Louis Jaucourt. Sorcellerie, Sorciers, Sorcières. Articles extraits de « L’Encyclopédie », Tome 15, 1731, pp. 368-369 et pp. 369-372.

JAUCOURTSORCELLERIE0002Louis Jaucourt. Sorcellerie, Sorciers, Sorcières. Articles extraits de « L’Encyclopédie », tome 15, 1731, pp. 368-369 et pp. 369-372. 

Nous avons ici réunis 2 articles de l’Encyclopédie dans sa première édition.

Louis de Jaucourt (chevalier) (1704-1779). Médecin, philosophe et encyclopédiste.

Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

SORCELLERIE, s. f. (Magie.) opération magique, honteuse ou ridicule, attribuée stupidement par la superstition, à l’invocation & au pouvoir des démons.

On n’entendit jamais parler de sortileges & de maléfices que dans les pays & les tems d’ignorance. C’est pour cela que la sorcellerie régnoit si fort parmi nous dans le xiij. & xiv. siecles. Les enfans de  Philippe le Bel, dit M. de Voltaire, firent alors entre eux une association par écrit, & se promirent un secours mutuel contre ceux qui voudroient les faire périr par le secours de la sorcellerie. On brûla par arrêt du parlement une sorciere qui avoit fabriqué avec le diable un acte en faveur de Robert d’Artois. La maladie de Charles VI. fut attribué à un sortilege, & on fit venir un magicien pour le guérir.

On vit à Londres la duchesse de Glocester accusée d’avoir attenté à la vie d’Henri VI. par des sortileges. Une malheureuse devineresse, & un prêtre imbécille ou scélerat qui se disoit sorcier, furent brûlés vifs pour cette prétendue conspiration. La duchesse fut heureuse de n’être condamnée qu’à faire une amende honorable en chemise, & à une prison perpétuelle. L’esprit de lumiere & de philosophie, qui a établi depuis son empire dans cette île florissante, en étoit alors bien éloigné.

La démence des sortileges fit des nouveaux progrès en France sous Catherine de Médicis ; c’étoit un des fruits de sa patrie transplantés dans ce royaume, On a cette fameuse médaille ou cette reine est représentée toute nue entre les constellations d’Aries & Taurus, le nom d’Ebullé Asmodée sur sa tête, ayant un dard dans une main, un cœur dans l’autre, & dans l’exergue le nom d’Oxiel. On fit subir la question à Côme Ruggieri florentin, accusé d’avoir attenté par des sortileges à la vie de Charles IX. En 1606 quantité de sorciers furent condamnés dans le ressort du parlement de Bordeaux. Le fameux curé Gaufrédi brûlé à Aix en 1611, avoit avoué qu’il étoit sorcier, & les juges l’avoient cru.

Enfin ce ne fut qu’à la raison naissante vers la fin du dernier siecle, qu’on dut la déclaration de Louis XIV. qui défendit en 1672, à tous les tribunaux de son royaume d’admettre les simples accusations de sorcellerie ; & si depuis il y a eu de tems-en-tems quelques accusations de maléfices, les juges n’ont condamné les accusés que comme des prophanateurs, ou quand il est arrivé que ces gens-là avoient employé le poison.

On demandoit à la Peyrere, auteur des préadamites, mais qui d’ailleurs a composé une bonne histoire de Groenlande, pourquoi l’on parloit tant de sorciers dans le nord qu’on supplicioit ; c’est, disoit-il, parce que le bien de tous ces prétendus sorciers que l’on fait mourir, est en partie confisqué au profit des juges.

Personne n’ignore l’histoire de l’esclave affranchi de l’ancienne Rome, qu’on accusoit d’être sorcier, & qui par cette raison fut appellé en justice pour y être condamné par le peuple romain. La fertilité d’un petit champ que son maître lui avoit laissé, & qu’il cultivoit avec soin, avoit attiré sur lui l’envie de ses voisins. Sûr de son innocence, sans être allarmé de la citation de l’édile Curule qui l’avoit ajourné à l’assemblée du peuple, il s’y présenta accompagné de sa fille ; c’étoit une grosse paysanne bien nourrie & bien vétue, benè curatam & vestitam : il conduisit à l’assemblée ses bœufs gros & gras, une charrue bien équipée & bien entretenue, & tous ses instrumens de labour en fort bon état. Alors se tournant vers ses juges : Romains, dit-il, voilà mes sortileges, veneficia mea, quirites, hæc sunt. Les suffrages ne furent point partagés ; il fut absous d’une commune voix, & fut vengé de ses ennemis par les éloges qu’il reçut. (D. J.)

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SORCIERS & SORCIERES, (Hist. anc. & mod.) hommes & femmes qu’on prétend s’être livrés au démon, & avoir fait un pacte avec lui pour opérer par son secours des prodiges & des maléfices.

Les payens ont reconnu qu’il y avoit des magiciens ou enchanteurs malfaisans, qui par leur commerce avec les mauvais génies ne se proposoient que de nuire aux hommes, & les Grecs les appelloient goétiques. Ils donnoient à l’enchanteur le nom d’επαωιδα, au devin celui de μαντις. Par φαρμακευς ils désignoient celui qui se servoit de poisons, & par γοης, celui qui trompoit les yeux par des prestiges. Les Latins leur ont aussi donné différens noms, comme ceux d’empoisonneurs, venenarii & venefici, parce qu’en effet ils savoient préparer les poisons, & en faisoient usage : Thessaliens & Chaldéens, Thessali & Chaldœi, du nom des pays d’où sortoient ces magiciens : généthliaques & mathématiciens, genethliaci & mathematici, parce qu’ils tiroient des horoscopes, & employoient le calcul pour prédire l’avenir : devins, augures, aruspices, &c. arioli, augures, aruspices, &c. des différens genres de divination auxquels ils s’adonnoient. Ils appelloient les magiciennes lamies, lamiæ, du nom d’une nymphe cruelle & forcenée, qu’on feignoit dévorer tous les enfans : sagæ, terme qui dans l’origine signifioit une personne prévoyante, mais qui devint ensuite odieux, & affecté aux femmes qui faisoient profession de prédire l’avenir : striges, qui veut dire proprement des oiseaux nocturnes & de mauvais augure, nom qu’on appliquoit par métaphore aux magiciennes, qui, disoit-on, ne faisoient leurs enchantemens que pendant la nuit. On les trouve encore appellées dans les auteurs de la bonne latinité veratrices, veraculæ, simulatrices, fictrices. Dans les loix des Lombards elles sont nommées mascæ, à cause de leur figure hideuse & semblable à des masques, dit Delrio. Enfin on trouve dans Hincmar, & depuis fréquemment dans les auteurs qui ont traité de la magie, les mots sortiarii & sortiariæ, que nous avons rendus par ceux de sorciers & de sorcieres.

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Jérôme Bosch.

Les anciens ne paroissent pas avoir révoqué en doute l’existence des sorciers, ni regardé leurs maléfices comme de simples prestiges. Si l’on ne consultoit que les poëtes, on admettroit sans examen cette multitude d’enchantemens opérés par les Circés, les Médées, & autres semblables prodiges par lesquels ils ont prétendu répandre du merveilleux dans leurs ouvrages. Mais il paroit difficile de recuser le témoignage de plusieurs historiens d’ailleurs véridiques, de Tacite, de Suétone, d’Ammien Marcellin, qu’on n’accusera pas d’avoir adopté aveuglément, & faute de bon sens, ce qu’ils racontent des opérations magiques. D’ailleurs pourquoi tant de lois séveres de la part du sénat & des empereurs contre les magiciens, si ce n’eussent été que des imposteurs & des charlatans propres tout au plus à duper la multitude, mais incapables de causer aucun mal réel & physique ?

Si des fausses religions nous passons à la véritable, nous trouverons qu’elle établit solidement l’existence des sorciers ou magiciens, soit par des faits incontestables, soit par les regles de conduite qu’elle prescrit à ses sectateurs. Les magiciens de Pharaon opérerent des prodiges qu’on n’attribuera jamais aux seules forces de la nature, & qui n’étoient pas non plus l’effet de la divinité, puisqu’ils avoient pour but d’en combattre les miracles. Je n’ignore pas que ces prodiges sont réduits par quelques modernes au rang des prestiges ; mais outre que ce n’est pas le sentiment le plus suivi, conçoit-on bien clairement qu’il soit du ressort de la nature de fasciner les yeux de tout un peuple, de le tromper longtems par de simples apparences, de lui faire croire que des spectres d’air ou de fumée sont des animaux & des reptiles qui se meuvent ? Si ce n’eussent été que des tours de charlatan, qui eût empêché Moïse si instruit de la science des Egyptiens, d’en decouvrir l’artifice à Pharaon, à sa cour, à son peuple, & en les détrompant ainsi, de confirmer ses propres miracles ? Pourquoi eût-il été obligé de recourir à de plus grandes merveilles que celles qu’il avoit opérées jusque-là, & que les magiciens ne purent enfin imiter ?  Prestiges pour prestiges, la production des moucherons phantastiques ne leur eût pas dû couter davantage que celle des serpens ou de grenouilles imaginaires. Dans le livre de Job, satan demande à Dieu que ce saint homme soit frappé dans tous ses biens, & Dieu les lui livre, en lui défendant seulement d’attenter à sa vie ; ses troupeaux sont enlevés, ses enfans ensevelis sous les ruines d’une maison ; lui-même enfin se trouve couvert d’ulceres depuis la plante des piés jusqu’au sommet de la tête. L’histoire de l’évocation de l’ombre de Samuel faite par la pythonisse, & rapportée au xxviij. chap. du second livre des Rois, ce que l’Ecriture dit ailleurs des faux prophetes d’Achab & de l’oracle, de Beelzebuth à Accaron : tous ces traits réunis prouvent qu’il y avoit des magiciens & des sorciers, c’est-à-dire des hommes qui avoient commerce avec les démons.

On n’infere pas moins clairement la même vérité des ordres réitérés que Dieu donne contre les magiciens & contre ceux qui les consultent : Vous ferez mourir, dit-il, ceux qui font des maléfices ; maleficos non patieris vivere, Exod. xxij. v. 18. Même arrêt de mort contre ceux qui consultoient les magiciens & les devins : anima quæ declinaverit ad magos & ariolos & fornicata fuerit cum illis… interficiam illam de medio populi mei. Levitic. xx. v. 6. Qu’il n’y ait personne parmi vous, dit-il encore à son peuple, qui fasse des maléfices, qui soit enchanteur, ou qui consulte ceux qui ont des pythons ou esprits, & les devins, ou qui interroge les morts sur des choses cachées : nec inveniatur in te maleficus, nec incantator, nec qui pythones consulat, nec divinos, aut quærat à mortuis veritatem, Deuteron. xviij. v. 10 : précautions & sévérités qui eussent été injustes & ridicules contre de simples charlatans, & qui supposent nécessairement un commerce réel entre certains hommes & les démons.

La loi nouvelle n’est pas moins précise sur ce point que l’ancienne ; tant d’énergumenes guéris par J. C. & ses apôtres, Simon & Elymas tous deux magiciens, la pythie dont il est parlé dans les actes des apôtres, enfin tant de faits relatifs à la magie attestés par les peres, ou attestés par les écrivains ecclésiastiques les plus respectables, les décisions des conciles, les ordonnances de nos rois, & entr’autres de Charles VIII. en 1490, de Charles IX. en 1560, & de Louis XIV. en 1682. Les Jurisconsultes & les Théologiens s’accordent aussi à admettre l’existence des sorciers ; & sans citer sur ce point nos théologiens, nous nous contenterons de remarquer que les hommes les plus célebres que l’Angleterre ait produits depuis un siecle, c’est-à-dire, Mrs. Barrow, Tillotson, Stillingfleet, Jenkin, Prideaux, Clarke, Loke, Vossius, &c. ce dernier surtout remarque que ceux qui ne sauroient se persuader que les esprits entretiennent aucun commerce avec les hommes, ou n’ont lu les saintes Ecritures que fort négligemment, ou, quoiqu’ils se déguisent, en méprisent l’autorité. « Non possunt in animum inducere ulla esse in spiritibus commercia cum homine… sed deprehendi eos vel admodùm negligenter legisse sacras litteras, vel utcumque dissimularent, Scripturarum autoritatem parvi facere ». Voss. epistol. ad.

En effet dans cette matiere tout dépend de ce point décisif ; dès qu’on admet les faits énoncés dans les Ecritures, on admet aussi d’autres faits semblables qui arrivent de tems en tems : faits extraordinaires, surnaturels, mais dont le surnaturel est accompagné de caracteres qui dénotent que Dieu n’en est pas l’auteur, & qu’ils arrivent par l’intervention du démon. Mais comme après une pareille autorité il seroit insensé de ne pas croire que quelquefois les démons entretiennent avec les hommes de ces commerces qu’on nomme magie ; il seroit imprudent de se livrer à une imagination vive & tout-à-la-fois foible, qui ne voit par-tout que maléfices, que lutins, que phantômes & que sorciers. Ajouter foi trop légérement à tout ce qu’on raconte en ce genre, & rejetter absolument tout ce qu’on en dit, sont deux extremes également dangereux. Examiner & peser les faits, avant que d’y accorder sa confiance, c’est le milieu qu’indique la raison.

Nous ajouterons même avec le P. Malebranche, qu’on ne sauroit être trop en garde contre les rêveries des démonographes, qui sous prétexte de prouver ce qui a rapport à leur but, adoptent & entassent sans examen tout ce qu’ils ont vû, lû, ou entendu.

« Je ne doute point, continue le même auteur, qu’il ne puisse y avoir des sorciers, des charmes, des sortileges, &c. & que le démon n’exerce quelquefois sa malice sur les hommes, par la permission de Dieu. C’est faire trop d’honneur au diable, que de rapporter serieusement des histoires, comme des marques de sa puissance, ainsi que font quelques nouveaux démonographes, puisque ces histoires le rendent redoutable aux esprits foibles. Il faut mépriser les démons, comme on méprise les bourreaux, car c’est devant Dieu seul qu’il faut trembler…. quand on méprise ses lois & son évangile.

Il s’ensuit de-là, (& c’est toujours la doctrine du P. Malebranche), que les vrais sorciers sont aussi rares, que les sorciers par imagination sont communs. Dans les lieux où l’on brûle les sorciers, on ne voit autre chose, parce que dans les lieux où on les condamne au feu, on croit véritablement qu’ils le sont, & cette croyance se fortifie par les discours qu’on en tient. Que l’on cesse de les punir, & qu’on les traite comme des fous, & l’on verra qu’avec le tems ils ne seront plus sorciers, parce que ceux qui ne le sont que par imagination, qui sont certainement le plus grand nombre, deviendront comme les autres hommes.

Il est sans doute que les vrais sorciers méritent la mort, & que ceux même qui ne le sont que par imagination, ne doivent pas être regardés comme innocens, puisque pour l’ordinaire, ces derniers ne sont tels, que parce qu’ils sont dans la disposition du cœur d’aller au sabbat, & qu’ils se sont frottés de quelque drogue pour venir à bout de leur malheureux dessein. Mais en punissant indifféremment tous ces criminels, la persuasion commune se fortifie ; les sorciers par imagination se multiplient, & ainsi une infinité de gens se perdent & se damnent. C’est donc avec raison que plusieurs parlemens ne punissant point les sorciers » ; (il faut ajouter précisément comme sorciers, mais comme empoisonneurs, & convaincus de maléfices, ou chargés d’autres crimes, par exemple, de faire périr des bestiaux par des secrets naturels.) « Il s’en trouve beaucoup moins dans les terres de leur ressort, & l’envie, la haine, & la malice des méchans ne peuvent se servir de ce prétexte pour accabler les innocens. » Recherch. de la vérité, liv. III. chap. vj.
Il est en effet étonnant qu’on trouve dans certains démonographes une crédulité si aveugle sur le grand nombre des sorciers, après qu’eux-mêmes ont rapporté des faits qui devroient leur inspirer plus de reserve. Tel est celui que rapporte en latin Delrio, d’après Monstrelet ; mais que nous transcrirons dans le vieux style de cet auteur, & qui servira à confirmer ce que dit le P. Malebranche, que l’accusation de sorcellerie est souvent un prétexte pour accabler les innocens.

« En cette année (1459), dit Monstrelet, en la la ville d’Arras ou pays d’Artois, advint un terrible cas & pitoyable, que l’en nommoit vaudoisie, ne sai pourquoi : mais l’en disoit que c’étoient  aucunes gens, hommes & femmes, qui de nuit se transportoient par vertu du diable, des places où ils étoient, & soudainement se trouvoient en aucuns lieux arriere de gens, ès bois, ou ès déserts, là où ils se trouvoient en très-grand nombre hommes & femmes, & trouvoient illec un diable en forme d’homme, duquel ils ne vesient jamais le visage ; & ce diable leur lisoit ou disoit ses commandemens & ordonnances, & comment & par quelle maniere ils le devoient avrer & servir, puis faisoit par chacun d’eux baiser son derriere, & puis il bailloit à chacun un peu d’argent, & finalement leur administroit vins & viandes en grand largesse, dont il se repaissoient ; & puis tout-à-coup chacun prenoit sa chacune, & en ce point s’estaindoit la lumiere, & connoissoient l’un l’autre charnellement, & ce fait tout soudainement se retrouvoit chacun en sa place dont ils étoient partis premierement. Pour cette folie furent prins & emprisonnés, plusieurs notables gens de ladite ville d’Arras, & autres moindres gens, femmes folieuses & autres, & furent tellement gehinés, & si terriblement tourmentés, que les uns confesserent le cas leur être tout ainsi advenu, comme dit est ; & outre plus confesserent avoir veu & cogneu en leur assemblée plusieurs gens notables, prélats, seigneurs & autres gouverneurs de bailliages & de villes : voire tels, selon commune renommée, que les examinateurs & les juges leur nommoient & mettoient en bouche : si que par force de peines & de tormens ils les accusoient & disoient que voirement ils les y avoient veus ; & les aucuns ainsi nommés, étoient tantôt après prins & emprisonnés & mis à torture, & tant & si très longuement, & par tant de fois que confesser le leur convenoit ; & furent ceux-ci qui étoient des moindres gens, exécutés & brûlés inhumainement. Aucuns autres plus riches & plus puissans se rachepterent par force d’argent, pour éviter les peines & les hontes que l’on leur faisoit ; & de tels y eut des plus grans, qui furent preschés & séduits par les examinateurs, qui leur donnoient à entendre, & leur promettoient s’ils confessoient le cas, qu’ils ne perdroient ne corps ne biens. Tels y eût qui souffrirent en merveilleux patience & constance, les peines & les tormens ; mais ne voulurent rien confesser à leur préjudice, trop bien donnerent argent largement aux juges, & à ceux qui les pouvoient relever de leurs peines. Autres y eut qui se absenterent & vuiderent du pays, & prouverent leur innocence, si qu’ils en demeurerent paisibles, & ne fait ni à faire ce que plusieurs gens de bien cogneurent assez, que cette maniere d’accusation, fut une chose controuvée par aucunes mauvaises personnes, pour grever & déstruire, ou deshonorer, ou par ardeur de convoitise, aucunes notables personnes, que ceux hayoient de vieille haine, & que malicieusement ils feirent prendre meschantes gens tous premierement, auxquels ils faisoient par force de peines & de tormens, nommer aucuns notables gens tels que l’en leur mettoit à la bouche, lesquels ainsi accusez étoient prins & tormentez, comme dit est. Qui fût pour veoir au jugement de toutes gens de bien, une chose moult perverse & inhumaine, au grand deshonneur de ceux qui en furent notez, & au très-grand péril des ames de ceux qui par tels moyens vouloient deshonnorer gens de bien ». Monstrelet, 3e vol. des chroniques, fol. 84. édit. de Paris 1572. in-fol.

On renouvella ces procédures dans la même ville & avec les mêmes iniquités, au bout d’environ 30 ans ; mais le parlement de Paris rendit justice aux parties, par l’absolution des accusés, & par la condamnation des juges.

Malgré des exemples si frappans, on étoit encore fort crédule en France sur l’article des sorciers dans le siecle suivant.

En 1571, un sorcier nommé Trois-Echelles, fut exécuté en greve, pour avoir eu commerce avec les mauvais démons, & accusa douze cens personnes du même crime, dit Mézerai, qui trouve ce nombre de douze cens bien fort ; car, ajoute-t-il, un auteur le rapporte ainsi, « je ne sai s’il le faut croire, car ceux qui se sont une fois rempli l’imagination de ces creuses & noires fantaisies, croyent que tout est plein de diables & de sorciers. » L’auteur que Mézerai ne nomme point, mais qu’il désigne pour un démonographe, c’est Bodin. Or Bodin dans sa démonomanie, liv. IV. chap. j. dit que « Trois-Echelles se voyant convaincu de plusieurs actes impossibles à la puissance humaine, & ne pouvant donner raison apparente de ce qu’il faisoit, confessa que tout cela se faisoit à l’aide de satan, & supplia le roi (Charles IX.) lui pardonner, & qu’il en défereroit une infinité. Le roi lui donna grace, à charge de revéler ses compagnons & ses complices, ce qu’il fit, & en nomma un grand nombre par nom & surnom qu’il connoissoit, & pour vérifier son dire, quant à ceux qu’il avoit vus aux sabbats, il disoit qu’ils étoient marqués comme de la patte ou piste d’un lievre qui étoit insensible, ensorte que les sorciers ne sentent point les pointures quand on les perce jusqu’aux os, au lieu de la marque. Il ajoute encore, que Trois Echelles dit au roi Charles IX. qu’il y avoit plus de trois cens mille sorciers en France », nombre beaucoup plus prodigieux que celui qui étonnoit Mézerai. Il y a apparence que Trois-Echelles étoit réellement sorcier, & que la plûpart de ceux qu’il accusa, ou ne l’étoient que par imagination, ou ne l’étoient point du tout. Quoi qu’il en soit, Trois-Echelles profita mal de la grace que lui avoit accordée le roi, & retomba dans ses premiers crimes, puisqu’il fut supplicié. Quant aux autres, continue Bodin, « la poursuite & délation fut supprimée, soit par faveur ou concussion, ou pour couvrir la honte de quelques-uns qui étoient, peut-être, de la partie, & qu’on n’eût jamais pensé, soit pour le nombre qui se trouva, & le délateur échappa » ; mais ce ne fut pas, comme on voit, pour long-tems. Bodin, dit M. Bayle, de qui nous empruntons ceci, veut faire passer pour un grand désordre cette conduite, qui au fonds étoit fort louable, car la suppression des procédures fondées sur la délation d’un pareil scélérat, fait voir qu’il y avoit encore de bons restes de justice dans le royaume. Elles eussent ramené les maux qui furent commis dans Arras au quinzieme siecle. Bayle, réponse aux questions d’un provinc. chap. LV. 603 de l’édit. de 1737. in-fol.

Sous le successeur de Charles IX, on n’étoit pas moins en garde contre l’excessive crédulité sur ce point, comme il paroît par ce récit de Pigray, chirurgien d’Henri III. & témoin oculaire du fait qu’il rapporte. La cour de parlement de Paris s’étant, « dit-il, réfugiée à Tours en 1589, nomma MM. le Roi, Falaiseau, Renard, médecins du roi, & moi, pour voir & visiter quatorze, tant hommes que femmes, qui étoient appellantes de la mort, pour être accusées de sorcellerie : la visitation fut faite par nous en la présence de deux conseillers de ladite cour. Nous vîmes les rapports qui avoit été faits, sur lesquels avoit été fondé leur jugement par le premier juge : je ne sai pas la capacité ni la fidélité de ceux qui avoient rapporté, mais nous ne trouvâmes rien de ce qu’ils disoient, entre autres choses qu’il y avoit certaines places sur eux du tout insensibles : nous les visitames fort diligemment, sans rien oublier de tout ce qui y est requis, les faisant dépouiller tous nuds : ils furent piqués en plusieurs endroits, mais ils avoient le sentiment fort aigu. Nous les interrogeâmes sur plusieurs points, comme on fait les mélancoliques ; nous n’y reconnumes que de pauvres gens stupides, les uns qui ne se soucioient de mourir, les autres qui le desiroient : notre avis fut de leur bailler plutôt de l’ellebore pour les purger, qu’autre remede pour les punir. La cour les renvoya suivant notre rapport ». Pigray, chirur. liv. VII. chap. x. p. 445.

Cependant ces accusations fréquentes de sorcellerie, jointes à la créance qu’on donnoit à l’astrologie judiciaire & autres semblables superstitions sous le regne des derniers Valois, avoient tellement enraciné le préjugé, qu’il existe un grand nombre de vrais sorciers, que dans le siecle suivant on trouve encore des traces assez fortes de cette opinion. En 1609, Filesac docteur de sorbonne, se plaignoit que l’impunité des sorciers en multiplioit le nombre à l’infini. Il ne les compte plus par cent mille, ni par trois cens mille, mais par millions : voici ses paroles. « Lepidè Plautus in truculento, act. I. sc. j ».

Nam nunc lenonum & scortorum plus est ferè
Quam olim muscarum & cum caletur maximè.

Etiam magos, maleficos, sagas, hoc tempore in orbe christiano, longe numero superante omnes fornices & prostibula, & officiosos istos qui homines inter se convenas facere solent, nemo negabit, nisi elleborosus existat, & nos quidem tantam colluviem miramur & pernorrescimus. De idololat. magic. fol. 71.

La maréchale d’Ancre fut accusée de sortilege, & l’on produisit en preuve contre elle, de s’être servie d’images de cire qu’elle conservoit dans des cercueils, d’avoir fait venir des sorciers prétendus religieux, dits ambrosiens, de Nanci en Lorraine, pour l’aider dans l’oblation d’un coq qu’elle faisoit pendant la nuit dans l’église des Augustins & dans celle de S. Sulpice, & enfin d’avoir eu chez elle trois livres de caracteres, avec un autre petit caractere & une boëte, où étoient cinq rondeaux de velours, desquels caracteres, elle & son mari usoient pour dominer sur les volontés des grands. « On se souviendra avec étonnement, dit M. de Voltaire, dans son essai sur le siecle de Louis XIV. jusqu’à la derniere postérité, que la maréchale d’Ancre fut brûlée en place de greve comme sorciere, & que le conseiller Courtin, interrogeant cette femme infortunée, lui demanda de quel sortilege elle s’étoit servie pour gouverner l’esprit de Marie de Médicis : la maréchale lui répondit : je me suis servie du pouvoir qu’ont les ames fortes sur les esprits foibles, & qu’enfin cette réponse ne servit qu’à précipiter l’arrêt de sa mort ».

Il en fut de même dans l’affaire de ce fameux curé de Loudun, Urbain Grandier, condamné au feu comme magicien, par une commission du conseil. Ce prêtre étoit sans doute repréhensible & pour ses mœurs & pour ses écrits ; mais l’histoire de son procès, & celle des diables de Loudun, ne prouvent en lui aucun des traits, pour lesquels on le déclara dûement atteint & convaincu du crime de magie, maléfice & possession, & pour réparation desquels on le condamna à être brûlé vif avec les pactes & caracteres magiques qu’on l’accusoit d’avoir employé.

En 1680, la Vigoureuse & la Voisin, deux femmes intriguantes qui se donnoient pour devineresses, & qui réellement étoient empoisonneuses, furent convaincues de crimes énormes & brûlées vives. Un grand nombre de personnes de la premiere distinction furent impliquées dans leur affaire ; elles nommerent comme complices ou participantes de leurs opérations magiques la duchesse de Bouillon, la comtesse de Soissons & le duc de Luxembourg, sans doute, afin de tacher d’obtenir grace à la faveur de protections si puissantes. La premiere brava ses juges dans son interrogatoire, & ne fut pas mise en prison, mais on l’obligea de s’absenter pendant quelque tems. La comtesse de Soissons décretée de prise de corps, passa en Flandres. Pour le duc de Luxembourg, accusé de commerce avec les magiciennes & les démons, il fut envoyé à la bastille, mais élargi bientôt après, & renvoyé absous. Le vulgaire attribuoit à la magie son habileté, dans l’art de la guerre.

Si les personnes dont nous venons de parler eussent pratiqué l’art des sorciers, elles auroient fait une exception, à ce que dit le jurisconsulte Ayrault, qu’il n’y a plus maintenant que des stupides, des paysans & des rustres qui soient sorciers. On a raison en effet de s’étonner, que des hommes qu’on suppose avoir commerce avec les démons & leur commander, ne soient pas mieux partagés du côte des lumieres de l’esprit, & des biens de la fortune, & que le pouvoir qu’ils ont de nuire, ne s’étend jamais jusqu’à leurs accusateurs & à leurs juges. Car on ne donne aucune raison satisfaisante de la cessation de ce pouvoir, dès qu’ils sont entre les mains de la justice. Delrio rapporte pourtant quelques exemples de sorcieres qui ont fait du mal aux juges qui les condamnoient, & aux bourreaux qui les exécutoient ; mais ces faits sont de la nature de beaucoup d’autres qu’il adopte, & son seul témoignage n’est pas une autorité suffisante pour en persuader la certitude ou la vérité à ses lecteurs.

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