Les Noueries d’Aiguillette en Poitou. Par Henri Gelin. 1910.

GELINAIGUILLETTE0005Henri Gelin. Les Noueries d’Aiguillette en Poitou. Article parut dans la « Revue des études rabelaisiennes », (Paris), tome VIII, 1910, pp. 122-133.

François-Henri Gelin, nait à Miseré, commune de Chavagné (Deux-Sèvres), le 20 janvier 1849 et meurt à Niort, le 8 décembre 1923. Formation d’instituteur. Il fait partie de très nombreuses sociétés savantes dont les plus significatives : la Société de statistique, sciences, lettres et arts des Deux-Sèvres (7 novembre 1883) ; de la Commission météorologique des Deux-Sèvres (1887) ; de la membre de la Société des antiquaires de l’Ouest (17 avril 1902) ; membre fondateur de la Société historique et scientifique des Deux-Sèvres (1905), il en est secrétaire (1905-1910), puis vice-président (1911-1918. En 1893, H. Gelin fait partie de la Commission administrative des Musées de Niort qui vient d’être créée ; il en devient vice-président en 1921. Il prend une part active à la conservation de la section d’histoire naturelle.
Botaniste, entomologiste, folkloriste, historien et écrivain politique, Henri Gelin se livre à des recherches dans les diverses branches du savoir humain ; il recueille les contes, les chansons et les légendes de notre province.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de plusieurs dizaine d’articles.
Ses principaux ouvrages sont :
— Etude sur la formation de la vallée de la Sèvre-Niortaise (1887).
— L’ethnographie poitevine et charentaise à l’Exposition de Niort (1896). Françoise d’Aubigné, étude critique (1899).
Les articles qui nous intéressent :
— Un procès en sorcellerie. Andrée Garaude, de Noirlieu près de Bressuire, brûlée vive le 21 septembre 1475. Article parut dans le « Bulletins et mémoires de la Société Historique et Scientifique des Deux-Sèvres. Procès-verbaux, mémoires, notes et documents », (Niort), 5e année, 1909, pp. 309-325..
— Les Farfadets. Ligugé, Bibliothèque du « Pays poitevin », 1900, Et tiré-à-part : 1 vol. in-8°, 15 p.
— Légendes de sorcellerie, personnes changées en bêtes, fées et sorciers, retour des galipotes à la forme humaine, cas de dédoublement de la personnalité. Ligugé, Aux Bureaux du « Pays poitevin », 1898, 1 vol. in-8°, 11 p.
— Fragment d’une incantation de sorcier.
Le Pays poitevin, 1898, p. 8.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article en français. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire des originaux.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 122]

LES NOUERIES D’AIGUILLETTE EN POITOU

Ami lecteur, vous avez quelquefois
Ouï conter qu’on nouait l’aiguillette.
VOLTAIRE.

Le chapitre peut-être le plus curieux de l’histoire de la sorcellerie est celui qui se réfère aux noueries d’aiguillette.

Nouer l’aiguillette, c’est empêcher le mari ou la femme, ou tous deux en même temps, de se mettre en état d’accomplir, normalement et utilement, les rapprochements sexuels nécessaires à la propagation de l’espèce.

L’expression paraît avoir pris naissance à l’époque où les pièces du vêtement masculin, notamment le haut de chausses, se fermaient par leurs bords à l’aide d’aiguillettes, dont l’usage a précédé celui de nos boutons actuels. Nouer l’aiguillette « ne signifie autre chose, dit un auteur, qu’un couard amant… aussi peu disposé que si l’esguillette de sa braguette étoit nouée » (des Accords Bigarr.,dans Lacurne de Sainte-Palaye).

Rabelais emploie à diverses reprises dans ses Œuvres (1. III, ch. XXII et XXVII) le mot aiguillette avec une acception identique à celle qu’il faut lui attribuer dans les « noueries d’aiguillette ». Ses commentateurs, et en particulier Le Duchat (p. 149 et 177), nous paraissent s’en tenir, dans leur glose, trop exclusivement au sens primitif, alors qu’il apparait avec netteté que ce terme avait vite évolué dans un sens nettement allusif aux attributs mêmes de la virilité. L’examen attentif des textes ne permet d’en douter ni pour les passages de Rabelais, ni pour les « coureuses d’aiguillette » des anciennes foires de Beaucaire, non plus que pour les « noueries d’aiguillette » dont nous allons nous occuper ici.

Missel de 1617. Le rituel de l'exorcisme est consigné sur la page de droite

Missel de 1617. Le rituel de l’exorcisme est consigné sur la page de droite

Ce maléfice était connu dès les temps anciens de la [p. 123] Grèce et de Rome. Dans le livre II des Lois, Platon invite ceux qui se marient à prendre garde à ces charmes et ligatures qui troublent la paix des ménages; et l’un des bergers des Bucoliques de Virgile indique (Églogue VIII) le moyen employé de son temps, — trois nœuds faits à trois rubans, —- pour enrayer et paralyser, au bon moment, l’ardeur amoureuse d’un rival préféré:

Neete tribus nodis ternos, Amarilli, colores;
Necte Amarilli modo, et Veneris die vincula neeto.

Durant certaines périodes du moyen âge, et même longtemps après, les noueries d’aiguillette furent une cause de terreur superstitieuse d’autant plus grave que le maléfice, qu’il provînt de suggestions extérieures ou d’autosuggestion, exerçait sa néfaste influence de la façon la plus effective et la plus réelle.

La science d’aujourd’hui, sans rendre compte de la genèse même du phénomène, admet une corrélation très intime de notre être moral avec notre organisme physique ; elle accepte comme évidents les effets de la suggestion, venant d’autrui ou de nous-mêmes, de sorte qu’il suffit d’ordinaire qu’un homme soit convaincu de sa capacité ou de son incapacité dans l’accomplissement d’un acte déterminé pour qu’il lui soit matériellement possible ou impossible d’accomplir cet acte. Telle est, dans un sens, l’origine de certaines guérisons du corps prétendues miraculeuses ; telle est aussi, dans un sens opposé, la cause de certaines impuissances fonctionnelles, ligatures, chevillement, embarrures, que l’intéressé attribue volontiers à l’action extérieure et maléficieuse d’un sorcier, mais qui résultent d’une cause plus proche et plus directe, de la conviction où il se trouve moralement de son impuissance à exécuter certains actes.

Cette conviction pouvait, évidemment, résulter soit d’une idée née dans le sujet lui-même par la voie morbide de l’autosuggestion, soit de la créance en l’action externe d’autres personnes, de sorciers, de maléficieurs [p. 124] qui lui ont jeté un sort à l’efficacité duquel il n’oppose aucun doute, aucune réaction de sa propre volonté. Dès que ledit sujet se figure obstinément qu’il ne peut plus avaler, digérer, uriner, parce qu’il a été embarré par le sorcier qui a fermé les passages naturels, ou encore qu’il se trouvera fatalement, le jour de son mariage, dans l’incapacité absolue d’accomplir l’acte conjugal, il sera très effectivement embarré, noué ou ligaturé sans qu’il ait même été utile qu’un sorcier, un mauvais plaisant, lui ait jeté un regard de travers, ait répandu sur lui les poudres diaboliques du sabbat ou murmuré sur son passage quelque formule magique empruntée aux vieux grimoires.

Nous voyons un grand chirurgien, Ambroise Paré, attribuer les maléfices au diable et à ses agents les sorciers. « Il y a, dit-il (Œuvres complètes (1575), p. 723 de l’édition de 1633), d’autres défauts et maléfices aux parties génitales des hommes qui se font par incantation, qui les rendent inféconds, comme leur avoir noué l’aiguillette … Qu’il soit vrai, les canonistes ont estably loy sur ce fait, ayant dressé un tiltre particulier des froids, maléficiez, impotens et ensorcelez. Il ne faut douter qu’il n’y ait des sorciers qui nouent l’aiguillette à l’heure des épousailles pour empescher l’habitation des mariez, desquels ils se veulent venger meschantement pour semer discorde, qui est le vray mestier et office du diable… Saint Augustin, entre les moyens de nuire qu’il a remarqué estre aux sorciers, spécifie les ligatures au septième traicté sur l’Évangile saint Jean ; et nouer l’aiguillette est une espèce de ligature. »

Les casuistes et les légistes du XVIe et du XVIIe siècle sont à peu près de l’avis de Paré.

Le jésuite Martin deI Rio, dans ses Controverses et recherches magiques, justifie également l’origine démoniaque des maléfices par des citations empruntées aux Pères de l’Église. Le sorcier peut, selon lui, ligaturer son ennemi en le rendant « haïssable, laid, ridicule au bon [p. 125] moment ». Il interpose « un fantôme entre l’homme et la femme quand ils veulent s’embrasser ». Il « détourne et bouche les conduits de la semence et des esprits vitaux pour empescher qu’ils descendent aux vases de la génération ». Il « bouche ou rétrécit les lieux naturels de la femme ». Il « retire les nerfs et oste la roideur du membre à l’heure de la copulation».

Del Rio ajoute que, de son temps, aucun maléfice n’était plus fréquent que les noueries d’aiguillette, « de sorte qu’à peine osait-on, en quelques endroits, se marier en plein jour ».

Nous trouvons la confirmation de ces dires dans un passage du Journal de Michel Le Riche, avocat au siège royal de Saint-Maixent, lequel y a consigné (p. 209 de l’édition La Fontenelle de Vaudoré) que « le dimanche 21 novembre 1574 furent les noces, à Parthenay, de [son] fils Jacques et de Marie Dudoët) ». On avait fait, ajoute-t-il, « les épousailles deux jours auparavant pour la crainte des noueries d’aiguillettes dont l’on s’aide, en ce pays de Poitou, pour disjoindre d’amitié les maris et femmes n.

L’angevin Jean Bodin, dont le Fléau des démons et sorciers, composé en 1579, fut réimprimé à Niort en 1616 par David du Terroir, est encore plus explicite que Del Rio sur le fait de l’aiguillette nouée. Il nous apprend, en particulier, que le maléfice s’accomplissait le plus souvent dans l’église au moment de la bénédiction nuptiale, que ceux qui nouaient l’aiguillette la pouvaient aussi dénouer, et que parfois le prétendu sortilège constituait une simple plaisanterie de jeunes gens, commise sans doute de préférence à l’endroit d’un épouseur de complexion craintive et timide.

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« Il y a, dit Bodin (p. 452), des sortes de sorciers qui ne sont pas si détestables et néanmoins qui ont part avec le diable par actions diaboliques : comme les noueurs d’aiguillettes, qui est une méchanceté damnable, et jaçoit qu’il y en a qui le font sans avoir eu convention expresse ny société avec le diable, si est-ce que l’action en soy est [p. 126] diabolique et mérite peine capitale. Car celuy qui en use ne peut nier qu’il ne soit violateur de la loi de Dieu et de nature, et d’empescher l’effect de mariage ordonné par la loy de Dieu. Car de cela il advient qu’il faut rompre des mariages et pour le moins les tenir en stérilité, qui est en bons termes un sacrilège. Ne peut aussi nier qu’il ne soit homicide : car celuy n’est pas moins homicide qui empesche la procréation des enfans que s’il leur coupoit la gorge. En troisième lieu, il oste l’amitié mutuelle du mariage, qui est le sacré lien de nature et de société humaine, et y met la haine capitale. Car ordinairement ces noueurs mettent une haine capitale entre les deux conjoints. En quatrième lieu, cette liaison se fait au même instant que le ministre prononce les sainctes paroles et qu’un chacun doit estre attentif en Dieu ; celui qui noue vient entremesler des paroles et mystères diaboliques, qui est une impiété détestable. En cinquième lieu, il est cause des adultères et paillardises qui s’en ensuyvent. Car ceux qui sont liez, brûlans de cupidité l’un auprès de l’autre, il en advient aussi plusieurs meurtres, commis en la personne de ceux qu’on soupçonne l’avoir faict, qui bien souvent n’y ont pas pensé. Voilà donc cinq ou six crimes qui se commettent en nouant les personnes, lesquels j’ay remarqués, afin que les juges qui font pendre les coupeurs de bourses ne laissent pas cette méchanceté capitale impunie. Comme fist un juge de Nyort, lequel mist en prison une femme qui, par tel moyen, avait empesché sa voisine au faict de mariage contracté, sur la requête et délation de ceux qui se trouvoyent empêchés, la menaçant qu’elle ne sortirait jamais qu’elle n’eust osté l’empeschement. Trois jours après, elle fist dire aux nouveaux mariés qu’ils couchassent ensemble, se trouvans desliez. Ils en avertirent le juge, qui lascha la prisonnière sans autre peine, parce que plusieurs, et jusques aux enfans, en font mestier. Il est donc besoing, puisque ce crime pullule et qu’il est le commencement et fondement des [p. 127] sorciers, de procéder par peines capitales contre ce crime, qui est directement contre la loy de Dieu et de nature. Et si quelqu’un est surpris voulant lier les personnes, et qu’il soit vérifié qu’il a faict la liaison, qui n’a point sorti effect (car ceux qui ont la crainte de Dieu ne peuvent estre liez), pour la première fois méritent le fouet et la marque du fer chaud… ; les noueurs d’aiguillettes ayant faict tout ce qui estoit en eux pour lier ne doivenr estre quittes pour le fouet. »

La jurisprudence proposée par Bodin paraît avoir été, du moins dans sa partie la plus anodine, mise en pratique par certains tribunaux. C’est ainsi que le comte Jaubert, dans son Glossaire du centre de la France, rappelle, au mot aiguillette, que, « par arrest du 20 septembre 1584, confirmatif de la sentence du prévost d’Issoudun en Berry, Blaise Leduc, berger, a été condamné comme noueur d’aiguillette… a estrc battu et fustigé de verges, par trois divers jours, par les carrefours de la ville d’Issoudun, et banny de la ville et prévosté à perpétuel « l’accusé fut exempté de la mort par la difficulté des preuves).

Le médecin Wier, contemporain de Bodin, et qui fut un des premiers à émettre des idées judicieuses sur la sorcellerie en général et sur les ligatures en particulier, est disposé à plus d’indulgence parce qu’il comprend mieux. L’anecdote suivante suffit à le prouver:

« J’ai souvenance, dit Wier (Responce au 2e discours d’Erastus, in Bibl. diabolique de Bourneville, p. 448-450), d’avoir ouï jurer à un gentilhomme qu’il estoit lié et ensorcelé tellement qu’il ne pouvoit avoir compagnie de femme : en quoy je lui voulus aider, taschant, par divers arguments, de luy arracher cette imagination. Or, voyant que je ne gagnois rien, je fis semblant d’estre de son avis et le confirmer en montrant le livre de Cléopatra, De la beauté des femmes, et y lisois une recette contenant que l’homme lié seroit guéri s’il faisoit un onguent d’œuf de corbeau meslé avec de l’huile de navette, et qu’il s’en [p. 128] frottât tout le corps. Luy, ayant entendu cela, se confiant aux paroles du livre, fit l’expérience de l’onguent et recouvra l’envie d’habiter avec les femmes.

« Cette recepte n’avait pas telle vertu, mais, pour ce que l’imagination était préoccupée de fausse opinion, il fallait la guérir par un remède qu’elle trouvait bon. »

Dans les délectables contes et causeries de ses Sérées, imprimées à Poitiers en 1635, l’apothicaire Guillaume Bouchet résume les diverses opinions qui avaient cours de son temps, en Poitou, sur les noueries d’aiguillette. Plus encore que les réflexions de J. Bodin, de Del Rio et de Wier, celles de Bouchet exigent, pour ne rien perdre de leur piquant, une reproduction du texte :

« Puis on se mit, lit-on à la page 146 des Sérées, sur le chapitre des noueurs d’aiguillette et sur les conjurations et ensorcellement des nouveaux mariés et mariées principalement.

«  L’un disoit que ce n’estait point du jourd’hui qu’on ensorcelait les nouveaux mariez, veu qu’anciennement on donnait à Priapus l’authorité de guérir les enchantez, lui sacrifiant un asne, avec une esculée de laict chaud…

« L’autre disait que, si les sorciers peuvent corrompre la santé de l’homme, amolir ses nerfs, troubler ses humeurs internes, qu’ils pouvoient bien aussi assoupir ceste vertu générative, tant par le refroidissement des parties et vaisseaux urinaires que par une appréhension et dégoustement à ceux auxquels on noue l’esguillette : le diable faisant cela pour semer des discordes entre ceux qui doivent vivre en paix.

« Quelqu’autre confirmant ceste opinion va dire qu’il estoit de l’advis de M. Bodin, qui asseure qu’on peut nouër l’aiguillette… Il avoit d’abord pensé que cela se faisoit par magie… ; mais l’expérience le contraignait à croire du contraire.

« Il s’en trouva un en la sérée qui nioit et se moquoit de ces charmes que craignent tant les nouveaux mariés, disant que ce n’estoit que la peur et appréhension qu’on [p. 129] prenoit de cette ligature charmée et que les précautions et remèdes ne servoient à rien. Car, disoit-il, quand celui qui se marie imagine que telle chose se peut faire et est vraye, et qu’on le peut empescher d’avoir conjonction avec celle qu’il ayme, à l’heure la vertu imaginative meut tellement la chaleur naturelle et les esprits qu’il se fait une réelle transmutation aux corps, la vertu naturelle acquiesçant et obéissant à la vertu imaginaire jusqu’à ce qu’avec le temps ceste imagination ait pris fin et que la vertu naturelle se soit entièrement faite supérieure et maîtresse. Car, combien en voyez-vous, disoit-il, à qui l’esguillette se desnoue d’elle-même, la vertu imaginative ayant fait son cours. A d’autres, elle est des nouée par la seule appréhension et persuasion qu’on leur en donne, car nous en voyons beaucoup qui ont recours… aux desnoueurs d’aiguillette… qui ne font autre chose que des cérémonies externes, pour les asseurer qu’elle est desnouée, et que hardiment ils retournent à leurs femmes. Sur cette asseurance, ils trouvent, et leurs femmes aussi, que l’esguillette est dénouée… »

C’est déjà, à peu près en son intégrité, l’explication que donne la science moderne ; mais continuons la citation :

« [Un autre] va dire que ces nouveaux mariez ne doivent point avoir crainte de faillir, veu qu’ils se doivent assurer d’avoir une femme chaste et pudique, qui ne sait si l’esguillette est nouée ou si elle ne l’est pas…, et, puisque ces ligatures arrivent le plus souvent à ceux qui aiment bien et ont peur de n’estre pas aimez réciproquement, c’est la trop grande amour qui empesche l’acte vénérien, la volonté retirant les esprits aux parties supérieures, l’homme ne pouvant faire deux choses ensemble…

« Enfin, un [loustic], asseura qu’il savoit bien une recepte .. contre les enchantements de l’esguillette. C’est, disoit-il, que ceux qui se veulent marier, ou sont promis, ou en fiançailles, prennent un pain ou deux sur la fournée avant que d’espouser. »

Nous avons vu, au cours des passages empruntés à Jean [p. 130] Wier, à Jean Bodin et à Guillaume Bouchet, que l’enchantement du ligateur, du chevilleur et de l’embarreur trouve sa contre-partie et son antidote chez le dénoueur d’aiguillette. Le Poitou en comptait de renommés, auxquels on allait confier ses doléances et sa misère, comme on se rendait chez le rebouteur pour une foulure ou un bras luxé.

Nous en avons la preuve dans cet extrait des Papiers du consistoire de l’église réformée de Mougoni (1) que je relève sous la date du 25 mars 1611 :

« André Levesque, du cartier de Conzay (paroisse de Thorigné), a recogneu sa faulte d’avoir esté au desnoueur d’aguillette. »

Une demoiselle noble des environs de Celles (d’après M. Alfred Richard, in (in mitteris) jouissait, vers le milieu du XVIIe siècle, d’un grand renom dans cette spécialité de la sorcellerie.

Nous avons vu, par un passage de Jean Bodin, que le maléfice de l’aiguillette nouée s’accomplissait souvent dans les églises. L’abbé Noguès va nous donner une explication de ce mystère. On lit, en effet, dans son étude sur Les noces populaires d’autrefois en Saintonge et en Aunis (in Revue poitevine et saintongeaise, 1886, p. 5), les observations que voici :

« A l’église, — horrendum ! — on redoutait jadis toutes sortes de maléfices dont, sans doute, on jugeait le prêtre capable. Le prêtre !… on le disait savoir tant de choses ! .. Mais l’on pouvait cependant conjurer les sorts ! Dans le Périgord, le père et la mère avaient soin de mettre dans les souliers du jeune couple une pièce de monnaie dans le but d’écarter les enchantements quels qu’ils fussent ct d’où qu’ils pussent venir. Dans la Haute-Vienne, un peu de sel dans la poche du mari jouait le même rôle. En Saintonge, autre procédé. A peine rendue à la sainte table, la [p. 131] fiancée se jetait vite à genoux pour devancer son époux. En un clin d’œil, elle avait adroitement glissé le coin de son tablier sur la marche pour que son mari pût s’agenouiller dessus. Ce préservatif passait, sur les confins du Poitou, pour être infaillible ; aussi y était-il en grand crédit. Et pour cause !… le prêtre ne pouvait-il pas nouer l’aiguillette,… le plus formidable des sorts pour deux jeunes époux. »

Nous n’avons pas cru devoir insister sur les procédés et recettes employés, au cours des âges, soit pour maléficier les fiancés, soit pour les délivrer de leur disgrâce. Il s’en trouve dans Pline, dans le Grand et le Petit Albert, et le mage Popus [2] en a même proposé récemment de nouveaux. Nous ne ferons exception que pour ceux dont M. B. Souché a retrouvé la tradition en Poitou et qu’il cite dans les Croyances, présages et traditions diverses (in Bull. de la Soc. de statistique, t. IV, p. 187) :

« J’ai vu, dit-il, mettre autour du cou d’un bouc étalon un collier de toile neuve, large comme deux doigts et rempli de sel, c’était sans doute pour que l’agliette ne lui fût pas nouée (3).
« Il paraît que le sorcier qui voulait nouer l’agliette prenait une courroie de soulier, qu’il lui faisait un ou plusieurs nœuds, en prononçant certaines paroles que malheureusement je n’ai pas retrouvées ; puis, après avoir dit que c’était pour telle ou telle personne, il jetait la courroie dans une gasse (flaque d’eau); si la courroie venait à pourrir, la personne mourait, mais en attendant elle était impuissante, et, en tout cas, elle ne pouvait uriner ; si la courroie était trouvée et dénouée, la personne était sauvée. » [p. 132]

Aiguillette.

Aiguillette.

L’allégation de l’abbé Noguès concernant le rôle attribué parfois au prêtre dans les noueries d’aiguillette nous avait d’abord paru hasardeuse. Bodin ne prétendait-il pas que « ceux qui ont la crainte de Dieu ne peuvent estre liez » ? Le caractère sacré du prêtre nous semblait devoir écarter sa personne de toute connivence dans un acte représenté comme une pratique démoniaque. Il n’était pas jusqu’à la note du registre consistorial de Mougon qui ne tendît à nous confirmer dans nos doutes. Mais un document, dont nous devons l’obligeante communication
à M. Alfred Richard, l’éminent architecte de la Vienne, est venu nous démontrer que les observations de l’abbé Noguès reposaient sur des fondements sérieux.

D’après ce document, en date du 27 octobre 1632, authentifié par la signature de Me Pierre Poictevin, notaire royal à Saint-Maixent, Jehan Desmaisons, curé d’Azay-[le- Brûlé], avait été accusé par Paul Bellin et Jehanne Chommier, nouveaux conjoints, de leur avoir, en les mariant à l’église, « nouhé l’aiguillette » ; d’avoir, en outre, recherché la « compagnie charnelle » de ladite Chommier, et, « à ceste fin, envoyé hors leur compagnie plusieurs qui y estaient, et cela par trois fois en un même jour ». Ils auraient dit qu’ensuite il se serait offert à leur prêter de l’argent pour se rendre auprès du dénoueur d’aiguillette. La déclaration souscrite par eux chez le notaire, exigée impérativement par le curé d’Azay, a pour but de rétracter ces accusations, qu’ils déclarent maintenant mensongères, et de reconnaître ledit curé Desmaisons pour un « homme de bien et d’honneur et non taché desdites injures ». Bellin et sa femme font connaitre en outre, dans leur déclaration, qu’ils ont bien chargé un sieur Miget d’écrire à une demoiselle (peut-être la demoiselle noble des environs de Celles), non pour savoir, ainsi qu’on l’a dit, si c’est bien réellement l’abbé Desmaisons qui les a noués, mais simplement « pour estre soullagés, sy faire se peult, en leur affliction ».

Même sans chercher à lire entre les lignes, — ce qui [p. 133] n’est cependant pas malaisé, — on aperçoit, dans la simple énumération des griefs articulés en ce document, la nature des petits drames intimes qui firent accuser des prêtres, — bien à tort évidemment, — d’avoir participé, comme le répète l’abbé Noguès, à ce genre particulier de maléfices.

Je dois ajouter en terminant qu’en dépit des nombreux textes attestant l’intensité ancienne de cette superstition, elle parait maintenant disparue. Citadins et paysans d’aujourd’hui ne savent généralement pas qu’on ait pu jamais nouer l’aiguillette. Ignorance salutaire, car l’état de parfaite quiétude réalise la prophylaxie par excellence du redoutable maléfice.

Henri GELIN.

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NOTE

(1) Manuscrit en dépôt à la bibliothèque de la ville de Niort. — Mougon, Thorigné et Celles appartiennent à un même canton des Deux-Sèvres.

[2] Il s’agit en fait de Papus, pseudonyme du Dr Gérard Encausse. Note de histoiredelafolie.fr

(3) Je me permettrai de révoquer en doute non pas l’exactitude du fait relevé par M. Souché, mais son interprétation. Les manœuvres destinées à nouer l’aiguillette ne peuvent agir sur un animal inconscient, qui ne peut saisir le but et la portée d’une suggestion et qui, par suite, demeure forcément réfractaire à toute tentative de ce genre. N’y a-t-il point là plutôt une simple recette hygiénique ?

 

 

 

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