Maurice Klippel & Trénaunay Paul Henri. Un cas de rêve prolongé d’origine toxi-infectieuse. Extrait de la« Revue de Psychiatrie (médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris) , nouvelle série, 3e année, tome III, 1900, pp. 161-170.

Maurice Klippel & Trénaunay Paul Henri. Un cas de rêve prolongé d’origine toxi-infectieuse. Extrait de la« Revue de Psychiatrie (médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris) , nouvelle série, 3e année, tome III, 1900, pp. 161-170.

 

François Maurice Klippel (1858-1942). Médecin, neurologue et psychiatre. Élève de Babinski à La Salpêtrière, il deviendra interne d’Alix Joffroy en 1884. Il est bien connu pour avoir lissé son nom à deux syndromes :
Syndrome de Klippel-Feil : fusion congénitale d’au moins deux des sept vertèbres cervicales.
Syndrome de Klippel-Trénaunay (voir ci-dessous).

Paul-Henri Trénaunay (1875-    ). Médecin neurologiste élève de Maurice Klippel, de qui est resté le syndrome Klippel-Ténaunay,  apparaissant dans le développement embryonnaire et qui se caractérise par l’association d’une hypertrophie des tissus osseux et mous.
Nous avons retenus en collaborations avec ces deux auteurs :
— (avec F. Lopez). Psychologie pathologique du rêve et du délire qui lui fait suite dans les infections aiguë. Extrait de « Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris), nouvelle série, 3e année, tome III, 1900, pp. 97-103. [en lin sur notre site]
— Un cas de rêve prolonogé d’origine toxi-infectieuse. Extrait de la « Revue de Psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), nouvelle série,3e année, tome III, p. 1900, 161-170. [en lin sur notre site]
—Le trumba. Journal de Psychologie normale et pathologique, (Paris), XVIIe année, 1920, pp. 848-864.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles de l’article original. Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 161]

UN CAS DE RÊVE PROLONGÉ D’ORIGINE TOXI-INFECTIEUSE.
par
M. KLIPPEL médecin des hôpitaux.
et
P. TRENAUNAY externe des hôpitaux.

Dans un mémoire précédent (1), l’un de nous a insisté sur les conditions pour ainsi dire identiques du rêve toxi-infectieux et du délire qui lui fait suite avec le délire et le rêve prolongé d’origine alcoolique, si fréquent au cours de cette intoxication.

L’infection aiguë, comme l’alcoolisme, en créant l’auto-intoxication, peut s’accompagner de cauchemars avec troubles de la cénesthésie, avec zoopsie, avec hallucinations rappelant la profession du malade et s’accompagnant de répulsion ou de malaise.

Le rêve apparaît souvent comme prodrôme de l’invasion d’une fièvre, mais ne se prolonge jamais, à cette période, pendant l’état de veille. Une imprégnation plus profonde des centres nerveux par les toxines de l’infection semble nécessaire au délire onirique, et c’est pour cette raison que ce dernier n’apparait qu’au moment où la maladie causale a déjà atteint une phase plus avancée de son évolution. La confusion mentale générale qui peut être ou non présente pendant le délire, semble également être en relation avec un degré plus élevé de l’intoxication ; cauchemar, rêve prolongé à l’état de veille, confusion mentale générale surajoutée représentent de la sorte tous les degrés de l’infection agissant sur l’encéphale.

Telles étaient quelques-unes des conclusions du mémoire auquel nous faisions allusion plus haut. Nous n’y insisterons pas davantage, les lecteurs de la Revue de Psychiatrie les connaissant déjà par le détail. Plusieurs de ces conclusions sont applicables au cas que nous publions aujourd’hui. L’infection à manifestation articulaire que présentait notre malade, d’ailleurs indemne de toute tare alcoolique, s’est compliquée, au moment où la température commençait à s’abaisser et où l’on pouvait prévoir le début prochain de la convalescence, d’un délire onirique des plus développés. C’est cette observation que nous allons rapporter à présent. [p. 162]

Notre malade De L., âge de 41 ans, est entré, le 6 juin 1899, à l’Hôtel-Dieu annexe, pour une attaque de rhumatisme articulaire aigu.

Son père, ancien commissaire de la marine, a de ce fait beaucoup voyagé. Si sa profession lui a procuré une certaine aisance, elle l’a doté, en revanche, d’une maladie de foie dont il est mort au Sénégal. Quatre mois après naissait notre malade, sur le bateau qui ramenait le corps en France. Il n’a présenté dans sa première enfance aucun accident nerveux. Cependant, il est facile de reconnaître, d’après ses dires, que sa mère était hystérique, et cette mort, ce pénible voyage ont dû surexciter au plus au haut point un état nerveux déjà exalté du fait de la grossesse.

Revenue en France, sa mère se remarie à Brest avec un ancien chirurgien de marine qui, retraité, s’était établi photographe. Le ménage prospéra, mais la femme devint tuberculeuse, ou l’était peut-être auparavant. Elle en mourut. Notre malade eut des deux lits 2 frères et 3 sœurs qui tous succombèrent de la poitrine vers leur vingt-cinquième année. Quant à lui, il n’est pas marié et n’a jamais eu d’enfants.

Abordons maintenant l’histoire personnelle de notre malade. Son enfance ne lui laissa aucun souvenir. Tout petit il eut une angine assez sérieuse ; au lycée, une fluxion de poitrine le tint deux mois au lit. Adolescent, il fit ses études aux lycées de Brest et de Nantes, et passa ses dimanches à aider son beau-père dans ses manipulations photographiques. Ce fait, insignifiant, mérite d’être rappelé ; nous verrons que le malade y fait remonter l’origine de ses accidents actuels.

A 18 ans, il s’engage dans l’infanterie de marine et devient sergent. Envoyé aux colonies, il séjourne au Dahomey, puis au Tonkin, « connaît toute la cote, Chine, Cochinchine et Tonkin, D. Sobre et rangé, il n’éprouve, pendant un séjour de huit années aux colonies, aucun accident ; il échappe à la fièvre jaune, à la dysenterie, au paludisme, à la syphilis. Cependant, vers la fin de son temps, un séjour trop prolongé dans les rizières lui fait contracter des douleurs rhumatismales. dans les jambes, douleurs d’abord peu violentes, bientôt assez fortes pour l’empêcher de continuer son service. Il revient donc en France.

A cette époque, il a 26 ans. Sans argent, sans position, il retourne à la famille, et s’associe avec son beau-père pour les travaux photographiques.

Le photographe, alors moins favorisé que de nos jours, devait faire ses plaques lui-même, et se servir de différents produits chimiques volatils et toxiques, en particulier du cyanure de potassium. C’est de la fréquente manipulation de ces produits que notre malade fait dériver des accidents qui se présentèrent alors. Deux ou trois fois par semaine, et plus souvent en été qu’en hiver, apparurent des vertiges caractérisés de la façon suivante : maux de tête prodromiques, de durée et d’intensité variable ; brusquement [p. 163] sensation caractéristique et angoissante de vide, tournoiement des objets environnants : la chute devient imminente et se produirait, si le malade ne s’asseyait aussitôt. Jamais le vertige n’a été jusqu’à la perte de connaissance. Au bout de quelques minutes, tout est terminé, et cependant le malade ne peut reprendre son travail le jour même, une sensation de fatigue, de malaise général l’en empêchant. Et ces vertiges, toujours identiques à eux-mêmes, de L… se souvint alors de les avoir déjà ressentis lors de son premier stage photographique, alors qu’il étudiait encore aux lycées de Brest et de Nantes.

Les vertiges reviennent avec irrégularité jusque vers l’âge de 30 ans. A cette époque se place, dans la vie de notre malade, une période curieuse, un vide, une absence complète de souvenirs.

Sur cet état dont il ne se rappelle rien, de L. ne donne, on le conçoit, que des renseignements très vagues. Il aurait été malade trois mois , son entourage lui aurait dit qu’il avait été à deux doigts de la mort, et que pendant cette période il avait complètement perdu la raison. C’est depuis ce moment qu’il a le visage légèrement dévié à gauche. Enfin, il est resté ensuite environ deux ans sans pouvoir travailler.

Mais l’argent se faisait rare. De L… dut se faire violence, et, faute de mieux, il reprit son métier de photographe. Il n’a d’ailleurs depuis présenté aucun symptôme d’accidents cérébraux, ni fait de maladie grave. Cependant sa santé n’était pas parfaite ; à deux ou trois reprises, de violente attaques de rhumatisme l’ont forcé à s’aliter. Il a toujours été soigné chez lui, à Brest. Venu à Paris en février dernier, c’est la dernière de ces attaques qui l’a fait entrer à l’hôpital.

Il s’agit d’ailleurs d’une attaque banale de rhumatisme. Les douleurs, apparues depuis deux ou trois jours, et généralisées, ont progressivement augmenté d’intensité, pour se localiser un peu à l’épaule et au genou droits, mais surtout aux deux articulations tibio-tarsiennes. Peau blanche, moite, sillonnée de veines bleuâtres, hyperesthésie des téguments, œdème et tuméfaction de la région, rien n’y manque. La palpation est très douloureuse, mais pratiqués avec douceur, les mouvements sont possibles. Rien au cœur, rien au poumon, rien au foie ni au rein. Le tube digestif est légèrement touché comme le prouvent la saburre et l’anorexie. Le thermomètre marque 38°6. L’état général est intact, le malade est intelligent et répond bien aux questions. On pose le diagnostic de rhumatisme aigu à forme para-articuiaire, plutôt que franchement articulaire.

Le traitement au salicylate de soude est institué, et sous son influence, la fièvre tombe, les douleurs disparaissent, l’appétit revient. L’auscultation journalière du cœur n’a montré aucune modification. De violents maux de tête, des vertiges, des bourdonnements d’oreille ont forcé à interrompre le salicylate au bout de deux jours, après absorption de six grammes de médicament (trois [p. 164] grammes par jour). Malgré cela, le malade revient peu à peu à l’état de santé et entre en convalescence. En somme, observation banale de rhumatisme sur laquelle nous n’insisterons pas davantage.

Nous sommes au 15 juin. Brusquement la convalescence est interrompue par une série d’accidents cérébraux qui vont se dérouler devant nous, que nous avons notés et que nous rapporterons au jour le jour.

15 juin. — Le malade éprouve une vive contrariété. Il apprend par une lettre que le photographe chez lequel il travaillait vient de le remplacer. Il reste dans la soirée tout à son chagrin, sans rien présenter cependant d’anormal.

Nous insistons dès à présent sur ce fait que depuis le 11 juin, le malade ne prenait absolument plus de salicylate de soude.

16 juin. — Nous lisons dans le rapport du veilleur :

« Le numéro 30 (c’est notre malade) a été pris cette nuit à deux heures d’un accès de folie. Il s’est levé, et comme je lui demandais pourquoi, il m’a répondu que le président Carnot venait le chercher dans son landau. Il a ajouté : « Entendez-vous le beau discours qu’on lui fait ? » – Je lui dis de dormir. — « La nouvelle loi qui vient de passer, répond-il, est de ne pas dormir. » Deux ou trois heures plus tard, je l’ai entendu dire : « J’ai serré la main du président. C’est à lui ce mouchoir (le mouchoir était marqué d’un L, initiale de notre malade). C’est à mon cher Carnot, c’est lui qui me l’a donné. D’ailleurs, je suis de la haute noblesse. Laissez-moi ; la voiture va venir me chercher, et je vais être en retard. »

Le matin, avant notre arrivée, la sœur lui présente, comme d’habitude, une assiette de soupe. Voici ce qu’il répond : « Non, on m’a défendu de manger. — Qui donc, lui demande-t-on ? — Un haut personnage. » — Il mange, cependant, mais croit avaler du chocolat. Puis il reprend : « Tout à l’heure, vous allez voir le czar, l’empereur de Cochinchine. C’est épatant, Madame Durand. Figurez-vous que l’on m’a fait entrer dans une cage à lion. Si je n’ai pas eu peur, c’est que mon mouchoir est magique. Tenez, regardez, c’est rempli de lions, ici. Je vais embaumer mon mouchoir. Pensez donc ! le président qui s’en est servi ! Comme cela, il se conservera plus longtemps. »

On conçoit que notre attention ait été vivement attirée par ces faits. A la visite du matin, nous trouvons le malade endormi. Il se réveille, paraît étonné de nous trouver là, et ne nous reconnaît pas. Nous l’interrogeons. Il ne sait pas où il est, ni pourquoi il est là. La sœur nous remet une lettre qu’il a écrite au président Carnot et que nous copions textuellement plus loin. Enfin, répétant en partie ce qu’il a écrit, il nous fait un récit dont voici le résumé : ce [p. 165] matin à deux heures, le président Carnot (2) est venu le chercher en landau pour l’emmener en Chine et à Tombouctou. En Chine, il a dansé une gavotte avec Madame Carnot, pendant que le président chorégraphiait avec les sultanes du sérail, loin de la surveillance du sultan, à ce moment malade. Carnot était en redingote avec le grand cordon en sautoir ; lui-même était en grand vizir. Ils sont ensuite, Carnot et lui, revenus en landau par les Champs-Élysées. Carnot lui a envoyé pour ce soir une invitation à l’Élysée. Il voudrait bien s’y rendre ; aussi est-il très étonné de se trouver là couché sans être malade, et. se plaint de ne pouvoir se lever. (Il est en effet retenu au lit par une alèze.) Voici maintenant la teneur de la lettre, écrite au crayon, et dont nous respectons le style et l’orthographe.

Cher président Carnot,

Je suis réellement confus d’avoir accepté votre invitation. Vous rappelez vous le jour où nous sommes trouver ensemble chez les Chinois, moi habillé en grand vizir, et vous en redingote, votre cordon rouge en sautoir. Qu’elle rigolade, qu’elle plaisir quand nous avons fait la gavotte avec madame Carnot ; qu’elle danse effrenée ! C’est un bon sic que le président Carnot. J’attends votre visite. Je suis en train de m’habiller. Il faudra me nommer président du conseil. Je me charge de faire marcher tous ces députés qui se conduisent comme des gens mal élevé, sans éducation. Cher président, j’ai un mouchoir à vous ; je le conserve pour rentrer dans la cage aux lions. Vous seriez bien aimable de venir me voir. Vous savez que j’ai été ruiné par le Panama, et me voilà sans place. Je compte sur vous pour me procurer du travail.

Votre bien humble serviteur
E. de L.

Nous examinons alors complètement et méthodiquement notre malade au point de vue de sa confusion mentale. Il se rappelle exactement son nom, nous raconte sa vie de la même façon qu’avant son délire, mais ses souvenirs s’arrêtent au moment précis où il est entré à l’hôpital. Depuis il ne se souvient de rien, sauf d’avoir reçu une lettre qui lui annonçait la perte de sa place. Il nous paraît donc d’abord raisonnable ; mais la confusion mentale reparaît dès qu’on lui rappelle son rêve par une parole ou un objet qui s’y rapporte. Nous lui présentons divers objets, et voici la façon dont il les reconnaît.

Son mouchoir (marqué L) est un mouchoir que Carnot lui a donné, pendant leur voyage en Chine, un mouchoir magique qui lui a permis d’entrer dans la cage aux lions. Le lait contenu dans son verre devient le suc d’une plante vénéneuse qui pousse à Tombouctou, [p. 166] et que M. Carnot lui a envoyé pour le guérir ; mais c’est une substance très dangereuse, et dont il ne faut boire que très peu.

Un morceau de pain s’est transformé en pierre rare, rapportée de Chine. Il reconnaît l’épitre qu’il a adressée au président Carnot : « C’est, dit-il, une lettre que j’ai écrite sur le bateau, en revenant de Tombouctou. » On lui présente un journal, et il ne peut le lire. Mais nous lui affirmons qu’il y a dessus quelque chose qui l’intéresse, et il se met à lire une histoire qu’il invente de toutes pièces. « M. Carnot a l’honneur de faire savoir à M. de L… qu’il vient de lui envoyer une médaille d’or pour bons services rendus en Chine. » Il lit d’ailleurs aussi bien quand le journal est à l’envers.

On veut lui faire tirer la langue. « Laquelle », répond-il et veut tirer celle de l’un de nous. Quand on lui dit que c’est la sienne que nous voulons voir, il passe les mains devant son visage et essaie de tirer sa langue avec ses doigts. Ce n’est qu’en lui ordonnant d’ouvrir la bouche et de nous montrer sa langue à lui qu’il exécute ce qu’on lui demande.

Quant aux troubles fonctionnels qui accompagnent cet état mental, ils sont peu accusés. Le malade se plaint seulement de quelques douleurs dans la moitié droite de la tête ; ces douleurs ont commencé cette nuit, subitement et comme à la suite d’un coup ; elles s’associent à quelques bourdonnements d’oreille du côté droit.

Les symptômes physiques ne fournissent pas non plus grand renseignement. Le visage du malade paraît calme et tranquille ; au repos, on observe une légère déviation des traits vers la gauche, qui nous paraît augmenter quand le malade parle. Cette déviation est d’ailleurs ancienne, et date de la période d’absence survenue à l’âge de trente ans. La parole n’est pas embarrassée ; il n’y a aucune déviation de la tête et des yeux, les pupilles paraissent égales et mesurent environ trois millimètres de diamètre. Pas de paralysies des membres ; cependant le malade serre moins fort de sa main droite qui présente parfois un léger tremblement. Enfin, il a quelque difficulté à mouvoir le bras droit qui lui paraît plus lourd que l’autre.

Les appareils de la respiration et de la circulation ne présentent aucune modification ; en particulier le pouls compte à la minute 76 battements réguliers et bien frappés. Lorsqu’on est parvenu à faire tirer la langue de ce malade, on la trouve légèrement tremblante, et surtout, pâteuse, couverte d’lin enduit épais jaunâtre. La température est restée à 37.

17 juin.

RAPPORT DU VEILLEUR :

« Huit heures soir. — Lorsque j’arrivai prendre mon service, le numéro 30 me dit : « Vous savez, j’ai eu de la visite aujourd’hui. « Autour de mon lit il y avait un monsieur avec un chapeau à plumes [p. 167] sur la tête ; à droite, le ministre de la guerre, le ministre de la marine et le ministre plénipotentiaire. Et puis, le docteur a m’a permis de sortir. Je suis allé diner chez Carnot dont j’ai le mouchoir. Tenez, prenez ce mouchoir et gardez-le. En ne le CI voyant pas je serai plus calme. »

Quatre heures du matin. — « Je dois recevoir beaucoup de visites aujourd’hui, entre autres, la famille Carnot. Mais je n’y suis « pour personne, je ne reçois pas, je suis fatigué et j’ai mal à la « vue. »

Lorsque nous arrivons le matin, nous trouvons le malade calme et reposé, sans délire. La sœur nous dit cependant qu’il a divagué encore hier dans l’après-midi, et le rapport ci-dessus nous prouve que cet état a persisté une partie de la nuit. Nous apprenons que depuis il a parfaitement dormi, et lorsque nous le réveillons, nous constatons d’abord que la confusion mentale semble avoir complètement disparu. De L… répond exactement aux questions que nous lui posons sur son nom, sa vie, son état de santé antérieur, sans toutefois se rien rappeler de ce qui s’est passé depuis son entrée à l’hôpital. Nous lui présentons à l’envers un journal qu’il remet à l’endroit et dont il lit correctement quelques lignes en ânonnant un peu.

C’est alors que nous tentons de l’interroger sur son rêve et que nous lui montrons les objets qui réveillent son délire. La confusion mentale reparaît aussitôt. D’abord vagues, ses souvenirs se précisent peu à peu, et il revient rapidement au même état que la veille. Des objets qu’il a reconnus hier, il donne la même interprétation. Son pain est le caillou qu’il a ramassé à Timbouctouet ramené de son voyage ; son lait est toujours le suc d’une plante vénéneuse, et sa lettre est bien celle qu’il a écrite sur le bateau.

Sur un journal, il nous lit la même histoire qu’hier, et il fait, pour tirer la langue, les mêmes simagrées que la veille.

Nous lui présentons alors d’autres objets. Sa cuiller est une pelle dont on se sert usuellement en Chine pour ramasser les objets.

Son urinal devient un instrument de musique dont se servent les malgaches. Un crayon est, au Tonkin, une plante qu’on met dans la terre. Une fourchette n’est autre chose qu’un trident que les Malgaches emploient couramment comme arme de jet. Une canne se transforme en matraque dont, soit dit en passant, il a reçu hier un violent coup sur la tête, d’où ses douleurs. On lui présente une pièce de monnaie ; il la regarde avec attention, la tourne et la retourne et ne sait d’abord ce que c’est ; puis il prétend que cela sort de terre ; l’effigie de la république est pour lui l’image de monsieur ou de madame Carnot. Sa pipe est la baguette que les Chinois emploient pour manger le riz. Quant à l’abaisse-langue, c’est un instrument qui sert à scalper. Nous-mêmes formons autour de lui une assemblée qu’il prend pour un conseil des ministres. Enfin, il ignore totalement ce que peut être une montre; seul un trousseau de clefs est reconnu, et le malade en prononce le nom. [p. 168]

Et il débite toutes ces choses d’un air si calme, si raisonnable, si convaincu, qu’il est difficile de s’empêcher de rire et de ne pas penser à une plaisanterie. Il est facile de se rendre compte cependant que le malade est on ne peut plus sérieux.

Les signes physiques et fonctionnels sont les mêmes qu’hier.

Seuls, les bourdonnements d’oreille ont disparu, et la douleur de tête siège actuellement à gauche. La température est toujours à 37, et après cette longue conversation le pouls présente encore 78 battements par minute. La langue est toujours blanche.

Dans l’après-midi, d’après le récit de la sœur, les circonstances de son rêve varient un peu. C’est ainsi qu’il est allé, avec le président Carnot, en Gaule et chez les Druides ; il a assisté à une cérémonie où l’on adorait le veau d’or, dans une forêt immense dont les arbres avaient l’aspect d’êtres humains et l’ont effrayé. Toutefois, ce délire ne paraît que par moments, et toujours précédé d’une exacerbation des douleurs céphaliques. Dans l’intervalle il est lucide, cause à la sœur, reconnaît choses et gens, lit son journal et le comprend.

19 juin. —Sa nuit a été bonne. Cependant, à notre visite, le malade ne sait où il est et ne nous reconnaît pas. Sur nos interrogations, il nous raconte son rêve modifié, c’est-à-dire son voyage en Gaule avec un président dont le nom est maintenant sorti de sa mémoire. Les druides étaient habillés de blanc, couronnés de gui. Dans une forêt immense, ils adoraient le veau-d’or, et, nouveau Gilles de Retz, notre malade croyait, à chaque arbre, reconnaître une tête et des bras humains. Ces arbres-hommes fuyaient, entraînant dans leur course les druides et lui-même. Nous lui présentons les objets de la veille, et tout d’abord un verre de lait : « C’est, dit-il, une liqueur que les druides lui ont donnée. Ils la tirent d’une plante vénéneuse (analogue à celle d’où venait la liqueur rapportée de Chine, analogue, mais non pas identique, et il la décrit avec force détails.) » On lui fait goûter le lait ; il hésite, enfin se décide lentement, en boit une gorgée et le repousse en lui trouvant un goût âcre. Son pain est toujours le caillou de Timbouctou, seulement sa forme est changée ; la forme du morceau de pain lui-même a d’ailleurs varié.

Les signes physiques et fonctionnels sont toujours les mêmes : pouls 76, température 37. La langue est beaucoup moins sale. On remarque en outre une exagération notable des réflexes. Enfin, quand on ordonne au malade de prendre son verre, en étendant la main, il présente un tremblement à oscillations assez rapides. Il hésite, saisit difficilement le vase, et, le portant à sa bouche, accentue son tremblement. Les oscillations sont plus grandes et rappellent, à l’intensité près, celles qu’on observe dans la sclérose en plaques.

20 juin. — Le malade n’a pas présenté le moindre délire ni dans la journée de la veille, ni pendant la nuit. Il a même écrit à une [p. 169] personne de connaissance une lettre tout à fait raisonnable et que nous transcrivons ici pour qu’on puisse faire la comparaison avec celle qui précède :

Cher monsieur,

Je comptais sur votre visite ces jours derniers ; je vois qu’il vous a été impossible devenir me voir. J’ai eu la visite du garçon de mon hôtel qui a été voir M. B. (son patron) pour lui faire savoir de mes nouvelles, et que je pourrai sortir dans quelques jours. Je vous dirai que j’ai été très affecté au sujet de ma place, ce qui m’a rendu très malade. Il me semble que M. et Mme B. n’ont rien à me reprocher, que j’ai rempli mes devoirs de serviteur honnêtement. Je n’ai plus qu’à compter sur vous pour me tirer d’embarras à ma sortie de l’hôpital. Faudra-t-il aller faire mes huit jours chez M. B. ? Vous me donnerez votre avis à ce sujet sur la réponse que j’attends de vous avec impatience. Avez-vous vu M. L. ? Il doit être de retour. Comme ma maladie avait empiré à l’issue de cette lettre, le docteur, qui l’a lue, a trouvé que ce n’était pas bien agir que de profiter de la maladie d’un employé pour le remercier. Je croyais M. et Mme B. plus loyal que ça. Enfin, espérons qu’avec votre concours et celui de M. L. je ne resterai pas sur le pavé de Paris. Je vous remercie d’avance. Présentez mes respects à Mme., — ainsi qu’à M. et Mme L.
Votre très humble serviteur qui vous serre la main :
E. de L.

Le malade nous reconnaît, sait qu’il est à l’hôpital, prend un journal et le lit sans se tromper. Vient-on à lui parler de son délire, de son voyage en Chine ou en Gaule, il ne se souvient de rien.

Il reconnaît parfaitement son pain, son lait et tous les objets qu’on lui présente. Enfin, la langue est redevenue normale. Bref, cet épisode de troubles mentaux paraît complètement terminé.

Disons, pour achever cette longue observation, que quelques jours après, le malade fut repris d’une nouvelle attaque de rhumatisme, avec élévation de la température, mais sans la moindre trace de délire. Le rhumatisme a cédé rapidement, et après quelques jours de convalescence, le malade fut envoyé à Vincennes où il acheva de se guérir sans avoir présenté de nouvel incident.

Telle est l’observation détaillée et sans contredit, curieuse, que nous nous proposions de rapporter. Nous n’hésitons pas à faire dépendre ce rêve prolongé de la présence de l’auto-intoxication infectieuse, développée lentement pendant le cours de la maladie articulaire, et atteignant son maximum d’action sur les centres nerveux à la période de déclin. L’examen de la langue nous indiquait par avance l’état cérébral du malade ; dans les moments lucides, l’état saburral nous faisait prévoir la [p. 170] prolongation, du délire, et celui-ci n’a pris fin que lorsque la langue est redevenue normale.

Si les symptômes présentés par ce malade dans ces conditions se rapprochent au plus haut point de ceux qu’on décrit dans 1 alcoolisme, c’est que l’alcoolique lui-même ne les présente qu’un raison d’une auto-intoxication créée par l’alcool qui a lésé préalablement le tube digestif, le foie et les reins, et très souvent sous l’influence combinée d’une infection accidentelle.

De la sorte, la pathogénie des accidents apparaît comme analogue chez l’infecté et chez l’alcoolique. Il est donc légitime de rapprocher une fois de plus les symptômes qui se manifestent dans l’un et l’autre cas, et cela bien qu’un grand nombre d’auteurs admettent a l’heure actuelle cette pathogénie que l’un de nous à établie dans plusieurs de ses travaux.

Notes

(1) KLIPPEL et LOPEZ. — Du rêve et du délire qui lui fait suite dans les infections aiguës. (Revue de Psychiatrie, 1900, avril, n° 4. [en ligne sur notre site]

(2) Rappelons que M. Carnot a été assassiné le 24 juin 1894. Depuis lors, trois présidents, M. Casimir-Perier, M. Félix Faure et M. Loubet se sont succédé à l’Élysée. Notre malade n’a jamais voulu en convenir.

 

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