W. Bechterew. Recherches objectives sur l’évolution du dessin chez l’enfant. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), huitième année, 1911, pp. 385-405.

W. Bechterew. Recherches objectives sur l’évolution du dessin chez l’enfant. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), huitième année, 1911, pp. 385-405.

 

Vladimir Mikhaïlovitch Bechterew [Владимир Михайлович Бехтерев] (1857-1927). Neurologue, neutophysiologiste et psychiatre russe. Ses recherches ont principalement porté sur l’anatomie du cerveau et les réflexes conditionnels.On a retenu principalement une affection de la colonne vertébrale qui porte son nom.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoute par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p.385]

RECHERCHES OBJECTIVES
SUR
L’ÉVOLUTION DU DESSIN CHEZ L’ENFANT

La psychologie de l’enfant qui fait naître aujourd’hui de si nombreuses recherches, devrait renoncer totalement à la méthode subjective qui en a guidé les premiers pas. L’âme de l’enfant, surtout celle qu’il possède dans les premières années de sa vie, est tellement différente de l’âme d’un adulte, qu’il est tout à fait impossible de lui attribuer les pensées et les sentiments qui animent ce dernier. Nous avons déjà protesté plusieurs fois contre les tentatives de ce genre et répétons ici à nouveau que les actes de l’enfant ne peuvent être jugés que d’un point de vue purement objectif, en rapport avec les facteurs externes et internes qui en déterminent la production.

Parmi ces actes ou, pour mieux dire, parmi les premières tendances qui se manifestent chez l’enfant, on a, dès l’abord, remarqué celles qui ont pour objet les formes et les sons, autrement dit, les produits de la sensibilité esthétique qui est un élément primordial de son psychisme. Cette sensibilité s’exprime, objectivement, dans ses premières tentatives de dessin. C’est pourquoi nous considérons l’étude objective du dessin comme un moyen très intéressant de saisir le développement de ses facultés psychiques.

Jetons, tout d’abord, un coup d’œil sur la littérature de ce problème. Dans les recherches bien connues d’Ament, le dessin de l’enfant est caractérisé comme simple gribouillage, comme reproduction schematisée et, enfin, comme reproduction individualisée des objets. Sully (1) distingue également trois étapes dans l’évolution du dessin. [p. 386]

Dans la première, on ne trouve que des gribouillis informes ; dans la seconde, des schémas, pour ainsi dire, symboliques, tels que par exemple, une lune pour exprimer un visage humain ; enfin, dans la troisième étape, il devient imitateur et commence à copier la nature tout en faisant des erreurs grossières, par exemple, en laissant chez un cavalier les deux jambes du même côté du cheval.

Lukens (2) distingue aussi trois étapes, en rapport avec l’âge de l’enfant, mais il les voit tout autrement. Pour lui, la première qui s’étend jusqu’à l’âge de quatre à cinq ans, est caractérisée par l’intérêt passif de l’enfant pour les dessins déjà faits ; l’activité qu’il déploie à ce propos se limite à la conduction du crayon, n’allant pas jusqu’au désir de reproduire quelque chose. La seconde étape est remplie par les reproductions schématiques où l’on voit quelquefois plus que l’objet ne présente en réalité. C’est quelque chose d’analogue aux « illusions esthétiques » de Lange. Dans la troisième étape, qui coïncide avec l’âge scolaire, l’enfant devient un imitateur obéissant, mais imparfait, de la nature.

Schreuder s’en tient aussi à trois périodes. La première est caractérisée, d’après lui, par une simple production de lignes dépourvues de toute signification. La seconde, par l’effort que fait l’esprit pour leur donner un certain sens. La troisième, par l’adaptation du dessin au monde extérieur.

En ce qui concerne le contenu des dessins, on a reconnu la prédilection des enfants pour l’homme, en diverses positions, de profil ou de face, debout ou à cheval, etc. Puis viennent les animaux, les maisons, plus rarement les objets de l’entourage ou des plantes, encore plus rarement des figures géométriques ou ornementales. Dans cet ordre d’idées nous pouvons signaler les recherches de Pappenheim (3), O’Shea (4), Brown (5), Hogan (6), Götz (7), et, parmi les plus [p. 387]  récentes, celles de Perez (8), Ricci (9), Lowenstein (10) et Kerschensteiner (11).

Quelques-uns de ces auteurs ont essayé un procédé expérimental qui consiste à demander aux enfants en classe, d’illustrer par leurs dessins un récit qu’ils viennent d’entendre. Les expériences de ce genre donnent des résultats très riches pour la caractéristique individuelle des enfants et méritent, certainement, d’attirer l’attention des psychologues. D’autres, répondant à l’appel du professeur Lamprecht, qui demandait une comparaison de ces dessins avec l’art préhistorique, ont dirigé leurs recherches du côté de l’archéologie, de l’ethnographie et de la psychologie comparée. Telle est par exemple l’étude de Löwenstein qui établit la comparaison d’après les groupes suivants : l’homme, les animaux et les plantes dans le dessin des différents peuples, la perspective et la couleur, le dessin comme substitut de la parole, le dessin comme forme de récit, etc., etc. Ricci a décrit, avec pas mal de détails, la manière de reproduire le corps humain, les maisons, les bateaux et les animaux domestiques. Il conclut que l’enfant est en cela très différent de l’artiste : il ne reproduit que les données qui se sont gravées dans sa mémoire. Les enfants qui ont la meilleure mémoire, dessinent le mieux. Plus tard, avec l’âge, lorsque le dessin devient une œuvre non seulement de mémoire, mais aussi d’habileté et de goût, ce rapport cesse d’être vrai et ceux qui se sont distingués dans ce sens, ne se montrent généralement plus les meilleurs en dessin.

L’étude de Kerschensteiner complète les autres en ce que l’auteur s’y attache spécialement aux tendances ornementales et au développement de la perspective chez l’enfant.

En ce qui nous concerne, ce problème ne nous intéresse que d’un point de vue exclusivement objectif. Nous trouvons tout à fait inutile et même antiscientifique de chercher, dans les lignes confuses des dessins d’enfants, des indications sur leurs pensées, leurs sentiments, bref le côté subjectif de leur vie. Si on parle de ces dessins comme pouvant nous renseigner sur l’état d’âme de [p. 388] l’enfant, sur l’étendue de ses perceptions, sur son imagination ou son sens esthétique, nous dirons que l’importance en est moins grande que celle de la parole, qui cependant est loin de nous renseigner avec une certitude absolue.

Pour nous, les dessins des enfants ne renseignent que sur un mode de réaction qui fait partie de leur activité psychique, et ne doivent être jugés qu’en rapport avec les facteurs qui les ont déterminés, aussi bien externes qu’internes, y compris leur développement antérieur et les influences héréditaires. A côté de cela, bien entendu, il faut tenir compte de la base organique du dessin qui est représentée par la coordination motrice des doigts.

Les influences héréditaires mises à part, notre étude se ramène aux problèmes suivants : 1° à la plus ou moins grande régularité des lignes, témoignant de la coordination motrice des doigts ; 2° à la plus ou moins grande complexité du dessin ; 3° à la plus ou moins grande concordance du dessin avec son objet matériel ; 4° à la plus ou moins grande exactitude de reproduction ; 5° à la plus ou moins grande exactitude d’illustration, lorsque le dessin se rapporte à un récit ; 6° au plus ou moins grand développement du sujet —que ce dernier soit choisi par l’enfant lui-même ou donné par quelqu’un d’autre ; 7° aux manifestations de l’activité créatrice dans la représentation de ses diverses parties ; 8° à la plus ou moins grande élaboration de ces dernières ; 9° à l’exactitude ou inexactitude de la perspective ; 10° aux particularités du dessin, relevant des conditions spéciales de l’éducation et du milieu à partir des premiers jours d’existence ; 11° aux variations du dessin en rapport avec des conditions nouvelles, etc., etc.

Il va sans dire qu’une appréciation quelque peu exacte des dessins n’est possible qu’avec la connaissance de l’âge et du développement physique de l’enfant. En outre, il serait bon de connaître les conditions dans lesquelles il a été élevé, comment il est arrivé à dessiner, et aussi le sujet actuel de son inspiration.

Dans ce qui va suivre, nous nous en tiendrons aux premières étapes de l’évolution du dessin chez l’enfant. Nous tâcherons d’en éclairer l’origine, de montrer comment il sort d’un chaos de lignes informes et, se compliquant de plus en plus, devient une forme de son activité psychique. De ce point de vue, comme transition entre [p. 389] l’activité réflexe et l’activité consciente, les dessins d’enfants présentent un intérêt fort particulier et méritent, au plus haut point, l’attention des psychologues.

Nos propres observations sur ce sujet ont commencé depuis une vingtaine d’années et ont été continuées jusqu’à présent. Nous les avons faites sur nos propres cinq enfants, sur notre petit-fils et sur quelques enfants étrangers. La plupart des dessins que l’on trouvera reproduits ici, proviennent de notre fillette M., née le 2 avril 1904, et de notre petit-fils W., né le 5 novembre 1906. En ce qui concerne ces deux enfants, nous avons fait tout notre possible pour enregistrer leurs premières tentatives et saisir les progrès ultérieurs dans l’évolution de leur dessin. Les dessins des autres enfants, n’ayant pas été suivis d’une manière aussi assidue, ont servi surtout à compléter les deux premières collections.

Pour observer l’évolution primitive du dessin chez l’enfant, il faut l’habituer, dès qu’il commence à saisir les objets avec la main, à tenir le crayon d’une manière régulière, entre les doigts. Ceci ne s’obtient généralement pas tout de suite, car l’enfant est porté, au début, à serrer le crayon dans son poing ou entre les premières et les deuxièmes phalanges du second et du troisième doigt, en le faisant passer entre le pouce et l’index. Il faut donc redresser le crayon d’une manière systématique jusqu’à ce que la main prenne d’elle-même la position voulue. Ce résultat une fois obtenu, l’enfant ne retourne plus jamais au geste primitif et commence à faire de rapides progrès dans le tracé des lignes.

Notons à ce propos que la position régulière du crayon n’a pas seulement une portée psychologique, facilitant l’étude de la faculté de dessin, mais, en même temps, une portée éducatrice, car une mauvaise position ne se corrige plus tard que très difficilement et ce défaut retentit toujours sur l’écriture de l’enfant.

La coordination motrice des doigts une fois établie, il ne reste qu’à faciliter aux enfants les moyens de la développer. Autrement dit, il faut leur avancer, aussi souvent que possible, une petite table avec un crayon et du papier. Les enfants dessinent très volontiers et l’observateur n’a qu’à enregistrer la date de l’exécution du dessin et les commentaires dont il est accompagné. Il importe surtout de noter la manière dont l’enfant désigne lui-même le dessin et ses diverses parties. [p. 390]

Dans les cas où un dessin est fait devant un enfant ou lui est montré par quelqu’un, il faut naturellement conserver le modèle, pour se rendre compte de l’influence qu’il va exercer et du moment où va se développer la faculté d’imitation. Au début, dans la première période de cette évolution, il ne peut même être question de copier un dessin. L’enfant n’y réussit pas même de loin. Il préfère tracer quelque chose d’après ses propres impulsions. Tout au plus trouve-t-on, dans certaines parties de son gribouillage, des contours qui semblent imiter les dessins des adultes. Mais dans la suite, il se met peu à peu à imiter ce qu’il voit autour de lui. Il cherche à reproduire sur le papier les objets qui le frappent le plus ou qu’il voit le plus souvent. C’est pourquoi en comparant les dessins faits par différents enfants on reconnaît généralement la différence des milieux où ils ont été élevés.

La différence s’accentue encore sous l’effet des leçons qu’on leur donne. Si la mère ou la bonne de l’enfant trace devant lui des dessins, il est naturel que celui-ci s’assimile toutes les particularités de leur manière. Enfin il existe aussi des différences purement individuelles, indépendantes de l’action externe, quoique celles-ci se manifestent généralement un peu plus tard.

Les différences ne sauraient être méconnues même à l’âge le plus tendre. Mais, à côté de cela, il y a dans les dessins d’enfants, des traits de similitude, des caractères communs qui nous semblent particulièrement intéressants. Pour élucider ce problème, il faudra rassembler le plus grand nombre possible de dessins rangés dans l’ordre de leur exécution.

Nous n’avons, pour le moment, sous les yeux que les deux collections précitées qui proviennent de la fillette M. et du petit garçon W., et, quelque insuffisant que cela paraisse, on peut déjà en tirer quelques conclusions.

Tout d’abord ces matériaux nous ont fait conclure que les gribouillis ne sont pas la toute première étape de l’évolution du dessin chez l’enfant. On a tort de s’imaginer que l’enfant commence par tracer les figures embrouillées qu’on désigne sous le nom de gribouillis. Ses toutes premières expériences ne donnent que de simples lignes. Sitôt qu’il a appris à tenir le crayon dans la main, il essaye [p. 391]de le faire marcher dans un sens ou dans l’autre et produit des lignes légèrement arrondies.

Cet exercice peut durer plusieurs semaines et même plusieurs mois avant que, parmi ces dernières, on arrive à distinguer des

Fig. 1. — Première étape. Simples lignes. Au milieu : a, b,
— rudiments de figures.

productions plus complexes tels que des zigzags et des cercles plus ou moins fermés (fig. 1).

Ceux-ci présentent la transition vers les gribouillis proprement

Fig. 2. — Seconde étape. Gribouillis proprement dits.

dits, c’est-à-dire vers les traits brisés ou arrondis où on commence à distinguer des figures (fig. 2).

Les gribouillis semblent dénués de toute signification, mais si 1 on questionne l’enfant au sujet de ce qu’il a fait, on apprend presque toujours qu’il a voulu exprimer quelque chose. Si les lignes [p. 392] primitives ne présentent qu’un exercice de la main, les gribouillis ont déjà une valeur symbolique, forment déjà une préparation au dessin expressif. Des mouvements imitatifs, il ne peut encore être question et les essais qu’on fait dans ce sens, prouvent qu’une partie seulement des lignes produites suit la direction donnée par le modèle.

Après un certain nombre d’exercices, les gribouillis commencent à prendre un caractère plus ferme. Un cercle irrégulier avec un

Fig. 3. — Troisième étape. Rudiments du dessin.

trait ou deux, à côté, voilà la forme rudimentaire du dessin chez l’enfant (fig. 3).

Chez ma fillette qui, en somme, était bien développée et tranquille, des dessins de ce genre ont été recueillis entre l’âge de dix-huit et vingt et un mois(12).

Si on questionne l’enfant, à cette époque, sur ce qu’il a voulu dessiner, il répond déjà avec précision, par exemple que ce sont des baies ou des fruits. Naturellement, la réponse est faite dans son langage à lui et la signification ne reste pas la même. Ainsi, les petits cercles irréguliers signifient tantôt un chien, tantôt la bonne, la mère, lui-même ou les enfants en général. Quelque vague que soit ici l’expression linéaire, elle présente un certain progrès sur les gribouillis qui n’ont aucun sens. Elle constitue déjà un rudiment du [p. 393] dessin expressif. Le degré suivant de la différenciation n’est atteint qu’à la fin de la deuxième année : il consiste dans l’adjonction, au cercle, d’une ligne ou deux, pour figurer les hommes (fig. 4) ou dans le remplissage de son intérieur par des traits brouillés pour représenter les mêmes baies, fruits et autres objets analogues (fig. 5).

Peu à peu, la désignation des hommes à l’aide d’un petit trait et de deux lignes devient habituelle et les enfants y reviennent même plus tard comme à une formule synthétique.

Il est vrai que le même cercle avec une ligne complémentaire leur sert quelquefois, en même temps, à représenter un chien.

On voit que la représentation des êtres

Fig. 4.— Schéma linéaire figurant l’homme.

vivants n’est pas encore tout-à-fait distincte à cet âge. Elle se forme pour ainsi dire sous nos yeux. Peu à peu, en faisant divers essais, l’enfant réussit à tracer une figure oblongue qu’il désigne comme « chien » ou comme « poisson ». D’autres figures plus en hauteur et

Fig. 5. — Baies, fruits, etc.

ayant un rapport éloigné au contour des oiseaux sont désignés par les sons imitatifs « carl » (corbeau) ou « tzip » (poule) (fig. 6). En même temps dans le cercle qui représente le visage humain, on remarque quelques traits à l’endroit du nez, des yeux et de la bouche (fig. 7). [p. 394]

Naturellement, de corrélation plus ou moins exacte des parties il ne peut encore être question. Ainsi, chez le poisson, les « pieds » (nageoires) sont aussi grands que le reste du corps et souvent tous

Fig. 6 . — a, « carl », corbeau.

Fig. 7. — Schéma d’un visage humain.

les deux de même côté, chez le poussin les pattes se trouvent collées au dos ou bien l’une est sur le dos et l’autre sur le ventre ; chez l’homme, dans le cercle qui est censé représenter le visage, les yeux se trouvent marqués plus bas que la bouche.

Fig. 8. — a, maison ; b, fumée.

Malgré toutes ces imperfections, l’enfant dessine beaucoup dans cette période et se montre de plus en plus inventif. Parmi d’autres figures il trace quelquefois un contour allongé de forme irrégulière avec de petits ronds au milieu et une ligne de zigzags qui s’en détache de côté. Questionné à ce sujet, il répond que c’est une « maison ». Les petits ronds au milieu sont des fenêtres, et la ligne en zigzags, la fumée ! (fig. 8). Des zigzags tout seuls, assez serrés, représentent, pour lui, une lettre. Il dit généralement : « lettre à maman » et ajoute, si on le presse un peu plus : « je suis venue, cher enfant, » « lettre à maman pour qu’elle aille loin » ou quelque phrase analogue, se rapportant au contenu de la lettre (fig. 9).

Vers la fin de la deuxième année, on voit aussi s’établir un rapport [p. 395] entre plusieurs figures qui se trouvent sur la même feuille de papier. Jusqu’alors les lignes qui s’y trouvaient en plus, n’avaient pas de signification précise. Maintenant on apprend que la maison est une gare et la ligne à côté un train, ou le contour allongé est une maison

Fig. 9. — Lettre à maman.

et la ligne au-dessus, de la fumée. Peu importe que le train soit plus grand que la gare, ou la fumée sorte sans aucune ouverture dans le toit, il y a là déjà un progrès considérable. En d’autres cas le rapport est saisi sous forme d’une action : « les enfants regardent par la fenêtre », « vont se promener » ou « pêchent le poisson ». Pour le reconnaître, il faut naturellement s’aider de ce qu’ils disent, car l’expression en est bien insuffisante. La fenêtre est bien dans la maison, mais les enfants, représentés par des figures irrégulières se

Fig. 10. — a, maison; cercle au milieu, fenêtre ; b-b, les enfants ; c-c, le train.

trouvent placés en dehors (fig. 10), ou bien on ne voit que les poissons et un trait courbé destiné à figurer la gaule (fig. 11).

Le rapport entre ces figures n’est pas saisi après coup, mais directement trouvé par l’enfant. On en a eu la preuve un jour que la mère avait dessiné une figure schématisant le corps humain et la fillette M. y ajouta tout de suite un cercle à côté de chaque main, devant représenter deux pommes. [p. 396]

Un peu plus tard, vers le milieu de la troisième année, d’autres progrès deviennent notables. Le corps humain est représenté sous forme d’un triangle avec une tête et deux jambes. Parmi les objets représentés on trouve une échelle, un arbre avec ses fruits, une bêche, un rateau, un oiseau, etc. Pour les objets quelque peu complexes, la représentation reste toujours abracadabrante. Ainsi, par exemple, un jardin potager est figuré par des lignes horizontales et les légumes qui y poussent, par les zigzags les plus variés (fig. 12).

L’exécution est manifestement inférieure à l’idée, car nous savons

Fig. 11. — Les enfants pêchent à la ligne.

par les commentaires de l’enfant que celle-ci peut être très nette. allant jusqu’au désir de représenter l’intérieur de l’église avec le pope. le diacre et l’autel.

Les dessins combinés restent encore longtemps tels que l’adulte a beaucoup de difficulté à s’y débrouiller. La position des objets y est souvent inexacte et les rapports de grandeur intervertis. Mais, à côté de cela, certains détails se montrent observés et saisis sur le vif. Ainsi, par exemple, dans un dessin qui remonte à l’âge de trois ans et demi, on voit une figure schématique représentée par un cercle avec deux lignes verticales, se compliquer de deux lignes horizontales tirées en avant à l’endroit des bras. Des commentaires de l’enfant on apprend que c’est un enfant qui veut « ouvrir la porte ».

Ce qui obscurcit le sens des dessins, c’est avant tout le manque [p. 397] de perspective et puis un autre défaut spécial aux enfants : l ‘ignorance de l’opacité des corps. Cela fait que, selon les besoins, les

Fig. 12. — Jardin potager avec des légumes.

objets sont représentés non seulement au-dessus, mais même à travers les uns des autres. On voit une maison et, en même temps,

Fig. 13. — Une maison et les enfants qui « vont se promener ».

les personnes qui sont dedans (fig. 13), chez un homme à cheval, on voit les deux jambes (fig. 14), chez les rameurs assis dans une [p. 398] barque, on voit tout le bas du corps. On dirait que l’enfant n’admet aucun obstacle matériel ou, plutôt, aucune limitation de son point de vue. Ce n’est qu’un an plus tard, vers le milieu de sa cinquième année, que ma fillette eut conscience de la position réelle de l’archet dans un attelage à la russe et exprima le regret qu’il ne pût être reproduit, comme il existe, des deux côtés du cheval.

A côté des défauts de projection on trouve aussi des erreurs

Fig. 14. — Un homme à cheval.

grossières dans la cohésion des parties. Ainsi, par exemple, les bras peuvent se trouver tournés derrière le corps ou bien être représentés sortant de la tête. Chez un animal représenté par une ellipse irrégulière, on peut voir cinq jambes au lieu de quatre.

Les progrès du dessin se font principalement dans la représentation des détails. Chez l’homme on remarque non seulement le nez, les yeux et la bouche, mais encore les oreilles ou bien les boutons de son vêtement. Ses bras ne sont plus figurés par de simples lignes, mais par des appendices arrondis avec des traits complémentaires au bout, qui sont sensés représenter les doigts. [p. 399]

En ce qui concerne le nombre des doigts, il est souvent inexact, comme nous l’avons déjà observé pour celui des jambes chez les animaux. On pourrait croire que cela provient de l’insuffisance du calcul chez l’enfant, mais d’autre part on remarque la même chose dans la représentation du corps humain où l’erreur paraît impossible. Ici la multiplication des bras et des jambes suggère une autre hypothèse notamment qu’elle sert à représenter le mouvement. Le fait est que pour représenter l’action, l’enfant se sert parfois d’un procédé du même genre. Par exemple, pour reproduire l’action de picorer il dessine un chapelet de grains se rattachant par un fil au bec de l’oiseau (Fig. 15). En d’autres cas la ligne de grains se trouve à l’intérieur du corps ou bien se traîne après la queue comme conséquence de l’acte de digestion. L’alignement des grains sert évidemment moins à illustrer la quantité de ces derniers que la répétition du mouvement. D’autre part, la continuité de l’action est parfois exprimée par l’allongement

Fig. 15. — a, un oiseau qui pique des grains ;
au premier plan la fillette, auteur du dessin, qui regarde.

des membres. Ainsi, par exemple, sur un-dessin de la même fillette, nous voyons la bonne protéger les enfants contre une vieille sorcière et les couvrant de ses doigts démesuré, ment allongés (fig. 16).

La disproportion des parties persiste dans les dessins d’enfants jusqu’à l’âge de quatre ans et demi et même de cinq ans. On est arrivé à se demander s’il n’y a pas là un hyperbolisme d’expression, volontaire ou involontaire. Voici par exemple, une maison dont la porte d’entrée et le loquet semblent exagérés, comme à dessein. La bonne qui se trouve à côté, est plus haute que la maison (fig. 18). Dans un verger, les pommes qui pendent aux arbres sont plus grandes que les têtes des gens (fig. 18). En d’autres cas il est nettement involontaire. Sur un dessin de notre fillette M. nous avons remarqué une vache [p. 400] dont les pis étaient démesurés, tombant jusqu’à terre. Sur l’indication de ce défaut elle recommença une seconde fois, et, malgré cela, le résultat fut à peu près le même. A relever aussi l’inexactitude qui persiste relativement longtemps dans la position des membres. Une de nos fillettes ayant dessiné une vache, à l’âge de quatre ans cinq mois, lui avait placé les pis après les jambes de derrière et trouvait

Fig. 16. — La bonne qui protège les enfants.

cela tout naturel (fig. 17). Une autre fillette s’étant représentée tombée par terre, avait dessiné le corps couché et la tête verticale.

D’autres inexactitudes relèvent enfin de l’ignorance des lois de la nature. Ainsi, par exemple, sur un dessin qui représente un bateau, l’ancre et la chaîne se voient en haut, comme suspendus dans l’air ; sur un autre dessin le pavillon flotte dans un sens et la fumée s’en va dans le sens opposé ; une voiture est représentée, les roues de devant en l’air (fig. 18).

En ce qui concerne le choix des sujets, il est évident que l’enfant s’inspire de ce qui l’entoure dans la vie. S’il a passé l’été dans un [p. 401] verger, il représente des arbres fruitiers, s’il a vécu près de l’eau, il dessine des barques et des bateaux à vapeur, s’il a vécu près d’un chemin de fer, il s’attache à reproduire les trains. Enfin, quel que soit le milieu, il saisit partout les figures humaines et les animaux de son entourage. Mais on aurait tort de croire qu’il s’ingénie, dès l’abord, à les copier. Son dessin a plutôt un caractère symbolique. On le voit surtout aux figures d’animaux dont le corps est représenté

Fig. 17. – Une vache laitière.

de côté, avec nombre de lignes verticales destinées à figurer les pieds, et la tête reste vue de face, avec un contour et des traits pareils à ceux qui lui servent pour représenter le visage humain (fig. 18).

Nous voici arrivés à une conclusion de la plus haute importance, notamment que le dessin de l’enfant est plutôt expressif qu’imitatif. Il s’attache plutôt au sens qu’aux détails du modèle. C’est ce qui le rapproche de l’art des peuples primitifs et aussi, d’un autre côté, du dessin des aliénés.

Le caractère imitatif du dessin ne se forme qu’avec le temps. A l’âge de trois ans, trois ans et demi, il est encore bien imparfait. Cela ne tient évidemment pas à la seule faculté physique, car, pour les objets [p. 402] inanimés, il arrive facilement à en saisir le contour et reproduit déjà les lettres de mémoire. A l’âge de trois ans huit mois, ma fillette M. était déjà assez familiarisée avec les lettres pour transcrire des mots

Fig. 18. – en haut, la maison; à côté la bonne plus grande que cette dernière!ère; sur l’arbre les pommes plus
grandes que les têtes des enfants. Dans la rangée du milieu, une voiture les roues de devant en l’air, et le
cheval dessiné de profil, la tête vue de face. L’ensemble permet bien de saisir le caractère symbolique du dessin.

entiers prononcés devant elle. Cela tient plutôt au défaut d attention ou d’intérêt qui ne se manifeste que plus tard.

Vers la fin de la troisième année l’enfant commence à se servir des crayons de couleur, lorsqu’ils lui tombent sous la main, mais ces [p. 403] essais de décoration ne vont pas encore jusqu’à produire des motifs ornementaux. Ces derniers n’apparaissent que plus tard avec l’extension

Fig. 18. – La fillette est sur la table; elle -même sous la table et tombée par terre, à côté.

du dessin aux accessoires du modèle. Pour commencer, l’enfant se plaît simplement à changer de couleur en passant d’une partie à une autre. Par exemple il fait un bras rouge et l’autre bleu, le [p. 404] haut du corps bleu et le bas rouge. De raison, on n’en voit aucune, sauf celle de faire une distinction. Il fait de même les arbres et les maisons mi-bleus, mi-rouges.

Comme premier signe d’un emploi raisonné des couleurs nous avons noté le dessin d’une maison tracée en bleu et toute couverte de petits cercles rouges. Il avait été fait après que l’enfant eût vu les maisons de St-Pétersbourg illuminées, de lampions électriques. Mais malgré cela, le goût des couleurs est resté longtemps encore irraisonné, allant jusqu’à devenir une véritable manie.

En ce qui concerne le passage aux détails ornementaux, il importe de noter l’intervention des sympathies de l’enfant. Les figures qui lui sont sympathiques se trouvent mieux décorées que les autres. Ainsi, par exemple, chez notre fillette, la « maman » était souvent représentée avec une plume qui trainait derrière elle, tandis que les autres femmes étaient sans plume. Ceci confirme pleinement notre thèse sur le caractère expressif du dessin à cet âge.

Du reste, cette tendance va si loin et se montre tellement indépendante de l’imitation que bon nombre de dessins représentant la même personne dans diverses positions ou exécutant plusieurs actions qui se suivent dans le temps. Ainsi, par exemple, la fillette M. s’est représentée assise dans le jardin lisant un livre et, à côté, courant chez la mère qui se trouve dans la maison. Sur un autre dessin, on la voit à table, sous la table et, en même temps, tombée par terre à côté (fig. 19).

En ce qui concerne l’influence du sexe et l’individualité de l’enfant, elles semblent se manifester de bonne heure, mais se ramènent en fin de compte à l’action du milieu. Il est vrai qu’une fillette, sitôt qu’elle commence à dessiner des êtres humains, les représente généralement en costume féminin et avec des ornements sur la tête, mais cela tient surtout aux personnes qu’elle voit autour d’elle. Notre fillette qui voyait surtout des femmes, donnait aux corps une forme triangulaire, mais d’autres qui étaient entourées d’hommes, les représentaient avec un contour arrondi. Cela dépend aussi des indications que leur donnent les personnes qui se chargent de leur éducation.

L’individualité se manifeste de bonne heure, du côté physique, dans la plus ou moins grande souplesse de la main, et, du côté psychique, dans le choix des détails qui donne lieu à des variations [p ; 405] bien sensibles. Rien n’est plus démonstratif sous ce rapport que de donner le même sujet à plusieurs enfants du même âge. On reconnaît alors nettement les différences de leur développement intellectuel et du milieu dans lequel ils sont élevés.

Pour terminer cet aperçu, il reste encore un rapprochement à faire, notamment avec les dessins des aliénés. Ce qui frappe chez ces derniers, c’est la simplification de la forme et un caractère schématique qui se rapproche beaucoup du symbolisme enfantin. De même que chez les enfants, les détails semblent négligés. L’image prend le caractère d’un signe qui sert uniquement à exprimer leur pensée et certains traits s’y développent au détriment des autres.

Tâchons de nous résumer un peu. Nous avons vu que l’enfant commence par faire de simples traits que suivent les gribouillis informes, mais déjà symboliques puisqu’ils servent à exprimer quelque chose. De ces derniers on voit sortir, comme rudiment de dessin, un cercle irrégulier avec une ou deux lignes complémentaires. Celui-ci sert aussi bien à représenter un homme, qu’un fruit ou un animal. Puis vient la différenciation progressive de ces schémas en rapport avec la différence des objets. C’est là que prend naissance le dessin imitatif. Dans la suite, les progrès de l’imitation se combinent et alternent avec l’expression des données personnelles. Parallèlement, voit-on se manifester le sentiment esthétique de l’enfant. Enfin, comme élément beaucoup plus tardif, s’ajoute la perspective, et encore n’est-ce pas dans tout le dessin à la fois. On ne le trouve, au début, que dans la partie la plus saillante, par exemple dans le dessin d’une maison.

Quant à la corrélation des diverses parties du dessin, elle se fait attendre le plus longtemps et ne s’établit, parfois, que très tard.

L’évolution que nous venons d’indiquer, justifie certes le rapprochement qui a été tenté avec l’art préhistorique et avec le dessin des peuples primitifs, mais ce problème nécessite des recherches encore plus précises. Pour le moment nous ne saurions affirmer qu’une chose : qu’allant du simple au complexe, d’une réaction rudimentaire à une réaction coordonnée et imitative, le dessin de l’enfant répète les grandes lignes de son évolution dans l’espèce humaine, qui se retrouve ensuite, dans le sens inverse, chez les individus retombés en enfance.

W. BECHTEREW (13).

Notes

(1) Sully. Studies of the Childhood. London, 1895. — Childrend Ways. London, 1898.

(2) Lukens. A study on children’s drawings. Pedagog. Seminary, oct. 1896. — Malendes Zeichnen. Iena, 1897. — Die Entwicklungsstufen beim Zeichnen.

(3) Pappenheim. Bemerkungen über Kinderzeichnungen. Zeitschr. f. päd. Psych., Bd. 1 et 2.

(4) O’Shea. Children’s expression through drawings. Educat. revue, New York, 1895. — Du même. Some aspects of drawing. Ibid., 1897.

(5) Brown. Notes on children’s drawings. Univ. of California studies, 1897, t. I.

(6) Hogan. A Study of a child. Harper’s, 1898.

(7) Götz. Das Kind als Künstler. Hamburg, 1898.

(8) Perez. L’art et la poésie chez l’enfant. Paris, 1888.

(9) Ricci. L’arti dei bambini. Bologna. Voir aussi Pedagogical Seminary, oct. 1895.

(10) Lövenstein. Kinderzeichnungen, Leipzig, 1904.

(11) Kerschensteiner. Die Entwicklung der zeichnerischen Begabung beim Kinde. München.

(12) Les indications ultérieures de l’âge se rapportent toutes à la même fillette.

(13) Traduit du russe et adapté par N. Kostyleff.

 

 

 

 

 

 

 

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