Lefèvre et Aumont. Folie. Extrait de « L’Encyclopédie », (Paris), tome 7, 1757, pp. 42-44.

Lefèvre et Aumont. Folie. Extrait de « L’Encyclopédie », (Paris), tome 7, 1757, pp. 42-44.

André Lefèvre [ou Lefèbvre] (1718-1768). Précepteur d’enfants de grandes familles, en particulier des enfants de la famille de La Rochefoucauld.

Arnolph d’Aumont (1721-1800). Médecin et professeur, auteur de plus de 200 articles parus dans l’Encyclopédie.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
– Les autres images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

La Folie et l’Amour. – Gustave Doré.

FOLIE, s. f. (Morale.) S’écarter de la raison, sans le savoir, parce qu’on est privé d’idées, c’est être imbécille ; s’écarter de la raison le sachant, mais à regret, parce qu’on est esclave d’une passion violente, c’est être foible : mais s’en écarter avec confiance, & dans la ferme persuasion qu’on la suit, voilà, ce me semble, ce qu’on appelle être fou. Tels sont du moins ces malheureux qu’on enferme, & qui peut-être ne différent du reste des hommes, que parce que leurs folies sont d’une espèce moins commune, & qu’elles n’entrent pas dans l’ordre de la société.

Mais puisque la folie n’est qu’une privation, pour en acquérir des idées plus distinctes, tâchons de connoître son contraire. Qu’est-ce que la raison ? Ce qu’on appelle ainsi, au-moins dans un sens contraire à la folie, n’est autre chose en général que la connoissance du vrai ; non de ce vrai que l’auteur de la nature a réservé pour lui seul, qu’il a mis loin de la portée de notre esprit, ou dont la connoissance exige des combinaisons multipliées ; mais de ce vrai sensible, de ce vrai qui est à la portée de tous les hommes, & qu’ils ont la faculté de connoître, parce qu’il leur est nécessaire, soit pour la conservation de leur être, soit pour leur bonheur particulier, soit pour le bien général de la société.

Le vrai est physique ou moral : le vrai physique consiste dans le juste rapport de nos sensations avec les objets physiques, ce qui arrive quand ces objets nous affectent de la même manière que le reste des hommes : par exemple, c’est une folie que d’entendre les concerts des anges comme certains enthousiastes, ou de voir, comme dom Quichotte, des géans au lieu de moulins à vent, & l’armée d’Alifanfaron, au lieu d’un troupeau de moutons.

Le vrai moral consiste dans la justesse des rapports que nous voyons, soit entre les objets moraux, soit entre ces objets & nous. Il résulte de-là que toute erreur qui nous entraîne est folie. Ce sont donc de véritables folies que tous les travers de notre esprit, toutes les illusions de l’amour propre, & toutes nos passions, quand elles sont portées jusqu’à l’aveuglement ; car l’aveuglement est le caractère distinctif de la folie. Qu’un homme commette une action criminelle, avec connoissance de cause, c’est un scélérat ; qu’il la commette, persuadé qu’elle est juste, c’est un fou. Ce qu’on appelle dans la société dire ou faire des folies, ce n’est pas être fou, car on les donne pour ce qu’elles sont. C’est peut-être sagesse, si l’on veut faire attention à la foiblesse de notre nature. Quelque haut que nous fassions sonner les avantages de notre raison, il est aisé de voir qu’elle est pour nous un fardeau pénible, & que, pour en soulager notre âme, nous avons besoin de tems-en-tems au moins de l’apparence de la folie.

La folie paroît venir quelquefois de l’altération de l’âme qui se communique aux organes du corps, quelquefois du dérangement les organes du corps qui influe sur les opérations de l’âme ; c’est ce qu’il est fort difficile de démêler. Quelle qu’en soit la cause, les effets sont les mêmes.

Suivant la définition que j’ai donnée de la folie physique & morale, il y a mille gens dans le monde, dont les folies sont vraiment physiques, & beaucoup dans les maisons de force qui n’ont que des folies morales. N’est-ce pas, par exemple, une folie physique que celle du malade imaginaire ?

Tout excès est folie, même dans les choses louables. L’amitié, le désintéressement, l’amour de la gloire, sont des sentimens louables, mais la raison doit y mettre des bornes ; c’est une folie que d’y sacrifier sans nécessité sa réputation, sa fortune, & son bonheur.

Quelquefois néanmoins cet excès est vertu, quand il part d’un principe de devoir généralement reconnu. C’est qu’alors l’excès n’est pas réel ; car si le principe est tel qu’il ne soit pas permis de s’en écarter, il ne peut plus y avoir d’excès. En retournant à Carthage, Régulus fut un homme vertueux, il ne fut pas un fou.

Quelquefois aussi on regarde comme vertu un excès réel, quand il tient à un motif louable : c’est qu’alors on ne fait attention qu’au motif, & au petit nombre de gens capables de si beaux excès.

Souvent l’excès est relatif soit à l’âge, soit à l’état, soit à la fortune. Ce qui est folie dans un vieillard ne l’est pas dans un jeune homme ; ce qui est folie dans un état médiocre & avec une fortune bornée, ne l’est pas dans un rang élevé ou avec une grande fortune.

Il y a des choses où la raison ne se trouve que dans un juste milieu, les deux extrêmes sont également folie ; il y a de la folie à tout condamner comme à tout approuver, c’est un fou que le dissipateur qui donne tout à ses fantaisies, comme l’avare qui refuse tout à ses besoins ; & le sybarite plongé dans les voluptés n’est pas plus sensé que l’hypocondriaque, dont l’âme est fermée à tout sentiment de plaisir ; il n’y a de vrais biens sur la terre que la santé, la liberté, la modération des désirs, la bonne conscience. C’est donc une folie du premier ordre que de sacrifier volontairement de si grands biens.

Parmi nos folies il y en a de tristes, comme la mélancolie ; d’impétueuses, comme la colère & l’humeur ; de douloureuses, comme la vengeance qui a toujours devant les yeux un outrage imaginaire ou réel, & l’envie, pour qui tous les succès d’autrui sont un tourment.

Il y a des fous gais ; tels sont en général les jeunes gens : tout les intéresse, parce que tout leur est inconnu ; tous leurs sentimens sont excessifs, parce que leur âme est toute neuve ; un rien les met au désespoir, mais un rien les transporte de joie ; ils manquent souvent de l’aisance & de la liberté, mais ils possèdent un bien préférable à ceux-là : ils sont gais. Folie aimable, & qu’on peut appeller heureuse, puisque les plaisirs l’emportent sur les peines ; folie qui passe trop vite, qu’on regrette dans un âge plus avancé, & dont rien ne dédommage.

Il est des folies satisfaisantes, sans être gaies ; telle est celle de beaucoup de gens à talens, sur-tout à petits talens. Ils attachent d’autant plus d’importance à leur art, que dans la réalité il en a moins. Mais cette folie flatte leur amour-propre ; elle a encore pour eux un autre avantage ; ils auroient peut-être été médiocres dans leur état, elle les y rend supérieurs, elle a même quelquefois reculé les limites de l’art.

Il est enfin des folies auxquelles on seroit tenté de porter envie. De cette espèce est celle d’un petit bourgeois, qui, par son travail & par son économie, s’étant acquis une aisance au-dessus de son état, en a conçu pour lui-même la plus sincère vénération. Ce sentiment éclate en lui dans son air, dans ses manières, dans ses discours. Au milieu de ses amis il aime à faire le dénombrement de ce qu’il possède. Il leur raconte cent fois, mais avec une satisfaction toujours nouvelle, les détails les moins intéressans de sa vie & de sa fortune. Dans l’intérieur de sa maison il ne parle que par sentences ; il se regarde comme un oracle, & est regardé comme tel par sa femme, par ses enfans, & par les gens qui le servent. Cet homme-là assurément est fou, car ni sa petite fortune, ni le petit mérite qui la lui a procurée, ne sont dignes de l’admiration & du respect qu’ils lui inspirent ; mais cette folie ne fait tort à personne, elle amuse le philosophe qui en est spectateur ; & pour celui qui la possède, elle est un vrai thrésor, puisqu’elle fait son bonheur.

Que si quelques-uns de ces fous paroissoient pour la première fois chez une nation qui n’eût jamais connu que la raison, il est vraissemblable qu’on les feroit enfermer. Mais parmi nous l’habitude de les voir les fait supporter ; quelques-unes de leurs folies nous sont nécessaires, d’autres nous sont utiles, presque toutes entrent dans l’ordre de la société, puisque cet ordre n’est autre chose que la combinaison des folies humaines. Que s’il en est quelques-unes qui y paroissent inutiles ou même contraires, elles sont le partage d’un si grand nombre d’individus, qu’il n’est pas possible de les en exclure. Mais elles ne changent pas de nature pour cela : chacun reconnoît pour folie celle qui n’est pas la sienne, & souvent la sienne propre, quand il la voit dans un autre.

Folie, (Medecine.) est une espèce de lésion dans les fonctions animales ; cette maladie de l’esprit est si connue de tout le monde, qu’il n’est aucun des plus fameux nosographes qui ait cru devoir en donner une idée précise, une définition bien distincte ; il n’en est traité expressément nulle part. Voyez les œuvres de Sennert, de Rivière, d’Etmuller, d’Hoffman, de Boerhaave, &c.

Comme la folie consiste dans une sorte d’égarement de la raison, dans une dépravation de la faculté pensante (dont l’abolition est ce qu’on appelle démence ;b dépravation qui a lieu avec différentes modifications dans le délire, dans la mélancolie, dans la manie : on a confondu la folie avec l’une ou l’autre de ces maladies, mais plus communément avec la dernière de ces trois ; parce que la folie est comme le prélude de la manie, & a essentiellement plus de rapport avec elle, qu’avec aucune autre : de manière cependant que la folie peut avoir lieu & subsister pendant long-tems, pendant toute la vie même, sans être jamais suivie de la manie proprement dite.

L’erreur de l’entendement qui juge mal durant la veille de choses sur lesquelles tout le monde pense de la même manière, est le genre de ces trois maladies. On donne ordinairement à ce genre le nom de délire ; quoiqu’on appelle aussi de ce nom une de ses espèces, dans laquelle l’erreur dont il vient d’être fait mention, est de peu de durée, & forme un symptôme de fièvre, de maladie aiguë, qui, lorsqu’il porte à la fureur, est appellé phrénésie.

La folie est aussi distinguée de la mélancolie, en ce que le délire dans celle-ci rend les malades inquiets, ne roule que sur un seul objet, ou sur un petit nombre d’objets le plus souvent tristes, & n’est pas universel ; au lieu qu’il a cette dernière qualité, & qu’il est sans inquiétude & sans tristesse dans la folie & dans la manie ; que dans celle-là par conséquent le malade est tranquille & s’occupe de toute sorte d’objets indifféremment avec la même extravagance, & que dans la manie le délire est accompagné d’audace, de fureur, toujours sans fièvre essentielle, ce qui distingue la manie de la phrénésie : & si la fureur dans celle-là est portée à l’extrême, on lui donne le nom de rage.

Ainsi la folie est à la manie par la modération de ses effets, ce que la rage est à la manie par l’intensité de la violence des symptômes qui la caractérisent. On est donc fondé à renvoyer à l’article Manie, tout ce qu’il y a à dire de ces trois sortes de délire sans fièvre, entre lesquels on ne doit distinguer la folie, que parce qu’elle est sans violence, sans fureur, qui se trouvent toujours plus ou moins dans les deux autres espèces ; on peut voir aussi-bien des choses qui ont rapport à toutes les trois dans l’article Mélancolie.

 

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