Raymond de Saussure. La valeur scientifique de la psychanalyse. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-huitième année, 1924, pp. 509-517.

saussurescientifique0001Raymond de Saussure. La valeur scientifique de la psychanalyse. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-huitième année, 1924, pp. 509-517.

Raymond de Saussure. Né et mort en Suisse, à Genève (1894-1971). Il est le fils du très célèbre linguiste Ferdinand de Saussure, dont Jacques Lacan reprendra les principaux travaux en les développant dans sa pensée. Après avoir entrepris des études de lettres et de psychologie, il s’oriente vers les études médicales et devient médecin confirmé à Zurich, il poursuit sa formation de psychiatre en France, à Paris, puis à Vienne, et enfin à Berlin. Il est analysé par Freud, puis par Franz Alexander. Elève de Théodore Flournoy, il a été un des fondateurs de la Société Psychanalytique de Paris, et un zélateur efficace pour la psychanalyse en France et en Suisse romande. Ses recherches et ses travaux restent très influencés par ceux de son père, en particulier, ses développements sur le langage, comme celui que nous proposons ici. Quelques unes de ses publications :
— La méthode psychanalytique. Avec une préface de M. le professeur Sigmund Freud. Lausanne et Genève, Payot et Cie, 1922. 1 vol. in-8°.
— Raisonnements par assonances verbales. Article parut dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), douzième série — tome deuxième, quatre-vingt-unième année, 1923, pp. 402-409. [en ligne sur notre site]
— En collaboration avec Henri Claude . De l’organisation inconsciente des souvenirs. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), dix-neuvième année, 1924, pp. 360-369. [en ligne sur notre site]
— Remarques sur la technique de la psychanalyse freudienne. Article parut dans la revue « L’Evolution psychiatrique », (Paris), 1925, pp. 37-54. [en ligne sur notre site]
— La psychologie du rêve dans la tradition française. Extrait de l’ouvrage « René Laforgue. Le rêve et la psychanalyse », Paris, 1926, pp. 18-59. [en ligne sur notre site]
— Prophylaxie du crime et de la délinquance dans la jeunesse. In «  l’Encéphale », n°5, mai, 1931, pp.101-116.
— Le miracle grec. Etude psychanalytique sur la Civilisation Hellénique. Paris, Editions Denoël, 1939. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque psychanalytique ».
— Réflexions sur la psychodynamique. In « Revuefrançaise de psychanalyse », (Paris), volume 13, n°3, 1949.
— En collaboration avec Franz Gabriel Alexander, Anna FREUD, & M. Levine M. Evolution et tendances actuelles de la psychanalyse. Tome V. Comptes-rendus du Congrès international de psychiatrie de 1950. Paris, Hermann et Cie, 1950. 1 vol.
— En collaboration avec Léon Chertock (1911-1991). Naissance du psychanalyste, de Mesmer à Freud. Paris, Payot, 1973. 1 vol. 13.5/22.5, 292 p., 2 ffnch. Dans la collection « Science de l’homme ».

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 509]

LA

VALEUR SCIENTIFIQUE DE LA PSYCHANALYSE

par

R. de SAUSSURE (1)

On comprend sous le nom de psychanalyse : 1° une méthode qui doit être envisagée, soit au point de vue thérapeutique, soit au point de vue scientifique ; 2° un ensemble d’observations faites en se servant de cette méthode ; 3° un ensemble de doctrines qui représentent l’interprétation systématique des résultats acquis par la pratique psychanalytique. Dans notre exposé, il ne peut être question d’examiner toute la pensée de Freud, nous nous contenterons d’envisager la valeur scientifique de sa méthode.

Dans tous les pays, les critiques adressées à la psychanalyse ont été très vives, si en France elles ont été plus violentes encore qu’ailleurs, cela provient avant tout de ce fait que, de l’œuvre de Freud, n’ont été traduites que les doctrines et non les ouvrages concernant la méthode. Plusieurs savants français ont voulu vérifier les assertions du psychiatre viennois en se servant d’autres techniques que la sienne ; ils ont abouti à des résultats différents et en ont conclu que la doctrine freudienne était erronée. Il en a été de même en histologie où quelques hommes du métier ont longuement discuté sur l’existence ou la non-existence de certains phénomènes. Leurs discussions n’ont pris fin qu’à partir du moment où ils se sont servis de la même technique de coloration. Si l’on veut pouvoir comparer les résultats, il importe en psychopathologie aussi d’employer les mêmes méthodes. Les psychiatres français qui ont essayé d’appliquer la technique freudienne, se sont aperçus que la psychanalyse, loin d’être une science négligeable, représentait un champ d’études fort intéressant (2).

Pour bien comprendre la valeur de la psychanalyse, il importe de la [p 510] situer dans l’ensemble des méthodes d’investigation psychiatrique. Celles-ci peuvent être divisées en deux groupes : celles qui ont recours à l’interrogation et celles qui s’adressent à l’observation.

L’interrogatoire a l’avantage d’être rapide et précis, mais le médecin qui l’emploie sait généralement à l’avance ce qu’il veut demander au malade ; il se conforme à un schéma et par suite, il est tenté de vérifier des faits connus, au lieu de se lancer dans des recherches originales. De plus on risque parfois, à force de poser des questions dans un même sens, de suggérer des réponses au malade. La méthode d’observation a cet avantage de pousser le médecin à voir le patient tel qu’il est, sans parti pris. Elle conduit souvent à des points de vue nouveaux et originaux. Cependant elle présente un inconvénient, celui de faire perdre du temps au praticien. Le sujet ne cause pas toujours et il entraîne son interlocuteur dans des digressions inutiles et interminables. Pour ces raisons, les psychiatres emploient en général avec un même malade, alternativement l’observation et l’interrogatoire.

L’investigation psychanalytique représente une variété de la méthode d’observation.

Après avoir placé votre sujet en décubitus dorsal sur un divan et vous être assis derrière lui, vous lui demandez de raconter tout ce qui lui passe par la tête. Qu’il s’agisse de faits qui lui paraissent insignifiants, qu’il s’agisse d’allusions personnelles ou qu’enfin ce soient des pensées honteuses ou révoltantes qui lui viennent à l’esprit, il faut que votre sujet vous fasse part de tout avec une sincérité absolue. Vous poursuivez ces entretiens chaque jour pendant une heure de temps. Tel est l’essentiel de la technique freudienne (3).

Cette méthode ne peut naturellement pas être appliquée à tous les malades. Outre qu’elle exige beaucoup de temps, elle réclame du psychanalysé un certain degré de culture qui le mette à même de faire ce travail constant d’introspection, lequel est à la base de notre technique. Elle demande d’autre part du patient une intégrité complète de l’intelligence. Elle s’adresse donc avant tout aux obsédés, aux phobiques, aux impulsifs, à certains tiqueurs et à ce groupe de schizomanes que le professeur Claude et ses élèves Borel et Robin ont récemment mis en lumière.

Le but des méthodes psychiatriques est de nous renseigner sur les symptômes que présentent les malades ; au contraire, lorsqu’on applique la psychanalyse, on connaît déjà les symptômes dont ils sont affligés ; ce qu’on cherche, ce sont les mécanismes qui ont présidé à la formation des manifestations pathologiques. C’est dire que l’objet d’investigation de la psychanalyse est différent de celui de la psychiatrie classique ; [p. 511] néanmoins la méthode freudienne reste une méthode psychiatrique en ce sens qu’elle étudie aussi les phénomènes de la pathologie mentale. J’espère avoir mis en relief, par ce qui précède, ce fait que la psychanalyse jusqu’ici ne présente rien de ce caractère rébarbatif que lui prêtent certains critiques. Elle est une méthode d’observation tout comme une autre.

Il nous reste maintenant à préciser l’objet des études psychanalytiques. Nous diviserons ce sujet en trois paragraphes, à savoir : 1° Les tendances et les événements refoulés ; 2° L’interdépendance des préoccupations ; 3° Les modes d’expression de la pensée inconsciente.

Les tendances et les événements refoulés.

Nous ne parlerons pas ici des tendances inconscientes de notre être, cela nous entraînerait dans l’exposé d’une grande partie des doctrines freudiennes. Examinons plutôt ce que l’on entend par un événement refoulé. En voici un exemple :

Charlotte est une malade de l’Asile de Cery (Lausanne). Elle dort mal, s’alimente mal, et présente une paraplégie de nature vraisemblablement hystérique. Depuis plusieurs mois qu’elle est souffrante, aucune médication ne l’a soulagée. Elle croit voir des cordes, elle est obsédée par l’idée du suicide. Dès qu’on veut lui parler, tout se brouille dans son esprit, elle devient incohérente. Chaque soir, elle réclame qu’on enlève de sa chambre sa serviette de toilette. Un matin, j’entre chez elle et je lui demande brusquement à quoi lui fait penser cette serviette. Par cette question rapide et inattendue, je suis arrivé à lui faire retrouver un événement qui depuis plusieurs mois la tourmentait, sans que jamais elle fût arrivée à l’évoquer par elle-même. L’incident que voici était à la base de ses obsessions : elle avait été appelée peu de temps avant le début de sa maladie, au milieu de la nuit, par une de ses amies. Celle-ci lui raconta qu’elle s’était disputée avec son mari, que celui-ci s’était enfermé dans sa salle de bain et qu’il refusait de répondre. On força la porte et notre malade vit que le mari de son amie s’était pendu avec son linge de bain. Elle fut très émue, put cependant réconforter la veuve, mais quelques jours plus tard, cette scène s’effaça de sa mémoire et l’état obsessionnel débuta. Pendant tout le cours de sa maladie, Charlotte, quoique tourmentée par cet événement, avait été incapable de l’évoquer (4).

En Allemagne, le Dr Deutsch a essayé de vérifier ces faits expérimentalement. Il hypnotise M. X… et sous hypnose lui suggère une scène terrifiante, par exemple qu’il est poursuivi dans un bois par des brigands. Le sujet, devenu très suggestible par l’état de sommeil provoqué, croit à la réalité de la poursuite et devient anxieux. Deutsch, avant de le réveiller, lui dit que chaque fois qu’il tirera son mouchoir de sa [p. 512] poche, M. X… entrera dans le même état d’angoisse qu’il vient d’éprouver. Il réveille son patient et après une heure fait le geste convenu, X… devient anxieux. Notre médecin lui demande pourquoi il pâlit et a l’air si effrayé, mais le sujet ne peut fournir aucune explication. Deutsch s’informe alors auprès de lui pour savoir s’il n’a pas été poursuivi une fois par des brigands dans un bois. X… nie toute aventure de ce genre. Notre confrère entreprend sur lui une psychanalyse. Par cette méthode enfin, le patient arrive peu à peu à reconstituer par bribes l’événement suggéré. Par la suite, Deutsch eut beau tirer son mouchoir de sa poche, X… ne devint plus anxieux.

Cette expérience est intéressante à deux points de vue : 1° elle nous montre qu’il peut y avoir une imperméabilité complète entre notre conscient et notre inconscient (5) ; 2° elle nous apprend que la psychanalyse est capable de vaincre cette imperméabilité.

Passons maintenant au second objet des investigations freudiennes, à savoir :

L’interdépendance des préoccupations d’un malade.

Le psychiatre cherche les symptômes d’un malade comme le grammairien cherche les substantifs ou les verbes d’une phrase. Le but de la psychanalyse est celui de la syntaxe. Elle cherche quelle est la valeur réciproque des tendances et des souvenirs. Prenons un exemple. Prosper est un obsédé ; quand nous l’interrogeons sur ses préoccupations, il nous répond volontiers qu’il est ennuyé d’avoir rompu ses fiançailles trois ans auparavant, que toute dépense est pour lui l’objet d’interminables inquiétudes, que le cours du change l’affecte énormément et qu’enfin il ressent à l’égard de son frère cadet une vive jalousie. Celui-ci, en effet, a repris la forge de leur père, parce que Prosper était trop faible musculairement pour ce genre de travail. Aux yeux de notre malade aucun lien ne réunit ces diverses préoccupations. Je lui demande un jour pourquoi il se fait tant de soucis d’argent alors qu’il appartient à une famille aisée de paysans. Prosper est incapable de répondre. Cependant, après un long temps de silence, le souvenir suivant lui vient à l’esprit : « Quand nous étions enfants, nous nous amusions parfois à jouer la messe. C’était toujours moi qui représentais le curé. » Ce jeu lui en rappelle un autre : il s’amusait souvent avec son frère sur la meule ; il faisait le mécanicien tandis que son cadet faisait le cheval.

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Je fus frappé par le fait que, dans ces deux souvenirs qui succédaient à ma question, Prosper jouait un rôle intellectuel vis-à-vis de son frère. Je lui demandai alors si ses préoccupations d’argent ne venaient pas du [p. 513] désir de compenser intellectuellement la force physique qu’il jalousait chez son cadet. Il me répondit que c’était probablement le cas mais qu’il n’y avait jamais pensé. En même temps, il me raconta une foule de circonstances dans lesquelles il essaya de supplanter son frère par l’intelligence. Mais, du même coup, je pus découvrir quel était le lien qui unissait les différentes préoccupations dont il m’avait fait part. S’il avait rompu ses fiançailles, c’était uniquement dans l’espoir chimérique d’épouser une jeune fille plus riche qui puisse le rendre plus indépendant de son cadet. S’il ne voulait pas dépenser, c’est qu’il entendait par ses économies apporter à la famille autant d’argent que son frère en procurait par le travail de ses bras. Dans toute sa vie, le besoin inconscient de compenser la force virile de son cadet a été le mobile de ses actes. La recherche de cette genèse des préoccupations peut avoir une grande valeur au point de vue thérapeutique, car elle montre au malade où il doit faire porter son effort pour se débarrasser de ses inquiétudes.

Les modes d’expression de la pensée inconsciente.

a) Les souvenirs écrans. — Il arrive souvent qu’à la suite d’une question restée sans réponse ou après l’exposé de préoccupations tout à fait récentes, surgisse dans l’esprit du malade un souvenir d’enfance. Ces réminiscences expriment généralement sous une forme concrète, symbolique, des inquiétudes qui ont tourmenté l’analysé depuis de nombreuses années. Les souvenirs de Prosper que j’ai rapportés plus haut sont typiques à cet égard. Le sujet ne se rend généralement pas compte lui-même que ces scènes d’enfance représentent la cristallisation d’un conflit (6).

b) La causalité. — Lorsqu’un individu vous fait le récit de sa vie, l’exposé de ses inquiétudes, il lie les épisodes qu’il vous narre par des idées de causalité. Il fait dépendre tel fait de tel autre et ainsi de suite. Au contraire, lorsque l’analysé est débarrassé du souci d’exposer logiquement ce qu’il pense et qu’il cherche à causer au gré de sa fantaisie inconsciente, il ne lie plus par des rapports de dépendances les faits qu’il cite.

Dans ces circonstances, la causalité s’exprime ordinairement par la juxtaposition. Ainsi chez Prosper, j’ai fait naître la curiosité de savoir pourquoi il avait des soucis d’argent. Le souvenir, qui a succédé à ma question, nous donne la clef de cette énigme, mais notre malade n’en a pas pris conscience par lui-même.

Il importe que le médecin prête une grande attention aux faits et aux préoccupations que le malade juxtapose. Quoique l’analysé ne s’en aperçoive pas, ils sont souvent liés par des rapports de cause à effet.

c) Le rêve. — Le rêve est par excellence le langage de l’inconscient. Il faudrait de longs développements pour exposer les divers modes [p. 514] d’expression qu’il emploie. Nous ne donnerons ici que quelques exemples pour faire saisir les difficultés auxquelles on se heurte dans cette étude.

Tout d’abord, au point de vue technique, lorsqu’un malade vous apporte un rêve, demandez-lui de le raconter d’un bout à l’autre, ensuite vous le priez de répéter la première scène de l’image onirique et de donner toutes les idées qu’elle lui suggère. Vous continuez ainsi pour la seconde et la troisième scène jusqu’à ce que vous ayez obtenu toutes les associations qui se rattachent au rêve.

Pour pouvoir saisir le sens du langage onirique, il importe de quitter complètement le plan logique, rationnel de notre pensée. L’activité inconsciente s’exprime de façon symbolique, synthétique, souvent même syncrétique. On ne peut s’attendre à y trouver la clarté, les distinctions, l’ordre qui règnent dans notre pensée réfléchie. Pour comprendre les modes d’expression du rêve, il nous est précieux d’avoir recours à la logique comparée (7).

Voici un exemple : Val, une de nos malades, raconte ce rêve : « Ma tante me dit : Tu dois avoir un ver solitaire, prends de la fougère mâle. » Pendant toute la séance qui suit le récit de cette image onirique, Val nous expose combien il lui est dur, à l’âge de trente-six ans, de se sentir seule. Une aventure sentimentale, aujourd’hui rompue, l’avait tenue écartée du mariage. Elle se révolte contre l’homme qui n’a pas tenu sa promesse, se désespère à l’idée qu’il est trop tard pour elle de se marier, qu’elle ne trouvera plus d’occasion. Puis elle me confie qu’un médecin lui a conseillé de se marier. « C’est pour vous le seul moyen de guérir », a-t-il-dit. Bref, toutes les préoccupations de Val tournent autour de sa solitude d’une part (ver solitaire), autour de son envie de convoler en justes noces d’autre part (fougère mâle). Faut-il voir dans ce rêve un reflet des inquiétudes de la malade ? Ce serait un jeu de mots absurde pour notre bon sens et d’emblée nous sommes tentés de repousser cette interprétation. Mais si nous quittons le plan logique de notre activité intellectuelle pour nous reporter aux modes d’expression des pensées inférieures, nous voyons que le raisonnement par assonnance verbale y joue un rôle si considérable que l’interprétation, que nous repoussions tout à l’heure, nous paraît maintenant possible. Piaget (op. cit.) nous rapporte plusieurs cas de raisonnements de ce genre chez les enfants. Sérieux (8) et Guiraud (9) citent des faits analogues chez les aliénés. J’ai [p. 515] publié (10) le cas d’un paranoïde qui se croyait pris dans un réseau de fils dont il ne pouvait s’échapper et qui interprétait une oppression pectorale par des montagnes qui lui tombaient dessus. Lorsqu’on lui disait qu’il se faisait des illusions, il répondait : « Non, la Bible parle déjà de Philémon, c’est donc bien une preuve que nous serons persécutés par des fils et des monts. » Le folk-lore, qui représente une autre forme de pensée primitive, use souvent du raisonnement par assonnance verbale. C’est ainsi que, dans la croyance populaire, saint Mamès (11) donne du lait aux nourrices ; saint Mein de Gaël guérit la gale des mains. Le folklore chinois est extrêmement riche en superstitions de ce genre.

Ainsi donc, dans les différentes formes de la pensée primitive, la liaison de deux mots semblables acquiert souvent la valeur d’un principe de causalité. Cette constatation — si elle ne suffit pas à emporter notre conviction que, dans le cas particulier de Val, le rêve du ver solitaire était vraiment une allusion à ses préoccupations — nous oblige du moins à poser la question d’un rapport possible.

Les médecins qui ont une certaine pratique de la psychanalyse sont plus enclins à accepter ces interprétations, car leur opinion n’est pas fondée sur un exemple, mais sur un grand nombre de cas où le rêve extériorisait les sentiments du malade sous la forme d’un jeu de mots.

Pour montrer tout l’intérêt que les études psychanalytiques ont donné à la question du rêve, il faudrait faire pour le symbolisme, la condensation et les autres modes d’expression onirique une démonstration analogue à celle que nous venons de tenter pour les raisonnements par assonnance verbale, mais cela nous entraînerait trop loin. Il nous suffit d’avoir indiqué qu’il y a là un problème que la science ne saurait négliger.

d) Le symptôme morbide. — Comme le rêve, le symptôme morbide est souvent l’expression symbolique d’un désir. Il est une tentative d’adaptation manquée, où la réalité a été déformée au profit des désirs du malade. Flournoy a publié le cas d’une femme atteinte d’un parkinsonisme hystérique (12). Cette malade guérit le jour où elle se rendit compte des faits suivants : Près de chez elle habitait une femme atteinte de paralysie agitante ; depuis qu’elle était tombée malade, son mari était devenu beaucoup plus prévenant et affectueux à son égard. La malade de Flournoy trouvait que son ami n’était pas assez empressé auprès d’elle et tint inconsciemment ce raisonnement. « »Si, à mon tour, je tombe dans l’état de ma voisine, mon ami se rapprochera de moi. » Certes le remède [p. 516] était pire que le mal, l’adaptation manquée, mais le symptôme n’en représentait pas moins l’expression symbolique d’un désir (13).

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MaxErnst.

Pour être complet, il faudrait étudier bien d’autres formes d’expression de l’activité inconsciente, ainsi les oublis, les lapsus, les mythes, les superstitions, certaines œuvres d’art, etc.

CONCLUSIONS

La psychanalyse est une méthode scientifique irréprochable tant qu’elle aborde les préoccupations conscientes du malade, car jusque-là, elle ne fait qu’enregistrer des faits. Mais si elle se borne à explorer la partie consciente du sujet, la technique freudienne reste inefficace au point de vue thérapeutique, parce qu’alors elle n’atteint pas le fond des conflits. Ce sont des raisons pratiques qui l’ont conduite à pousser plus loin ses investigations. Grâce à cela elle a mis en lumière des phénomènes tels que le refoulement, la condensation, la symbolisation, la déformation inconsciente des faits au profit du désir, les souvenirs écrans, etc. Ces constatations restent désormais acquises à la science.

Au point de vue scientifique, on pourra reprocher à la psychanalyse d’être une méthode qui travaille toujours sur l’individuel, sur le cas particulier. Il n’y a pas d’universalisme dans la signification des symboles et, partant, pas de critère objectif et certain pour définir le sens exact de chaque symbole dans chaque cas particulier. Cette difficulté, si grande soit-elle, tient plus à l’objet de notre science qu’à la technique elle-même.

Freud a découvert un champ d’étude intéressant et fécond. Si son exploration est hérissée de difficultés, on ne saurait en rendre responsable le psychiatre viennois. Sa méthode peut avoir des imperfections, elle n’en reste pas moins la meilleure que nous possédions jusqu’ici pour entreprendre l’étude des phénomènes inconscients.

Au reste, les mêmes objections se présentent dans d’autres disciplines. En histoire, par exemple, si vous cherchez à dégager quels ont été les principaux facteurs qui ont engendré le régime féodal au moyen âge, vous constaterez que, d’une part, la royauté s’affaiblissait et que, d’autre part, l’unité ethnique et linguistique n’existait pas encore en France. Les différentes peuplades de la nation ne s’étaient pas encore fondues dans un tout. Si vous n’étudiez que la genèse du régime féodal en France, vous pouvez douter de la valeur des causes explicatives que vous mettez en avant, mais si vous cherchez l’origine du régime féodal dans un autre pays et que vous constatiez que les mêmes causes ont présidé à la genèse de ce régime, votre certitude s’accroit. C’est ainsi qu’en Chine, où les [p. 517] races sont peu mêlées et les langues diverses, le régime républicain, qui a affaibli le pouvoir central, a fait naître une vraie féodalité républicaine. Chaque province s’est donné une constitution autonome, tout en restant une partie de l’État chinois. En psychanalyse aussi, vous pouvez douter de la signification de tel rêve particulier, mais quand vous en examinez un grand nombre, vous finissez par être convaincu de la valeur symbolique des images oniriques. Comme l’a fait remarquer Flournoy (14), lorsqu’un individu trouve en un endroit un silex taillé, il se demande s’il y a eu là une station préhistorique, mais il ne peut tirer aucune conclusion de cette seule pierre. Si, au contraire, il trouve sur un même emplacement un grand nombre de silex taillés, sa conviction sera faite.

En résumé, nous pouvons dire que la psychanalyse est une méthode qui, au point de vue scientifique, est loin d’être parfaite et à l’abri de certaines critiques justifiées, mais qui n’en est pas moins la meilleure que nous possédions pour explorer l’inconscient. Elle nous a déjà donné de nombreux résultats auxquels d’autres procédés d’investigation n’étaient pas arrivés. Il serait injuste de vouloir d’emblée la rejeter, il serait plus désirable de chercher à la perfectionner.

NOTES

(1) Conférence donnée à la Clinique de Sainte-Anne, le 29 avril 1924. (Service de M. le Professeur H. CLAUDE.)

(2) Voir : Prof. Henri CLAUDE. La psychanalyse dans la thérapeutique des obsessions et des impulsions. (Paris Médical, 20 décembre 1923) ; LAFORGUE et ALLENDY. La Psychanalyse et les Névroses. Pavot, 1924.

(3) J’ai exposé ailleurs le détail de cette méthode. Voir : La Technique psychanalytique dans le T. I. du « Recueil de travaux français sur la psychanalyse ». Paris, Payot, 1924. (Doit paraître prochainement.

(4) Ces refoulements sont assez fréquents. Dans la littérature psychanalytique française on en trouvera un bel exemple cité par NAVILLE. Voir : Revue méd. de Suisse Romande, janvier 1919.

(5) Nous employons ici le terme inconscient dans un sens tout à fait pragmatique. Nous entendons par ce mot désigner l’ensemble des représentations que l’individu est incapable d’évoquer à volonté. A ce sujet nous adoptons tout à fait la manière de voir de Bernard Hart. Voir son ouvrage : The Psychology of Insanity. Cambridge University Press, 1912.

(6) J’ai publié d’autres cas de souvenirs-écrans voir : SAUSSURE. La méthode psychanalytique Paris, Payot, 1922 p. 93.

(7) Sur la logique de l’enfant voir : PIAGET. Le langage et la pensée de l’enfant. Nestlé et Delachaux, Neuchâtel, 1924. 2 vol. LUQUET : Les dessins d’un enfant. Paris, Alcan 1908. Le Journal de Psychologie 1924 (Paris Alcan) dont le fascicule 1 est consacré à la psychologie de l’enfant. Sur la logique comparée, voir les ouvrages de LÉVI-BRUHL et MASSON-OURSEL : La Philosophie comparée. Alcan, 1924.

(8) SÉRIEUX et CAPGRAS. Les Folies raisonnantes. Paris, Alcan, 1909, p. 22, 34, 43 etc.

(9) GUIRAUD. Ann. Méd.-Psychol. 1921.

(10) SAUSSURE. Les raisonnements par assonnance verbale. (Ann. Méd. Psychol. déc. 1923.)

(11) Cf. HARAUCOURT. Histoire de France expliquée au musée Cluny. Paris. Larousse 1922, p. 64.

(12) Voir H. FLOURNOY. Archives de Psychologie, t. XVII, p. 208, 1919. (Genève, Kundig.)

(13) Pour d’autres exemples publiés en langue française voir LAFORGUE et ALLENDY : op. cit., et ODIER : Sur un cas de paralysie hystérique. (Arch. de Pychologie, 1914, p. 158 et suiv.)

(14 ) FLOURNOY. La Psychanalyse, les médecins et le public. Paris 1924. p. 24.

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