Une extatique mystique. Par Pierre Janet. 1901

JANET00015Pierre Marie Félix Janet nait à Paris le 30 mai 1859 et y meurt 27 février 1947. Philosophe, psychologue et médecin il occupe une place prépondérante dans l’histoire de ces disciplines. Il est à l’origine du concept de subconscient qu’il explicite en 1889 dans son ouvrage L’automatisme psychologique. De nombreux travaux lui sont consacrés dont la conférence d’Henri Ellenberger, La vie et l’œuvre de Pierre Janet (1969) ainsi que les travaux de Claude Prévost, dont, Janet, Freud et la psychologie clinique.

L’article que nous proposons ici est paru dans la Bulletin de l’Institut Psychologique International, Paris, Hôtel des Sociétés savantes, 1ère Année – n°5. – Juillet-Août-Septembre 1901, pp. 209-240.Les [p.] renvoient aux numéros de pages originaux. Les autres indications sont nos notes. Nous avons respecté l’orthographe et la grammaire du texte original..

 

[p. 209]

UNE EXTATIQUE

CONFÉRENCE FAITE A L’INSTITUT PSYCHOLOGIQUE INTERNATIONAl.

LE 25 MAI 1901

PAR

Le Dr Pierre JANET

Mesdames, Messieurs,

L’Institut psychologique qui nous a réunis aujourd’hui en si grand nombre essaye d’intéresser le public instruit aux choses de la psychologie, C’est là une tentative très remarquable et très utile, Cette œuvre de vulgarisation, si je puis ainsi parler, a été faite avec succès pour les éludes littéraires et pour les sciences physiques, elle doit être faite également pour les sciences de la pensée, Ces études plus répandues et mieux comprises dissiperont bien des malentendus ; en les intéressant aux vrais problèmes elles détourneront bien des esprits des spéculations aventureuses et inutiles. C’est pourquoi l’Institut désire mettre sous vos yeux tous les aspects de la science psychologique, depuis l’anatomie des centres nerveux dont vous a parlé M, Van Gehuchten d’une manière si intéressante jusqu’aux problèmes aventureux qui se trouvent aux frontières de la science que vous a signalés M. Duclaux.
Je voudrais vous signaler aujourd’hui l’intérêt des recherches de la psychologie pathologique et insister aussi sur l’importance d’une psychologie qui porterait, il faut bien le dire, sur l’interprétation du sentiment religieux. Une étude sur la nature morale de la croyance religieuse ne doit pas nous surprendre, elle n’a rien que de très respectueux. « Pourquoi serait-ce rabaisser une noble manifestation de l’esprit que d’essayer de [p. 210] la rendre intelligible ? (1) ». Croire dit Höffsding, qu’un phénomène perd de sa valeur parce qu’il est compris, ce n’est qu’un scepticisme immoral. » Au dernier Congrès psychologique, un ecclésiastique d’esprit très libéral réclamait justement que l’on fît une psychologie des mystiques et il en indiquait avec finesse les principaux problèmes. En Amérique, M. Leuba (2) a publié une très remarquable élude sur le phénomène de la conversion. Je crois donc attirer votre esprit sur des recherches nouvelles et très séduisantes en vous signalant quelques observations que j’ai eu l’occasion de faire, il y a quatre ou cinq ans, sur une femme d’une quarantaine d’années qui présentait d’une manière exceptionnelle le phénomène des extases mystiques, et en analysant devant vous d’une manière malheureusement rapide les caractères physiques et les caractères moraux de son état.
Nous appellerons celle personne du nom de Madeleine, pseudonyme qu’elle a choisi elle-même, car elle nous a autorisé à étudier sur elle tout ce qui peut être instructif, en modifiant, bien entendu, son nom et sa situation. Cela vous montre déjà qu’il s’agit d’une personne qui a un esprit intelligent et très large.
Le phénomène de l’extase mystique n’est certainement pas rare, il se rencontre fréquemment dans tous les pays et dans toutes les religions : sans remonter jusqu’aux extatiques du moyen âge et à sainte Thérèse, qui ne connaît les noms de Marie Chantal, de Mme Guyon, de Catherine Emmerich, de Marie de Moerl, de Marie Bergadier, de Louise Lateau la stigmatisée de Bois d’Haine, etc. ?
Des cas remarquables ont déjà été étudiés avec grand soin et cependant je suis disposé à croire que l’observation de Madeleine présente un intérêt assez considérable el par un certain côté est tout à fait exceptionnelle. Jusqu’à présent tous les grands extatiques se trouvaient dans des couvents et la plus grande partie de leur observation a été recueillie par des religieux. Je suis loin d’en conclure que l’observation a été prise d’une manière inexacte et je compte au contraire, dans une étude plus complète sur ces intéressants malades, tirer grand parti de ces observations recueillies par des religieux [p. 211] avec beaucoup de pénétration et de conscience, Mais il n’en est pas moins certain que l’influence du milieu où se trouvaient les sujets, l’enthousiasme qu’ils excitaient souvent le désir

Figure  1.

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tout naturel de faire servir leurs accidents étranges à la propagande ont pu altérer dans certains cas des phénomènes aussi délicats sur lesquels les diverses influences morales ont tant de prise. Il est naturel que des savants habitués à un autre [p. 212] milieu aient été disposés quelquefois à mettre en doute les observations recueillies dans ces conditions.
Ce que Madeleine présente à mes yeux d’exceptionnel, c’est une chose bien simple, c’est que pendant plusieurs années elle a vécu à la Salpêtrière dans le service de mon excellent maître M. le professeur Raymond et que par conséquent elle a été tout à fait en dehors des influences qui agissent d’ordinaire sur les mystiques ; c’est aussi que grâce à l’obligeance de M. Raymond j’ai pu faire sur elle en toute liberté les études et les vérifications qui ne sont pas d’ordinaire faciles sur les extatiques réfugiés dans les établissements religieux. Peut-être ces études pourront-elles apporter une vérification intéressante aux recherches précédentes et contribuer à l’interprétation libre mais respectueuse des troubles du plus élevé des sentiments religieux. J’espère pouvoir reprendre un jour ces études d’une manière plus complète, je me borne à vous signaler ici quelques problèmes présentés par ces personnes, soit au point de vue physiologique, soit au point de vue moral.

I

 

Dès son entrée à l’hôpital cette personne attirait l’attention par sa démarche singulière et par l’attitude permanente de ses pieds. Comme vous le pouvez voir par ces photographies que je fais projeter devant vous (fig. 1 et 2), elle marche tout à fait sur la pointe des pieds, sur l’extrémité des orteils ; le talon tout à fait relevé ne touche jamais la terre. Malgré cette attitude bizarre Madeleine s’avance assez vite à tout petits pas. Elle ne tombe jamais, elle peut même fort bien monter et descendre les escaliers. Tout ce que l’on peut remarquer, c’est qu’elle se fatigue et souffre quand elle doit rester ainsi longtemps debout. Cependant elle peut surmonter cette souffrance et elle fait avec cette démarche peu ordinaire de fort longues courses (3)
Si l’on recherche ce qui détermine cette démarche, on [p. 213] constate que les pieds sont maintenus en extension par une contracture assez forte des muscles extenseurs du mollet, cette contracture remonte plus haut, elle existe aussi dans les

 

Figure 2.

Figure 2.

extenseurs de la cuisse, car le genou peut très difficilement être plié, et dans les adducteurs, car il est impossible d’écarter les deux jambes l’une de l’autre. Enfin la contracture remonte jusqu’au tronc et on constate une raideur un peu moins forte, [P. 214] il est vrai, des muscles lombaires et des muscles de la paroi abdominale.

Je ne puis discuter ici les considérations très simples qui écartent l’idée d’une maladie médullaire déterminant ·ces contractures; on trouvera cette étude dans la leçon que M. le

Figure 3.  (Extrait de Névroses et idées fixes, F. Alcan, 1898, t. I, p. 176.)

Figure 3.
(Extrait de Névroses et idées fixes, F. Alcan, 1898, t. I, p. 176.)

professeur Raymond a faite en 1896 sur cette malade. II s’agit évidemment ici de ces spasmes fréquents dans les névroses et en particulier dans les maladies qui se rapprochent de l’hystérie. Cependant, même dans cette interprétation, les contractures de Madeleine gardent encore quelque chose de particulier. L’attitude des pieds n’est pas tout à fait celle que l’on observe dans un cas banal de contracture hystérique dont je [p. 215] vous présente un exemple sur l’un des pieds de cette malade (fig. 5). Quand tous les muscles de la jambe sont envahis par la contracture, le pied prend une attitude fixe surtout

Figure 4.

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quand la contracture dure déjà depuis un certain temps ; et cette attitude, toujours la même, est déterminée par la force inégale des différents muscles. Le pied est bien dans l’extension, mais, comme on le voit ici, il présente encore un fort degré de flexion en dedans, le bord interne du pied est relevé et le sujet marche sur le bord externe, en un mot le pied [p. 216] prend l’altitude qu’on appelle varus équin. Or, dans notre cas le pied est dans l’extension absolument directe simplement en équin. Cette position n’est donc pas banale, elle n’est pas déterminée par la simple contracture générale de tous les

Figure 3.  Contracture du pied droit en varus équin, chez une hystérique He (Raymond et Pierre Janet, (Extrait de Névroses et idées fixes, F. Alcan, 1898, t. II, p. 444.), figure communiquée par M/ F. Alcan.

Figure 3.
Contracture du pied droit en varus équin, chez une hystérique He (Raymond et Pierre Janet, (Extrait de Névroses et idées fixes, F. Alcan, 1898, t. II, p. 444.), figure communiquée par M/ F. Alcan.

muscles de la jambe déterminant l’altitude d’après leur force inégale.
Il s’agit ici d’une variété de contracture plus particulière, quoiqu’on ait assez souvent l’occasion d’en rencontrer des exemples. Ce sont des contractures systématiques dans lesquelles certains muscles seulement sont contractés et encore à des degrés inégaux, comme il arrive dans les mouvements intentionnels, de manière à réaliser une attitude déterminée en rapport avec une pensée. Ce sont des contractures expressives qui manifestent d’une manière permanente une émotion ou une idée. Elles sont donc par un côté analogues au phénomène

Figure 6.  Reproduction d'un dessin que la malade se plait à reproduire très cuvent.

Figure 6.
Reproduction d’un dessin que la malade se plait à reproduire très cuvent.

[p. 218] de la catalepsie qui saisit le sujet au milieu d’un acte et le maintient immobile et comme figé dans la dernière position qu’il avait prise. Seulement dans ces contractures systématiques, les membres ne sont pas malléables comme dans certaines catalepsies et l’attitude une fois prise ne peut plus être changée. On observe souvent de semblables contractures : une femme veut frapper son mari et, comme par une punition céleste, son bras reste immobile et raide dans la position du coup de poing ; une autre garde les doigts dans la position qu’ils ont prise en tenant une rose, etc. La contracture des jambes de Madeleine rentre donc dans ce groupe de contractures systématiques en rapport avec une idée.
Quel est maintenant l’état émotif ou l’idée qui peut déterminer cette marche sur la pointe des pieds et une aussi singulière attitude ? La contracture a commencé chez notre malade trois ans avant son entrée à l’hôpital dans les circonstances suivantes. La nuit de Noël elle eut de longues méditations sur la naissance, la vie et la mort du Christ, elle tomba pendant fort longtemps dans un de ces états d’engourdissement qui lui étaient habituels et dans lequel la prière, l’oraison l’absorbaient tout entière. Vers deux heures du matin elle fut prise de grandes souffrances dans les pieds. Ces souffrances avaient déjà commencé depuis quelque temps, mais elles devinrent cette nuit tout à fait insupportables. C’était comme si on lui brûlait les pieds avec un charbon ardent, comme si on lui transperçait les pieds : les pieds étaient à ce moment bleuâtres et engourdis. Quand la malade souffrit un peu moins, elle essaya de marcher, mais déjà le talon se relevait et ne pouvait toucher terre.
Ces contractures ont donc commencé chez une personne très religieuse à la suite de méditations sur le Christ et de grandes douleurs qui lui transperçaient les pieds. Elles se sont développées ensuite de plus en plus en rapport avec deux pensées qui sont habituelles à cette personne. L’une, c’est, comme on le devine, la pensée de la croix et de la crucifixion du Christ ; l’autre, c’est une idée plus complexe, celle de s’élever au ciel, d’être enlevée malgré elle par une force qui la soulève. Cette pauvre femme, malgré tout le bon sens qu’elle conserve, ne peut que difficilement résister à ce sentiment, elle s’attend à être enlevée, elle croit que c’est par un effort qu’elle arrive à toucher encore la terre. J’ai beau [p. 219] lui montrer qu’elle touche toujours le sol, qu’elle pèse toujours le même poids, j’ai beau lui dire que la puissance de Dieu l’élèverait aussi facilement à un mètre qu’à un millimètre, et qu’il faut attendre une élévation d’un mètre bien démonstrative pour croire à cet enlèvement extraordinaire. Elle accepte ces raisons très docilement, elle essaye de me croire, mais l’illusion ne tarde pas à revenir aussi forte et son esprit est perpétuellement envahi par ces deux idées : celle de la crucifixion et celle de l’ascension au ciel. Pendant le sommeil la malade étend les bras en croix et reste quelquefois toute la nuit dans cette position. Pendant les engourdissements extatiques elle reste quelquefois en croix, mais debout sur la pointe des pieds. Sa pensée est tellement tournée vers cette idée du crucifié qu’elle se plaît à dessiner constamment celte image (fig. 6). Il me semble bien vraisemblable, et beaucoup de recherches sur lesquelles je ne peux insister ici le démontrent, que la contracture des deux pieds en extension et la marche sur la pointe des orteils sont en rapport avec ces deux idées. Nous voyons ici le premier exemple chez elle de l’influence énorme que les idées ont sur son corps; cette influence sera encore mieux mise en évidence par le deuxième phénomène physique que je désire étudier devant vous.

II

 

Madeleine était déjà depuis quelque temps à la Salpêtrière quand elle vint me demander conseil pour une singulière lésion qui s’était développée dans le dos de son pied droit et qui semblait devenir persistante. C’était une petite excoriation située juste au milieu de la face dorsale du pied droit, longue à peu près d’un centimètre dans le sens de la longueur du pied, large de cinq millimètres (fig. 7). La malade disait qu’à la suite d’un engourdissement analogue à celui qui avait précédé les contractures, elle avait ressenti à ce pied de fortes douleurs, qu’une petite ampoule s’était développée et que cette ampoule, en crevant quelques jours après, avait produit cette ulcération. Le même phénomène ne tarda pas à se produire à l’autre pied (fig. 8), puis aux deux mains au milieu de la paume. Enfin la malade eut les mêmes bulles [p. 220] de pemphigus à la poitrine, ce qui est assez curieux du côté gauche (fig. 9). Ces excoriations se prolongeaient quelques semaines, elles ne grandissaient guère, donnaient lieu à une légère suppuration et, surtout si elles étaient recouvertes d’un petit pansement, se guérissaient assez vite. Mais au

 

Figure 7.  (Extrait de Névroses et idées fixes, F. Alcan, 1898, t. I, p. 178.)

Figure 7.
(Extrait de Névroses et idées fixes, F. Alcan, 1898, t. I, p. 178.)

 

bout de quelque temps, sous diverses influences, elles reparaissaient d’un côté ou de l’autre.
Si l’on songe à la place occupée par ces petites lésions, sur la face dorsale des deux pieds, à la paume des deux mains, à la poitrine, si l’on ajoute que les occasions qui déterminaient leur apparition étaient les grandes fêles religieuses, on n’hésitera pas à croire qu’elles sont en rapport avec la pensée des cinq plaies du Christ, qu’elles représentent le phénomène des stigmates déjà souvent signalé chez des personnes qui présentent des extases et des délires mystiques.
[p. 221] L’apparition de ces stigmates pourrait provoquer bien des

Figure 8.

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discussions. Avant d’entrer dans les interprétations, j’ai voulu, puisque l’occasion s’en présentait, me faire simplement une [p. 222] opinion sur leur réalité. Sans doute j’avais sous les yeux ces petites plaies et je ne pouvais douter de leur existence matérielle, mais ce qui est important pour se convaincre de l’existence du stigmate, c’est de s’assurer que ces petites plaies n’ont pas une origine banale et qu’elles ne sont pas

Figure 9.

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dues tout simplement à de petites blessures qui sont faites accidentellement à la peau.
Cette supposition ne doit pas être considérée forcément comme injurieuse pour le sujet. En dehors des simulations grossières où des fanatiques ont pratiqué volontairement des égratignures de ce genre, et se sont imaginé que leur mensonge servait à la gloire de Dieu, il est possible de supposer des erreurs plus délicates. Nos études nous ont habitué à connaître bien des actions accomplies sans que le sujet en ait bien conscience, soit pendant des états de sommeil anormal, soit même pendant la veille. Je crois Madeleine tout à fait incapable du premier genre de supercheries, niais je n’ai pas le droit de supprimer à propos de ses stigmates la seconde supposition. N’est-il pas certain qu’elle a précisément des états d’engourdissement anormaux ? Ne venons-nous pas de voir à propos de ses contractures des jambes qu’elle a, même [p. 225] pendant la veille, des attitudes permanentes en rapport avec des idées peu conscientes ou subconscientes ? Qu’est-ce qui nous prouve que les stigmates ne sont pas dus à des égratignures qui sont faites d’une manière quelconque pendant des états d’engourdissement ou pendant la veille à l’insu du sujet ? Le phénomène conserverait encore quelque intérêt, mais évidemment à un autre point de vue, En présence de phénomènes un peu anormaux, le premier devoir est de se demander s’il n’est pas possible de les faire rentrer dans le cadre d’autres phénomènes normaux déjà connus.
Vous croyez sans doute qu’il m’a été très facile de résoudre le problème que je me posais. Le sujet n’était pas dans un couvent où, malgré la bonne foi de tous, on pouvait redouter les excès de zèle, le désir, du miraculeux, la mauvaise disposition vis-à-vis d’une surveillance étrangère, La malade, j’y ai insisté au début, se trouvait seule dans un service d’hôpital, où grâce à l’obligeance de M, Raymond je pouvais tout exiger. N’était-il pas très facile de surveiller l’apparition de ces stigmates ? Si vous voulez bien y réfléchir, vous verrez que les choses étaient loin d’être aussi simples. Le point important était d’assister à l’éclosion de la lésion, de voir l’épiderme d’abord sain se soulever sans aucune action extérieure, Mais ce travail fort lent se faisait en plusieurs heures et en outre l’instant de son apparition était absolument inconnu, Pouvait-on surveiller ou faire surveiller constamment la face dorsale des pieds de cette malade ? L’eût-on pu faire, on aurait encore été surpris car les stigmates apparaissaient tantôt à un pied, tantôt à un autre, tantôt à une main, tantôt à la poitrine, pouvait-on surveiller constamment toutes ces régions pendant plusieurs mois ? II n’y fallait pas songer.
J’ai cru pendant quelque temps résoudre le problème par des bandages occlusifs. J’établissais autour du pied un bandage que je fermais par des cachets de cire. Mais songez que le bandage devait rester en place des semaines et des mois et que le sujet pendant ce temps continuait à marcher constamment, vous comprenez qu’aucun bandage ne restait véritablement occlusif et ne pouvait apporter aucune garantie, J’ai essayé de couvrir simplement la région avec du collodion, avec de la traumaticine : ces emplâtres se séchaient, se déchiraient et si le stigmate était apparu dans ces circonstances, on aurait pu supposer toutes les interventions.
[p. 224] J’ai dû me décider à recourir à des appareils. Le meilleur aurait été une boite spéciale que le sujet ne pût enlever et dans laquelle il ne pût rien faire pénétrer. Malheureusement de tels souliers orthopédiques, tels que je les aurais conçus, auraient

Figure 10.

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été bien coûteux : les laboratoires de psychologie sont bien pauvres et votre Institut, Mesdames et Messieurs, qui doit, paraît-il, leur apporter la fortune, n’était pas encore créé. Je me suis borné à un petit appareil beaucoup plus simple que M. Verdin a bien voulu construire sur ma demande. Cet appareil que vous voyez en place clans les figures 10 et 11 est formé d’une plaque de cuivre exactement moulée sur le cou-de-pied [ p. 225] du sujet et fixée en place par des rubans et des sceaux de cire. Au centre de la plaque, juste à l’endroit du stigmate se trouvait enchâssé un verre de montre qui permettait de vérifier constamment l’état de la peau sans que le sujet put y toucher.

Figure 11.

Figure 11.

Comme j’ai eu plus tard d’autres doutes, j’ai fixé tout l’appareil sur un bas doublé d’une fine lame de caoutchouc. Il aurait été impossible de faire pénétrer une pointe sous l’appareil jusqu’à l’endroit du stigmate sans déchirer cette fine toile de caoutchouc qui était collée à la plaque de cuivre et remontait jusqu’au milieu de la jambe.

Eh bien, dans ces conditions, le stigmate s’est développé [p. 226] deux fois sous l’appareil sans que j’aie pu trouver aucune trace de déchirure. Que faut-il en conclure ? Réduisons le fait exactement à ce que j’ai pu observer avec précision. Les précautions que je viens de décrire n’ont pas été appliquées à la première apparition du stigmate. Quand j’ai pu les appliquer, la peau était restée amincie et n’était pas entièrement revenue à son état normal en ce point. Mais il n’en reste pas moins vrai que probablement sans aucune action extérieure, ce léger trouble permanent de l’épiderme s’est aggravé, a provoqué la formation de bulles qui ont crevé et qui ont donné issue pendant plusieurs jours à une sérosité sanguinolente.
Ce fait et ces efforts pour le vérifier avec quelque’ précision me semblent avoir de l’intérêt et s’ajouter à toutes les recherches qui ont déjà été faites sur les vésications par suggestion et sur les troubles vaso-moteurs localisés en rapport avec l’imagination. Ne pouvant entrer ici dans la discussion de ces faits, je me bornerai à reproduire l’interprétation des stigmates donnée d’une façon charmante par saint François de Sales à propos de saint François d’Assise : « L’imagination appliquée fortement à se représenter les blessures et les meurtrissures que les yeux regardaient alors si parfaitement bien exprimées en l’image présente, l’entendement recevait les espèces infiniment vives que l’imagination lui fournissait, enfin l’amour employait toutes les forces de la volonté, pour se complaire et se conformer à la passion du bien-aimé, dont l’âme sans doute se trouvait toute transformée en un second crucifié. Or l’âme, comme forme et maîtresse du corps, usant de son pouvoir sur iceluy, imprima les douleurs des plaies dont elle était blessée ès endroits correspondants à ceux auxquels son amant les avait endurées. L’amour donc fit passer les tourments intérieurs de ce grand amant de saint François jusqu’à l’extérieur et blessa le corps du même dard de douleur duquel il avait blessé le cœur… (4) » Vous voyez que saint François de Sales connaissait déjà la puissance de l’imagination; il ajoute, il est vrai, mais comme un accessoire, l’action des rayons dardés par l’ardent séraphin. Le rôle principal, il le donne à l’amour et à l’imagination
Dans notre observation, nous devons ajouter un détail un peu plus prosaïque, c’est que les stigmates sont toujours apparus [p. 227] au même moment que les phénomènes menstruels et qu’ils ont cessé d’apparaître depuis que, par suite de l’âge, ces phénomènes ont disparu, Il est donc probable que l’augmentation de la tension sanguine survenant à cette époque joue un certain rôle pour faciliter le trouble vaso-moteur, mais la localisation de ce trouble à des endroits du corps sur lesquels s’est fixée la représentation imaginaire n’en reste pas moins un phénomène psycho-physiologique des plus remarquables,

III

 

Bien d’autres phénomènes physiologiques seraient à étudier et je regrette de ne pouvoir insister sur des troubles curieux de la nutrition et sur la réduction remarquable de l’alimentation. Madeleine est une des malades que j’ai étudiées avec M. Ch. Richet et sur lesquelles nous avons constaté un grand ralentissement de la nutrition et même la réduction des échanges respiratoires, C’est ce qui leur permet de se contenter d’une nourriture tout à fait insuffisante pour d’autres sans présenter cependant de réduction de leur poids.
Ces études physiologiques doivent céder la place à des observations d’ordre psychologique qui vont nous montrer d’autres problèmes intéressants soulevés par ces malades.
Le plus remarquable de ces phénomènes, celui qui a toujours attiré l’attention est la crise de l’extase, Depuis l’âge de 11 ans, Madeleine présente assez fréquemment des accidents curieux « qui ressemblent, dit-elle, à une suspension de la vie matérielle et qui la rendent comme un cadavre ». Ces crises ont été très fréquentes à diverses époques, en particulier à 19 ans, elles n’ont jamais disparu complètement. Elles ont une durée très variable, ne durent quelquefois qu’un quart d’heure et se prolongent parfois une journée entière. Aujourd’hui, ces crises semblent moins profondes, moins graves, mais de plus longue durée.
Pendant cette période, l’aspect du sujet n’est pas celui d’un cadavre, mais celui d’une personne profondément endormie, les yeux fermés et gardant une immobilité en apparence complète. Quelquefois les membres prennent une attitude et la gardent pendant toute la durée de la crise, celle de la prière ou celle de la crucifixion ; souvent les membres conservent une [p. 228] certaine malléabilité et peuvent être déplacés, ils gardent alors la nouvelle position dans laquelle on les a mis, l’état semble en partie analogue à la catalepsie. Mais le phénomène essentiel, celui qui semble jouer le plus grand rôle, c’est l’immobilité, l’absence complète des mouvements volontaires.
Faut-il considérer cette paralysie des mouvements volontaires comme tout à fait complète et comme caractéristique de l’état extatique? Je ne le pense pas. En effet, s’il y a un motif sérieux soit dans les idées du sujet, soit dans les événements extérieurs, Madeleine se décide fort-bien au mouvement. Elle se met en prière, elle se met debout les bras en croix, ou bien elle se couche. J’ai eu un jour une preuve curieuse de cette possibilité du mouvement volontaire quand les raisons en paraissent sérieuses. Madeleine avait l’habitude de m’écrire de longues lettres, des plus utiles pour moi, où elle m’expliquait ses divers sentiments ; naturellement elle cachait avec grand soin ces lettres aux autres malades et craignait beaucoup que ces lettres pussent être lues par des indiscrets. Un jour elle fut prise par l’extase pendant qu’elle m’écrivait et s’endormit à côté de sa lettre. Ses compagnes, très peu délicates, voulurent profiter de l’occasion pour lire la lettre, « mais Dieu, raconte Madeleine, me permit de faire un mouvement qui les éloigna ».
D’ailleurs, quand elle fut habituée à moi, il me suffisait de lui parler pendant l’extase, de la prier de se lever et de m’accompagner au laboratoire. Elle obéissait avec quelque lenteur, mais, en réalité, d’une manière facile. Elle peut même me parler, mais d’une voix très basse. En un mot, le mouvement volontaire est réduit, il présente quelque difficulté, mais on ne peut dire qu’il soit supprimé comme dans les crises de léthargie ou de catalepsie hystériques.
Il en est de même des troubles physiologiques qui sont loin d’être caractéristiques. Elle prétend que ses lèvres sont collées et qu’elle ne respire pas pendant ses extases, mais si on mesure la respiration on la trouve un peu lente (12 par minute) mais assez normale. Ce n’est pas dans les troubles des mouvements que l’on peut trouver la caractéristique de l’extase.
Les observations précédentes nous montrent aussi que les sensations ne sont pas non plus supprimées et que ce n’est pas tout à fait la mort des sens comme le prétend la malade [p. 229] toutes sortes d’expériences que je ne puis indiquer prouvent que Madeleine sent très bien les objets que je place dans sa main pendant l’extase, qu’elle les reconnaît, qu’elle entend et qu’elle voit, si elle consent à ouvrir les yeux, Il n’y a pour les sensations comme pour les mouvements qu’une paresse du sujet, qui a de la peine à détourner son attention pour faire ce qu’on lui demande.
Enfin, et c’est là un fait extrêmement important, le sujet n’a pas non plus de véritables troubles de la mémoire, Après l’extase il peut parfaitement se rappeler tout ce qui s’est passé pendant l’état anormal. Non seulement Madeleine me raconte par écrit et très longuement les pensées qui ont occupé son esprit pendant l’extase, mais encore elle peut m’indiquer les expériences que j’ai essayé de faire sur elle, les piqûres que j’ai faites, le nombre de pointes de l’esthésiomètre, les objets mis dans la main, les positions données aux bras, etc., Ces observations, comme les précédente, montrent que l’extase se rapproche beaucoup, par certains côtés, des catalepsies et des somnambulismes hystériques, mais qu’elle ne leur est pas complètement identique et qu’il nous faut chercher dans d’autres phénomènes ce qui la caractérise.

IV

 

Un autre fait me paraît mériter d’attirer notre attention : il est décrit par tous les extatiques et il se montre très important dans notre observation, c’est un sentiment de bonheur, de joie indicible qui se mêle à toutes les opérations de l’esprit, qui dure pendant toute l’extase et qui se prolonge quoique affaibli pendant un certain temps après le réveil. Toute jeune, Madeleine appelait ces périodes extatiques des états de joie intime. Je recopie au hasard les expressions dont elle se sert perpétuellement maintenant pour faire connaître le bonheur qu’elle ressent dans ces états : « J’ai ressenti comme une joie intérieure qui s’est répandue jusque dans tout mon corps… l’air que je respire, la vue du ciel, le chant des oiseaux, tout m’a causé des jouissances inexprimables, j’ai vu des beautés inaccoutumées, en marchant je me suis sentie soutenue et j’ai éprouvé dans l’air une véritable volupté. Vraiment la jouissance de l’homme est bien relative ; en sortant de mon [p. 230] sommeil il m’est arrivé de trouver au pain sec et à l’eau une saveur délicieuse que celle des mets les plus recherchés ne peut procurer… J’ai des jouissances que, en dehors de Dieu, il est impossible de connaître… La terre devient vraiment pour moi le vestibule du ciel, mon cœur jouit à l’avance de la félicité qui lui est réservée…, je voudrais pouvoir communiquer ma joie…, mes impressions sont trop violentes et j’ai de la peine à  comprimer mes transports de bonheur… J’étais loin de penser que les odeurs fussent aussi délicieuses, je ne trouve pas de mots pour exprimer le bonheur que j’ai ressenti en respirant les odeurs de la salle…, l’ai une jouissance sur la bouche et sur les lèvres qui me rassasie, je ne sens plus la faiblesse ni le besoin, la douceur et l’enivrement sont continuels… »
Ce sentiment de béatitude au cours de certains états anormaux est loin de nous être tout à fait inconnu. Je me souviens d’une malade qui était autrefois dans le service de Charcot : elle était franchement hystérique et avait des attaques graves de contractures généralisées, tous les muscles de la vie volontaire étaient immobilisés par la contracture et elle restait indéfiniment dans cet état de raideur, si on ne défaisait pas’ ces contractures par un massage approprié. Toutes les fois que l’on mobilisait ainsi ses membres et qu’on la réveillait de cette torpeur, elle gémissait et se fâchait contre nous en disant qu’on la retirait -de force d’un état absolument délicieux où elle aurait voulu rester indéfiniment. Depuis, j’ai observé le fait à plusieurs reprises dans des attaques de catalepsie hystérique.
Ce sentiment de béatitude a également été décrit d’une manière très intéressante dans certains évanouissements profonds et même dans les instants qui précèdent la mort (5). Mais ils sont plutôt exceptionnels dans ces divers états tandis qu’ils sont la règle dans l’extase et que l’on peut les considérer comme tout à fait caractéristiques de cet état.
Ces sentiments soulèvent un très important problème de psychologie et je crois que leur étude serait très féconde non seulement pour l’interprétation de ces états névropathiques, mais encore pour la théorie des émotions et des sentiments. En effet, depuis quelques années règne en psychologie la conception que James et Lange ont proposée pour l’explication [p. 231] des émotions : celles-ci ne seraient que la conscience des modifications musculaires, respiratoires et vaso-motrices déterminées dans l’organisme à propos d’un état psycholo-

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gique. Tout récemment dans une thèse remarquable soutenue à la Sorbonne, M. le Dr Dumas a analysé avec soin tous les phénomènes physiologiques qui accompagnaient la joie et la tristesse. Il a montré que d’ordinaire la joie se développe à [p. 232] l’occasion d’une excitation de toutes les fonctions ; la force musculaire est plus grande, les mouvements plus vifs et plus nombreux, la respiration plus ample, la circulation plus active. Or, chose curieuse, on remarque exactement les caractères inverses dans ces béatitudes des catalepsies hystériques, des agonisants ou des extatiques. Cette remarque prouve, à mon avis, que cette théorie de l’émotion est trop restreinte et qu’il faut, dans l’interprétation de la joie et de la tristesse, faire plus de place à l’étude des modifications purement cérébrales, des variations de l’activité mentale, des oscillations du niveau mental qui doivent souvent déterminer des sentiments tout particuliers dans lesquels la conscience des variations périphériques n’est que secondaire.
Il faudrait donc, pour comprendre ce sentiment, bien se rendre compte de la manière dont l’esprit fonctionne pendant l’extase. Nous ne pouvons étudier complètement ici ces phénomènes, car il y a plusieurs formes ou degrés d’extase que sainte Thérèse appelait déjà des degrés d’oraison. Mais il y a dans tous certains caractères communs qui me semblent très instructifs.
L’extase de Madeleine est remplie par une sorte de méditation dans laquelle les pensées et les images sont très nombreuses. Ces pensées sont toutes coordonnées autour d’un seul centre, naturellement autour de quelque sujet religieux ; tantôt il s’agit de la vision intellectuelle des perfections infinies de Dieu, ou de son amour qui embrasse l’universalité du ciel et de la terre, tantôt il s’agit d’une longue méditation sur l’image de la très sainte Vierge, sur la naissance de Jésus, sur sa mort, etc. Les sujets de ces méditations sont assez variés, d’un ordre tantôt philosophique, tantôt moral, tantôt simplement descriptif. Quelle que soit la méditation, l’unité de la pensée est frappante, le même sujet de réflexion est conservé pendant des heures, toutes les pensées y sont rattachées, et, s’il survient quelque image accidentelle déterminée par une association d’idées, elle est immédiatement rattachée au sujet général par des comparaisons ou des métaphores. Il en résulte que ces méditations sont remplies de paraboles dont nous pouvons citer un exemple.
« Un bourdonnement, raconte Madeleine, me fit penser à une petite mouche, je contemplais cette petite mouche sur le bord d’un vase de lait et je me plaisais à lui sauver la vie [p. 233] quand elle tomba au dedans. Je la retire, je la lave, je la vois achever sa toilette sur mon doigt, elle semble alors comme apprivoisée et reconnaissante, je m’y attache bientôt pas-

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sionnément. J’étais heureuse qu’elle ne voulût pas me quitter, je cherchais en mon esprit quelle nourriture je pourrais bien lui donner, je sentais que je lui aurais volontiers donné tout mon sang, tant était grande ma tendresse pour elle. Alors une [p. 234] voix intérieure m’a dit : « T’étonneras-tu que Dieu aime l’homme, bien qu’il ne soit devant lui qu’un atome? Lui aussi prend plaisir à  dégager ton âme de la glu des choses de ce monde, afin qu’entièrement détachée et purifiée elle puisse prendre sa volée; ce que tu voulais faire pour celte petite mouche, il l’a réalisé pour toi, il te donne son corps et son sang. » Il me semble que je me plonge dans cet amour… »
Ou bien ce sera la contemplation des petits oiseaux, parce qu’elle en entend les cris dans la cour : « J’ai pensé à la tendresse paternelle de Dieu dont le regard divin suit toutes les évolutions de mon être comme mon regard suit le vol des oiseaux. L’âme a besoin comme l’oiseau de se nourrir perpétuellement. La nourriture c’est Dieu qu’elle rencontre en toutes choses, dans le vol des oiseaux je vois différentes images des manières de prier… »
Un autre caractère de ces pensées, c’est la conviction absolue de la réalité : la joie est poussée à l’extrême, les mystères semblent tangibles, clairs et certains. « Je comprends parce que je le vois, je le touche, le dogme de la Sainte Trinité et de l’Immaculée Conception. » Cette croyance extrême amène sa conséquence psychologique ordinaire qui est l’hallucination. Elle voit toutes les choses auxquelles elle pense : « Dieu est comme un divin soleil qui apparaît aux yeux de mon âme… J’ai vu des splendeurs impossibles à rendre, un voile se soulevait dans un coin, les soleils se succédaient les uns aux autres toujours plus lumineux et plus beaux… C’était tout un abîme de lumière, plus éblouissant que le soleil, plus étincelant que tous les diamants, les innombrables feux qui s’en échappaient changeaient sans cesse et paraissaient toujours plus beaux, une voix me disait que Dieu me faisait ainsi entrevoir quelque chose de sa gloire et des splendeurs du ciel… » C’est ainsi qu’elle voit apparaître également la figure de Jésus-Christ avec différentes expressions, l’image du Crucifié, et surtout la Vierge Marie. Elle s’efforce ensuite dans des petites peintures de reproduire en partie ce qu’elle a entrevu et, comme un artiste qui n’atteint pas l’idéal, elle est toujours désespérée de la différence qu’il y a entre ces reproductions et le tableau original (figures 12, 13 et 14). Cette conviction amène aussi l’assurance dans les idées, la croyance qu’elle prévoit l’avenir, qu’elle voit à distance. Bien entendu je n’ai pu constater dans ces prophéties [p. 235] ou dans ces visions aucune ombre de vérité. C’est avec grand’peine que je puis obtenir les prophéties avant l’événement,

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elle aime beaucoup mieux, quand les événements surviennent, rester convaincue qu’elle les a prévus.
A un degré plus élevé de l’extase, elle se rend moins compte des détails, les caractères essentiels d’unité et de conviction dans la réalité de ce qu’elle pense subsistent seuls, elle a [p. 236] « comme une vue panoramique, il y a comme une beauté supérieure qui domine tout l’ensemble, me saisit et m’empêche de m’arrêter aux détails ». Elle ne peut dire ce qu’elle a vu « car les pensées ont été trop rapides… II me serait impossible de dire les pensées que j’ai eues en contemplant Dieu dans son essence ; l’âme se délecte, se noie dans ce spectacle. »

A un degré encore supérieur elle ne sait plus rien sinon qu’elle a eu de l’adoration et du bonheur, la conscience semble se perdre, comme on l’a dit bien souvent, par excès d’unité, par absence de variété et de multiplicité. J’espère reprendre un jour dans une étude plus complète ces différents degrés d’extase sur lesquels cette malade m’a communiqué des documents fort intéressants ; je ne remarque maintenant qu’une seule chose, c’est l’unité, la conviction de ces pensées.

V

Il ne faudrait pas croire que ces caractères d’unité, de décision, de certitude, existent pendant toute la vie de l’extatique ; elle traverse au contraire très souvent des périodes absolument différentes dont la considération me paraît très importante pour comprendre les premières. J’ai été très souvent étonné au début de mon étude de l’attitude de Madeleine ; cette personne si religieuse, si croyante, persuadée que son esprit était éclairé par Dieu lui-même, se présentait avec des incertitudes angoissantes tout à fait extraordinaires chez une telle personne. Elle hésite, elle doute, elle est envahie par des idées fixes impulsives qui la tourmentent horriblement, elle croit avoir une mission, devoir révéler certaines choses, devoir faire le voyage de Rome, ou bien elle croit qu’elle est folle, etc. Mais ces idées ne se présentent plus du tout comme les hallucinations de l’extase, elles ne sont qu’à demi-impulsives, le sujet peut ne pas s’y laisser aller et, en fait, il n’a jamais rien exécuté de toutes les sottises auxquelles il se croit poussé. Il n’y a plus non plus d’hallucinations, l’objet de l’action n’est pas vu clairement, mais à la place de l’impulsion précise et de l’hallucination se développent des doutes, des hésitations interminables, des interrogations, le besoin de se rassurer elle-même, le besoin de se faire diriger par quelqu’un et en même temps des troubles émotifs avec des angoisses [p. 237] énormes. En un mot, pour qui a l’habitude de ces malades, Madeleine a complètement changé de catégorie: tout à l’heure c’était une extatique qui se rapprochait des hystériques en catalepsie, maintenant c’est une psychasthénique atteinte du délire du scrupule. Tous les extatiques connaissent ces périodes, c’est ce qu’on appelle « les phases de sécheresse, d’abandon de Dieu »; « ce sont des moments, dit notre malade, où Dieu se retire abandonnant l’âme à ses propres forces… Ma foi est exposée plus que je ne puis dire, l’esprit malin me suggère une multitude de pensées et d’imaginations subtiles, je crois que tout ce que j’ai pensé n’est plus la vérité, il y a de grandes tempêtes dans mon esprit et je serais très heureuse si je pouvais savoir que je suis folle et que tout cela n’est que de la maladie. »
Ce délire du scrupule et du doute qui, à certains moments, est chez Madeleine indubitable, a comme toujours ses origines dans les troubles antérieurs de la volonté et de l’attention. Cette malade a eu de tout temps une grande timidité, une grande émotivité, elle avait peur du monde où elle n’aurait pas trouvé « une affection en retour de la sienne, je ne me sentais pas le courage de vivre dans un monde pareil »; elle était impressionnable au plus haut degré, se fatiguait et s’épuisait’ dans la lutte journalière contre tous les incidents de la vie. Encore aujourd’hui je suis étonné par moments du caractère qu’elle présente ; cette femme qui dans ses périodes de consolation pousse l’amour du prochain et la charité à l’invraisemblable, est d’une susceptibilité puérile, s’affecte de tout et souffre horriblement des plus petites choses. C’est dans ce caractère qu’il faudra plus tard analyser en détail que se trouve l’origine des obsessions et des crises de scrupule. Mais est-il possible de rattacher ensemble ces deux périodes tout à fait opposées, les crises d’extase et ces périodes de scrupules ?
Quand on regarde superficiellement les extatiques, surtout d’après les descriptions classiques, il semble que le diagnostic médical ne soulève pas de difficulté ; ces crises d’immobilité cataleptique, cette oblitération de tous les sens semblable à la mort, ces hallucinations intenses font penser sans hésitation à l’hystérie et la plupart des médecins ont rangé les extatiques parmi les hystériques. Dans un de mes ouvrages déjà anciens je me suis permis une liberté qui m’a été vivement reprochée, j’ai appelé sainte Thérèse la patronne des hystériques : je [p. 238] crois bien que sainte Thérèse avait l’esprit assez large pour ne pas s’en offusquer, et pour accepter de patronner nos petites malades. Mais aujourd’hui, après avoir étudié pendant des années une extatique analogue qui était sous mes yeux, j’ai des scrupules au point de vue de l’exactitude du diagnostic médical. Les crises d’extase se rapprochent sans doute du somnambulisme hystérique, mais aucun symptôme n’y est précis et complet. Nous avons vu ce qu’il faut penser de l’immobilité, de l’anesthésie qui n’existent qu’en apparence, nous avons vu que l’amnésie ne s’y trouve pas. L’hallucination, elle, n’est pas absolument complète puisque le sujet ne la prend jamais pour une réalité et ne se laisse pas aller à agir en conséquence ; ce n’est donc qu’une hystérie atténuée, incomplète. D’autre part, pendant tout le reste de la vie se développe la maladie du scrupule qui est toute différente de l’hystérie, la position des malades est en réalité, intermédiaire entre ces deux névroses. Comment peut-on la comprendre ?
L’état de scrupule ou d’aboulie est déterminé par une incapacité mentale de réunir d’une manière ferme le grand nombre des idées, des sentiments, des sensations qui affluent à notre conscience. Quand l’esprit est vigoureux, il peut conduire tous ces phénomènes psychologiques au dernier degré de la pensée consciente. Ce dernier degré dépend surtout de ce qu’on peut appeler la fonction du réel ; il donne la décision à la volonté, la certitude aux idées, le plaisir du présent aux sentiments. Quand nous cessons de pouvoir parvenir à ce dernier degré, nous restons dans les états de pensée inférieure caractérisée par le doute, l’hésitation le défaut du sentiment du réel, l’indifférence aux choses présentes. Cet état surtout, s’il se prolonge, est très pénible, et le malade fait des efforts désespérés pour en sortir. Quelques-uns ont senti ou deviné que l’une des principales difficultés de cette synthèse mentale, était la multiplicité des phénomènes psychologiques, et ils sont amenés probablement tout à fait inconsciemment à cette solution : qui consiste à restreindre leurs pensées pour les mieux étreindre. La complication de notre vie est, en effet, la grande raison de cette complexité mentale : que d’affaires soulèvent les relations sociales, que de tendances et de désirs amènent la recherche de la fortune et du pouvoir, que de complications et de soucis renferme la famille. Notre vie ne serait-elle pas bien plus simple en supprimant ces complications ? [p. 239] Déjà des scrupuleux qui ne sont pas du tout des extatiques arrivent sans s’en douter à cette solution, Je connais une jeune fille très bien douée, très artiste et très riche qui, depuis six ans, vit seule dans un petit appartement, sans voir jamais sa famille, sans recevoir personne, si ce n’est son médecin, sans jamais sortir, presque sans rien connaître du monde extérieur ; il est certain que dans cette retraite ses phobies, ses angoisses, ses hésitations de toute espèce, se sont fort atténuées, et qu’elle a pu se faire une existence, sinon agréable, du moins exempte des souffrances du délire.
Ne peut-on pas se demander si les phénomènes extatiques ne se développent pas chez certains scrupuleux par un mécanisme analogue ? Un professeur de philosophie de Lausanne, M. Murisier, dans un petit livre, à mon avis très remarquable, sur la pathologie du sentiment religieux, a exprimé sur ce point quelques idées qui ne peuvent pas me déplaire, puisque j’étais arrivé de mon côté à des conceptions analogues, en étudiant les scrupuleux ; je vous signale ce petit livre où vous trouverez le développement de ces réflexions que je résume brièvement.
Il ne faut pas oublier un grand caractère par lequel commence la maladie de l’extase, c’est le symptôme pathologique de l’ascétisme, ces malades se suppriment successivement toutes les joies, et en même temps tous les désirs de la vie, et toutes ses complications, le luxe, les honneurs, les relations sociales, la famille. C’est, paraît-il, pour faire plaisir au bon Dieu, n’est-ce pas plutôt pour se faire plaisir à eux-mêmes, parce qu’ils commencent déjà à trouver le calme dans cette vie restreinte ? Les véritables extatiques vont encore plus loin, ils arrivent à supprimer par moments toutes les actions matérielles, la perception même du monde extérieur, et ils se renferment dans la contemplation intellectuelle d’un très petit nombre d’idées, Mais alors ils n’ont plus de peine à embrasser ces idées, à les conduire à la perfection psychologique, à ce dernier degré où les idées touchent au réel, déterminent la décision volontaire, la certitude et l’unité absolue de la pensée, Je me demande, c’est une hypothèse que je vous propose en terminant, si la béatitude caractéristique de l’extase n’est pas due à cette perfection momentanée des idées à laquelle les malades ne sont pas accoutumés. Les scrupuleux ont aussi des oscillations du niveau mental : quand ils sont au bas [p. 240] degré, incapables de pousser au réel, et d’unifier leurs idées, ils ont une souffrance perpétuelle, et ils deviennent très heureux, quand pour un moment leur esprit monte plus haut et atteint la certitude. C’est cette unité, cette concentration de l’esprit sur un point qui donne au sujet le sentiment d’une activité mentale complète et lui fait éprouver ce bonheur.
L’extatique est donc un scrupuleux qui tend vers l’hystérie, qui s’en approche momentanément sans y atteindre jamais tout à fait. Il est probable que c’est par une concentration du même genre qu’il arrive à produire ses stigmates et ses attitudes qui se rapprochent des vésications et des contractures hystériques. Vous voyez tout l’intérêt que peut présenter l’étude d’un cas d’extase, je n’ai fait que soulever ces problèmes devant vous et j’ai essayé de vous montrer leur intérêt. Une intelligence plus profonde du mécanisme de ces divers troubles développerait beaucoup nos connaissances sur la volonté et la croyance ; elle ne serait pas inutile pour l’enseignement moral en nous montrant l’importance de la volonté énergique et de l’attention, en nous permettant peut-être d’arriver à une unité suffisante de nos petites personnes sans avoir besoin de faire tous les sacrifices de l’ascétisme.

 

Dr Pierre JANET

 

(1). E. Murisier. Des maladies du sentiment religieux, 1 vol. in·12, chez F. Alcan, 1901.

(2). American Journal of Psychology, 1897.

(3) Cette altitude et cette démarche de la malade ont déjà été complètement étudiées au point de vue clinique dans une leçon de M. le professeur Raymond, 1896 (Leçons cliniques de M. le P’ Raymond, 1897), et dans une communication présentée par M. Raymond et pal » moi-même au Congrès de Psychologie de Munich, 1896.

(4) Saint François de Sales. Traité de l’amour de Dieu. liv. VI, ch. 20.

(5) Egger : Le moi des mourants, Revue philosophique, 1896, p. 28.

 

 

 

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