Nicolas-Pierre-Amable Lefebvre. Dissertation sur le sommeil. Présentée et soutenue à la Faculté de Médecine de Paris, le 10 janvier 1811. A Paris, de l’imprimerie de Didot jeune, 1811. 1 vol ; in-4°, 31 p.

Nicolas-Pierre-Amable Lefebvre. Dissertation sur le sommeil. Thèse n°4, Présentée et soutenue à la Faculté de Médecine de Paris, le 10 janvier 1811. A Paris, de l’imprimerie de Didot jeune, 1811. 1 vol ; in-4°, 31 p.

Une des cinq première thèse soutenue en français sur lr rêve et le sommeil.

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Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original mais avons corrigé plusieurs faute de composition.
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DISSERTATION
SUR
LE SOMMEIL

Parmi les fonctions dont le rythme et l’harmonie constituent la vie, il en est qui se font sans interruption, et ne peuvent être suspendues pendant un certain temps, sans produire un trouble général qui amène tout à coup l’anéantissement du jeu des organes et la mort. Les fonctions soumises à l’empire de cette loi sont celles qui sont les premières en activité, et dont le mouvement et l’action sont toujours en rapport avec la durée de la vie : ces fonctions sont la circulation, la respiration, l’absorption, l’exhalation et la nutrition, qui est formée d’un double mouvement, celui de composition et de décomposition. Les secrétions se font aussi sans interruption, et si la sécrétion de la salive et celle de la bile et du fluide pancréatique sont diminuées, hors le temps de la mastication et celui de la digestion, cet effet tient à ce que, les causes excitantes, qui augmentent les propriétés vitales des organes secréteurs n’étant pas toujours les mêmes, l’intensité de leur action diminue sans être pour cela suspendue. Il n’en est pas de même des fonctions sensoriales, appelées par quelques physiologistes fonctions animales, et qui se composent de l’action des sens, de celle du cerveau et de l’action des organes locomoteurs et vocaux ; elles sont soumises à des intermittences et à un repos qui est toujours en [p. 6] rapport avec la période d’activité. En effet, c’est une loi générale pour les organes de la vie de relation, qu’ils ne peuvent être mis en action pendant un temps plus ou moins long sans éprouver le besoin impérieux de réparer par le repos la durée de leur exercice. L’oreille, fatiguée par des impressions sonores répétées, cesse d’être sensible aux sons les plus doux et les plus harmonieux, par la raison que les différentes parties dont elle est composée ont été dans une tension, une érection vitale nécessaire pour en saisir tous les rapports. L’organe de la vue, excité par le tableau enchanteur et magique d’un spectacle brillant, devient impropre à recevoir des sensations nouvelles, de sorte qu’il cherche à se soustraire à l’action de la lumière qui tend à l’exciter de nouveau. Les corps sapides, long-temps en contact avec la langue, n’irritent plus les papilles nerveuses de cet organe, et ramènent à l’indifférence le plaisir qu’ils faisaient naître. L’excitation répétée sur la membrane pituitaire par les odeurs les plus fortes produit l’insensibilité de l’odorat. Le toucher, qui s’est exercé long-temps pour saisir les qualités tactiles des corps, devient obtus et ne peut en apprécier que difficilement les propriétés physiques, parce que la sensibilité a été diminuée par les impressions réitérées qu’il a éprouvées.

Les facultés intellectuelles qui se composent de la perception, du jugement, de la mémoire et de l’imagination, ne peuvent être mises en action, sans que le cerveau, instrument de la pensée, n’ait besoin de réparer, par des intermittences complètes, les forces sensitives qu’il a perdues. Les organes de la locomotion et de la voix, à la suite d’un violent exercice, sont impropres à s’y livrer de nouveau ; la fatigue ayant diminué en eux les propriétés contractiles en vertu desquelles les mouvemens s’opèrent.

Les organes de la vie de rélation peuvent s’exercer indépendamment les uns des autres ; ce qui fait établir naturellement une différence entre le repos partiel des fonctions et leur repos général. Ainsi un seul sens peut avoir besoin de repos, parce qu’il a été excité pendant une durée plus ou moins longue, tandis que les [p. 7] autres sont encore dans les conditions nécessaires à recevoir de nouvelles sensations. Les facultés intellectuelles peuvent être éveillées, et l’œil n’être plus sensible à la lumière, l’oreille aux sons, et réciproquement. Il suit de ces considérations générales que chaque sens et chaque faculté ne peuvent s’exercer qu’à des intervalles, et qu’il succède toujours un retour de repos que l’on peut considérer comme le sommeil de l’organe, tandis que l’activité peut en être appelée la veille. L’intermittence absolue de la vie de relation constitue ce qu’on appelle le sommeil, et le sommeil général est l’ensemble des sommeils particuliers, comme l’a très-bien observé un des physiologistes les plus célèbres de nos jours, l’illustre Bichat. Comme plusieurs facultés peuvent être éveillées, et les autres être dans le repos, cet état constitue ce qu’on appelle le sommeil incomplet, tandis que le sommeil le plus parfait est celui où toutes les fonctions de la vie externe sont suspendues. C’est à la veille des unes et à l’absence d’action des autres que sont dus les rêves et le somnambulisme, qui ont lieu lorsqu’une partie de la vie intellective est en activité, tandis que l’autre dort. Le sommeil consiste donc principalement dans la suspension d’un plus ou moins grand nombre d’actes de la vie animale, et dans quelques changemens dans la vie intérieure. Cette simple définition du sommeil est sans doute préférable à toutes les théories qui ont été imaginées pendant long-temps. Quel rôle ridicule en effet n’a-t-on pas fait jouer aux esprits vitaux, à des fluides subtils qui n’ont jamais existé que dans l’imagination de quelques philosophes, qui ont voulu tout expliquer en créant à leur gré des êtres à l’existence desquels la raison se refuse de croire ! D’autres, dont l’esprit systématique était aussi éloigné de la vérité, ont supposé exclusivement le sommeil dans le cerveau, le cœur ou les gros vaisseaux. On a aussi prétendu que le sommeil dépendait d’une plus grande quantité de sang qui se portait vers l’encéphale, et causait la compression de cet organe ; et, pour donner plus de force à cette opinion, on a cité l’exemple de plusieurs individus, dont on peut [p. 8] comprimer la pulpe cérébrale, et principalement celui d’une femme qui, ayant eu le crâne ouvert à la suite d’une affection pathologique, perdait tout mouvement lorsqu’on exerçait une compression sur la masse encéphalique. Les partisans de cette doctrine ont créé des explications spécieuses pour donner plus de solidité à leur théorie ; mais plusieurs observations démontrent qu’elles ne sont point fondées : en effet, si le sang, porté en plus grande quantité au cerveau, produisait le sommeil, pourquoi, lorsque la masse en a été diminuée par des hémorrhagies ou par des saignées, se livre-t-on à l’assoupissement; le sang qui, sélon eux, est la cause du sommeil se portant en moins grande abondance au cerveau, devrait ainsi produire des insomnies, ce que l’observation prouve n’avoir pas lieu. Outre cela, il est démontré qu’une circulation plus active vers l’encéphale l’excite, et le rend susceptible d’un nouveau degré d’énergie, comme le prouvent certaines maladies inflammatoires, dans lesquelles la circulation artérielle vers le cerveau étant augmentée, les facultés intellectuelles acquièrent une énergie qu’elles n’avaient pas auparavant. C’est faussement encore qu’ils citent, pour étayer leur opinion, les effets de la compression de la pulpe cérébrale, puisque dans cet état tout sentiment est anéanti, et que la mort en serait indubitablement la suite, s’il était prolongé, et qu’il n’en est pas ainsi du sommeil, où les moindres impressions sont transmises au cerveau. Quelques naturalistes se sont également trompés en généralisant trop l’idée qu’ils s’étaient formée du sommeil. Ils ont rapporté à cet état le manque de développement du germe des plantes dont les semences n’ont point été confiées à la terre. La même opinion s’est accréditée pour les ovipares dont l’œuf n’a point été fécondé par le mâle. Mais ces idées sont fausses, puisque, où les oganes des sens et le système nerveux n’existent point, il ne peut y avoir de sommeil. Le célèbre Linnæus avait observé que quelques parties des végétaux, par une sensibilité particulière, exécutent à différentes heures du jour certains mouvemens ; et d’après cette observation il avait imaginé ce qu’il appelait l’horloge de Flore. L’idée [p. 9] de sommeil que ce grand homme attachait au mouvement par lequel les corolles se ferment, est plutôt métaphorique qu’exacte, et ne peut être prise dans un sens absolu.

On a fait la même comparaison pour le fœtus dans le sein de sa mère. Mais si l’on fait attention aux lois auxquelles il est soumis, l’on verra que rien n’est plus inexact ; car l’enfant, lorsqu’il est encore dans l’utérus, ne jouit pas de la vie relative, mais seulement de la vie organique. Le cerveau chez lui manque de l’excitation nécessaire pour être mis en action ; l’œil est fermé par la membrane pupillaire, l’odorat est à peine ébauché, et l’ouïe, ainsi que les autres sens, est très-éloignée de la perfection. Le milieu dans lequel existe l’enfant est inaccessible à la lumière, aux sons, etc. ; il est dans un calme parfait, et rien ne trouble la paix dont jouit ce petit être, dont l’existence végétative se borne seulement à s’assimiler les matériaux dont il a besoin pour croître et se développer. C’est aussi à tort que les philosophes de l’antiquité ont comparé le sommeil à la mort ; car celle-ci est l’anéantissement absolu de toutes les propriétés vitales ; tandis que le sommeil ne consiste que dans l’intermittence des organes de la vie de relation, et que les fonctions de la vie intérieure ne cessent point d’être en activité.

L’homme a consacré les ténèbres au repos, et le jour à la veille ; et, quoiqu’il soit en sa volonté d’intervertir cet ordre naturel, il le fait rarement, à moins que des circonstances particulières ne l’y obligent. Pendant la nuit, l’absence des excitations, le calme le plus profond, le silence le plus absolu nous engagent à nous livrer au sommeil sans crainte qu’il soit troublé ; et si pendant l’hiver, l’homme civilisé n’emploie pas tout le temps des ténèbres à dormir, c’est qu’il a créé, pour se soustraire à ce besoin impérieux que prescrit la nature, mille amusemens divers et mille plaisirs variés. Le paysan, plus laborieux, pour y faire diversion, s’occupe à des travaux utiles dont le prince des poètes latins nous a fait une peinture admirable [p. 10] dans un endroit de ses Géorgiques (1). Pendant le jour, au contraire, la lumière excite l’organe de la vue, et devient souvent une cause qui nous empêche de dormir, lorsque nous sommes fatigués, et à laquelle nous cherchons à nous soustraire. Mille impressions que nous recevons par les autres sens sont encore autant de choses agissantes qui interrompent notre sommeil et nous privent du plaisir que nous goûtons en nous y livrant. En un mot, pendant le jour la nature entière est animée, et tout est en mouvement.

Nous avons examiné jusqu’ici les causes les plus naturelles qui amènent le sommeil; mais il en est d’éventuelles par lesquelles il est déterminé. L’assoupissement peut être provoqué par une faiblesse, une hémorrhagie et une opération chirurgicale. Ce même phénomène s’observe aussi chez les femmes accouchées ; et si elles se livrent au repos après que l’accouchement a été terminé, c’est pour réparer les forces sensitives, dont elles ont fait une grande perte. Le silence, un bruit monotone, les liqueurs fermentées alkooliques, certaines substances médicamenteuses prises dans la classe des narcotiques, comme l’opium, et en général toutes les circonstances qui émoussent les impressions, diminuent l’action des nerfs et affaiblissent la réaction du sensorium commune sur les organes, produisent cet effet. L’application d’un froid soutenu dispose à un sommeil plus ou moins profond en raison de son intensité. L’observation nous prouve combien il peut être perfide aux hommes qui, excédés de fatigue, s’endorment dans les contrées hyperboréennes (2). En effet, [p. 11] dans cet état, ils périssent par un froid de trente-deux degrés au-dessous de zéro, tandis qu’ils supportent un froid bien plus fort quand ils veillent. Boerhaave a été sur le point de périr par les charmes enchanteurs de ce sommeil, et Solander n’a été arraché à la mort sur les montagnes de la terre de feu que par la violence amicale de ses amis… Il est aussi des causes qui empêchent notre sommeil et qu’il est important de faire connaître : telles sont plusieurs maladies du cerveau ; la manie, les douleurs, les chagrins, une grande partie des fièvres et les fortes passions.

Le sommeil n’est pas une action qu’on ne puisse vaincre, quand il est naturel ; l’homme peut y commander jusqu’à un certain point, en s’environnant de nombreux excitans, pris soit dans la gaieté, soit dans l’usage modéré de certaines boissons alkooliques ou stimulantes, comme le café ; mais l’assoupissement combattu long-temps devient un besoin qu’on ne peut plus surmonter ? Et ne voit-on pas, épuisés par une veille prolongée, le soldat dormir à côté du canon, l’esclave sous les verges qui le frappent, le criminel au milieu des tourmens de la question (Bichat.)

Si le sommeil est pour l’homme d’une aussi grande importance, si on ne peut en être privé sans un dérangement fâcheux dans notre organisation, et que de lui dépendent nos dispositions pendant le jour, il n’est donc pas indifférent d’examiner les phénomènes qu’il présente.

Pour bien les analyser, il faut les étudier dans le passage de la veille au sommeil, dans le sommeil existant, et dans le passage du sommeil à la veille.

Du passage de la veille au Sommeil.

Le passage de la veille au sommeil diffère, soit qu’on considère l’homme s’endormant assis, debout ou couché horizontalement ; mais, pour en avoir des notions exactes, il faut l’observer spécialement chez les individus qui veulent prolonger la veille par une [p. 12] action soutenue des fonctions des sens et de celles du cerveau, parce que le passage de l’exercice au repos est moins rapide. En supposant l’individu assis, voici ce qu’on remarque : il s’aperçoit à peine de ce qui se passe autour de lui ; il répond vaguement aux questions qu’on lui fait, et finit par ne plus les entendre ; quelques changemens opérés dans la circulation et la respiration lui font éprouver des bâillemens et des pandiculations. S’il exerce la préhension sur quelque objet, il ne peut plus la continuer, et le corps échappe de ses mains. La lumière et les sons ne font plus sur l’œil et sur l’ouïe que des impressions peu vives et confuses; nos sens ne sont plus excités ni par l’attention ni par la curiosité; les idées sont incohérentes, le trouble de la mémoire donne lieu à une espèce de délire désigné sous le nom de rêvasserie ; la voix est anéantie, la tête se fléchit sur la poitrine; on la redresse, mais elle retombe et s’incline tantôt à droite, tantôt à gauche ; enfin nos sens s’assoupissent, et le plus ou moins de promptitude qu’ils mettent à s’endormir vient de ce que les impressions ne s’émoussent point toutes à la fois au même degré l’œil le premier se ferme à la lumière, et après lui s’endorment successivement le goût, l’odorat et l’ouï. Ainsi l’homme s’endort, et il le fait d’autant plus promptement que rien ne l’interrompt, mais si l’on est debout, le tronc se fléchit sur les membres inférieurs ; les membres supérieurs s’affaissent, les muscles qui soutiennent la tête se relâchent avant ceux de la colonne vertébrale ; de sorte que le plus ordinairement l’individu finit par tomber. Supposons maintenant l’homme placé dans la position la plus favorable, celle qui a lieu lorsqu’on est couché dans un lit ; alors il se livre au repos avec facilité et sans aucune résistance. Dans cet état, l’attitude qu’il prendra ne sera pas toujours la même ; tantôt il adoptera le décubitus sur le côté droit, et tantôt celui sur le côté gauche. On voit aussi un grand nombre d’individus se livrer au sommeil dans une position horizontale. Mais parmi ces différentes situations, presque toujours subordonnées à l’habitude, il en est une qui doit être préférée ; c’est [p. 13] le décubitus sur le côté droit : en effet, tous les organes n’éprouvant aucune gêne dans leurs mouvemens, l’ensemble des fonctions qui constituent la vie n’est point troublé. Le coucher sur le côté gauche détermine la compression de l’estomac, et peut troubler les fonctions de cet organe. On a aussi prétendu que les contractions du cœur pouvaient être altérées par le refoulement de la poitrine de ce côté. Le coucher dans la supination est beaucoup plus dangereux, car les viscères abdominaux, par leur pesanteur et leur mobilité, se portant en arrière, peuvent produire la mort, en comprimant la veine cave inférieure et l’aorte abdominale. La disposition des organes de la locomotion n’est pas toujours la même, et cela tient à quelques circonstances particulières. L’homme très-fatigué dort dans la position où il se trouve. On observe que ses membres sont étendus pendant long-temps ; ce qui paraît tenir à l’action musculaire affaiblie, qui empêche la flexion de s’opérer ; mais ils reprennent bientôt leur position habituelle, qui est la demi-flexion pour les membres abdominaux, et la flexion pour les membres thorachiques. Pendant l’hiver, le froid, qui est très-vif, nous force souvent de ne point nous étendre subitement en entrant au lit ; nous fléchissons les membres inférieurs, et cependant le matin, sans notre participation, sans une détermination prise par le principe sentant, nous nous trouvons étendus; cela vient de ce que les muscles extenseurs l’emportent sur les fléchisseurs.

Après avoir parlé de la manière dont l’homme se dispose au sommeil, nous sommes conduits naturellement à nous occuper du sommeil existant. Cet état, que nous désignerons sous le nom générique du sommeil, dont il est la partie la plus essentielle, présente le plus grand intérêt au physiologiste, à cause des changemens remarquables qui s’opèrent dans les organes reproducteurs, dans la vie animale, et dans la vie organique. [p. 14]

Du Sommeil existant.

Parmi les fonctions digestives, il n’est que la digestion stomacale et intestinale qui s’opère parfaitement. Malgré la vraisemblance de cette assertion, quelques médecins ne sont pas entièrement convaincus qu’un état de repos soit favorable à cette fonction. Cependant il me semble que, d’après les connaissances physiologiques actuelles, il est difficile de révoquer en doute que le sommeil ne convienne à la digestion. On peut même dire qu’il n’est point dangereux de dormir immédiatement après avoir mangé, puisqu’on observe dans les animaux, qui sont exposés à moins de maladies que nous, une grande propension à l’assoupissement après qu’ils ont pris leur nourriture. C’est ainsi qu’on voit un grand nombre d’animaux féroces se livrer au sommeil après avoir satisfait leur voracité. Le tigre, les pattes croisées sur les dépouilles de sa proie, la gueule ensanglantée, et tenant encore sous ses dents les chairs palpitantes de sa victime, ferme les yeux et s’endort au milieu de son carnage. Cette disposition se remarque aussi chez l’homme ; mais elle est moins prompte, parce qu’il sait s’y soustraire par des conversations agréables, la gaieté et tous les plaisirs qui assaisonnent ordinairement la fin des repas. En effet, il est certains individus, et surtout ceux qui s’adonnent à des travaux pénibles, qui se livrent au besoin de dormir après leur repas, et n’en sont point pour cela incommodés. Dans certaines provinces, en Normandie, par exemple, les cultivateurs laissent reposer une heure ou deux les moissonneurs, lorsqu’ils ont dîné, à cause des grandes fatigues auxquelles ils sont soumis, et leur digestion n’en est nullement troublée. Enfin l’on peut avancer, ce me semble, que le sommeil, loin d’altérer cette fonction, est utile pour qu’elle se fasse mieux ; surtout : quand on sait qu’une application des travaux du cabinet et les fortes contentions de l’esprit interrompent son travail, en appelant vers d’autres organes les forces dont l’estomac a besoin. Pendant le sommeil, les mouvemens de la respiration sont ralentis ; l’inspiration et l’expiration sont toujours accompagnées d’efforts plus grands que [p. 15] dans la veille, et ne se font que par la contraction des muscles intercostaux. Celle du diaphragme paraît suspendue, soit que cet organe éprouve un refoulement de la part des viscères abdominaux, soit que cet état lui soit transmis par l’espèce de collapsus dans lequel se trouve le cerveau ; tandis que dans la veille, au contraire, le diaphragme est presque le seul agent de la respiration.

Le sommeil est souvent accompagné d’un phénomène très-remarquable qu’on désigne vulgairement sous le nom de ronflement. Il est assez difficile de dire à quelle cause il faut l’attribuer ; on a prétendu qu’il dépendait de la chute du voile du palais ; mais cette explication , il faut en convenir, est bien peu satisfaisante ; il vaudrait mieux, ce me semble, l’attribuer à la manière dont le décubitus a lieu. Ainsi, celui qui s’endort dans une mauvaise attitude, a la respiration gênée, tandis qu’elle est absolument libre chez celui qui a soin de prendre une bonne position. Les rapprochemens intimes et les associations qui existent entre la circulation et la respiration doivent faire subir à ces deux fonctions les mêmes changemens. Aussi est-il constant que pendant le sommeil les mouvemens du cœur sont plus lents et le cours du sang moins rapide, comme l’indique les pulsations des artères, qui se font avec moins de vitesse. Quant aux secrétions, il n’est pas facile de déterminer avec exactitude les changemens dont elles sont susceptibles ; et tout ce qu’on pourrait dire à ce sujet ne serait fondé que sur des hypothèses peu satisfaisantes, et nous forcerait d’établir des distinctions fastidieuses ; nous ne connaissons pas mieux l’augmentation ou la diminution que subissent la plupart des exhalations. Parmi elles il n’est que l’exhalation cutanée que nous sachions être sensiblement augmentée pendant le sommeil. C’est à tort qu’on a rapporté cette augmentation au défaut de vaporisation de la part de l’atmosphère ; car pendant le jour comme pendant la nuit, nous sommes soumis à la pression de l’air, et notre corps est également couvert de tissus, qui ne diffèrent que par la forme et par la manière dont ils sont appliqués sur la surface de la peau. D’ailleurs le visage, qui reste constamment exposé à l’air pendant le sommeil, est plus coloré, [p. 16] et se couvre d’une sueur plus abondante que dans la veille ; ce qui annonce une perspiration plus active, in somno perspirationem angeri (Sanctorius ), qu’on doit, ce me semble, attribuer à une plus grande énergie du système capillaire. L’absorption cutanée est aussi augmentée pendant le sommeil ; elle est la seule que nous puissions étudier, puisque celle des autres systèmes est dérobée à nos regards. On a la preuve de sa grande activité par la facilité avec laquelle on contracte des maladies lorsqu’on s’endort au milieu de cadavres qui ont subi un commencement de putréfaction, ou près des marais dont les eaux stagnantes ont vicié l’atmosphère en se vaporisant. Baglivi était tellement pénétré de cette vérité, qu’il avait recommandé aux Romains de ne point s’endormir proche un lac dont les vapeurs dégageaient des miasmes putrides (3). Nous ne parlerons pas ici de la nutrition, puisque le peu de temps que dure le sommeil rend ses effets inappréciables. Cependant on a prétendu qu’elle se faisait avec plus d’énergie. Hippocrate lui-même pensait ainsi, somnus labor visceribus. La calorification, propriété admise, à juste titre, par l’Ecole de Médecine de Paris, est susceptible d’augmentation ; et nous en sommes convaincus, puisqu’il se fait par la surface de la peau un plus grand dégagement de calorique que l’on peut apprécier.

Nous n’avons encore rien dit des fonctions de la génération pendant le sommeil ; elles sont ordinairement suspendues, à moins que l’action n’en soit déterminée par des idées lascives, ou bien par une cause idiopathique, comme l’accumulation de la liqueur séminale, la chaleur des reins peut être aussi une cause excitante. Cet état n’est en général que relatif à l’homme ; la femme [p. 17] y est exposée moins souvent , et les mêmes effets chez elles ont rarement lieu. Après avoir parlé des changemens dont sont susceptibles les fonctions de la vie organique pendant le sommeil, il est essentiel d’examiner l’état des sens. Nous avons vu que ces organes ne s’assoupissaient pas en même temps, et que leur sommeil se faisait dans un ordre qu’il était facile d’observer ; tous ne dorment pas non plus aussi profondément ; cette différence tient à ce que les uns ont une sensibilité plus exquise que les autres, et par conséquent se réveillent plus facilement ; l’ouïe dort d’un sommeil moins intense que le goût et l’odorat. On en a un exemple remarquable dans les somnambules, souvent le plus petit bruit les fait sortir de leur léthargie, tandis que les lumières les plus vives et les plus étincelantes ne peuvent les tirer de cet état dangereux. Nous savons aussi que certains individus, dont le sommeil n’est pas très-profond, entendent très-bien une conversation qu’on tient dans leur chambre, sans cependant se réveiller. Le toucher, tant qu’on le considère sous le rapport de la sensibilité générale, est, de même que le tact, qui appartient à la même propriété, le moins susceptible d’assoupissement. En effet, malgré l’extrême sensibilité de l’ouïe, avec un peu d’habitude, on peut rester au milieu du plus grand bruit, tandis que les plus petites excitations faites sur la peau, telles qu’une piqûre, un léger châtouillement, produisent sur celui qui dort des impressions désagréables qui le réveillent en sursaut. Pendant le sommeil il arrive rarement que la réaction du cerveau sur certains organes soit tout à fait suspendue ; et la masse cérébrale conserve toujours sur eux une volonté cachée et une détermination secrète. Une faible impression faite sur la peau sera ressentie par celui qui dort, et il en donnera des signes certains par les mouvemens qu’elle occasionnera ; un sentiment de froid le déterminera aussi à se couvrir sans que son sommeil en soit pour cela interrompu. C’est encore par la réaction des extrémités nerveuses sur le cerveau que s’exécutent les mouvemens par lesquels un [p. 18] homme endormi chasse les mouches qui l’inquiètent pendant le sommeil. C’est par la même cause que nous changeons de position, sans nous réveiller, et que l’urine contenue dans la vessie est retenue, lorsque son accumulation en sollicite l’évacuation. On peut attribuer à la même influence l’action musculaire par laquelle le corps se conserve dans la même direction chez les individus qui s’endorment à cheval

Des Songes.

Le sommeil est rarement deux fois le même, à cause des nombreuses circonstances qui peuvent le modifier. Les variétés qu’il présente résultent presque toujours de la veille de quelques fonctions de la vie relative, tandis que les autres dorment. Ces divers états mixtes constituent ce qu’on appelle les rêves, qui dépendent constamment de l’action de quelques-unes des facultés intellectuelles pendant le sommeil, et qui sont d’autant plus composés, qu’un plus grand nombre d’entre elles sont éveillées ; à l’activité de celles-ci vient quelquefois se joindre l’exercice de la voix : alors nous sommes dans un état plus prochain de la veille. Les rêves sont le résultat immédiat de l’exercice des facultés intellectuelles, ou bien dépendent des impressions internes transmises au cerveau par les changemens qui arrivent dans son organe ou dans l’organisme en général. On peut distinguer les rêves produits par l’intellect en ceux qui appartiennent au premier et au second sommeil. Dans le premier, on rêve peu souvent, les songes sont vifs et peu distincts ; et le sommeil est rarement interrompu, à cause du besoin qu’ont les organes de se réparer. Dans le second sommeil, les rêves sont plus fréquens et plus exacts, par une raison opposée ; c’est parce que quelques-unes des facultés intellectuelles se réveillent successivement à mesure qu’on approche du terme du sommeil. Les songes sont presque toujours enfantés par l’imagination. Souvent en effet nous nous représentons des objets que nous n’avons jamais vus, mais sur lesquels nous avons quelques idées par relation. [p. 19] Ordinairement la mémoire reproduit pendant le sommeil certaines impressions qui avaient agi sur nous pendant le jour, et qui sont agréables ou désagréables, selon que nous avons été affectés pendant la veille ; et ces songes ont presque toujours quelques rapports avec ce qui nous intéresse : ainsi le chasseur croit être au milieu des forêts et tendre des pièges au gibier, le poète pense faire des vers, l’avare tremble de peur qu’on ne lui enlève son trésor. C’est encore ainsi que les compositions littéraires, les lectures romanesques, les aventures ou les sensations passées qui nous ont émus, se retracent à nous pendant le sommeil par le secours de la mémoire, et produisent des songes. De même que la mémoire, l’attention, ce me semble, est susceptible d’être éveillée. En effet, il est vraisemblable que c’est principalement cette faculté qui agit dans les rêves, où la même idée revient toujours exclusivement se retracer à notre esprit. L’attention paraît encore agir dans les rêves sympathiques, où un songe est produit par un autre songe dans deux individus différens. Le fait suivant qu’ont offert deux jeunes gens couchant dans la même chambre nous en donne une idée ; l’un en rêvant criait : Au secours, l’on m’enterre…, l’on m’enterre…; alors l’autre se mit à chanter d’une voix sépulchrale le de profondis (4). De toutes les facultés intellectuelles, le jugement paraît être celle dont le repos est le plus long et le plus profond, cela est bien prouvé par les bizarreries dont la plupart des rêves sont remplies, et dont nous ne sortons que par le réveil complet de toutes les fonctions de la vie relative, ou par leur sommeil absolu. Ce n’est pas sans difficulté qu’on peut expliquer pourquoi pendant certains rêves nos idées sont assez naturelles et assez vraisemblables, tandis que dans d’autres il règne le plus grand désordre et l’incohérence la plus bizarre. Nous sommes obligés de recourir à des hypothèses pour pouvoir en donner une explication plus ou moins satisfaisante. Ainsi, en supposant toujours plusieurs facultés éveillées, [p. 20] tandis que les autres dorment, on peut rapporter le défaut d’exactitude qui existe dans les songes au sommeil du jugement. C’est pourquoi, privés de la faculté qui nous fait juger et comparer, nous nous représentons les objets sous des formes extraordinaires et ridicules ; les plus belles proportions sont changées en difformités, et l’imagination se livre aux écarts les plus nombreux. C’est encore par la même raison que les rêves nous offrent des changemens presque magiques, des perspectives enchantées, et pour ainsi dire des fééries, comme d’être transportés en un clin-d’œil d’un lieu dans un autre, sans connaître la manière dont on y est entré, de converser avec des personnes qui sont mortes depuis long-temps, et de se trouver dans des palais somptueux, dans des lieux magnifiques qu’on n’a jamais vus. L’association plus intime des idées, et leurs combinaisons moins disparates tiennent au contraire à ce que l’imagination, jointe à une partie du jugement qui reste éveillé, s’exerce dans l’ordre de la veille, et que les erreurs dont ces facultés seraient susceptibles chacune en particulier sont rectifiées les unes par les autres ; c’est ainsi qu’on pourrait, ce me semble, rapporter les phénomènes que présentent les songes au sommeil plus ou moins profond dont jouissent l’attention, la mémoire et le jugement, facultés dont l’imagination se compose, et qui sont les seules mises en jeu dans ces circonstances. Comme les rêves présentent beaucoup de différences entre eux, il faudrait presque autant d’explications particulières. Nous allons donc dire seulement un mot de quelques-uns des plus remarquables. Il en est un, par exemple, assez pénible, et dont les effets sont faussement attribués par le vulgaire au cauchemar ; dans ce songe, nous croyons nous voir, nous ou quelques-uns qui nous sont chers, dans un danger évident, sans cependant pouvoir implorer du secours par nos cris, ni proférer aucune parole, comme si quelque chose nous étouffait. Cet effet tient à ce que l’imagination est éveillée, tandis que les organes vocaux sont endormis, la même chose arrive pour les organes de la locomotion. Il est encore des songes où les facultés intellectuelles, retraçant ce qui avait été l’objet de leurs occupations pendant le jour, acquièrent une énergie étonnante, et sont [p. 21] susceptibles de conceptions nouvelles. Condillac rapporte, par exemple, qu’occupé de composer son Cours d’étude, il lui était souvent arrivé d’abandonner son travail, à cause de quelques difficultés sur lesquelles il s’était long-temps exercé ; et que le matin tous les obstacles étaient surmontés, et une partie de son travail était entièrement terminé dans son esprit. Ne savons-nous pas aussi qu’un air qui nous a plu, et dont pendant la veille nous ne pouvons-nous ressouvenir, se trouve souvent le matin très-présent à notre mémoire ?

Les rêves qui dépendent d’impressions internes résultent ordinairement de certaines affections morbifiques, et ils ont des caractères analogues aux différentes maladies qui leur donnent naissance. En effet, les personnes hydropiques croient être tantôt au milieu des eaux, qui par leur profondeur ou leur rapidité les engloutissent ou les entraînent, et menacent leur existence. Ceux qui ont des maladies inflammatoires s’imaginent être dans des fournaises ou dans des gouffres brûlans, et tous les objets leur paraissent couleur de feu. Dans le paroxisme d’une fièvre intermittente, Haller voyait un royaume de feu, et des flammes éclairant l’horizon. Les maladies organiques du cœur font aussi naître des songes pénibles et fatigans, et qui sont des signes certains qui contribuent pour beaucoup à la connaissance de ces altérations dangereuses. Il en est de même chez les individus qui se couchent avec le besoin de manger sans avoir pu le satisfaire ; ils sont tourmentés par des rêves qui ont toujours rapport à leur situation. Cabanis cite l’histoire de Trenche rapportée par lui-même : il dit que, mourant presque de faim dans son cachot, tous les rêves lui rappelaient chaque nuit les bonnes tables de Berlin, qu’il les voyait chargées de mets les plus délicats et les plus abondans, et qu’il se croyait assis au milieu des convives prêt à satisfaire le besoin importun qui le tourmentait.

Il est encore un autre ordre de songes remarquables, c’est celui [p. 22] des rêves lascifs, qui sont déterminés par des images voluptueuses, ou par l’abondance du sperme dans les vésicules séminales. Dans le premier cas, il se fait une réaction de la part du cerveau, qui retrace à notre imagination les plaisirs sensuels qui nous ont occupés pendant la veille ; dans le second l’accumulation de la liqueur prolifique irrite les organes générateurs, qui réagissent au moyen des nerfs sur l’encéphale, qui semble y prendre part, et se rappelle des tableaux relatifs à leurs fonctions,

Du Somnambulisme.

Pour compléter l’histoire des rêves, il nous reste à parler du somnambulisme. On appelle ainsi l’état dans lequel les facultés intellectuelles étant éveillées, les organes du mouvement et de la voix s’exercent pendant le sommeil, ainsi que quelques-uns des sens, Les somnambules exécutent des mouvemens, qui ont autant de précision et de justesse que dans la veille ; ils marchent, dansent, parlent, écrivent, et se livrent quelquefois à leurs occupations journalières. Rien n’est plus diversifié que les actions dont ils sont capables, et rien de plus étonnant et de plus merveilleux que leur histoire. Il y a des distinctions très-importantes à établir dans le somnambulisme, certains noctambules sont dirigés dans leurs actions par des déterminations raisonnées de l’intellect. C’est ainsi qu’on en voit qui se lèvent avec l’intention de monter à cheval, vont droit à l’écurie, équipent, enhanarchent le cheval dont ils ont besoin, et se mettent en voyage ; d’autres, au contraire, font des choses qui n’ont point de rapports directs avec leur volonté. Par exemple, ils montent sur un bâton et simulent tous les mouvemens que l’on exécute lorsqu’on voyage à cheval ; souvent les somnambules  ne se souviennent nullement, étant éveillés, de ce qu’ils ont fait pendant la nuit, et souvent, au contraire, ils se rappellent dans le sommeil ce qui les a occupés durant les nuits précédentes ou  affectés durant le jour ; témoin un d’entre eux qui, dans son état [p. 23] de somnambulisme, trouvait étonnant qu’on le crût somnambule , lui, disait-il, qui dormait toujours profondément et qu’on avait extrêmement de peine à réveiller. On voit souvent des somnambules qui sortent de leurs lits, ouvrent leurs croisées, montent sur les toits sans aucune crainte, et s’y maintiennent avec beaucoup d’adresse. Quelques-uns d’entre eux vont se promener, grimpent sur les arbres, et quelquefois même croient être au milieu des eaux et font tous les mouvemens particuliers à la natation.

Le rédacteur de l’article somnambuliste dans le Dictionnaire de l’Encyclopédie, raconte, à ce sujet, le fait suivant, qui lui a été communiqué par M. l’archevêque de Bordeaux. Un jeune somnambule s’imagina une nuit, au milieu de l’hiver, se promener au bord d’une rivière, et y voir tomber un enfant ; tout à coup il se dispose à le secourir ; la rigueur du froid ne peut l’arrêter, il se jette à l’instant sur son lit, et exécute tous les mouvemens d’un homme qui nage. Après s’être fatigué quelque temps à cet exercice, il saisit tout à coup un paquet de la couverture, croyant que c’est l’enfant, le tire à lui d’une main, tandis qu’il nage de l’autre. Bientôt après le dépose sur le plancher, s’imaginant sauver l’enfant et le mettre sur le rivage. Ensuite, au sortir de la prétendue rivière, il implore les assistans, leur dit qu’il va mourir de froid, qu’il sort d’une eau glacée. Son frisonnement et son claquement des dents sembleraient démontrer qu’il dit la vérité ; il prie en grâce ceux qui l’environnent de lui donner un verre d’eau-de-vie ; d’abord on ne lui présente pas de suite ce qu’il demande, alois il redouble ses instances. Voulant s’assurer si c’est un véritable besoin, on lui donne de l’eau, aussitôt il s’aperçoit de la supercherie, en témoigne son mécontentement et ne cesse de se plaindre, jusqu’à ce qu’on ait satisfait à sa demande ; ensuite, se croyant rétabli, il regagne tranquillement son lit, sans que son sommeil ait nullement paru interrompu dans ce concours de circonstances singulières. Souvent dans le somnambulisme on se livre aux mêmes occupations que dans la veille. On raconte qu’un valet attaqué de cette maladie se levait [p. 24] pendant la nuit, mettait la table, disposait le couvert, préparait tout ce qui était nécessaire pour son service, plaçait même à l’endroit convenable les chaises destinées aux convives , et ensuite restait debout la serviette sous le bras, comme pour attendre les ordres de son maître ; et lorsqu’on le dérangeait dans ses occupations nocturnes, se mettait dans une fureur épouvantable. D’autres noctambules parlent en dormant, paraissent voir et racontent les différentes choses qui leur sont arrivées dans la journée, ou qui leur ont été confiées, et répondent, avec beaucoup d’exactitude, aux personnes qui les interrogent. Certains individus ont eu la perfidie d’abuser de cet état pour leur arracher des secrets qu’il leur était de la plus grande importance de ne pas révéler ; enfin il y a des somnambules qui se livrent aux travaux du cabinet pendant le sommeil. Henricus ab Heers, auteur connu par l’exactitude extrême qu’il mettait à tracer l’histoire des maladies, nous a conservé un de ces exemples remarquables, et que le savant professeur Pinel nous a rapporté dans sa Nosographie philosophique.

« Un jeune homme avec lequel il avait été lié dès son enfance, et qui s’appliquait fortement à la poésie, s’était exercé en vain un certain jour à polir et à rendre plus correct plusieurs vers qu’il avait composés. Il se lève pendant la nuit, ouvre son secrétaire, écrit et répète souvent à haute voix ce qu’il venait d’écrire, exhortant même un de ses amis, qui était présent d’applaudir avec lui ; il ferme ensuite son secrétaire, se remet dans son lit, et prolonge son sommeil jusqu’au moment où on vient l’éveiller, ignorant pleinement ce qui s’était passé. Le lendemain, il se rappelle avec inquiétude l’incorrection des vers du jour précédent ; il visite son manuscrit, et il trouve remplies les lacunes qu’il avait laissées : plein de surprise et ne sachant si c’était l’effet de son bon ou mauvais génie, il demanda à ses amis, qui poussaient des éclats de rire, de lui dévoiler ce mystère ; ils ne parvinrent qu’avec peine à lui persuader que c’était durant son sommeil qu’il avait rempli cette tâche difficile. »

Le somnambule dont nous avons déjà parlé plus haut nous fournit encore un fait [p. 25] digne d’être cité. L’archevêque de Bordeaux, à qui on le doit, dit, qu’étant au séminaire, il avait connu particulièrement ce jeune homme, et qu’il l’avait observé plusieurs fois pendant la nuit. Ce jeune ecclésiastique se levait et composait des sermons, relisait et corrigeait ce qu’il avait écrit, effaçait les mots qui n’avaient pas le degré d’exactitude convenable, et plaçait avec beaucoup de justesse par-dessus ces ratures les corrections qu’il devait y faire. Un des sermons qu’il avait composés pendant le sommeil mérite surtout de fixer notre attention ; les personnes qui ont eu l’occasion de le voir l’ont trouvé très-bien fait, d’une pureté de style admirable et d’une grande concision ; mais ce qui les a le plus étonnées, c’est une correction extraordinaire, et qui supposait une grande attention dans le somnambule. Il avait mis dans une phrase, ce divin enfant, mais en relisant son manuscrit (si toutefois l’on peut appeler lire une action qui se fait sans le secours des yeux ), il trouva que l’épithète divin n’était pas à son gré, il voulut y substituer le mot adorable, qu’il jugeait sans doute plus convenable : alors, rayant le premier, il écrivit au-dessus adorable ; mais, relisant de nouveau, il s’aperçut que le pronom ce qui était très-bien placé avec divin ne pouvait convenir au mot adorable, à cause de l’hiatus, il ajouta donc, avec dextérité, un petit t, après le pronom ce, de manière qu’on put lire cet adorable enfant.

Les fonctions des sens présentent beaucoup de variétés dans les somnambules, comme nous avons déjà eu occasion de le voir; et nous ne pouvons mieux étudier leur diversité qu’en examinant de nouveau le somnambule que nous venons de citer. Ce jeune homme pendant la nuit composait souvent de la musique, se servait d’une arme pour tracer les cinq lignes nécessaires, et laissait entre chacune d’elles des intervalles égaux ; il mettait d’abord toutes blanches, noircissait ensuite celles qui devaient l’être, et écrivait les paroles au-dessous, Une fois qu’il les avait mises en trop gros caractère, de sorte qu’elles ne correspondaient point aux notes, il les effaça adroitement avec la [p. 26] main, et les remit au-dessous de la ligne de musique dans l’ordre convenable. A voir l’adresse singulière et l’attention si bien soutenue que mettait notre noctambule dans ses occupations nocturnes, ne croirait-on pas que chez lui l’organe de la vue était parfaitement éveillé, et dans des conditions aussi favorables pendant le jour pour recevoir les impressions des corps environnans ? Qui aurait pu en douter, en voyant ce jeune ecclésiastique, lorsqu’il composait ses sermons, ne jamais se tromper sur les objets dont il avait besoin ; comme de ne pas prendre la poudrière pour l’encrier, et réciproquement ; et de savoir distinguer si la plume marquait ou non ? Cependant il est constant qu’il ne voyait pas les personnes qui étaient dans sa chambre. D’après ces considérations, ne serait-on pas porté à adopter l’opinion de ceux qui ont prétendu que le somnambule voit exclusivement les objets qui sont présens à son imagination ? Cependant, malgré la vraisemblance de cette opinion, il est un fait qui semble diminuer les probabilités qui sont en sa faveur ; et c’est ici que le flambeau même de l’observation ne peut nous éclairer sur les mystères de la nature. En effet, les personnes qui observaient ce noctambule étaient d’abord persuadées qu’il distinguait les objets par le secours de la vue. Mais quel fut leur étonnement, lorsque, par pure curiosité, ayant placé un carton devant ses yeux, elles observèrent qu’il continuait toujours d’écrire sans apercevoir l’objet qui interdisait toute communication entre sa vue et le papier ! Voulant s’assurer encore par d’autres moyens comment il pouvait se mettre en relation avec les objets dont il se servait, on lui ôta son papier , et on lui en substitua d’autres ; mais il s’en aperçut toujours, parce qu’ils n’étaient pas de la même grandeur que le premier ; mais quand on lui en eut donné un à peu près semblable, il s’y méprit et plaça ses corrections à peu près aux mêmes endroits de sa nouvelle feuille de papier que dans la première qu’on lui avait ôtée.

Les médecins n’ont point cherché à approfondir les causes du somnambulisme. Il est présumable que cette maladie vient d’affections [p. 27] nerveuses prononcées, d’une extrême sensibilité, d’une grande vivacité d’imagination. Elle provient aussi quelquefois des fatigues que la tête a éprouvées en se livrant à des études prolongées pendant plusieurs nuits, et ne se rencontre ordinairement que dans l’adolescence.

Il est facile de concevoir, d’après ces considérations et les précédentes, pourquoi souvent, pendant la veille, nous éprouvons des anxiétés, un sentiment de malaise, et une faiblesse dans toute l’habitude du corps ; cela vient ordinairement de ce que le sommeil a été interrompu par des rêves fatigans, ou quelques causes semblables qui se sont répétées plusieurs fois pendant la nuit, et ont occasionné des mouvemens très-énergiques et de violentes commotions, et que les organes de la vie intellective ayant été exercés long-temps, bien loin d’avoir pris le repos qui leur était nécessaire, ont éprouvé par-là un surcroît de fatigue, et commandent le sommeil. L’homme n’est point le seul parmi tous les êtres animés qui soit interrompu dans son sommeil, et les songes ne lui sont point exclusifs ; car les animaux sont aussi agités par des rêves. Ils le sont d’autant plus, que leur organisation est plus sensible et plus irritable. Ainsi le cheval et le chien, qui paraissent doués d’une plus grande intelligence que les ruminans, rêvent plus souvent. Le premier hennit, et le second aboie et fait quelquefois entendre une voix semblable à celle qui frappe notre oreille lorsqu’il poursuit le gibier (5). Les vaches, dans le temps qu’elles allaitent leurs veaux, expriment en dormant les inquiétudes de la maternité par leurs mugissemens plaintifs. [p. 28]

Du passage du Sommeil au réveil.

Après avoir examiné ce que l’homme présente de plus remarquable dans son sommeil, nous allons le considérer dans son réveil. Le passage du sommeil au réveil mérite de fixer notre attention, à cause des différences dont ses phénomènes sont accompagnés. On doit le distinguer en réveil brusque et en réveil calme et tranquille ; le premier se fait d’une manière rapide, et est presque toujours produit par de fortes sensations. Le second, au contraire, est amené par le réveil partiel des organes, qui ont réparé par le repos la durée de leur exercice : le réveil brusque ne se fait pas toujours de la même manière. Tantôt il a lieu par l’action de certains corps sur la peau, tantôt, et le plus souvent par celle du son. La lumière ne peut point produire le réveil, si ce n’est chez les personnes qui dorment les yeux ouverts ; encore pourrait-on mettre en doute si la rétine est impressionnable à la lumière pendant le sommeil. Les odeurs ne peuvent aussi que difficilement provoquer le réveil ; ainsi c’est ordinairement par un bruit plus ou moins fort que se réveille brusquement un homme endormi ; ce qui tient à la facilité avec laquelle l’organe de l’ouïe sort de son assoupissement. Il faut, autant qu’il est possible, éviter ce réveil ; car il fait éprouver un malaise général et une tendance au sommeil pendant toute la longueur du jour, qui peuvent influer sur la santé. C’est pourquoi quelques philosophes ont défendu de réveiller d’une manière brusque les enfans, parce que cela altérait leurs facultés intellectuelles : aussi Montaigne faisait-il réveiller son fils au son de  la flûte, pour que le passage du sommeil à la veille se fit d’une manière lente et agréable qui disposât son âme à des affections douces et gaies. Dans le réveil en général, et surtout dans le réveil brusque, les organes des sens sont peu disposés à recevoir des impressions ; il leur faut un certain temps pour reprendre leur sensibilité et leur [p. 29] perfectabilité premières. Les muscles sont peu propres pendant quelques instans à exécuter des mouvemens énergiques ; mais insensiblement toutes les fonctions de l’économie reprennent leur première activité. Il se fait à l’instant du réveil des évacuations, la vessie se débarrasse de l’urine qu’elle contient, l’humeur respiratoire, accumulée et durcie dans les fosses nasales, est excrété ; il en est de même pour le mucus secrété dans le larynx et le pharynx ; il se détache et est rejeté avec un caractère épais et collant.

La durée du sommeil ne peut point être déterminée d’une manière absolue, puisque le besoin de dormir ne se fait point sentir au même degré chez tous les individus. Il est relatif aux âges, aux tempéramens, aux sexes, aux habitudes, et surtout subordonné aux fatigues. En effet, on sait que l’enfant, quoique moins fort que l’adulte, et moins capable d’exécuter des mouvemens violens, dort cependant davantage, à cause de la faiblesse de ses organes et de la multiplicité des impressions qu’il reçoit, et de la fatigue que ses mouvemens continuels lui font éprouver. L’adulte dort beaucoup moins, et six à sept heures lui suffisent pour se reposer. Le vieillard dort beaucoup moins ; ses sens ne sont plus impressionnés que par les plus forts et les plus vifs excitans, et ce n’est qu’avec peine qu’il goûte les charmes du sommeil. La femme est à peu près soumise aux mêmes lois que l’enfant ; elle en partage la constitution, qui est la faiblesse et l’irritabilité ; ses forces ne peuvent point, comme celles de l’homme, résister à des fatigues réitérées ; elle doit donc dormir plus que lui. L’habitude peut nous faire un besoin de dormir plus long-temps qu’on ne doit ; mais il faut, autant qu’il est possible, se soustraire à son empire ; car elle peut devenir dangereuse et produire des altérations dans les facultés intellectuelles. Formey [en ligne sur notre site] rapporte à ce sujet l’exemple d’un célèbre médecin, connu de Boerhaave , qui, s’étant fait une habitude de dormir trop long-temps, devint stupide et perdit les brillantes connaissances dont son esprit était orné.

Malgré ce que nous avons dit de la durée ordinaire du sommeil, [p. 30] on a remarqué des sommeils extraordinaires qui avaient lieu des semaines et quelquefois des années, presque sans intermission. Les mémoires de l’Académie des Sciences de Paris nous en ont transmis plusieurs exemples. On a vu réciproquement des insomnies étonnamment prolongées. Montius (annot. morborum lib. I , chap. 27) rapporte l’exemple d’une femme qui a été trente-cinq ans sans dormir, et dont la constitution ne présentait presque pas d’altération. Cependant il est difficile d’ajouter foi à ce fait, sans admettre quelques intermissions successives dans chacun des organes en particulier. Mœcenas a aussi éprouvé une insomnie qui se prolongea trois années ; mais il était dans un état morbide, et agité par des mouvemens fébriles, qui causaient une excitation dans les organes de la vie animale, et peuvent nous donner une explication de cette insomnie (Seneca, de providentiâ).

Nous allons terminer ici le faible essai que nous nous sommes proposé de donner sur le sommeil. Nous pourrions, nous le savons, donner plus d’extention à notre sujet, en parlant des anomalies qu’il présente dans les maladies ; mais comment oser le faire après la savante dissertation de l’illustre Camper ? Cette entreprise est trop au-dessus de nos forces, et nous nous contenterons d’avoir esquissé la théorie du sommeil, en le considérant dans l’homme en santé. Heureux si nous pouvons mériter quelques regards favorables de la part des juges éclairés qui nous liront !

Notes

(1) Et quidam seros hyberni ad luminis ignes
Pervigilat, ferroque faces inspicat acuto.
Intereà longum cantu solata laborem ,
Arguto conjux percurrit pectine telas,
Aut dulcis musti vulcano decoquit humorem P
Et foliis undam tepidi despumat aheni.
VIRG,, lib. I.

(2) Dictionnaire encyclopédique.

(3) Vetus enim Latium desertum ferè hodie est, et squalidum ; austri flatibus immediatè objicitur, et variis ejusdem in locis. Insaluberrimus aër observatur, ut potè circa Ostiam , et portum, in œstivo prœsertim tempore; quoquidem si aliquis in praefatis aliisque locis pernoctaverit, et exindè urbem revertatur, corripitur statim malignâ febri. Cap. 15, lib. I.

(4) Dissertation sur le sommeil , par Fran. [Ici l’auteur veut citer FRAIN] Paris, an II.

(5) Et canis in somnis leporis vestigia latrat.
Pétrone.

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