Un nouveau cas de paramnésie. Par Ludovic Dugas. 1910.

DUGASX0001Ludovic Dugas. Un nouveau cas de paramnésie. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXIX, Janvier à juin 1910, pp. 623-624.

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507.[en ligne sur notre site ]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site ]
— Dépersonnalisation et fausse mémoire. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet-décembre 1898, pp. 423-425. [en ligne sur notre site ]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.– La note de bas de page a été renvoyée en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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UN NOUVEAU CAS DE PARAMNÉSIE

Depuis une dizaine d’années je collectionne sans grand profit des cas de fausse reconnaissance. Je constate qu’ils sont fréquents (1 sur 10 en moyenne des sujets observés), mais d’une désespérante monotonie. En voici un pourtant qui sort de l’ordinaire il s’accompagne d’une prévision toujours démentie.

Je me trouvais, dit D., dans le cabinet de mon père, debout, près de sa table de travail. Je feuilletais un numéro des Annales littéraires, arrivé le matin. Tout d’un coup j’éprouvai la sensation d’avoir lu déjà un titre d’article, se détachant au milieu d’une colonne ; en tournant les pages et lisant d’autres titres, j’eus la même impression. Il me semblait revivre une minute de ma vie déjà vécue, dans des conditions qui s’étaient déjà produites et se reproduisaient identiques. C’est, me disais-je, dans la même position, debout, près de la table de ce bureau, par un beau jour comme celui-ci, avec ce vase de chrysanthèmes à ma gauche, la lampe en face de moi, que j’ai lu déjà ce même numéro de Revue. Or (et c’est ici que commence une illusion nouvelle, s’ajoutant à la paramnésie proprement dite ou fausse interprétation des sensations actuelles comme souvenirs) je me rappelle, je sais que, dans cet état d’esprit, dans ces mêmes conditions où je me suis trouvé déjà, ma sœur est entrée dans le bureau, s’est assise à la table et s’est mise à écrire. Je vais donc la voir apparaître, s’avancer avec ses mouvements, ses gestes d’autrefois, et je le croyais si bien que je me retournai vers la porte. Mais la porte ne s’ouvrit pas, mon attente fut trompée. Je haussai alors les épaules, m’écriai tout haut c’est idiot et le phénomène disparut.

Plusieurs fois D. a eu la même illusion;; toujours cette illusion a été une paramnésie, compliquée d’une prévision reconnue fausse, et se dissipant alors aussitôt et par là même.

L’originalité de ce cas ne consiste point en ce que le sujet s’imagine à la fois se souvenir de ce qu’il éprouve pour la première fois et pressentir ou prévoir qu’il va l’éprouver. Rien de plus ordinaire, dans la paramnésie, que la coexistence de ces deux illusions contraires et en apparence incompatibles. On dirait que la perception est alors comme [p. 624] délogée de sa position normale, qu’elle ne peut plus tomber en place, qu’elle glisse, tantôt en avant, tantôt en arrière, qu’elle recule dans le passé ou devance l’avenir, ou qu’elle oscille de l’un à l’autre. Mais d’ailleurs elle n’est pas atteinte en elle-même, modifiée quant au fond, elle n’est que déplacée on s’attend à voir arriver ce qui arrive, ou on se souvient de l’avoir déjà vu arriver. En d’autres termes, la représentation est exacte ; elle est la représentation de ce qui arrive réellement l’illusion ne porte que sur l’interprétation qu’on en donne, soit comme souvenir, soit comme prévision. Cela est si vrai que le sujet présente lui-même sa prévision comme une illusion rétrospective. Il raisonne ainsi je reconnais ce qui m’arrive comme m’étant déjà arrivé; il faut donc ou que je l’aie perçu ou que j’aie prévu que j’allais le percevoir. « Je sentais seulement que j’avais dû percevoir, puisque je reconnaissais ». (2) On pourrait dire alors que le sujet ne prévoit pas vraiment ce qu’il perçoit, ne se le représente pas d’avance, mais sent venir la perception, et, quand elle est venue, croit alors, et seulement alors, l’avoir prévue. C’est ainsi que M. Bernard-Leroy interprète tous les faits de prévision illusoire, liés à la fausse reconnaissance.

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Le cas que nous avons rapporté montre que cette interprétation est trop étroite. Il y a aussi ou il peut y avoir des cas de prévision réelle, où le sujet ne s’attend pas seulement à ce qui va arriver, mais l’imagine d’avance, et l’imagine autre qu’il n’est. Et ce qui est remarquable, c’est que les faits imaginés ont alors autant de relief que les faits perçus, et déterminent une croyance aussi forte. Notre sujet ne distingue pas, au point de vue de la netteté des images et de l’adhésion que son esprit donne à la réalité de leur objet, entre la reconnaissance de ce qu’il imagine faussement et qui n’arrive point, et la reconnaissance de ce qu’il perçoit et dont il constate la réalité. En présence de ce nouveau cas, on ne peut donc plus regarder la paramnésie comme étant toujours l’interprétation fausse d’une perception vraie. La fausse reconnaissance peut se trouver jointe, soit à une perception, soit à une pure image. Elle ne change pas pour cela de nature ; elle acquiert seulement une portée plus grande que celle qu’on était tenté jusqu’ici de lui attribuer.

Il en résulte encore une autre conséquence c’est qu’on doit chercher l’explication de la paramnésie, non dans l’analyse de la perception, qui en est le point de départ et l’occasion, mais dans l’état cérébral antérieur à la perception. Elle est, ce qu’on soupçonnait déjà depuis longtemps, non un trouble de la perception, mais un trouble de la personnalité tout entière. C’est pourquoi elle peut être liée à tous les états, aux images comme aux perceptions, et à d’autres phénomènes aussi sans doute, que les perceptions et les images.

L. DUGAS.

NOTE

(1) Bernard Leroy L’illusion de la fausse raconnaissance, p. 54 et suiv. (F. Alcan.)

 

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