Raymond de Saussure. La psychologie du rêve dans la tradition française. Extrait de l’ouvrage « René Laforgue. Le rêve et la psychanalyse », Paris, 1926, pp. 18-59.

Raymond de Saussure. La psychologie du rêve dans la tradition française. Extrait de l’ouvrage « René Laforgue. Le rêve et la psychanalyse », Paris, 1926, pp. 18-59.

 

Raymond de Saussure. Né et mort en Suisse, à Genève (1894-1971). Il est le fils du très célèbre linguiste Ferdinand de Saussure, dont Jacques Lacan reprendra les principaux travaux en les développant dans sa pensée. Après avoir entrepris des études de lettres et de psychologie, il s’oriente vers les études médicales et devient médecin confirmé à Zurich, il poursuit sa formation de psychiatre en France, à Paris, puis à Vienne, et enfin à Berlin. Il est analysé par Freud, puis par Franz Alexander. Elève de Théodore Flournoy, il a été un des fondateurs de la Société Psychanalytique de Paris, et un zélateur efficace pour la psychanalyse en France et en Suisse romande. Ses recherches et ses travaux restent très influencés par ceux de son père, en particulier, ses développements sur le langage, comme celui que nous proposons ici. Quelques unes de ses publications :
— La méthode psychanalytique. Avec une préface de M. le professeur Sigmund Freud. Lausanne et Genève, Payot et Cie, 1922. 1 vol. in-8°.
— Raisonnements par assonances verbales. Article parut dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), douzième série — tome deuxième, quatre-vingt-unième année, 1923, pp. 402-409. [en ligne sur notre site]
— En collaboration avec Henri Claude . De l’organisation inconsciente des souvenirs. In « L’Encéphale », (Paris), dix-neuvième année, 1924, pp. 360-369. [en ligne sur notre site]
— La valeur scientifique de la psychanalyse. In « L’Encéphale », (Paris), dix-huitième année, 1924, pp. 509-517. [en ligne sur notre site]
— Remarques sur la technique de la psychanalyse freudienne. In « L’Evolution psychiatrique », (Paris), 1925, pp. 37-54. [en ligne sur notre site]
— Prophylaxie du crime et de la délinquance dans la jeunesse. In «  l’Encéphale », n°5, mai, 1931, pp.101-116.
— Le miracle grec. Etude psychanalytique sur la Civilisation Hellénique. Paris, Editions Denoël, 1939. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque psychanalytique ».
— Réflexions sur la psychodynamique. In « Revue française de psychanalyse », (Paris), volume 13, n°3, 1949.
— En collaboration avec Franz Gabriel Alexander, Anna Freud, & M. Levine M. Évolution et tendances actuelles de la psychanalyse. Tome V. Comptes-rendus du Congrès international de psychiatrie de 1950. Paris, Hermann et Cie, 1950. 1 vol.
— En collaboration avec Léon Chertock (1911-1991). Naissance du psychanalyste, de Mesmer à Freud. Paris, Payot, 1973. 1 vol. 13.5/22.5, 292 p., 2 ffnch. Dans la collection « Science de l’homme ».

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons, par commodité, renvoyé les notes de bas de page en fin d’article.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 18]

LA PSYCHOLOGIE DU RÊVE DANS LA TRADITION FRANÇAISE

Par le Dr R. DE SAUSSURE

La psychanalyse a donné à l’ étude du rêve un élan nouveau.

Elle a abordé ce sujet infiniment varie et complexe sous un angle original, mais aussi a un point de vue très spécial ; c’est dire qu’elle n’entend pas résoudre, à elle seule, tous les problèmes que pose notre activité mentale durant notre sommeil. J’insiste sur ce point afin que nul lecteur ne s’étonne des lacunes de ce volume, lacunes dont les auteurs sont parfaitement conscients.

Au chapitre suivant, nous aurons l’occasion de préciser le cadre dans lequel se sont développées les études psychanalytiques concernant le rêve, mais auparavant il nous a paru indispensable de donner un tableau des recherches qui ont été poursuivies sur notre vie onirique au cours du XVIIIe et du XIXe siècles. Par cet exposé, chacun saisira par quels côtés de son œuvre Freud ne fait que prolonger les lignes de la tradition et par quels côtés il se montre vraiment un innovateur.

Au moment οù mon ami le Dr René LAFORGUE me demanda de rédiger ce chapitre, il n’existait pas d’ouvrage français donnant un aperçu complet des problèmes varies qui se rattachent à l’étude du rêve. Depuis, Μ. Ρ. ΒRUΝΕΤ, professeur de philosophie, a publié un excellent opuscule sur la question (1). Pour [p. 19] ne pas faire double emploi avec le livre précité, nous avons restreint le cadre de notre historique à l’exposé des travaux des savants français.

Α) La période des études philosophiques (1750-1845)

Si le XVIIIe siècle a connu des observateurs de premier ordre, le goût de cette époque a réclamé d’eux, avant tout, des idées générales et non des monographie spéciales. Chacun possédait a un haut degré l’art de discourir. On partait de quelques observations isolées, faites en passant par tel ou tel savant et on en déduisait une série d’idées générales, mais le besoin ne rassembler soi-même des documents personnels et précis ne s’est développé, dans les sciences psychologiques du moins, que beaucoup plus tard. C’est cette différence de méthodes qui nous a fait diviser notre historique en deux périodes : celle des études philosophiques et celle des études médicales et scientifiques.

Il n’est pas d’époque ou le phénomène si mystérieux du rêve n’ait attiré la curiosité des savants, mais les idées superstitieuses ou religieuses ont presque toujours fausse les recherches. Poursuivant une tradition qui remontait aux plus anciennes civilisations de l’Asie, on s’efforçait de découvrir dans l’image onirique quelque prémonition de l’avenir. Certes, on trouve dans le Traité des songes d’ΑRISΤΟΤΕ, dans les écrit d’HIPPOCRATE ou de LUCRÈCE des observations précises sur· le rêve, observations qui ne seront guère dépassées par nos philosophes du XVIIIe siècle, mais ces remarques sont encore empreintes d’idées superstitieuses.

Parmi les premiers Français qui ont essayé de détacher le rêve de la gangue mystique, citons FORMEY (2). [p. 20]

Cet auteur considère que la pensée onirique est caractérisée par l’absence de volonté. Les idées de FORMEY sont presque identiques à celles que soutenait à la même époque DUGALD STEWART en Angleterre. Le philosophe anglais eut une grande influence sur les savants français, alors que les mérites du philosophe de Berlin ne furent vraiment reconnus qu’à partir de 1845 (3).

« L’imagination de la veille, dit FORMEY (t. I, p. 164) est une république policée où la voix du magistrat remet tout en ordre ; l’imagination des songes est la même république dans l’état d’anarchie . » Cette incohérence, l’auteur l’explique par le fait que chacune de nos idées est liée à une quantité d’autres qui dans le sommeil sont éveillées sans que l’esprit les dirige dans un but donné. L’image onirique n’est cependant pas livrée au pur hasard, elle est déterminée par une sensation interne ou externe (p. 175). « Ainsi la nature de la sensation, mère des songes, en déterminera l’espèce, et quoique cette sensation soit d’une faiblesse qui ne permet point à l’âme de l’apercevoir comme celle de la veille, son efficace physique n’en est pas moins réelle, tel ébranlement extérieur répond à tel ébranlement intérieur, non à un autre et cet ébranlement intérieur une fois déterminé détermine la suite de tous les autres.

FORMEY devançant les travaux de MACARIO, de CHASLIN, de TISSER et d’ARTIGUES, montre déjà le rôle que l’on peut tirer des songes pour le diagnostic des maladies. « Combien de fois une fluxion, une colique, telle autre affection incommode ne naissent-elles pas pendant le sommeil, jusqu’à ce que leur force se dissipe enfin. Leur croissance et leur progrès sont presque toujours accompagnées d’états de l’âme ou de songes qui y répondent. » [p. 21]

Après FORMEY, c’est l’abbé RICHARD qui nous donne une contribution intéressante à l’étude des rêves (4). Son mérite est d’avoir combattu vertement les onéirocritiques de l’Antiquité depuis AMPHIARUS jusqu’à CONRAD VIMPINA en passant par ARTÉMIDORE et PAPUS d’Alexandrie. Il fonde sa critique sur un argument intéressant : « La plupart des choses à venir écrit-il, ayant une liaison nécessaire avec celles qui sont passées, comme les effets avec leurs causes, les songes qui ont été produits par les unes doivent aussi avoir quelques convenances avec les autres. C’est ce qui a fait imaginer qu’ils les annonçaient et qu’ils avaient quelque chose de surnaturel et de divin. » (p. 37).

Eustache Le Sueur. Le Songe saint Bruno (vers 1645).

RICHARD croit au déterminisme psychologique des rêves. Il est d’avis que nul élément de ceux-ci ne nous échapperait si nous avions l’habitude de réfléchir à nos pensées et à nos sensations passées ;par là il se montre un vrai précurseur de la méthode freudienne. J’extrais de son livre quelques citations bien caractéristiques à cet égard :

« Si l’on est accoutumé à réfléchir sur ce qui s’est passé, les songes en apparence les plus singuliers n’ont plus rien qui étonne ; on en voit la cause dans les sensations antérieures. » (p. 48) Ou encore : « Les songes, dans l’état ordinaire, ont leur cause dans le sujet même qui les produit et tiennent ou au physique même de son tempérament ou à ses affections habituelles ». (p. 54) Dans cette direction, il pousse si loin ses observations que déjà il signale l’hypermnésie onirique. Parlant des images du rêve, il écrit : « Elles doivent leur existence ou à quelque vue, ou à quelque lecture ou à toute autre sensation, que le peu d’habitude de réfléchir sur ce qui s’est passé, a si bien lait oublier qu’il n’est plus possible de s’en rappeler la réalité ». (p. 64)

Plus loin, RICHARD observe que dans l’état de veille nos idées peuvent s’associer logiquement, si nous présidons à ce travail, mais qu’elles peuvent aussi s’égarer dans les avenues de l’imagination . Suivant que le rêve reproduit l’une ou l’autre [p. 22] séquence d’associations qui sont liées à une image éveillée par les sens, le rêve sera cohérent ou non. Puis il ajoute : « Dans les unes comme dans les autres, l’éruption des idées ne se fait point au hasard, mais par des routes tracées et fixées par les circonstances qui ont déterminé leur formation. » (p. 82)

Cette théorie par laquelle RICHARD pense que les associations du rêve ne sont que la répétition d’associations préformées pendant l’état de veille ne nous paraît pas exacte, cependant nous avons tenu à exposer avec quelques détails les idées de Richard, car son livre fort intéressant n’est presque jamais cité par les auteurs du XIXe siècle. Sur plus d’un point il contient des observations très judicieuses. Voici, par exemple, ce qu’il écrit sur l’incohérence du rêve : « L’exercice du jugement est interrompu, c’est-à-dire que l’âme n’est pas en état de choisir parmi les idées que l’imagination lui présente, les unes plutôt que les autres, pour les combiner ensemble, et reconnaître par ce moyen ce qu’elles ont de vrai ou de faux. Elle s’occupe des images qui lui sont fournies sans que la volonté contribue à son choix. Il n’est donc pas étonnant de voir en dormant des personnes mortes depuis longtemps et de s’entretenir avec elles comme si elles étaient vivantes, sans être saisi d’horreur et d’effroi. L’imagination n’agit alors qu’en conséquence de l’idée qu’on s’est formée de ces personnes lorsqu’elles vivaient, à la suite de mille sensations réitérées, qui ont fait des impressions beaucoup plus profondes sur les organes que celles que l’on reçut à l’instant où elles sont mortes et qui furent de courte durée. » (p. 148-149)

C’est à RICHARD également que nous devons une distinction importante des rêves, distinction qui fut reprise en 1905 par Foucauld, et qui sépare les rêves simples des rêves compliqués. (5)

Près d’un siècle avant que la question fût portée devant la Société Médico-psychologique, RICHARD entrevoit les rapports du rêve et du délire. Parlant des songes, il écrit : (p. 56) « Ils [p. 23] me paraissent avoir beaucoup de rapports avec les délires des fébricitants dans lesquels la faculté de réfléchir et de juger, subjuguée par l’ardeur de la fièvre et le cours précipité du sang et des humeurs, ne considère plus les objets conformément aux images vraies qu’elle en a reçues par les sens, mais elle ne voit que des spectres, des monstres, des précipices, des sujets de frayeur ou d’inquiétude dans les mêmes circonstances où elle n’aurait rien dû voir que de naturel et de bien réglé, » et, (p . 250) « La folie est la plus déplorable espèce des songes ».

Il est vrai que sur ce chapitre qui plus tard fit couler tant d’encre de la plume alerte de MOREAU (de Tours), bien des psychologues français de l’époque se sont exprimés fort clairement. C’est ainsi que CONDILLAC(6) écrit :

« Dans les songes, les perceptions se retracent si vivement qu’au réveil on a quelquefois de la peine à reconnaître son erreur. Voilà certainement un moment de folie. Afin qu’on restât fou, il suffirait de supposer que les fibres du cerveau eussent été ébranlées avec trop de violence pour pouvoir se rétablir. Le même effet peut être produit de façon plus lente ».

Sauvages (1768) dans sa Nosologie méthodique soutient une origine semblable de la paraphrosynie et de plus il ajoute : (p. 325) « La folie est véritablement un songe de celui qui veille ».

MAINE DE BIRAN, à la fin du XVIIIe siècle, avait aussi réfléchi à ce problème et l’avait résolu de façon originale :

« S’il m’était permis de développer un sujet beaucoup plus vaste, écrit-il, …je pourrais montrer en second lieu comment les différentes sortes de délires momentanés ou d’aliénation mentale permanente viendraient se ranger naturellement sous les

mêmes divisions que les songes, puisqu’ils se rapportent à des causes et à des conditions organiques ou cérébrales, qui agissent respectivement d’une manière absolument semblable pour opprimer ou suspendre l’action régulière de la volonté et de la pensée et produire ainsi les phénomènes correspondants du [p. 24] sommeil, des songes, du délire, le désaccord des sensations, l’absence de jugement, l’abolition du moi. »

De RICHARD à CABANIS, aucune étude importante du rêve n’a été publiée. L’auteur des Rapports du physique et du moral de l’Homme consacre au rêve un chapitre de son ouvrage célèbre. Il n’y rapporte aucune observation bien neuve, mais l’importance de son ouvrage donne à la question une actualité nouvelle (7).

Le travail intellectuel dans le rêve est l’une des questions qui retiennent Cabanis : « L’esprit, écrit-il, peut continuer ses recherches dans les songes ; il peut être conduit par une suite de raisonnements à des idées qu’il n’avait pas ; il peut faire à son insu, comme il le fait à chaque instant durant la veille, des calculs rapides qui lui dévoilent l’avenir. » RICHARD et CONDILLAC avaient déjà observé la même chose et le fait était connu depuis une haute antiquité, puisque Platon fait dire à Socrate (8) qu’après un dîner modéré « l’âme voit la vérité sans nuage et n’est occupée que de pensées et de réflexions justes, souvent très utiles et qu’on avait cherchées inutilement pendant le réveil lorsqu’on était le plus occupé de l’objet qui devait le faire naître ». MAINE DE BIRAN ajoutera à cette observation une remarque importante : « Tous ceux qui ont éprouvé de tels états savent par expérience que de tels aperçus ou de telles suites d’intuitions naissent sans aucune action de la volonté (9) ».

Quoiqu’elles ne fussent publiées que beaucoup plus tard, MAINE DE BIRAN formula à peu près à la même époque des réflexions sur le rêve qui, par leur originalité, méritent de nous retenir un instant (10).

Richard s’était déjà préoccupé de la durée de nos songes, et il avait conclu prudemment qu’il était difficile de se prononcer. « Les mouvements de l’imagination sont si prompts, les idées se succèdent avec tant de rapidité, que nous ne pouvons pas en faire un estime juste par la comparaison de ce qui se passe dans le sommeil avec ce que nous éprouvons des sensations ordinaires dans l’état de veille. » (11)

MAINE DE BIRAN élargit la question et, devançant les expériences de HERVEY DE SAINT-DENIS, de VASCHIDE et de FOUCAULD, il conclut que nous rêvons de façon ininterrompue. « Or comme la vie organique ne consiste que dans une suite d’impressions reçues immédiatement par les organes intérieurs qui veillent pendant le sommeil… on voit bien que tout sommeil doit être rempli de songes et que les personnes qui assurent qu’elles ne sont point sujettes à rêver ne veulent point dire autre chose sinon qu’elles ne conservent au réveil aucun souvenir de leurs songes » (p. 244).

Le grand mérite de MAINE DE BIRAN est d’avoir attaché une certaine importance à la vie affective dans l’origine des images oniriques et d’avoir remarqué que les impressions d’enfance jouent à cet égard un rôle de premier plan. Par ces deux remarques il se place comme l’un des principaux précurseurs de Freud. Je cite ici quelques passages qui me paraissent particulièrement caractéristiques à ce sujet :

« On ne fait pas assez attention à cette influence que peuvent avoir les rêves et surtout les dispositions affectives qui les provoquent. » L’auteur signale encore : (p. 248) « Le retour d’images liées à des affections primitives et qui ont jeté des affections anciennes et primitives dans la vie sensitive. C’est ainsi que les souvenirs ou les tableaux de la première jeunesse se retracent souvent dans nos songes avec toute la vivacité et la réalité du sentiment qui les accompagne et qui y rattache tant de charme. »

Ailleurs l’auteur signale comme caractéristique du rêve « Le retour complet aux associations passives des premières idées de l’enfance. » (p. 253). Cette idée féconde a été reprise à la fin du siècle dernier par MARIE DE MANACÉINE qui observe « que [p. 26] l’homme reproduit souvent dans ses rêves les stades précédents de son développement personnel ainsi que ceux de son espèce. » (12) C’est cette même idée qui inspirera une grande partie du livre de FREUD et qui a été reprise dans le présent volume par le Dr LAFORGUE et ses collaborateurs.

MAINE DE BIRAN a encore le mérite d’avoir marqué mieux que ses prédécesseurs l’absence d’attention dans le rêve. « Je dis d’abord que les songes excluent tout examen actif de la faculté d’attention ; la preuve de ce fait se déduit évidemment de l’extravagance de la plupart des songes, des contradictions ou des bizarreries qu’ils présentent ; il nous arrive en effet de confondre en rêvant les temps et les lieux séparés par de grands intervalles… tout prouve alors bien qu’un tel état exclut tout pouvoir volontaire d’attention ou de rappel pour comparer entre elles et à la réalité les différentes parties de nos rêves, pour juger si tout y est d’accord ou même possible ; et cela prouve à son tour que les espèces d’intuitions vives qui remplissent alors nos imaginations prennent naissance spontanément et se succèdent entre elles au hasard, suivant les dispositions organiques qui les produisent, sans que la volonté contribue en rien, soit à les produire, soit à les conserver, soit à les associer. » (p. 239).

JOUFFROY (13) n’apporta pas d’idées nouvelles à l’étude du rêve. Il eut cependant le mérite d’insister sur le déterminisme psychologique qui conditionne nos associations oniriques. Voici ce qu’il écrit : (p. 340).

«  Si nous pouvions nous souvenir au réveil de toutes les pensées qui se sont succédé dans notre esprit depuis que nous nous sommes endormi, je suis parfaitement convaincu que cette [p. 27]série d’idées nous présenterait les mêmes caractères que toutes celles qui se développent en nous lorsque nous rêvons éveillés. On trouverait la raison de chacune de ces idées dans la précédente, et le point de départ de la chaîne dans celle qui était présente à notre esprit lorsque nos yeux se sont fermés .

Presque à la même époque, BERTRAND fait une remarque très semblable (14) :

« (Dans nos rêves) nous sommes dans le cas d’un homme qui, après avoir suivi la chaîne d’un raisonnement, oublierait, au même moment où il tirerait la conclusion, tous les autres antécédents qui l’y ont conduit. Il est certain que cet homme serait fort étonné de trouver dans son esprit la nouvelle connaissance qu’il viendrait d’acquérir sans savoir d’où elle lui serait venue. »

Nous ne parlerons pas ici des articles de LÉLUT qui ne nous apportent rien de nouveau et nous passerons directement à l’étude de l’ouvrage de Lemoine qui représente à nos yeux le dernier et le plus complet des travaux de la période philosophique (15).

Lemoine eut le souci d’établir avec netteté ce qui dans le rire, appartient à la sensation et ce qui appartient à l’imagination. Commentant des observations déjà anciennes de DESCARTES et de STEWART, il écrit : (p. 96) .

« Bien souvent des impressions venues du dehors, des sensations qui ne nous abuseraient pas en tout autre circonstance, sont rapportées pendant le sommeil à une cause qui ne les a pas produites. Le bruit que fait un meuble qui tombe, le contact d’un corps étranger, chaud ou froid, entrent dans mes songes comme des éléments naturels, mais ils deviennent le fracas du tonnerre, la lave bouillante d’un volcan ou la glace du pôle. Mon esprit semble aller au-devant de l’illusion qu’il évite avec tant de soin pendant l’état de veille… » « …Je suis alors comme dans un état mixte entre la vérité et l’erreur, ma [p. 28] sensation n’a rien du mensonge, c’est ma raison qui divague ».

(p. 131) « Il faut faire la part de l’esprit. Ce serait la faire trop grande que de lui attribuer toute la contexture de nos rêves ; ce serait se jeter dans une hypothèse gratuite et déraisonnable que de supposer que, tandis que le sommeil engourdit les organes l’âme n’en pense que plus librement à des objets plus élevés. L’âme, pendant le sommeil comme pendant la veille, a son activité propre, mais non pas indépendante, elle ne se développe pas parallèlement à celle du corps, ni séparément, mais sans cesse mêlée et comme confondue avec l’action des organes, l’action de l’esprit donne aux songes leur suite et leur forme, aux illusions leurs apparences plus ou moins semblables à la réalité, elle souffre les joies ou les douleurs mensongères ou réelles que le corps lui fait éprouver » (p. 134). « Il en est alors du travail de la pensée comme des vêtements de quelques malheureux composés de pièces de toutes les couleurs et de toutes formes, mais qui ne laissent voir aucune solution de continuité. » A ce propos, LEMOINE fixe sa pensée dans une formule qui mérite d’être retenue (p . 119) : « Les organes fournissent l’occasion et la matière du rêve et du délire, l’esprit en fournit la forme »..

LEMOINE n’a pas bien saisi les différences qui existent entre la pensée onirique et nos jugements à l’état de veille. Nous n’insisterons donc pas sur les chapitres qu’il a consacrés à ce sujet. Son mérite est avant tout d’avoir insisté sur le rôle de l’imagination à une époque où l’on croyait que la sensation était le seul élément intéressant à étudier dans les rêves.

L’auteur qui nous occupe a de plus tenté de fixer le rôle que jouait la mémoire dans nos rêves. Voici ce qu’il écrit à ce sujet : (p. 223).

«  Il ne faut donc se laisser tromper ni par les effets surprenants de la mémoire endormie qui ressuscite les souvenirs les plus lointains et les plus futiles, ni par ces défaillances apparentes où elle semble avoir laissé tomber dans l’oubli les souvenirs les plus importants et les plus nouveaux. Il ne faut ni lui attribuer une puissance et une sensibilité bien supérieure à [p. 29] celles de la veille, ni méconnaître qu’elle joue le premier rôle dans la construction de nos songes. L’association d’idées qui est le fond même de la mémoire perd comme elle, pendant le sommeil tout ce que l’attention et la volonté lui donnent dans la veille de constance et de raison ; elle gagne en retour ce que le hasard et l’anarchie de la pensée peuvent lui donner de souplesse et de soudaineté ».

Si STEWART et LEIBNITZ ont exercé une certaine influence sur les auteurs français de la période philosophique, la plupart des contemporains allemands furent ignorés. Ainsi l’on trouve dans un ouvrage de Schubert des vues très originales sur le rêve, qui furent totalement inconnues en France (16). Cet auteur est le premier qui s’occupe de la logique du rêve et par là il est un des précurseurs les plus importants de Freud. Son système s’est développé en Allemagne. On en retrouve des traces dans SCHERNER (17), STRÜMPELL (18), et WEIGANDT (19). Nous ne parlerons pas de ces divers auteurs allemands, mais nous voulons seulement signaler quelques remarques de SCHUBERT, pour que nos lecteurs puissent mieux se rendre compte. dans la suite, de l’origine de certaines idées de FREUD.

« Dans le rêve, et déjà dans l’état de délire qui précède le sommeil, écrit SCHUBERT, l’esprit semble parler une langue toute différente de celle dont il use à l’état de veille. Certains objets ou certaines qualités d’objets représentent tout-à-coup des personnages et inversement certaines actions ou certains objets sont représentés par des personnes. Aussi longtemps que l’âme parle ce langage, les idées se succèdent avec un autre mode que celui des associations . Il n’est pas de doute que la séquence des idées est alors infiniment plus rapide et plus riche de contenu qu’à l’état de veille ». (p. 4) « Cette langue est infiniment plus concise et plus significative (viel umfassender) [p. 30] que l’autre » ; SCHUBERT remarque encore (p. 5) « que cette langue prend sa source dans notre être affectif. » Il la considère comme un résidu de celle de nos ancêtres (p. 135). « Cette langue archaïque est celle du sentiment ». (p. 9) « Elle est universelle. Une image onirique agit sur l’individu d’une façon identique, à quel pays qu’il appartienne. »

SCHUBERT analyse finement l’état hypnagogique en remarquant que progressivement toutes les idées se transforment en images (p. 92).

Il cherche à observer quelques-unes des règles qui dirigent notre symbolisme et déjà il remarque (p. 15) qu’« il n’est pas rare que dans le choix des images avec lesquelles le rêveur s’exprime, on observe une sorte de jeu de mot qui a une signification profonde »… « une chose peut être représentée par un objet qui lui est totalement étranger, qui parfois même est juste l’opposé ».

Malgré ses remarques si originales, SCHUBERT n’a pas échappé au mysticisme de son temps, son ouvrage n’est pas conçu dans un esprit scientifique. Les préoccupations métaphysiques restent au premier plan. Néanmoins il est important de noter que presque toute la doctrine que FREUD a appuyée par de nombreux exemples dans son livre célèbre sur l’interprétation des rêves (1900) se trouve contenue dans les remarques de SCHUBERT. Nous résumons ainsi la pensée de cet auteur : « Le rêve est un langage archaïque analogue à celui qu’emploient la poésie et les mythes . Il est fait de symboles qui sont déterminés avant tout par notre vie affective. Grâce à cela ce langage est plus concis et plus riche d’expression (condensation de FREUD). Le rêve exprime souvent une chose par son contraire, ou par une partie de l’objet. Les personnes qui nous apparaissent en songe symbolisent souvent une action ou une qualité. » [p. 31]

B) La période Scientifique et Médicale (1845 à 1900) (20)

Ce qui caractérise la période scientifique c’est ou bien l’observation continue qui accumule les faits avant d’en discuter, ou l’expérimentation . C’est en somme très arbitrairement que nous avons fixé cette date de 1845 qui correspond à la publication de l’ouvrage de MOREAU de Tours : « Du hachisch et de l’aliénation mentale ». On sait que l’auteur de ce travail a eu en vue de prouver l’identité de la folie, du rêve, et de l’intoxication par le hachisch. Ces trois phénomènes sont caractérisés par « l’excitation intellectuelle, la désassociation brusque ou graduelle des idées, l’affaiblissement ou la rupture complète de l’équilibre entre les divers pouvoirs intellectuels ». (21)

Cet état physique provoque toujours l’hallucination. Aujourd’hui nous pensons avec MICHÉA qu’il ne s’agit pas là d’une identité mais d’une simple analogie. (22) Cependant MOREAU eut ce mérite d’étudier l’état onirique expérimentalement en le provoquant par le hachisch. C’est à ce titre que nous avons placé son nom en tête de la période scientifique. Avant lui je ne vois guère que l’étude de PIERRE PRÉVOST qui puisse être rangée dans la seconde période de notre historique. (23)

PIERRE PRÉVOST est un physicien et un philosophe genevois qui fut l’élève de DUGALD STEWART dont il traduisit en français la principale œuvre. Il fut aussi l’élève du physicien genevois G. L. LESAGE, savant très original qui laissa dans ses papiers une quantité d’observations psychologiques sur son père et sur lui-même. La question du sommeil retient particulièrement son attention. Ainsi Prévoit eut deux maîtres qui s’intéressèrent particulièrement au rêve. Son étude, très courte, a le mérite d’appuyer chaque fait qu’il avance par des [p. 32] observations personnelles. Avant lui, nul ne s’était soucié d’illustrer par des exemples vécus les affirmations qu’il lançait ; c’est pourquoi PRÉVOST semble bien inaugurer une méthode nouvelle, méthode qui sera reprise et enrichie plus tard par MAURY et HERVEY DE SAINT-DENIS. J’emprunterai deux exemples à l’étude du savant genevois ; l’un a trait au travail intellectuel pendant le rêve, et l’autre à ce sentiment curieux qu’on éprouve parfois et qui consiste à être conscient du fait même que l’on rêve :

Exemple n°1 (novembre 1799). — « Je manquais en songe d’un mot pour exprimer l’idée de maraudeur. Je cherchai ce mot avec intérêt et je faisais clairement toutes les mêmes opérations que j’aurais faites en veillant. Je travaillais et sur l’idée et sur le son. Mais il est vrai que tout cela n’avançait guère. Enfin, cependant, après un pénible effort, j’arrivai au mot… et je m’éveillai. »

Exemple n° 2 (juin 1827). — « J’étais, en songe, à un grand repas, où j’avais un voisin qui m’était inconnu. Après quelques phrases banales, je lui fis à demi-voix un compliment amical. Il se pencha vers moi comme pour me faire répéter. Impatienté de ce mouvement, je lui dis, sans doute dans un demi-sommeil : « Pourquoi me faire répéter, tu n’es qu’un personnage de mon rêve ». Et en achevant de m’éveiller je riais de ma baroque interpellation ».

Nous avons, jusqu’ici, suivi un ordre chronologique dans notre exposé ; le grand nombre des travaux qui ont paru entre 185o et 1900 nous empêche de continuer cette méthode. Elle

nous obligerait à de fréquentes redites, aussi allons-nous étudier successivement les différents problèmes que pose l’étude des rêves.

La question de méthodologie

Maury est le premier Français qui ait tenté de faire rentrer l’étude des rêves dans l’étude de la psychologie expérimentale. Voici comment il décrit sa méthode au début de son ouvrage (24) :

« Je m’observe tantôt dans mon lit, tantôt dans mon fauteuil au moment, où le sommeil me gagne ; je note exactement dans quelle position je me trouvais avant de m’endormir et je prie la personne qui est près de moi de m’éveiller à des instants plus ou moins éloignés du moment où je me suis assoupi. Réveillé en sursaut, la mémoire du rêve auquel on m’a soudainement arraché est encore présente à mon esprit dans la fraîcheur même de l’impression. Il m’est alors facile de rapprocher les détails de ce rêve des circonstances où j’étais placé pour m’endormir. Je consigne sur un papier ces observations, comme le fait un médecin dans son journal pour les cas qu’il observe. Et en relisant le répertoire que je me suis ainsi dressé, j’ai saisi entre des rêves qui s’étaient produits à diverses époques de ma vie des coïncidences, des analogies dont la similitude des circonstances qui les avaient pour ainsi dire provoquées m’ont bien souvent donné la clef.

« L’observation à deux est presque toujours indispensable ; car avant que l’esprit ait repris conscience de soi-même il se passe des faits psychologiques dont la mémoire peut sans doute persister après le réveil, mais qui sont liés à des manifestation, qu’ autrui seul peut constater. Ainsi, les mots qu’on prononces assoupi ou dans un rêve agité, doivent être entendus par quel- qu’un qui vous lespuisserapporter.il n’est pas jusqu’aux gestes, aux attitudes, qui n’aient aussi leur importance. Enfin, ce qui rend nécessaire le concours d’une seconde personne, c’est l’impossibilité où vous seriez de vous éveiller à un moment donné, par un procédé mécanique, comme vous le faites avec l’aide d’une main complaisante. »

Maury eut encore l’idée de chercher à provoquer des rêves par des excitants externes. Tandis qu’il dormait, son assistant lui faisait respirer de l’eau de Cologne et il se figurait être au Caire, dans le magasin de Johann Maria Farina. Une autre fois, on frotte une pincette contre un ciseau, tout près de son oreille, et Maury croit entendre le tocsin et revit les jours troublés de 1848.

HERVEY DE SAINT-DENIS a repris ces expériences sous diverses [p. 34] formes. L’un de ses buts était de démontrer que nous rêvons toute la nuit, même lorsque nous croyons avoir sommeillé sans avoir aucune pensée. Je reproduis ici une de ses plus célèbres expériences (25) :

« Un ami intime, avec lequel j’ai fait un assez long voyage et qui s’intéressait à mes recherches soutenait en homme con- vaincu que jamais il n’avait de rêves dans son premier sommeil. Plusieurs lois je l’avais éveillé peu de temps après qu’il s’était endormi, et toujours il m’avait affirmé de très bonne foi qu’il ne pouvait se souvenir d’aucun songe. Un soir qu’il dormait depuis une demi-heure environ, je m’approche de son lit, je prononce à mi-voix quelques commandements militaires :

« Portez arme! Apprêtez arme ! » etc. et je l’éveille doucement.

« — Eh bien, lui dis-je, cette fois encore n’as-tu rien rêvé ?

« — Rien, absolument rien que je sache.

« — Cherche bien dans ta tête.

« — J’y cherche bien, et je n’y trouve qu une période d’anéantissement très complet.

« — Es-tu bien sûr, demandai-je alors, que tu n’as vu ni soldats…

« A ce mot de soldat il m’interrompt comme frappé d’une réminiscence subite :

« — C’est vrai, c’est vrai, me dit-il, oui, je m’en souviens maintenant, j’ai rêvé que j’assistais à une revue. Mais comment as-tu deviné cela ? »

HERVEY DE SAINT-DENIS a fait d’autres observations encore sur la méthode. C’est ainsi qu’il note (p. 7 et i5) la nécessité d’écrire immédiatement au réveil son rêve, sans quoi notre mémoire infidèle l’altère. Il remarque encore que nous pouvons, par une longue éducation, arriver à diriger nos lèves. Il suffit de vouloir rêver à telle chose pour y parvenir. L’attention et la volonté peuvent ainsi travailler dans notre pensée onirique. C’est du moins le résultat auquel le marquis d’HERVEY est arrivé après des années d’exercice. [p. 35]

D’autres expériences sont plus intéressantes encore. Le même auteur, se demandant si l’incohérence de nos rêves ne pouvait pas provenir de certaines liaisons d’idées qui nous échappaient eut l’idée de faire l’expérience suivante (26) :

« J’étais à la veille de me rendre au Vivarais pour y passer une quinzaine de jours à la campagne, dans la famille d’un de mes amis ; j’achetai, avant de partir, chez un parfumeur bien assorti, un flacon d’une essence qu’il me vendit comme étant, sinon L’une des plus agréables, du moins l’une de celles dont le parfum, sui generis, était le mieux déterminé. J’eus bien soin de ne pas déboucher ce flacon avant d’être dans le lieu où je devais séjourner quelques semaines ; mais tout le temps de ce séjour je fis constamment usage de son contenu dont mon mou- choir de poche ne cessa d’être imprégné, et cela malgré les réclamations et les plaisanteries que cette recherche ne manquait pas de susciter autour de moi. Le jour du départ seulement, le flacon fut hermétiquement refermé ; il resta plusieurs mois ensuite au fond d’une armoire et enfin je le remis à un domestique qui entrait habituellement de très bonne heure dans ma chambre, en lui recommandant de répandre sur mon oreiller quelques gouttes du liquide odoriférant, un matin qu’il me verrait bien endormi. Je le laissai libre, d’ailleurs, de prendre son temps tout à son aise, de peur que l’attente seule de cette expérience ne pût influer mes rêves en préoccupant mon esprit. Huit à dix jours se passent ; mes rêves écrits chaque matin ne trahissent aucune réminiscence particulière du Vivarais, (Mon flacon, il est vrai, n’a pas encore été touché.) Une nuit arrive enfin, où je me crois retourné dans le pays que j’avais habité Tannée précédente. Des montagnes parsemées de grands châtaigniers se dressaient devant moi ; une roche de basalte m’apparaissait si nettement découpée que j’aurais pu la dessiner dans ses moindres détails. J’imaginais rencontrer le facteur de la poste qui m’apportait une lettre de mon père…

Or je pus reconnaître, à l’odeur qui s’en exhalait encore, que [p. 36] mon oreiller avait été, ce matin-là môme, humecte durant mon sommeil avec le parfum approprié à l’expérience qui venait de réussir. »

HERVEY DE SAINT-DENIS fit toute une série d’expériences, qui confirmèrent le caractère réflexe de certaines associations d’idées. Nous ne pouvons songer à les énumérer ici.

VASCHIDE, dans une série de travaux échelonnés entre 1898 et 1911, essaya de déterminer avec plus de précision la profondeur du sommeil pendant le rêve. Il réveille ses sujets en laissant tomber des balles de métal de plus en plus lourdes sur une plaque de métal, et par là étalonne le degré du sommeil (27).

FOUCAULT (28) note un rêve à son réveil, puis il l’écrit quelques heures plus tard, puis enfin quelques jours plus tard. Il constate des variations assez grandes entre la notation immédiate et la notation différée. Il peut déduire de ses expériences que le rêve noté immédiatement se compose toujours d’un ou de plusieurs tableaux, mais lorsqu’il y a pluralité d’images, celles-ci ne sont point liées dans la notation immédiate par un raisonnement qui cherche à les rapprocher les unes des autres. Au contraire lorsque les images sont notées plusieurs heures après le rêve elles sont coordonnées. Il s’est fait un travail de synthèse qui est postérieur. Faute d’avoir fait cette distinction, plusieurs auteurs ont écrit sur le rêve des remarques parfaitement fausses.

Nous ne parlerons pas ici des méthodes qui ont été employées ailleurs qu’en France ; les expériences de MOORLY WOOD sont célèbres, les statistiques DE SANCTIS n’ont rencontré que peu d’écho en France. Certains Américains ont observé qu’on pouvait chez différents sujets provoquer des rêves analogues par la simple injection de substances, telles que l’adrénaline, par exemple. Mais pour ne point allonger démesurément cet historique, nous en resterons à l’étude des travaux français.

La mémoire du rêve et la mémoire dans le rêve

De tout temps l’on a observé que l’oubli des rêves était chose fréquente, mais on s’en est tenu à cette considération générale jusqu’aux travaux du Marquis d’HERVEY. Celui-ci a tout d’abord cherché à déterminer sur quelle période du sommeil pouvait s’exercer notre mémoire. Il écrit à ce propos : (29)

« Un très grand nombre de fois j’ai retrouvé toute la filière qu’avait suivie l’association de mes idées durant une période de cinq à dix minutes, écoulée entre le moment où j’ai commencé à m’assoupir et celui où j’avais été tiré d’un rêve déjà formé c’est-à-dire depuis l’état de veille absolue jusqu’à celui de sommeil complet. Et plusieurs amis sollicités par moi de faire les mêmes expériences m’ont affirmé avoir obtenu les mêmes résultats. Réveillé après plus d’un quart d’heure de sommeil, je n’ai jamais pu remonter sûrement le cours de mes visions jusqu’à cette période hypnagogique qui avait dû servir de point de départ ».

Le même auteur cite (p. 335) le cas d’un de ses amis qui, à son réveil, put retrouver sans hésitation huit vers qu’il avait composés en rêves.

Nous avons vu plus haut que FOUCAULT s’était particulièrement attaché à étudier les transformations qui s’opèrent dans le souvenir de nos rêves. Il conclut de ses observations : (30)

1° Qu’il existe, pour les représentations du rêve, un travail de construction qui s’exécute postérieurement au sommeil ;

2° Que ce travail a pour but de faire des événements du rêve une suite de faits aussi conformes que possible au monde réel.

Si maintenant nous étudions les souvenirs qui réapparaissent dans le rêve, nous voyons qu’une série d’auteurs tels que MACARIO, MAURY, DELBŒUF, HERVEY DE SAINT DENIS nous donnent des exemples remarquables d hypermnésie. Un grand nombre de ces observations sont devenues classiques et sont trop célèbres pour que nous les reproduisions ici. Nous n’emprunterons [p. 38] donc qu’un seul exemple à HERVEY DE SAINT DENIS (p. 305) :

« Je rêve que je vois une jeune femme blonde comme de l’or, causant avec ma sœur et lui montrant un petit ouvrage de tapisserie qu’elle avait fait. En songe je crois parfaitement la reconnaître, j’ai même le sentiment de l’avoir rencontrée bien des fois. Cependant je m’éveille, et ce visage encore présent à ma pensée me semble dès lors absolument inconnu. Je me rendors, la même vision se reproduit. J’ai gardé, tout en rêvant, la conscience des instants de réveil momentané que je viens d’avoir, aussi bien que de cette impression que j’ai ressentie d’avoir eu devant les yeux de mon esprit un visage que je n’avais encore jamais vu. Rendu aux illusions du rêve, je m’en étonne. Je me demande comment j’ai pu manquer à ce point de mémoire, et, mêlant l’incohérence du songe à la vague réminiscence d’une idée que je désire éclaircir, je m’approche de la blonde jeune femme et je lui demande à elle-même si je n’ai pas déjà eu le plaisir de la rencontrer. « Assurément, me répond-elle, souvenez-vous des bains de mer de Pornic ». Ces mots me frappent ; je me réveille tout-à-fait, et je me rappelle alors parfaitement les circonstances, dans lesquelles j’avais recueilli sans m’en douter ce gracieux cliché-souvenir ».

MAURY, de son côté, précise les qualités et les défauts de notre mémoire onirique. (31)«Nous oublierons par exemple, dit-il, le nom d’un ami dont nous reconnaissons parfaitement la figure… mais le phénomène inverse est plus ordinaire, c’est- à-dire que la mémoire est plus présente en songe qu’à l’état de veille ; et elle offre parfois une remarquable intensité. »

« Dans toute création de notre esprit, écrit MAURY (32), la mémoire a une part considérable et il n’y a qu’un petit nombre d’éléments introduits par le travail de la réflexion et de la combinaison. Cette part de la mémoire, nous ne la jugeons pas aussi grande qu’elle est en réalité parce que le souvenir [p. 39] d’une multitude de faits est inscient chez nous ; tel paraît notamment être le caractère des souvenirs de l’enfance.

« J’ai rapporté dans cet ouvrage que les vers latins que je m’imaginais avoir composés en songe et qui étaient restés présent à mon esprit à mon réveil, étaient des vers de Virgile,

conservés par ma mémoire sans que je le susse. »

DELAGE (33) remarque que ce sont surtout les souvenirs qui nous ont paru insignifiants qui réapparaissent dans le rêve : « En règle générale, les idées qui ont obsédé l’esprit pendant la veille ne reviennent pas en rêve. On ne rêve des événements importants de l’existence que lorsque l’époque où ils occupaient  l’esprit à un haut degré s’est éloignée. » Ou encore (p. 489) : « Ce sont des impressions souvent vives, parfois obscures, mais qui, en tous cas, ont frappé nos sens plus vivement que notre esprit, ou dont notre attention s’est trouvée détournée après avoir été excitée par elles ou qui ont été refoulées par un acte de volonté consciente. » Pour illustrer sa théorie, Delage nous donne un bon exemple :

« Le facteur vous remet une lettre contenant des nouvelles inattendues, vous n’avez le temps que delà parcourir ; elle est dans votre portefeuille ; à plusieurs reprises vous êtes tenté de la lire, mais chaque fois un fâcheux ou quelque obligation urgente vous en a empêché, si bien que vous l’oubliez ; voilà un sujet de rêve tout trouvé et peut-être est-ce votre rêve qui vous remettra en mémoire votre lettre oubliée. Si au contraire vous l’aviez lue et relue… vous n’en rêveriez probablement pas ».

Le facteur des sensations externes et internes

Tous les psychologues de la seconde moitié du siècle dernier ont noté l’importance de ce facteur, mais ils ont exprimé des [p. 40] avis très divers sur le rôle exact que jouait la sensation dans la genèse de l’image onirique. MACARIO est le premier qui se soucie de donner une bonne classification des rêves (34). Nous la reproduisons ici :

Vue
Ouïe
Odorat
Rêves hallucination Goût
Toucher
Sexuel
Rêves physiologiques
Vue
Ouïe
Rêves illusion Odorat
Goût
Toucher

Rêves affectifs (provenant des sensations internes).

Rêves purement intellectuels.

a) prodromiques.
Rêves morbides b) symptomatiques.
c) rêves morbides essentiels ou cauchemars

La plupart des auteurs comme MACARIO, MAURY, HERVEY DE SAINT-DENIS, SIMON (35), TISSIÉ (36), etc., se sont attachés à donner des exemples de rêves provoqués par l’excitation de chacun de nos cinq sens. MACARIO (37) note môme que les sourds et les aveugles par accident sont sujets, comme les autres, pendant leur sommeil, à percevoir de Causses sensations de l’ouïe et de la vue. Cependant, si les accidents qui nous ont privés des sens nous ont frappés dans un âge encore tendre, il peut arriver, comme le fait remarquer CHARMA (38) qu’à la longue l’aveugle cesse de percevoir des images dans ses rêves et le sourd d’en- tendre des sons. DARWIN MACNISH (39) cite l’exemple d’un [p. 41] gentilhomme qui, atteint de surdité dans sa jeunesse, en était venu après trente ans à ne plus s’entretenir avec ses amis, même en rêves, que par écrits ou par gestes. Dans le sommeil, comme dans !a veille, les sons n’existaient plus pour lui.

Nous ne voulons pas citer ici des exemples de rêves sensoriels, ils sont trop fréquents pour que cela en vaille la peine ; remarquons simplement que, par le fait qu’ils sont les plus simples à provoquer, on en était arrivé vers la fin du xix e siècle à considérer que tout rêve avait à sa base une sensation. Cette façon de penser peut être résumée dans cette formule de GUARDIA (40) : « Tout rêve est de nature sensorielle et les songes se divisent naturellement d’après les sens qui sont externes ou internes. Les songes mixtes participent des deux. Les plus abstraits peuvent se ramener à ces trois groupes. »

Bergson admet de son côté que tout rêve a pour base une lueur entoptique (41). Seuls HERVEY DE SAINT-DENIS et SURBLED (42) réagissent fortement contre cette opinion.

Enfin quelques philosophes se demandent si l’image onirique est vraiment provoquée par la sensation. Chacun connaît le rêve dit de Maury guillotiné, où cet auteur assiste à diverses scènes de la Révolution à la suite de la chute, survenue pendant son sommeil, de la flèche de son lit sur son cou. Cette observation est restée longtemps classique pour démontrer la rapidité de nos idées pendant le sommeil. C’est le mérite de JACQUES LE LORRAIN d’avoir le premier critiqué cette interprétation (43).

Voici ce qu’il écrit :

« A mon sens, de deux hypothèses l’une : ou bien il faut supposer que dans cette période de lucidité imparfaite qui précède le réveil complet MAURY a raccordé par un lien logique une suite d’images hétéroclites et bien antérieures à la chute de la [p. 42] flèche, ou bien sur cette impression, d’abord mal définie, et mal située, il a bâti tout d’une pièce et dans l’instant même le cauchemar décrit, et cela sans se rendre compte de l’opération. Que le coup reçu ait déterminé le tableau final, oui, mais tout le rêve, non ».

Cette critique suscita une série d’articles fort intéressants dans lesquels nous voyons apparaître cette idée que Freud soutiendra plus tard, que la sensation ne joue qu’un rôle secondaire ; elle ne détermine pas le rêve, mais elle est déformée par le cours antérieur des pensées oniriques. Cette opinion a été particulièrement défendue dans un article intitulé : « A propos de l’appréciation du temps dans le rêve », et signé L. D. (44). L’auteur écrit à propos du rêve de MAURY guillotiné : « Ce rêve n’a pas été composé de toutes pièces et après coup pour expliquer une sensation du dormeur, c’est au contraire la sensation du dormeur qui, à un moment donné, est venue s’intercaler dans les images du rêve sans aucunement en déranger l’ordre ». Et plus loin il précise encore sa pensée : « e rêve est indépendant de la sensation, il existait avant elle ; quand la sensation paraît il l’absorbe à son profit, il se l’assimile, il la tire à lui ».

Parmi les sensations qui provoquent les rêves, celles qui peuvent être l’indice d’un processus pathologique sont particulièrement intéressantes. MACARIO et MOREAU de la Sarthe sont les premiers à les avoir bien étudiées. Plus tard une foule d’observations de ce genre ont été publiées par ARTIGUES (45), DUCOSTÉ(46), FÉRÉ, (47) FAREZ (48), SIMON (49), [p 43] TISSIÉ (50), MEUNIER et MASSELON (51), VASCHIDEet PIÉRON (52).

J’emprunte le cas suivant à TISSIÉ (53) :

« M. (Sarah), 19 ans, pleurésie aiguë, devenue purulente, entrée à l’hôpital le 2 novembre 1888, me dit que les cauchemars commencèrent huit jours après; ils se produisaient surtout dans l’après-midi, vers trois heures ; elle se voyait enfermée dans une chambre dont les murs se rapprochaient les uns des autres ; elle ne voyait plus ni portes ni fenêtres ; le plafond s’abaissait peu à peu, elle ne pouvait plus respirer, elle étouffait ; elle avait froid sur tout le corps et ne pouvait parler, car la voix expirait sur ses lèvres Une ponction fut faite fin décembre, l’empyème fut évacué le 12 janvier 1889. Cette malade n’a plus eu de cauchemars depuis la fin du mois de mars. Dans ses derniers rêves elle voyait son enfant se noyer, elle voulait appeler au secours mais elle ne le pouvait pas. »

LASÈGUE, qui a abordé des chapitres si divers de la médecine, et les a étudiés avec une précision si parfaite a donné quelques caractéristiques des rêves morbides (54) .

« Dans les maladies du cœur, particulièrement dans les lésions mitrales, le sommeil est troublé par la peur, par de l’anxiété, de l’angoisse non respiratoire et des hallucinations non visuelles. Ces dernières n’ont pas d’analogie avec celles des alcooliques ; l’alcoolique voit toujours l’objet en mouvement et lui donne immédiatement une signification ; le cardiaque ne précise pas, il reste dans le vague, et malgré ses efforts n’arrive pas à donner un corps à ses hallucinations. Il devient alors fort anxieux. Les rêves dus à une affection de la circulation sont généralement très courts, très effrayants, accompagnés de circonstances tragiques et en particulier de l’idée de mort prochaine. »

A côté de ces rêves symptomatiques, d’autres sont prodromiques. [p. 44] MACARIO en a publié plusieurs observations. j’emprumte l’exemple suivant à la thèse de ARTIGUES (55) :

« Jeanne G., 43 ans, journalière, entre à l’Hôpital Cochin ; constitution robuste, a eu une attaque de rhumatisme articulaire subaigu à l’âge de 30 ans ; pendant deux ans elle en a ressenti des atteintes assez bénignes, qui n’ont pas arrêté son travail. Il y a trois ans, cette femme, qui rêvait comme tout le monde, a commencé à avoir son sommeil troublé par des songes effrayants dont le fond était invariable : elle appelait constamment sa mère à son secours, se voyait entourée de sang et de flammes, et se réveillait en sursaut en proie à la plus violente terreur. Du reste, à part ce changement, sa santé n’était nullement altérée. Elle continuait sans fatigue son ouvrage qui consistait à monter des étages, à porter des fardeaux, et à cirer des appartements. Jamais pendant cette période elle n’a ressenti le moindre essoufflement, la moindre palpitation

Cependant les rêves se multipliaient et ne laissaient plus une seule nuit de calme. La malade, sur le conseil de son mari inquiet de la persistance des mêmes songes, se décide à consulter un médecin. Celui-ci, l’ayant examinée soigneusement, découvre l’existence d’une lésion cardiaque au début, ne s’étant encore manifestée par aucun trouble de santé générale. »

Le rôle de nos facultés intellectuelles.

Les auteurs du XVIIIe siècle et ceux de la première moitié du XIXe siècle furent pour la plupart très impressionnés du travail intellectuel que pouvait réaliser la pensée onirique. Après 1850, au contraire, on s’aperçoit que ce prétendu travail est presque toujours de nature inférieure. Même HERVEY DE SAINT-DENIS, qui s’était habitué à diriger en partie le cours de ses rêves, est obligé de reconnaître que le travail intellectuel onirique est toujours inférieur à celui de l’état de veille. [p. 45]

DELBŒUF (56) rêve qu’il lait ces deux vers :

« Que Dieu, sortant vivant de son tombeau natif,
Parcoure en souriant ses radieux pontifes. »

Et il ajoute : « Et pourtant je ne saurais décrire le ravissement où me jetait le divin poème qui contenait, entre autres, cet admirable distique ».

La facilité d’action que l’on croit avoir en rêvant est une illusion.

HERVEY DE SAINT-DENIS a prétendu que, lorsqu’un rêve le plaçait en face d’une alternative, il pouvait faire acte d’attention, puis acte de volonté et choisir dans quel sens il poursuivrait le cours de ses aventures oniriques. Il donne à cet égard plusieurs exemples curieux et voici comment il conclut de ses expériences (57) :

« En résumé, reconnaissons qu’autant il serait exorbitant de prétendre que l’homme endormi peut exercer continuellement son attention et sa volonté sur les illusions de ses rêves, autant il est erroné de regarder l’exercice de ces deux facultés comme incompatible avec le sommeil. »

J’ajoute que ce point de vue peut être expliqué par le fait que le dit auteur n’a pas toujours nettement distingué les hallucinations hypnagogiques des rêves. Parlant de celles-ci, il dit :

(p. 421-422) « Celles de ces visions qui nous montrent des objets bien déterminés rentrent à mes yeux dans la catégorie des rêves ordinaires. »

A notre sens, MAURY a exprimé sur le rôle de l’attention et de la volonté des opinions beaucoup plus conformes à la réalité.

Voici ce qu’il écrit (58) :

« L’attention existe sans doute dans le songe, puisque nous en contemplons les images, que nous les comparons souvent entre elles ; mais cette attention n’a pas le même caractère et la même puissance que l’attention de l’homme éveillé. Le dormeur [p. 46] ne considère pas les images qu’il voit en rêve avec la conscience de son attention, comme il le ferait si, éveillé, il regardait un spectacle de la même nature ; et cependant rien ne le distrait de ces images ; il devrait y porter une conscience plus nette ? un sentiment plus éveillé de ce qu’il perçoit, si son intelligence conservait toute sa lucidité… Il faut donc bien admettre que le sommeil atténue conséquemment une de nos fonctions intellectuelles les plus importantes. » Et plus loin MAURY dit encore (p. 23) :

« L’acte d’attention, de volonté, de désir, qui se produit en rêve est un fait purement spontané, car c’est le résultat du ravivement automatique d’idées antérieurement perçues, de sensations auparavant éprouvées que déterminent des sensations internes, des ébranlements cérébraux. »

Ailleurs, parlant des expériences du marquis de HERVEY, MAURY écrit :

« Mais les curieux exemples que cite le savant sinologue nous montrent seulement que, préoccupé de sa théorie de la liberté de la volonté dans le songe, il poursuivait en rêvant les pensées qui l’occupaient avant de s’endormir. C’est là un phénomène qui n’est pas très rare… L’esprit demeure alors éveillé pour une certaine suite d’opérations mentales. Parlons plus exactement : il se réveille pour renouer promptement la chaîne de ses idées un instant interrompues… L’esprit continue spontanément ce qu’à l’état de veille il faisait volontairement. »

Un long débat s’est engagé entre MAURY et le marquis de HERVEY au sujet du rôle que jouent dans le rêve les associations des idées. Tandis que le premier leur attribue peu d’importance et soutient que le cours de nos images oniriques est déterminé ayant tout par l’état physiologique du cerveau, HERVEY DE SAINT DENIS attache aux associations d’idées un rôle capital. Si on lit attentivement les deux volumes de ces distingués psychologues, on se convaincra qu’ils sont plus proches l’un de l’autre qu’ils ne veulent bien l’admettre.

MAURY, par exemple, est d’avis que nos perceptions confuses [p. 47] pendant notre sommeil sont transformées par notre esprit qui cherche à les ramener à quelque chose de déjà connu. C’est en somme reconnaître le rôle joué par nos associations. De son côté, le marquis de HERVEY reconnaît que les sensations déforment le cours normal d’un rêve. Sur ce point ces deux savants sont donc plus rapprochés qu’ils ne le pensent. Le point suivant les sépare davantage : MAURY admet que les associations d’idées se déroulent automatiquement ; son émule au contraire pense qu’on peut en diriger le cours. Maury admet qu’elles sont imposées par un état cérébral associé qui précède l’association, et le marquis combat cette thèse. Mais là nous touchons à un point de vue philosophique et la solution du problème dépendra du parti que l’on prendra en fac e du parallélisme psychologique.

L’Affectivité dans le Rêve

MACARIO et MAURY sont les premiers à noter ce fait qui deviendra un des pivots de la doctrine de Freud : à savoir que le rêve se présente souvent sous la forme de la réalisation d’un désir. Voici un exemple cité par MAURY (59).

« J’entrai dans un café d’où l’on découvrait toute la campagne. On y apporta de la bière. Notons en passant que le jour précédent j’avais eu le désir d’en boire, mais mon désir n’avait point été satisfait, diverses affaires étant venues me distraire de cette pensée ».

Le marquis DE HERVEY note la différence de sentiments qui nous animent pendant la veille et pendant le sommeil « Les sentiments du sommeil ressemblent parfois si peu à ceux de la veille, et le sentiment du bien, notamment, peut se trouver en rêve perverti de telle sorte qu’on s’imagine accomplir comme l’action la plus simple des faits qui seraient monstrueux ou insensés en réalité » (p. 201).

MAURY fait la même réflexion et entrevoit le parti qu’on pourrait [p. 48] tirer de cette observation pour l’étude des réactions instinctives de l’homme. « En rêve » dit-il (p. 492) « l’intervention de ces instincts et de ces penchants nés de notre tempérament propre est constante et, l’action n’en étant pas, comme dans la veille, atténuée par une foule de causes et d’idées, nous pouvons mieux juger de leur nature et pour ainsi dire de leur profondeur. Dans le songe c’est surtout l’homme instinctif qui se révèle. La raison étant absente, du moins partiellement, elle ne peut plus combattre l’influence de l’organisme. De là la possibilité d’idées voluptueuses chez celui que l’éducation morale a rendu chaste, d’idées sanguinaires et vindicatives chez celui dont cette même éducation morale a adouci les mœurs; d’idées superstitieuses enfin chez celui que la science a éclairé. L’homme revient pour ainsi dire à l’état de nature quand il rêve, mais moins les idées acquises ont pénétré dans son esprit, plus les penchants en désaccord avec elles conservent encore sur lui d’influence dans le rêve ».

On sait que Freud, après avoir observé que la plupart des névroses n’étaient qu’une manifestation d’une orientation vicieuse et généralement infantile des instincts, a cherché à tirer parti des rêves pour reconnaître exactement la nature des passions de ses malades. Ce procédé a souvent paru insensé, et pourtant les meilleurs observateurs français, tels que MAURY ou HERVEY avaient pressenti toute la valeur documentaire de la pensée onirique. Qu’on relise ce passage caractéristique de MAURY (p. 176):

« Les passions interviennent naturellement dans le délire, comme dans les conceptions de l’homme éveillé et raisonnable ; elles se mêlent à nos idées, elles influent sur nos déterminations et nos actes, et dans le rêve il est facile de reconnaître l’influence de ces mêmes passions. Un de mes amis, très enclin à la colère, m’avouait qu’il se mettait souvent en colère dans ses rêves ; un autre, porté vers les femmes, me disait qu’il faisait fréquemment des rêves amoureux ; enfin un autre qui con- venait de sa disposition à broder des anecdotes et à mentir ajoutait : « C’est plus fort que moi, c’est dans ma nature, et la [p. 49] preuve, c’est qu’en songe il m’arrive bien souvent de mentir sciemment ».

Le passage suivant est peut-être plus significatif encore : (p. 112-113). « Ce sont nos penchants qui parlent et qui nous font agir, sans que la conscience nous retienne, bien que parfois elle nous avertisse. J’ai mes défauts et mes penchants vicieux. A l’état de veille je tâche de lutter contre eux, et il m’arrive assez souvent de ne pas y succomber. Mais dans un songe j’y succombe souvent, ou pour mieux dire j’agis sous leur impulsion sans crainte et sans remords. Je me laisse aller aux accès les plus violents de la colère, aux désirs les plus effrénés, et quand je m’éveille j’ai presque honte de ces crimes imaginaires. Évidemment les visions qui se déroulent devant ma pensée et qui constituent le rêve me sont suggérées par les associations que je ressens et que ma volonté absente ne cherche pas à refouler ».

On retrouve dans ce passage la base de l’idée que FREUD développe plus tard avec tant de force et qui consiste à voir dans le rêve la réalisation d’un désir refoulé qui a pour origine l’impétueux torrent de nos instincts .

La Structure de l’Image onirique

VASCHIDE écrit sur l’incohérence du rêve un passage qui mérite d’être souligne (60) :

« L’image du rêve est la copie de l’idée. Le principal est l’idée, la vision n’est qu’accessoire. Ceci établi, il faut savoir suivre la marche des idées. Il faut savoir analyser le tissu des rêves ; l’incohérence devient alors compréhensible, les conceptions les plus fantastiques deviennent des faits simples et parfaitement logiques… Les rêves les plus bizarres trouvent même une explication des plus logiques quand on sait les analyser. » [p. 50]

On retrouve ici l’idée que SCHUBERT avait signalée en 1814 et qui revient à considérer le rêve comme un symbole condensant une pensée ; la suite des symboles peut être incohérente, l’idée est correcte. Ce point de vue sera repris et étendu par FREUD ; c’est lui qui sert de base à sa méthode. Il s’agit cependant d’examiner si derrière l’incohérence du rêve ne se cachent pas certaines lois qui président à la formation des images et des associations oniriques.

MAURY a donné des exemples aujourd’hui classiques de rêves qui se poursuivent en vertu d’une simple assonance verbale. J’ai moi-même fait un de ces rêves que je rapporte ici ; je le transcris tel que je l’ai noté à mon réveil et avec les réflexions que j’ai immédiatement inscrites :

« 6 décembre 1924. — Je me réveille vers six heures du matin, ayant ces deux mots dans l’esprit : ESQUIROL et STÉAROL et avec cette seule pensée pour les accompagner : ESQUIROL est le premier auteur qui ait décrit l’idiotie du type mongol. Je savais parfaitement à l’état de veille que c’était LANGDON DOWN qui avait le premier décrit cette affection en 1866, et non ESQUIROL. Mais comme j’avais rédigé la veille une note sur le mongolisme, je crois que le mot mongol a dû être le premier dans mon rêve et qu’ESQUIROL et STÉAROL ont suivi. (C’est par un travail post-onirique, à l’instant du réveil probablement, que j’ai inventé le lien logique ESQUIROL-mongol.) La veille, je m’étais posé la question de savoir si, parmi les idiots si bien décrits par Esquirol, on pourrait reconnaître le type mongol et je n’avais pas eu le temps de vérifier la chose. En tous cas le mot STÉAROL montre bien qu’il n’y a pas un simple hasard, mais bien une séquence par assonance verbale, puisque le STÉAROL n’a rien à voir avec l’idiotie mongole ni avec ESQUIROL. Cependant l’apparition de ce mot s’explique aussi par le fait que j’avais employé ce désinfectant la veille. Enfin, je dois ajouter qu’à la base de ce rêve se trouvait une perception sensorielle : Dans la chambre voisine, j’entendais à mon réveil les cris d’un bébé, et il n’est pas douteux que ce bruit rythmé ait contribué à provoquer des associations par assonances. L’intérêt de ce rêve réside dans ce [p. 51] qu’il permet de voir comment immédiatement s’est introduite une préoccupation de la veille dans la matière sensorielle du rêve. »

Le sociologue TARDE, a lait de nombreuses observations sur les rêves ; il ne les a malheureusement pas publiées, mais DELBŒUF, qui a eu le bonheur de pouvoir les lire, en relate le passage suivant : (61).

« 21 mars. — Rêvé que je vois sur la route la voiture de M. de G. partagée en deux de haut en bas. Hier j’ai vu sur une autre route la voiture de M. de G. au moment où je venais de visiter une toiture fendue par le milieu par la chute d’un rocher. J’ai donc attribué à la voiture l’accident de la toiture et la similitude de son des deux mots a bien pu contribuer à la fusion de ces deux idées. »

Il est curieux de remarquer combien tardivement est apparue la notion de symbolisme des images oniriques. C’est à peine si MAURY l’entrevoit, et il faut arriver à 1867 pour que HERVEY DE SAINT-DENIS nous en donne une étude un peu complète. Il décrit ce phénomène sous le nom d’abstraction « Si je crois voir en songe, dit-il (p. 416), un portrait de saint Pierre, par exemple et si mon esprit se prend à considérer abstractivement la religiosité du sujet, il pourra résulter que je reporterai cette idée sur quelque personne pieuse de ma connaissance à laquelle cette abstraction seule me fera penser. »

MAURY, après BAILLARGER (62), avait bien noté cette tendance de la pensée hypnagogique à convertir toute idée en une image mais il ne semble pas s’être intéressé au problème inverse qui consiste à remonter de l’image à l’idée.

Le marquis Dr HERVEY a bien observé le jeu réciproque de l’image sur l’idée et de l’idée sur l’image, mais il n’est jamais allé très profond dans l’idée du symbolisme. Voici un rêve où la transformation des idées est assez curieuse mais où la pensée semble être plutôt hypnagogique qu’onirique (p. 415) : [p. 52]

« Je crois jouer avec une petite balle très élastique, recouverte d’une enveloppe de cuir divisée par quartiers de différentes couleurs. L’un de ces quartiers est d’une nuance violette qui me rappelle celle d’un bâton de cire à cacheter dont je fais usage. L’image de ce nouvel objet remplace immédiatement la balle ; mais comme l’idée première de jouer à la balle

persiste, c’est maintenant le bâton de cire à cacheter qui rebondit vivement sur le tapis, sans se casser. L’idée d’un bâton de cire à cacheter ne peut manquer cependant d’entraîner celle d’un objet fragile. Je crains qu’il ne se brise s’il tombe sur une surface dure. Craindre une chose c’est en avoir la pensée ; avoir la pensée d’une chose, en songe, c’est en avoir immédiatement la vision. Je rêve donc que cette singulière balle, venant à frapper le marbre du foyer, a rejailli en plusieurs pièces. » Le rêve se poursuit ainsi encore longtemps .

Le grand mérite de HERVEY DE SAINT-DENIS est d’avoir étudié avec soin les mécanismes qui forment l’incohérence du rêve. Celle-ci peut être due à la persévération d’une image qui vient se mêler à la suivante.

« Or, écrit-il (p.39,) il arrivera souvent que ce tableau ne s’effacera pas aussi vite que la pensée dont il fut solidaire, et, comme un décor de théâtre qui ne serait pas assez promptement changé pour le jeu de la scène, on le verra n’avoir plus aucuns rapports de lieu ni d’époque avec les épisodes qui s’accomplissent devant lui. C’est ainsi que, si je me crois premièrement en Suisse, où j’aperçois des chalets qui me rappellent celui de Jules Janin, à l’entrée du Bois de Boulogne, et si le souvenir de Jules Janin me remet en mémoire quelque célèbre cantatrice que j’aurai rencontrée chez lui, j’imaginerai peut- être que j’entends chanter cette cantatrice du milieu des cascades et des glaciers. »

L’incohérence peut encore s’expliquer par la condensation ou la fusion des deux images (p. 41 et 430).

Enfin, il peut y avoir transfert d’une qualité d’objet sur un autre objet ; c’est ce que le MARQUIS DE HERVEYappelle pensée par abstraction. [p. 53]

« Il reporte alors d’un sujet sur un autre, écrit-il (p. 42) quelque qualité ou quelque manière d’être qu’il a saisie de préférence. Si la maigreur d’un cheval étique le frappe particulièrement dans l’attelage d’une pauvre carriole qu’il aperçoit en rêve, et si cette carriole le lait songer à quelque métayer pourvu d’un attelage semblable à peu près, il reportera peut- être l’idée abstraite de maigreur et de dépérissement sur ce métayer qui surgit à son tour au milieu du songe, et il le verra prêt à rendre l’âme. Ou bien, au contraire, si c’est l’idée de l’attelage qui l’a préoccupé d’avantage, il verra le métayer lui-même sous le harnais, sans en éprouver le moindre étonnement. »

HERVEY DE SAINT DÉNIS pense aussi que l’incohérence peut surgir lorsque le rêve évoque une image-souvenir qui à l’état de veille n’a pas été perçue avec netteté. Voici ce qu’il écrit à ce sujet (63) :

« L’absence de netteté dans les images qui ne peuvent être nettes par cela même qu’elle n’ont jamais été nettement perçues devient très fréquemment une source notable de l’incohérence en provoquant des phénomènes de transition qui s’expliquent ainsi. Par suite d’un enchaînement quelconque de souvenirs, l’image d’un commissionnaire qui me remit un jour une lettre vient à se présenter à mon esprit. Je crois aussitôt voir cet homme, puisque c’est le propre du rêve d’évoquer instantanément l’image dès que la pensée dont elle est solidaire a surgi. Je le vois donc, mais sans distinguer ses traits d’une façon lucide, car à peine ai-je aperçu son visage la seule fois qu’il ait été devant mes yeux. Dans cette ébauche nuageuse, la mémoire saisit pourtant un ensemble qui lui rappelle d’autres traits connus, ceux d’un professeur célèbre dont j’ai suivi les cours ; déjà le commissionnaire est loin de ma pensée, j’assiste maintenant au cours du professeur. La transition aurait pu toutefois s’opérer d’une autre manière. Le visage du professeur pouvait s’encadrer purement et simplement dans la [p. 54] silhouette du commissionnaire, et j’aurais vu ce savant stationner au coin d’une rue avec Une médaille sur la poitrine. Ou bien je me serai imaginé qu’il montait en chaire, une veste de velours sur l’épaule et le crochet traditionnel sous le bras.

Le processus de la condensation a aussi été bien décrit par JACQUES LE LORRAIN (64) :

« Un autre fait à constater, dit-il, c’est que les images présentes ne sont pas toujours entièrement expulsées par les images survenantes. Il n’y a pas toujours substitution, mais fréquemment fusion, coalescence. Tout récemment j’eus la vision d’un garçon boucher menant un veau à l’abattoir et tirant fortement sur la corde. Soudain l’homme disparut, mais je vis que l’animal avait échangé sa propre tête contre la tête de son conducteur. Puis l’homme revint orné d’une tète nouvelle. Il amenait avec lui un train auquel il attacha le veau récalcitrant, puis il cria au mécanicien : « En route ! » Je montai dans le train, désirant ne pas manquer cette occasion de voyager gratis… Cependant le train avançait d’une allure toute bovine. Je trouvais cela naturel, puisqu’il y avait un veau dans L’affaire. Je confondais le remorqueur avec le remorqué, le bœuf avec le train ; encore un exemple de fusion. »

On a beaucoup reproché à FREUD, dans l’interprétation de ses rêves, de voir dans certaines images oniriques des calembours. Notre esprit logique se refuse, dans l’étude scientifique d’un phénomène, à introduire des explications aussi arbitraires. Cependant le rêve est une pensée paralogique, faite d’incohérence et les meilleurs observateurs, bien avant FREUD, avaient, noté le fait. Voici quelques exemples que j’emprunte au Marquis DE HERVEY (65).

« Je songe à une comète; la locution « comète chevelue » me revient à l’esprit et je vois une étoile avec de véritables cheveux. »

« On appelle devant moi une femme de chambre qui s’appelle [p. 55] Rosalie. Mon esprit met en action un affreux et détestable calembour. Je vois, en rêve, un lit à baldaquin dont les rideaux et la courte-pointe sont semés de roses. »

« J’admire un manuscrit d’une écriture superbe. Je me dis qu’il est d’une belle main et, quelqu’extravagant que cela puisse paraître, je rêve que les caractères en sont tracés sur une belle main coupée et reliée ».

FREUD a encore insisté sur ce fait que les divers personnages d’un rêve représentaient souvent des tendances diverses du dormeur ou de la personne avec qui il entre en amitié ou en conflit, le rêve étant la dramatisation d’un conflit intérieur Nous retrouvons une observation analogue chez TISSIÉ (66).

« Un soir, quelques minutes avant de me coucher discutant avec ma sœur, je la fis fâcher à propos de je ne sais quoi. Nous nous quittâmes cependant en bons termes. Le lendemain matin elle me raconta qu’elle avait rêvé à moi, mais elle avait vu deux frères ; ils se ressemblaient tous deux physiquement et tous deux portaient même prénom , elle comprenait bien que les deux n’en faisaient qu’un, cependant l’un était doux et aimable, l’autre méchant et mauvais frère. Celui-ci s’était amusé avec un sabre japonais que je possède dans mon cabinet ; elle lui conseilla de prendre garde, l’arme étant empoisonnée ; le mauvais frère rit de l’observation, disant qu’il en avait vu bien d’autres (Ce que je dis parfois, ayant fait plusieurs voyages dans l’Amérique du Sud). «  Au fait, dit ma sœur au bon frère, mais tu as voyagé aussi. » Le bon frère conseilla plus de prudence au mauvais, qui tout à coup se blessa mortellement. Ma sœur versa quelques pleurs, mais voyant que le bon frère lui restait elle se consola bien vite ».

De l’analogie du rêve et du délire

Cette question avait déjà préoccupé les auteurs anciens. C’est elle qui, au milieu du xix< siècle, allait donner à l’étude du rêve le magnifique essor que nous avons vu. MOREAU DE TOURS, [p. 56] BAILLARGER, MAURY, MACARIO, MICHÉA ET PLUS TARD CHASLIN, ARTIGUES, TISSIÉ, VASCHIDE, PIÉRON, MEUNIER, MASSELON sont les principaux qui s’en sont occupés.

L’analogie du rêve et du délire peut être une simple analogie dans la structure de la pensée (hallucination, incohérence, associations extrinsèques, perte de la notion du «  moi » elle peut être due au fait que les deux phénomènes apparaissent dans les mêmes conditions physiologiques. C’est l’idée qu’a soutenue avec beaucoup de chaleur MOREAU de Tours (67). L’analogie peut être due au fait que le délire et le rêve sont seulement deux expressions différentes d’un même conflit psychique. C’est la thèse des psychanalystes. L’analogie peut être purement fonctionnelle, les deux phénomènes sont des soupapes de sûreté pour décharger le trop-plein affectif du moi. Enfin l’analogie peut être due à ce que le délire n’est que la prolongation du rêve. Il y a identité entre les deux phénomènes. Nous ne saurions étudier en détail tous ces points de vue, ni rappeler la somme des arguments qui ont été amassés pour les défendre. Nous voudrions seulement faire quelques citations et constater que chacune de ces opinions contient une part de vérité. MAURY (68) défend l’analogie de structure : « Plus on pénètre dans les opérations de l’esprit, endormi ou aliéné, plus on se convainc que ces opérations s’effectuent d’une façon analogue, mieux on constate que le mécanisme de la pensée se lait de la même manière incomplète ; c’est donc par l’étude comparée de ces deux ordres de phénomènes qu’on pourra les éclairer, en mieux saisir les particularités et découvrir peut-être quelques-unes des lois qui régissent à la fois le plus bizarre et le plus triste des phénomènes de l’esprit de l’homme. »

MOREAU de Tours soutient qu’il y a identité complète entre le rêve, l’aliénation mentale et l’intoxication par le hachisch.

Voici une citation de lui : [p. 57]

« Lorsqu’on commence à ressentir les effets du délire provoqué artificiellement, exactement comme au début du sommeil, on s’aperçoit que l’imagination devient de plus en plus vagabonde et de plus en plus indépendante. Mais en même temps, tant que la conscience intime n’as pas lâché complètement les rênes, on n’est jamais dupe de ces impostures ; qu’au contraire, si cela arrive, vous avez la conviction que cela n’a été que la suite de la perte momentanée de la conscience. Il n’y a donc eu ici d’involontaire, de nécessité, qu’une conviction fausse se rattachant à un acte de la mémoire ou de l’imagination, laquelle conviction équivaut à une sensation, parce qu’en ayant cette conviction l’esprit est dans de telles conditions psychiques qu’il est impossible qu’il puisse redresser son erreur et se refuse à croire vrai, réel, ce qui n’est que le produit de sa faculté mémorative ou d’imagination ».

Ailleurs MOREAU affirme l’identité absolue de ces phénomènes. CHASLIN (69) contestera plus tard avec énergie cette affirmation :

« Ces deux états peuvent se ressembler autant qu’on veut ; ils ne sont pas identiques tant qu’on prend pour terme de comparaison un homme aliéné qui délire et un homme sain qui rêve » CHASLIN résume de la façon suivante les rapports du délire et du rêve :

1° Il y a des délires qui ressemblent à des rêves ordinaires.

2° Le rêve peut précéder le délire ou en être le point de départ ou le début ; il peut le continuer une fois établi, ou le reproduire après sa fin, ou être le signe d’un changement dans la forme des manifestations maladives ; il peut être le présage d’une guérison. ou n’avoir aucun rapport avec le délire ».

Voici quelques cas dans lesquels le délire semble être dû au rêve : (70)

1° « La veuve Scholl entend parler pendant trois minutes consécutives une voix qui lui dit : « Tue ta fille ! » Elle résiste [p. 58] d’abord et chasse ces pensées en sa réveillant ; mais l’idée ne tarde pas à devenir fixe ; elle persiste pendant la veille. Ces paroles homicides retentissent sans cesse à son oreille, et l’infortunée immole son enfant » (71).

2° « Mme R. est arrêtée au moment où elle allait se jeter dans la Seine. C’est sa troisième tentative de suicide depuis douze jours. Elle fond en larmes Après de longues instances, elle se décide à parler. Elle sait quelle est tendrement aimée de tous les siens; son mari et ses enfants sont très bons pour elle, elle ne peut que se louer d’eux. Mais une nuit, sans savoir pourquoi, sans avoir pour cela le moindre motif, elle a rêvé que son mari voulait se séparer d’elle Elle en a ressenti une telle peine qu’elle ne pourra jamais s’en consoler, elle aime mieux mourir » (72).

Il y a bien d’autres remarques intéressantes que nous pourrions rapporter ici, mais nous voulons nous en tenir aux lignes générales. Après avoir exposé ce que la tradition française a jeté de lumière sur le problème du rêve, nous allons aborder l’œuvre de FREUD. Celle-ci part de remarques qui ont été faites de-ci de-là mais dont on n’avait pas su tirer parti pour établir

une méthode et constituer une doctrine d’ensemble. La partie la plus neuve de l’œuvre du psychiatre viennois sera d’expliquer pourquoi les images oniriques sont travesties, comment la censure écarte certaines images trop crues et oblige notre affectivité à s’extérioriser sous des symboles ou à se cacher derrière des événements insignifiants. Le but de Freud étant avant tout d’étudier par ses rêves la vie affective du sujet, la question de savoir si ceux-ci ont été déformés au réveil l’intéresse peu. Les associations que produit le malade ramènent au sujet central et donnent, quel que soit le tableau dont se souvient le dormeur, les préoccupations qui avaient engendré le rêve . Il s’en suit que bon nombre de problèmes que nous avons vus étudiés par les auteurs du XIXe siècle perdront de leur importance du fait même [p. 59] que FREUD envisage son étude uniquement au point de vue affectif. D’autres questions, presque négligées au siècle dernier, deviendront capitales . Freud n’a fait qu’exploiter avec talent cette remarque que faisait HERVEY DE SAINT-DENIS en 1867 : « Il est, d’un autre côté, bon nombre de personnes et surtout de dames, dont on apprendrait mieux à connaître les inclinations par leurs songes que par leur manière d’agir en réalité. Cela tient à ce qu’elles exercent habituellement sur leurs actes un empire qui ne s’étend point jusqu’aux mouvements de leurs pensées et cela touche à la physiologie de l’ordre social. On trouverait la matière à des rapprochements intéressants, mais la difficulté serait de se bien renseigner, parce que ces personnes racontent plus volontiers tout ce qu’elles ont fait dans le jour que tout ce qu’elles ont rêvé pendant la nuit. »

Notes

(1) Voir Brunet, le Rêve, Paris. Stock, 1954, 122 pages. [en ligne sur notre site]

(2) Jean-Henri-Samuel Formey est né à Berlin le 31 Mai 1711 d’une famille de réfugiés français originaire de Vitry en Champagne il resta bilingue et fui pasteur de l’Église française de Berlin, fuis professeur d’éloquence et enfin professeur de philosophie. Il est l’auteur d’un très grand nombre d’ouvrages qui furent presque tous écrits en français. Il vécut quatre-vingt-six ans, gardant toutes ses facultés jusqu’à sa mort [p. 20] survenue le 8 Mars 1797. Ses « Mélanges philosophiques », dans lesquels sont consignées ses notes sur les rêves, datent de 1754 et furent publiés à Leyde. Il contiennent un grand nombre de remarques intéressantes sur toutes espèces de sujets psychologiques.

(3) Voir DUGALD STEWART Éléments de la philosophie de l’esprit humain» Traduit par P. Prévost, Genève, 1808, t. II. [en ligne sur notre site]

(4) Voir Richard, Théorie des songes. Paris, 1766.

(5) Voir RICHARD, p. 104.

(6) Essais sur l’origine des Connaissances humaines, sect. I, chap. 2.

(7) La première édition de Cabanis a paru en 1802.

(8) Livre 9 de la République.

(9) Op. cit., plus loin, p. 240.

(10). Voir MAINE DE BIRAN : Ouvrages philosophiques, t. II, p. 209 à 295, publiées par Victor Cousin en 1841.

(11) Op. cit., p. 100.

(12) Voir MANACÉINE : Le sommeil tiers de notre vie. Traduction de Jaubert. Paris. Masson 1896, p. 277.

(13) Théodore Simon JOUFFROY (1796-1842), est né dans le département du Doubs. Ce fut un philosophe et un psychologue. Il vécut à Paris et subit une grande influence des auteurs anglais contemporains dont il traduisit en français plusieurs ouvrages. En 1833 il publia à Paris ses Mélanges philosophiques qui contiennent un essai sur le rêve datant de 1827.

(14) Voir BERTRAND, Traité du Somnambulisme, p. 445.

(15) Voir ALBERT LEMOINE : Du sommeil au point de vue physiologique et psychologique, Paris, Baillière 1855.

(16) Voir SCHUBERT : Die Symbotik des Traumes. Bamberg, 1814. Nous le citons d’après L’édition de Leipzig 1837.

(17) Voir SCHERNER : Das Leben des Traumes, Berlin, 1861.

(18) Voir STRÜMMPELL : Die Natur and Entstehung des Traumes, Leipzig,

(19) Voir WEIGANDT : Entstehung der Traüme, Leipzig, 1893.

(20) Incidemment nous avons cité des ouvrages parus après 1900, mais en général notre historique ne tient compte que des publications qui sont antérieures à celle de Freud.

(21) Op. cit., p. 317.

(22) Voir MICHÉA : Du délire des sensations. Paris, Labé, 1846, p. 84.

(23) Voir PIERRE PRÉVOST : Observations sur le sommeil. Bibliothèque universelle (Littérature) t. LV, 1834, p. 225-248. [en ligne sur notre site]

(24) Voir MAURY, Le sommeil et les rêves. Paris, Didier, 1878, 4e édition. La première édition, sauf erreur, date de 1859. Nous citerons la 4e, qui est plus complète.

(25) Voir HERVEY DE SAINT-DENIS, Des rêves et des moyens de les diriger.

Paria, 1867, p. 251-25.

(26) Op. cit., p. 376.

(27) Voir VASCHIDE, Le sommeil et les rêves. Paris, Flammarion, 1911. On trouvera dans cet ouvrage la liste des travaux précédents du même auteur.

(28) Voir FOUCAULT, Le rêve. Paris, Alcan, 1906.

(29) Op. cit., p. 226.

(30) Op. cit., p. 88.

(31) Op. cit., p. 45.

(32) Op. cit., p: 440.

(33) L’article dans lequel DELAGE expose son point de vue pour la première fois date de 1891. {Une théorie du rêve in Revue scientifique.) [en ligne sur notre site] Nous citons ici son ouvrage intitulé Le rêve, paru à Paris chez Lhomme en 1920. DELAGE a légèrement corrigé son point de vue sous l’influence  de Freud quoiqu’il fasse une critique sévère des idées de ce dernier.

(34) Voir MACARIO, Les Rêves. Paris et Lyon, 1807.

(35) Voir SIMON, Le Monde des Rêves. Paris, 1888.

(36) Voir PH. TISSIÉ, Les Rêves. Paris, 1898.

(37) Op. cit., p. 35.

(38) Du Sommeil, 1854, p. 34.

(39) Philosophy of Sleep.

(40) Voir GUARDIA, La Personnalité dans le rêve. (Revue Philosophique de Ribot, t. XXXIV, p. 225). [en ligne sur notre site]

(41) Voir BERGSON, L’Énergie Spirituelle. Paris, Alcan, 1919, a 8 édition, p. 91. Cette conférence a été faite en 1901. [en ligne sur notre site]

(42) Voir SURBLED, Le Rêve, Paris 1898.

(43) Voir J. LE LORRAIN, Revue Philosophique de Ribot, 1894, p. 175. [en ligne sur notre site]

(44) Voir Revue Philosophique de Ribot, t. XL, p. 9. [en ligne sur notre site]

(45) Voir ARTIGUES, Essai sur la valeur séméiologique des rêves. Thèse de Paris. 1884. [en ligne sur notre site]

(46) Voir DUCOSTÉ, Les songes d’attaques épileptiques (Journal de médecine de Bordeaux, 1899). [en ligne sur notre site]

(47) Voir FÉRÉ, Les Rêves d’accès chez les épileptiques (La Médecine moderne, 8 décembre 1897).

(48) Voir FAREZ, Angine de poitrine consécutive à un rêve (Archives de Neurologie, 1899).

(49) Voir SIMON, op. cit.

(50) Voir TISSIÉ, op. cit., et Les Rêves (Journal de Médecine de Bordeaux, 1896).

(51) MEUNIER et MASSELON, Les Rêves et leur interprétation, Paris, 1910

(52) VASCHIDE et PIÉRON, Psychologie du Rêve au point de vue médical, Paris, Baillière, 1901. [en ligne sur notre site]

(53) Op. cit., p. 65.

(54) Op. cit., p. 43.

(55) Op. cit., p. 43.

(56) DELBŒUF, op. cit., p. 229.

(57) MARQUIS DE HERVEY, op. cit., p. 291.

(58) MAURY, op. cit., p. 17.

(59) Voir MAURY, op. cit., p. 122 et MACARIO, op. cit., p. 53.

(60) Voir VASCHIDE, Recherches expérimentales sur le rêve (Comptes rendus de l’Académie des Sciences, juillet 1899, p. 146-147. [en ligne sur notre site]

(61) Voir DELBŒUF, op. cit., p. 200.

(62) Voir BAILLARGER, De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil, sur la production des hallucinations (Annales Médico-Psychologiques, 1845, t. V).

(63) Op. cit., p. 177.

(64) Voir LE LORRAIN, Le Rêve (Revue Philosophique de Ribot, t. XL, p. 68). [en ligne sur notre site]

(65) Op. cit., p. 413.

(66) Voir TISSIÉ, op. cit., p. 44 et HERVÉY DE SAINT-DENIS, p. 314.

(67) Voir MOREAU de Tours : De l’identité de l’état de rêve et de l’état de folie. (Ann. Med.-Psych., 1855, p. 36I-418), [en ligne sur notre site]

(68) Annales Médico-Psychologique, 1853.

(69) Voir CHASLIN, Du rôle du rêve dans l’évolution du délire. Paris, 1007. [en ligne sur notre site]

(70) Tiré de Faure, Étude sur les rêves morbides (Archives de Médecine, 1876, p. 554). [en ligne sur notre site]

(71) Exemple emprunté à MACARIO, Des rêves considérés sous le rapport physiologique et pathologique(Annales Méd.-Psychol., 1847, p. 176). [en ligne sur notre site]

(72) Op. cit., p. 350.

 

 

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