celle d’une de ses compagnes.

Une telle imposition d’une personnalité peut intéresser non seulement le malade lui-même mais aussi les autres êtres ; la transformation dont le moi est victime est une transformation générale. Nous retrouvons là la tendance des délirants à imaginer le monde extérieur sujet aux mêmes troubles qu’eux-mêmes. Mais là les données des sens (qui sont intacts) interdisent pendant longtemps au délirant de prétendre que tel de ses compagnons a changé tout à fait de personnalité ; ce n’est plus lui, mais au moins quelqu’un qui lui ressemble. C’est le syndrome bien connu des sosies. Ce n’est qu’après coup qu’il trouve dans la physionomie des détails qui vérifient son intuition. La même malade qui prétendait qu’on lui imposait le visage d’une personne d’un côté, et de l’autre le visage d’une autre personne, affirme aussi que la visite qu’elle reçoit de sa fille est celle d’un sosie.[p. 24]

Le thème d’imposition d’une personnalité étrangère comme son contraire (qui est en même temps son équivalent), le thème de vol de la personnalité sont à rattacher au sentiment de non-reconnaissance du moi et du mien. Le malade ne sentant plus ce qui le distingue de tout le reste, rien n’empêche n’importe quelle personnalité imaginée de devenir la sienne. Ces thèmes délirants se présentent donc, l’un et l’autre, comme des élaborations du sentiment de dépersonnalisation.C’est à cette base phénoménologique qu’il faut aussi rattacher le thème d’influence: ce n’est qu’une forme du thème d’imposition d’une personnalité étrangère.

III. L’INTÉRÊT DU SENTIMENT DE DÉPERSONNALISATION
EN PSYCHIATRIE D’ASILE

Les thèmes délirants que nous venons de citer, thèmes de négation de la durée et de la vie, thèmes de négation de la matière, thèmes de dédoublement de la personnalité, thèmes de vol de la personnalité, d’imposition et d’influence, constituent un groupe homogène ayant pour base un phénomène unique, le sentiment de dépersonnalisation. Cette homogénéité est fondée sur ce fait que les différentes « modalités » du sentiment de dépersonnalisation dont chacun de ces thèmes semble issu ne sont pas des phénomènes distincts, mais seulement des aspects d’un trouble unique. De même que ces « modalités » s’équivalent et sont pour ainsi dire interchangeables, de même les délires qu’elles engendrent : ils ont tous la même signification et sont tous, malgré la diversité de leurs apparences, la marque d’un trouble commun. C’est vers ce trouble (dont les délires ne sont que la trace) que doit donc se déplacer notre attention. Mais avant d’abandonner l’étude des délires pour le phénomène qui en est l’âme, remarquons que le sentiment de dépersonnalisation n’est pas toujours également net chez tous les malades dont le délire en semble issu. Chez les uns en effet il est facile à mettre en évidence car il coexiste au délire ; le malade le vit et en en parlant parle de l’instant présent ; c’est un délire certes, mais qui n’a rien de stéréotypé ; chose vivante, il suit les fluctuations du trouble basal ; le malade traduit ce trouble — facilement identifiable au sentiment de dépersonnalisation — [p. 25] tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, souvent conscient de son caractère morbide, insatisfait de l’expression qu’il lui donne, parfois raffinant sur elle. Chez d’autres malades au contraire le sentiment de dépersonnalisation semble actuellement absent : et pourtant le thème du délire montre l’existence antérieure de ce phénomène comme l’alluvion marque le passage du fleuve, comme la sclérose signe l’inflammation ; ici le délire n’est plus le reflet à chaque instant changeant d’un trouble vécu, mais prend l’aspect d’une conviction monotone.

Dans le premier groupe de malades, tout se passe comme si le sentiment de dépersonnalisation était encore dans sa phase d’élaboration, la maladie dans sa phase d’invasion et d’activité : c’est ce que l’on voit dans les délires paranoïdes et la démence précoce délirante. Dans le second groupe, au contraire, le trouble basal (qui est encore le sentiment de dépersonnalisation) semble avoir atteint le terme de son élaboration ; l’évolution s’est arrêtée; on n’est plus en présence d’un trouble à proprement parler « vivant » ; le délire ne repose plus sur un trouble vécu bien qu’il en soit né ; ce n’est plus, comme probablement dans la plupart des cas de psychose hallucinatoire chronique, qu’une séquelle, qui pourra d’ailleurs se développer pour son propre compte.

Quoi qu’il en soit de ces deux groupes de malades, porter notre intérêt sur le sentiment de dépersonnalisation est pour nous une nécessité urgente ; et d’autant plus que les thèmes délirants qui peuvent s’y réduire forment un groupe considérable. Mis à part les thèmes délirants apparentés à l’idée de persécution et ceux, beaucoup plus rares, dont la base est purement imaginative, la presque totalité des thèmes rencontrés dans la psychose paranoïde et dans la psychose hallucinatoire chronique peut en effet se classer parmi les quatre groupes dont nous parlions tout à l’heure : ou bien il s’agit d’un thème simple comme l’un de ceux que nous avons cités, ou bien l’on observe une combinaison de plusieurs d’entre eux. Une idée de persécution ou un processus imaginatif peuvent se joindre à de tels thèmes (et le plus souvent s’y joignent) sans rendre moins important le rôle pathogénique du sentiment de dépersonnalisation, car il semble s’agir là d’apports secondaires. Les thèmes délirants à base de sentiment de dépersonnalisation sont donc d’observation journalière et le phénomène qui les fonde prend[p. 26]de ce fait une importance pratique considérable. Un très vaste groupe de délires apparaît ainsi comme un ensemble de variations autour du phénomène de Krishaber. Ces variations n’ont désormais plus beaucoup d’intérêt pour le clinicien puisqu’elles s’équivalent, n’étant les unes et les autres que des expressions imparfaites de la même réalité. Traductions, c’est ce qu’elles traduisent qui nous importe. C’est vers ce phénomène, vers quoi toutes elles convergent, que doit donc porter notre effort, afin d’en élucider les causes.

De ce point de vue le sentiment de dépersonnalisation nous paraît occuper en psychiatrie d’asile une place centrale, aussi centrale peut- être que celle de l’anxiété.

P. BALVET.

Notes

(1) Hesnard, Les troubles de la personnalité dans les états d’asthénie psychique, p. 69.

(2) Hesnard, op. cit., p, 64.

(3) Id., p, 76.

(4) Janet, Journal de Psychologie. 1932, pp. 417 et 206.

(5) Delacroix, in Traité de Dumas. II, p. 45.

(6) Hesnard, op. cit..p,76,

(7) Id., p,83,

(8) Chaslin, in Traité de Dumas, II, p, 103.

(9) Amiel, Journal intime.

(10) Hesnard, op, cit., p, 54.

(11) Hesnard, op, cit., p. 73.

(12) Id., p. 141.

(13) Hesnard, op. cit., p. 64.

(14) Jaspers, Psychopathologie générale, p. 103.

(15) Hesnard, op. cit., p. 126.

(16) De l’angoisse à l’extase,II, p. 72.

(17) Id., p. 70.

(18) Malade de Janet ; cité par Hesnard, p. 253.

(19) Malade de Krishaber ; cité par Hesnard, p. 52.

(20) Journal de psychologie, 1932, p. 427.

(21) Hesnard, p. 83.

(22) Malade de Janet ; cité par Hesnard, p. 50,

(23) Hesnard, p. 53.

(24) Hesnard, p. 202.

(25)  Hesnard, p. 53.

(26)  Hesnard, p. 62.

(27)  Hesnard, p. 75.

(28)  Hesnard, p. 126.

(29)  Hesnard, p. 52.

(30)  Hesnard, p. 63.

(31) Journal de psychologie, 1932, p. 427.

(32) Le temps vécu.

 

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