Essai sur les songes. Par Samuel Formey. 1746.

FORMEYSONGE0002Samuel Formey. Essai sur les songes.  Article parut dans les « Mémoire de l’Académie de Berlin », (Berlin), tome 2, 1746, pp. 317-334.

Johann Heinrich Samuel Formey (1711-1797), pasteur allemand, fut le premier à définir l’existence des songes naturels à travers sa réduction physiologique dans son Essai sur les songes. Ce travail, écrit directement en français, fut repris en grande partie pour composer l’article « songe » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alambert. C’est que la question est importante – et le succès de son interprétation physiologique le prouve – dans la mesure où le corps n’est pas le seul à intervenir dans la production du songe. Il fut précurseur, avec l’abbé Jérrôme Richard vingt ans plus tard (La théorie des songes (1766) à renouveler la théorie des phénomènes du sommeil et des songes.

Pour cet auteur, comme pour plusieurs autres, sa nature est indissociable de la nature même de l’être humain, composée de deux éléments distincts : le corps et l’âme. Alors que le corps serait matériel, l’âme serait spirituelle (capable de contrôler tous les mécanismes comme les sens et l’imagination). L’âme est le moteur principal à l’origine des pensées, de l’imagination, de l’action (et donc à l’origine aussi des songes) et elle doit rester active, même pendant le sommeil. Ces spécialistes de l’onirisme s’impliquent ainsi dans le débat autour de la nature de l’âme et de son action, dont dépend leur démonstration sur le rêve. Depuis de nombreuses années, des savants s’opposent sur la question de savoir si l’âme pense continuellement ou non. Au contraire de Formey ou de Richard, certains pensent, comme John Locke, qu’il n’est pas assuré que l’âme soit toujours en activité, notamment pendant le sommeil ? (Dauvois).

Autre publication :
— SONGE. Extrait de « l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers… par Diderot et D’Alembert », (Paris), Tome quinzième, 1765, p. 354-357. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons remplacé quelques anciens caractères typographiques par ceux usité aujourd’hui [« ft » par « st« ] pour en rendre la lecture plus aisée; nous avons aussi corrigée plus sieurs fautes d’impression. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 317]

ESSAI SUR LES SONGES

Par Mr. FORMEY

Je me propose d’examiner l’état de l’Ame, pendant cette partie de la vie qu’un besoin indispensable nous force de consacrer au repos. L’entreprise est épineuse, il faut suivre l’Ame dans des circonstances, où elle semble vouloir nous dérober sa marche, il faut rendre raison d’un état bizarre en apparence, où l’Ame a des idées sans en avoir la connaissance réfléchie, éprouve des sensations, sans que les objets externes paraissent faire aucune impression sur elle, imagine des objets, se transporte dans des lieux, s’entretient avec des personnes qu’elle n’a jamais vu, & n’exerce aucun empire sur tous ces fantômes qui paraissent ou disparaissent, l’affectent d’une manière agréable ou incommode, sans qu’elle y influe en quoique ce soit.

Tel est l’état des songes, & pour ne mêler aucun songe Philosophique, aucune hypothèse vague & précaire, à mes réflexions , je suivrai uniquement la route de l’Experience, & je tâcherai de tirer de l’exposition même des Phénomènes qui accompagnent les songes, l’explication de ces Phénomènes. [p. 318]

Je pose d’abord en fait la distinction de l’Ame & du Corps, & je ne crois pas devoir m’écarter de mon sujet pour m’arrêter à la prouver. Cette distinction est telle que l’Ame a sa suite d’idées & d’opérations qu’elle produit par sa force propre, tandis que le Corps a de son côté une suite de déterminations & d’actions, qui s’exécutent suivant les Loix du mouvement d’une manière convenable à la structure de son organisation. Il ne m’importe que cela se fasse par l’Influence physique, par les Causes occasionnelles, ou par l’Harmonie préétablie. Laquelle de ces trois Hypothèses que j’embrasse, je n’en serai pas plus éclairé sur la nature même des faits. Tout ce qu’il y a donc d’incontestable, parce qu’il est fondé sur l’Experience, c’est que l’Ame, quoique substance distincte du Corps, a avec lui un commerce réel ou apparent, en vertu duquel certaines impressions admises, certains mouvemens excités dans le Corps, semblent passer à l’Ame & y produisent constamment des idées qui y répondent, tandis que réciproquement certaines idées, certains états de I’Ame, font naître dans le Corps des mouvemens d’une espèce déterminée. C’est de là que je pars pour expliquer l’état des songes ; & l’Expérience est l’unique fil d’Ariane qui puisse me guider dans ce Labyrinthe. Mais avant toutes choses, il faut que de cette source générale de l’Expérience je tire un certain nombre de principes distincts, & nécessaires à l’explication du sujet que je traite.

Nicolas Dipre 'connu à Avignon de 1495 à 1532). Songe de Jacob.

Nicolas Dipre ‘connu à Avignon de 1495 à 1532). Songe de Jacob.

De toutes les parties qui composent notre Machine, il n’y a que les nerfs qui soient le siège du sentiment. Tant qu’ils conservent leur tension, & que cet extrait précieux, cette liqueur subtile, qui se forme dans le Laboratoire du Cerveau, coule sans interruption depuis l’origine des nerfs jusqu’à leurs extrémités, il ne sauroit se faire aucune impression d’une certaine force sur notre Corps, dont toute la surface est tapillée de nerfs, que cette impression ne passe avec une rapidité inconcevable de l’extrémité extérieure à I’extrémité intérieure [p. 319] & ne produise aussi-tôt l’idée d’une sensation. J’ai dit qu’il falait une impression d’une certaine force ; car il y a en effet une infinité de matières subtiles & déliées, répandues autour de nous, qui ne nous affectent point, parce que pénétrant librement les porcs de nos parties nerveuses, elles ne les ébranlent point. L’air lui-même n’est perceptible, que quand il est agité par le vent. Tel étant l’état de notre Corps, il n’est pas difficile de comprendre comment pendant la veille nous avons l’idée des corps lumineux, sonores, sapides, odoriférans & tactiles. Les émanations de ces Corps, ou leurs parties mêmes, heurtant nos nerfs, les ébranlent à la surface de notre Corps, & comme lors qu’on pince une corde tendue, dans quelque endroit que ce soit, toute la corde trèmousse, de même le nerf est ébranlé d’un bout à l’autre, & l’ébranlement de l’extrémité intérieure est fidèlement suivi, & comme accompagné, tant cela se fait promptement, de la sensation qui y répond.

Mais lorsque fermant aux objets sensibles toutes les avenues de notre Ame, nous nous plongeons entre les bras du sommeil, d’où naissent ces nouvelles décorations qui s’offrent à nous, & quelquefois avec une vivacité, qui met nos passions dans un état peu différent de celui de la veille ? Comment puis-je voir, entendre, & en général sentir, sans faire usage des organes du sentiment ?

Démêlons ici soigneusement diverses choses qu’on a coutume de confondre : Comment les organes du sentiment sont-ils la cause des sensations ? Est-ce en qualité de principe immédiat ? Est-ce par l’oeil, par l’oreille, que l’Ame voit & entend immédiatement ? Point du tout. L’œil, l’oreille sont affectés, mais l’Ame n’en est avertie que quand I’impression parvient à I’extrémité intérieure du nerf optique, ou du nerf auditif, & si quelque obstacle arrête cette impression en chemin, de manière qu’il ne se fasse aucun ébranlement dans le cerveau, l’impression est perdue pour l’Ame. Ainsi, & c’est ce qu’il faut bien [p. 320] remarquer, comme un des principes, fondamentaux de notre explica­tion des Songes, il suffit que l’extrémité intérieure des nerfs soit ébranléee pour que l’Ame ait des représentations.

On conçoit de plus aisément, que cette extrémité, intérieure est la plus facile à ébranler, parce que les ramifications dans lesquelles se termine sont d’une extrême renuité, & qu’elles sont placées à la source même de ce fluide spiritueux, qui les arrose, les pénètre, y court, y serpente, & doit avoir une toute autre activité , que lorsqu’il a fait long chemin qui le conduit à la surface du Corps. C’est de là que naissent tous les Actes d’Imagination pendant la veille, & personne n’ignore que dans les personnes d’un certain tempérament, dans celles qui sont livrées à de fortes méditations ou qui tout agitées par de violentes passions, ces actes d’Imagination sont équivalens aux sensations, & empêchent même leur effet, quoiqu’elles nous affectent d’une manière assez vive. Ce sont là les ronges des hommes éveillés, qui ont une parfaire analogie avec ceux des hommes endormis, étant les uns & les autres dépendans de cette suite d’ébranlemens intérieurs, qui se passe à l’extrémité des nerfs qui aboutit dans le Cerveau. Toute la différence qu’il y a, c’est que pendant la veille nous pouvons arrêter cette fuite, en rompre l’enchaînure, en changer la direction, & lui faire succéder l’état des sensations, au lieu que les songes sont indépendans de notre Volonté, & que nous ne pouvons ni continuer les illusions agréables ni mettre en fuite les phantomes hideux. L’Imagination de la veille est une République policée, où la voix du Magidtrat remet tout en ordre ; l’Imagination des songes est la même République dans l’état d’Anarchie. Et encore les passions font-elles de fréquens attentats contre l’autorité du Législateur, pendant le tems même où ses droits sont en vigueur.

Il y a une loi de l’Imagination que l’Expérience démontre d’une manière incontestable & c’est le dernier principe préalable à [p. 321] l’explication des songes. Cette Loi, c’est que l’Imagination lie les objets de la même manière que les sens nous les présentent, & qu’ayant ensuite à les rappeler, elle le fait conformément à cette liaison. Cela est si commun qui seroit superflu de s’y étendre. Nous voyons aujourd’hui pour la première fois un Etranger au Spectacle, dans une telle place, à côté de telles personnes ; si ce soir notre Imagination rappelle l’idée de cet Etranger, soit d’elle même, ou parce que nous la lui demandons ; comptez qu’elle fera en même tems les fraix de représenter le lieu du Spectacle, la place que l’Etranger occupoit, les personnes que nous avons remarquées autour de lui. Et s’il nous arrive de le revoir ailleurs au bout d’un an, de dix ans, ou d’avantage suivant la force de notre mémoire, en le revoyant, toute cette escorte, si j’ose ainsi dire, se joindra à son idée. C’est encore en conséquence de cette Loi de l’Imagination qu’on apprend les Langues & en général tout ce qu’on fait par mémoire. Je veux savoir le nom du Ciel en Hébreu, on me dit que c’est Schamajim, je répète deux ou trois fois, le Ciel, Schamajim, voilà qui est faut, ces deux mots se tiendront désormais compagnie, & l’Imagination dles reproduira ensemble au besoin. Telle était donc la manière dont les Idées se lient dans notre Cerveau, il n’est pas surprenant qu’il s’y forme tant de combinaisons bizarres ; mais il est essentiel d’y faire attention, car cela nous explique la bizarrerie, l’extravagance apparente des songes. Et ce ne sont pas seulement deux objets qui se lient ainsi, c’en sont dix, c’en sont mille, c’est l’immense assemblage de toutes nos idées, dont il n’y en a aucune qui n’ait été reçue avec quelque autre, celle-ci avec une troisième, & ainsi de suite, de sorte qu’en partant d’une idée quelconque , vous pouvez arriver successivement à toutes les autres par des routes, qui ne sont point tracées au hasard, comme elles le paroissent, mais qui sont déterminées par la manière & les circonstances de l’entrée de cette idée dans notre Ame. Notre Cerveau sera, si [p. 322] vous voulez un Bois coupé de mille Allées ; vous vous trouvés dans une telle Allée, c’est-à-dire, vous êtes occupé d’une telle sensation, d’un tel acte d’Imagination ; si vous vous y livrez, comme on le fait, ou volontairement pendant la veille, ou necéssairernent dans les songes, de cette Allée vous entrerez dans une seconde, dans une troisième, suivant qu’elles sont percées & votre route, quelque irrégulière qu’elle paroisse, dépend de la place d’où vous êtes parti, & de l’arrangement du bois, de sorte que de toute autre place, ou dans un bois différemment percé, vous auriez fait un autre chemin, c’est-à-dire, vous auriez eu un autre songe. Voilà mes principes ; je vais les employer le mieux qu’il me sera possible à la solution du Problème des Songes.

Le Songe d'une nuit d'été.

Le Songe d’une nuit d’été.

Les songes nous occupent pendant le sommeil , & lorsqu’il s’en présente quelcun à nous, nous sortons de l’espèce de léthargie complette où nous avoir jetté un profond sommeil, pour appercevoir une suite d’idées plus ou moins claire, selon que le songe est plus ou moins vif. Suivant le langage ordinaire, nous ne songeons que lorsque ces idées parviennent à notre connoissance, & font impression sur notre mémoire, de manière qu’à notre réveil nous pouvons dire que nous avons eu tel ou tel songe, ou du moins que nous avons songé en général. Mais à proprement parler nous songeons toujours, c’est à dire, que dès que le sommeil s’est emparé de la machine, l’Ame a sans interruption une suite de représentations & de perceptions, mais elles sont quelquefois si confuses & si foibles, qu’il n’en reste pas la moindre trace ; & c’est ce qu’on appelle le profond sommeil, qu’on auroit tort de regarder comme une privation totale de toute perception, une inaction complette de l’Ame. Depuis le moment que l’Ame a été créée, &, jointe à un corps, ou même à un corpuscule organisé, elle n’a cessé de faire les fondions essentielles à une Ame ; c’est à dire, d’avoir une suite non interrompue d’idées [p. 323] qui lui représentent l’Univers, mais d’une façon convenable à l’état de ses organes. Aibsi tout le tems, tous les siècles de notre existence, qui ont précédé notre développement ici bas, peuvent être regardés comme un songe continuel, mais qui ne nous a laissé aucun souvenir de notre préexistence, à cause de l’extrême foiblesse des perceptions dont un germe, un fœtus, sont susceptibles. S’il y a donc des vuides apparens, & si j’ose ainsi dire, des espèces de lacunes, dans la suite de nos idées, il n’y a pourtant aucune interruption réelle ; & l’on peut comparer cette suite à une ancienne Inscription, dont certains nombres de mots sont visibles & lisibles, tandis que les autres sont effacés & indéchiffrables.

Cela étant songer, ne sera autre chose que s’appercevoir de ses songes, & il est uniquement question d’indiquer les causes qui fortifient les empreintes des idées, & les rendent d’une clarté, qui met l’Arne en état de juger de leur existence, de leur liaison, & d’en conserver même le souvenir. Or ce sont des causes purement physiques & machinales, c’est l’état du corps qui décide seul de la perception des songes. Les circonstances ordinaires qui les accompagnent concourent toutes à nous en convaincre. Quelles sont les personnes qui dorment d’un profond sommeil, & qui n’ont point ou presque point de songes ? Ce sont les personnes d’une constitution vigoureuses, qui jouissent actuellement d’une bonne santé, ou celles qu’un travail considérable a comme accablèes. Deux raisons opposèes provoquent le sommeil complet & destitué de songes dans ces deux cas ; l’abondance des esprits animaux, & leur disette. L’abondance d’esprits animaux fait une forte de tumulte dans le cerveau, qui empêche que l’ordre nécessaire pour lier les circonstances d’un songe ne se forme. La disette d’esprits animaux fait que ces extrémités intérieures des nerfs dont l’ébranlement, produit des actes d’Imagination, ne sont pas remuées, ou du moins qu’elles ne le sont pas assez, pour [p. 324] que nous en soyons avertis. Que faut-il donc pour être un songeur ? Un état mitoyen, une médiocrité de vigueur corporelle, & d’esprits animaux. La rnédiocrité de vigueur rend l’ébranlement des filets nerveux plus facile ; la médiocrité d’esprits animaux fait que leur cours est plus régulier, & qu’ils peuvent former une suite d’impressions plus observable. Ainsi les personnes qui ont le plus de songes sont ordinairement celles qui n’ont pas beaucoup d’embonpoint, ni même de santé, & lorsque quelque langueur, quelque maladie formelle se déclare, cette disposition augmente, le sommeil est un songe continuel, & cela va jusqu’à procurer pendant la veille ces symptômes fâcheux qu’on appelle rêveries. Le chagrin encore, en diminuant jusqu’à un certain point les forces du corps par la diète & les autres dérangermens qui ont coutume d’en être une suite, le chagrin excite les songes. En général, toutes les passions, soit en fatiguant le corps, soit en mettant les esprits animaux dans un mouvement que le sommeil ne sauroit assez rallentir, sont des principes de songes,

Une circonstance encore, qui prouve manifestement que cette médiocrité que j’ai supposée, est la disposition requise pour les songes, c’est l’heure à laquelle ils sont le plus fréquens. Cette heure, c’est le matin. Mais, direz-vous, c’est le tems où nous formes le plus frais, le plus vigoureux, & où la réparation des esprits animaux étant faite, ils sont le plus abondans. Distinguons. Les personnes d’une constitution extrêmement forte ne rêvant pour l’ordinaire point, à quelque heure que ce soit, on n’en peut tirer aucune difficulté. Ce font donc celles d’une constitution mitoyenne, qui fournissent les exemples dont il s’agit, & alors ils s’ajustent parfaitement à mon hypothèse. Quad ces personnes se mettent au lit, elles sont à peu près épuisées, & les premières heures de sommeil sont celles de la réparation laquelle ne va jamais, jusqu’à l’abondance. S’arrêtant [p. 325] donc à la médiocrité, dès que cette médiocrité existe, c’est-à-dire, vers le matin, les songes naissent & durent en augmentant toujours de clarté jusqu’au réveil. Au reste ici, & dans tout cet essai, je raisonne sur les choses, comme elles arrivent & je ne nie pas qu’on ne puisse avoir quelquefois un songe vif à l’entrée, ou au milieu de la nuit, sans en avoir le matin. Mais ces cas particuliers dépendent toujours de certains états particuliers, qui ne font aucune exception aux règlent générales que je pose.

Je conviens encore que d’autres causes peuvent concourir à l’origine des songes, & qu’outre cet état de médiocrité que nous supposons exister vers le matin, toute la machine du corps a encore en même tems d’autres principes d’action très-propre à aider les songes. J’en remarque deux principaux, un intérieur & un extérieur. Le premier, ou le principe intérieur, c’est que les nerfs & les muscles, après avoir été comme relâchés à l’entrée du sommeil, commencent à se tendre & à se gonfler par le retour des fluides spiritueux que le repos de la nuit à réparés. Toute la machine reprend des dispositions à l’ébranlement, mais les causes externes, n’étant pas encore assez fortes pou vaincre les barrières qui se trouvent aux porte des sens, il ne se fait que les mouvemens internes propres à exciter des actes d’imagination, c’est-à-dire de songes. L’autre principe, ou le principe extérieur, qui dispose à s’éveiller à demi, & par conséquent à songer, c’est l’irritation des chairs, qui au bout de quelques heures que l’on aura été couché sur le dos, sur le côté, ou dans toute autre attitude, commence à se faire sentit. Comme ceux qui restent au lit quelques semaines pour maladie, viennent à s’écorcher dans les endroits sur lesquels le corps pèse principalement, de même le repos d’une nuit donne des dispositions à cet état, qui quoique très éloignées, ne laissent pas de se faire sentir, et de combattre le sommeil, jusqu’à ce qu’elles l’ayent entièrement dissipé. Et c’est pendant ce [p. 326] combat principalement que les songes ont le champ libre. J’avoue donc l’existence des causes coëfficientes que je viens d’indiquer, mais je regarde toujours cette disposition mitoyenne entre l’abondance & la disette d’esprit, comme la cause principale. Encore un mot, pour mettre le comble à la démonstration. Une personne en foiblesse ne trouve, quand elle revient à elle, aucune trace de son état précédent : c’est le profond sommeil de disette. Un homme ivre mort ronfle plusieurs heures, & se réveille sans avoir eu aucun songe, & c’est le profond sommeil d’abondance. Donc on ne songe que dans l’état qui tient le milieu. Voyons à présent naître un songe, & assistons en quelque sorte au moment de sa naissance.

Je me couche. Je m’endors profondément. Toutes les sensations sont éteintes, tous leurs organes sont comme inaccessibles. Pendant ce premier sormmeil, en vain on illumineroit ma chambre de la plus vive clarté, en vain le bruit de l’Artillerie ou d’un tonnerre, violent se feroient enrendre, en vain même quelquefois on feroit les mouvemens nécessaires, pour me transporter d’un lieu à l’autre, mon sommeil est inébranlable. Ce n’est pas là le tems des songes. Il faut que quelques heures s’écoulent, afin que la Machine ait pris les principes d’ébranlement & d’action que nous avons indiqué ci-­dessus. Ce tems étant venu, songe-t-on ausssi-tôt, & ne faut-il point de cause plus immédiate pour la production d’un songe, que cette disposition générale du Corps ? Il semble d’abord qu’on ne puisse répondre ici sans témérité, & que ce fil de l’Expérience que nous avons promis de ne point lâcher, nous abandonne ; car, dira-t-on, puisque personne ne sauroit seulement remarquer quand & comment il s’endort, comment pourroit-on saisir ce qui préside à l’origine d’un songe qui commence pendant notre sommeil ?

Théodore-Gericault (1791-1824).

Théodore-Gericault (1791-1824).

J’avoue qu’il faut joindre dans cette occasion le recours du Raisonnement à celui de l’Expérience, mais le Raifonnecment que [p. 327] nous employerons n’est au fonds qu’une suite immédiate & nécessaire de l’Experience. Voici donc comment nous raisonnons. Un acte quelconque d’Imagination est toujours lié avec une sensation qui l’a précédé , & sans laquelle il n’existeroit pas. Car pourquoi un tel acte se seroit-il développé plutôt qu’un autre, s’il n’avoit pas été déterminé par une sensation analogue ? Je tombe dans une douce rêverie. C’est le point de vue d’une riante campagne, c’est le gazouillement des oiseaux, c’est le murmure des fontaines, qui ont produit cet état, qui ne l’auroit assurément pas été par des objets effrayans, ou par des cris tumultueux. On convient sans peine de ce que j’avance par rapport à la veille, mais on ne s’en apperçoit pas aussi distinctement à l’égard des songes, quoique la veille ne soit ni moins certaine, ni moins nécessaire. Car si les songes ne sont que des chaînes d’actes d’Imagination, & que ces chaînes doivent toutes être, si j’ose ainsi dire, accrochées à un point fixe, d’où elles dépendent, c’eft à dire, à une sensation, j’en conclus que tout songe commence par une sensation , & se continue par une suite d’actes d’Imagination. Cette sensation est aisée à concevoir après tout ce que nous avons déjà dit de l’état du corps. Toutes ces impressions sensibles qui étoient sans effet à l’entrée de la nuit, deviennent efficaces, sinon pour réveiller, au moins, pour ébranler, & le premier ébranlement qui a une certaine force déterminée est le principe d’un songe. Ce songe a toujours son analogie avec la nature de cet ébranlement. Est-ce, par exemple, un , par exemple, un rayon de lumière qui s’insinuant entre nos paupières a affecté l’œil ? Notre songe suivant sera relatif à des objets visibles, lumineux. Efl-ce un son qui a frappé les oreilles ? Si c’est un son doux, mélodieux, une sérénade placée sous nos fenêtres, nous rêverons en conformité, & les charmes de l’harmonie auront part à notre songe ? Est-ce au contraire un son perçant, ou lugubre ? Les voleurs, le carnage, et autres scènes tragiques s’offriront à nous. [p. 328] Ainsi la nature de la fensarion, Mére du Songe, en déterminera l’espèce, & quoique cette sensation soit d’une foiblesse qui ne permette point à l’Ame de l’appercevoir comme celles de la Veille, son efficace physique n’en est pas moins réelle, tel ébranlement extérieur répond si tel ébranlement intérieur, non à un autre, & cet ébranlement intérieur une fois donné détermine la suite de tous les autres.

Ce n’est pas au reste que tout cela ne soit fort modifié par l’état actuel de l’Ame, par qes idées familières, par ses passions. Les impressions les plus récentes qu’elle a reçues étant les plus aisées à renouvelIer, de là vient la conformité fréquente que les songes ont avec ce qui s’est passé dans le jour précédent. Mais toutes ces modifications n’empêchent pas que le songe ne parte toujours d’une sensation, & que l’espèce de cette sensation ne détermine celle du songe.

Je n’entends pas par sensation les seules impressions qui viennent des objets du dehors ; il se passe outre cela mille choses dans notre propre corps, qui sont aussi dans la classe des sensations, & qui par conséquent produisent le même effet. Je me suis couché avec la faim & la soif. Le sommeil a été le plus fort, il est vrai, mais les inquiétudes de la faim & de la soif luttent contre lui, & si elles ne le détruisent pas, elles produiront des songes, où il fera question d’alimens solides & liquides, & où nous croirons satisfaire à des besoins, qui renaîtront à notre réveil. Une simple particule d’air qui se promènera dans notre corps, & qui y occupera successivement diverses places, produira diverses sortes d’ébranlemens, qui serviront de principes & de modifications à nos songes. Combien de fois une fluxion, une colique, telle autre affection incommode ne naissent-elles pas pendant notre sommeil, jusqu’à ce que leur force se dissipe enfin. Leur naissance & leurs progrès sont presque toujours accompagnés d’états de [p. 329] l’Ame., ou de songes qui y répondent. Je craindrois de lasser le Lecteur par de pius grands détails ; je l’avois invité à voir naître un songe, je crois avoir dégagé ma parole ; il s’agit d’appliquer mes principes à la diversité des songes, soit dans une même personne, soit dans des personnes différentes.

Dans une même personne, je distingue deux fortes de songes, les songes simples, & les songes composés. Un songe simple, c’est celui qui se continue par la succession d’Images semblables, ou d’actes d’Imagination de la même espèce. J’entame une Conversation dès l’entrée de mon songe, qui n’est point inrerrornpu, & qui le compose tout entier, j’assiste à un repas, à un concert, à une exécution, la première sorte d’objets n’est point chassée par une autre ; voilà un songe simple. Pour cet effet il faut deux choses ; premièrement, que la sensation d’où le songe est né n’en ait point eu d’autres qui lui ait succédé, ou du moins que cette autre n’ait été que la reïtération de la première. Secondement, que les objets soient liés dans l’Imagination dans l’ordre où ils se présentent. Ainf au premier égard, un coup de vent a produit l’ébranlement par où mon songe a été occasionné, un second, un troisième coup de vent d’une force à peu près égale pourront laisser à mon songe sa simplicité, mais si une épingle de mon habillement ou quelque insecte me pique, cela sera une diversion, & il doit en résulter un autre genre de songe , qui se liant immédiatement & brusquement au premier, sera un songe composé, un de ces songes irréguliers, desquels on demande avec étonnement, comment il est possible que l’Ame puisse faire des assemblages aussi bizarres ? Ainsi pour m’en tenir à mes exemples précédens, je vent m’avoir mis sur la voye de rêver à des décharges d’Artillerie, à une file de carrosses qui roulent, où à telle autre chose analogue au bruit ; la piqure d’un insecte interrompra mon rêve par l’idée d’une personne qui me passe son épée au travers du corps, d’un Chirurgien qui me dit quelque [p. 330] incision &c. Mais j’ai indiqué une seconde cause de la simplicité des songes, qui a lieu aussi à l’égard de leur diversité, je veux parler de la manière dont les Idées sont liées dans notre Imagination. J’assiste en songe à un repas ; les services s’y suivent, & tout s’y passe à peu près avec la régularité d’un repas réel. Rien n’a interrompu la suite des idées, d’où dépend la simplicité du ronge. Mais si l’un des mets que mon Imagination a fait paroitre se trouve lié intérieurement avec l’idée d’une personne, chez qui j’en aurai mangé d’une manière propre à en conserver l’impression, mon songe va s’altérer, cette personne paroitra peut-être à l’improviste, & fera naître quelque incident, ou bien je me trouverai transporté tout à coup chez elle, ensuite avec elle ailleurs, et ainsi de suite, conformément à la manière dont toutes ces choses se sont originairement présentées à moi. Or l’on a vu dans nos Observations préliminaires combien cet arrangement est fortuit, & le peu de rapport qu’il y a souvent entre des choses que I’Imagination associe, par la seule raison que les sens les ont apperçues ensemble. Cela étant, il n’est pas surprenant qu’il y ait fort peu de songes simples, & que les scènes y varient avec cette promptitude & cette extravagance apparente, qui a pourtant, comme on le voit, ses raisons physiques & nécessaires.

Marc Chagall [né Moïche Zakharovitch Chagalov] (1887-1985).

Marc Chagall [né Moïche Zakharovitch Chagalov] (1887-1985).

La diversité des songes dans des personnes différentes est encore plus facile à comprendre. On ne peut même guères s’aviser d’en demander la raison que dans le cas où l’on suppose que la même sensation a produit un songe dans deux ou plusieurs personnes. Vous êtes deux dans un même lit, vous dormez l’un & l’autre, on bat l’allarme du feu, ce bruit ne suffit pas pour vous réveiller, mais il vous met en train de songer. Pourquoi n’avez-vous pas tous deux le même songe ? Je répons qu’il y en a plusieurs raisons très évidentes. Premièrement, une impression du dehors ne produit jamais la même sensation dans deux individus diffêrens. Il n’y a pas [p. 331] deux hommes qui voyent, qui entendent, qui exercent les autres sens précisément de la même façon, & au même degré. Ainfi quoique le bruit en question ait affecté nos deux dormeurs, & qu’il les ait même déterminé à songer, on ne peut le regarder comme un ébranlement parfaitement égal dans l’un & dans l’autre. En second lieu, plusieurs fortes différentes de phantomes, ou d’Idées d’Imagination, peuvent être mises en jeu par un son ou un bruit, & cela dépend des Idées qui nous sont le plus familières. La scène est dans notre cerveau, & c’est de l’état de ce cerveau qu’elle dépend. Quand donc un Officier & son valet couchés dans la même tente recevroient une impression égale d’un objet externe, & que leurs ébranlemens seroient à l’unisson, l’ouverture de la scène sera différente dans leurs songes, conformément à leurs idées. L’un se trouvera dans la mêlée, & l’autre au Cabaret. Enfin, quand on accorderoit qu’une impression égale produiroit précisément la même idée, par exemple ; que le chant des Crieurs de nuit feroit rêver à deux personnes en même tems qu’elles sont dans la même Eglife, & qu’elles entendent le chant du même Cantique, la suite de ces idées cessera d’abord d’être la même, parce que l’idée de cette Eglise, ou de ce Cantique tient dans le cerveau de l’un à telle & telle chose, tandis que dans le cerveau de l’autre elle tient à des choses toutes différentes. De l’Eglise l’un s’imaginera retourner chés soi vaquer à la méditation & à la prière, l’autre, (& il y en aura plus de cet ordre que du premier,) se trouvera conduit dans quelque Maison de plaisir, de dissipation, peut-être même de débauche. Tout comme il est donc impossible que pendant la veille deux personnes ayent pendant une heure, pendant un quart d’heure, pendant une minute, les mêmes idées dans le même ordre, & au même degré, il est pareillement impossible que deux personnes ayent précisément le même songe. [p. 332] Quelque diversité que l’on puisse remarquer dans les divers états successifs de la matière, à laquelle le Mouvement imprime sans cesse de nouveaux changemens, la diversité des déterminations de l’Ame est encore infiniment supérieure.

Il ne reste plus sur ce sujet que quelques Corollaires qui ne nous arrêteront pas longtems. Le degré de clarté, auxquels parviennent les actes d’Imagination qui constituent les songes, nous en procure la connoissance. Il y a un degré déterminé auquel ils commencent à être perceptibles, comme, dans les objets de la vue & de l’ouïe, il y a un terme fixe d’où nous commençons à voir & à entendre. Ce degré existant une fois, nous commençons à songer, c’est-à-dire, à appercevoir nos songes, & à mesure que de nouveaux degrés de clarté surviennent, les songes sont plus marqués. Or comme ces degrés peuvent hausser & baisser plusieurs fois pendant le cours d’un même songe, de là viennent ces inégalités, ces espèces d’obscurités, qui éclipsent presque une partie d’un songe, tandis que les autres conservent leur netteté. Ces nuances varient à l’infini, & il n’est pas besoin d’un plus grand détail pour en rendre raison.

Les songes peuvent être détruits de deux manières ; ou lorsque nous rentrons dans l’état du profond sommeil, ou par notre réveil. Le réveil c’est le retour des sensations. Dès que les sensations claires & perceptibles renaissent, les songes sont obligés de prendre la fuite. Ainsi toute notre vie est partagée en deux états essentiellement différens l’un de l’autre, dont l’un est la vérité & la réalité, tandis que l’autre n’est que mensonge & illusion. Cependant si la durée des songes égaloit celle de la nuit, & qu’ils fussent toujours d’une clarté sensible, on pourroit être en doute, laquelle de ces deux situations est la plus essentielle à notre bonheur, & mettre [p. 333] en question ; Qui seroit le plus heureux, ou le Sultan plongé pendant tout le jour dans les délices de son Serrail, & tourmenté pendant la nuit par des rêves affreux ; ou le plus misérable de ses Esclaves, qui accablé de travail & de coups pendant la journée, passeroit des nuits ravissantes en songe ? A la rigueur le beau titre de réel ne convient guères mieux aux plaisirs dont tant de gens s’occupent pendant la veille qu’à ceux que les songes peuvent procurer.

Cependant, & c’est ma Conclusion, l’état de la veille se distingue de celui du sornmeil, parce que dans le premier rien n’arrive, sans cause ou raifon suffisante , les événemens sonr liés entr’eux d’une manière naturelle & intelligible, au lieu que dans les songes tout est décousu, sans ordre, sans verité. Pendant la veille un homme ne se trouvera pas tout à coup dans ma chambre, s’il n’est venu par quelcun des chemins qui y conduisent, je ne serai pas transporté de Berlin à Paris, si je ne fais le voyage, des personnes absentes ou même mortes ne s’offriront point à l’improviste à ma vue ; tandis que tout cela, & des choses encore plus étranges, contraires à toutes les Loix de l’ordre & de la Nature, se produisent dans les songes. C’est donc là le Criterium que nous avons pour distinguer ces deux Etats : & de la certitude même de ce Criterium vient un double embarras où l’on semble quelquefois se trouver. D’un côté pendant la veille, s’il se présente à nous quelque chose d’extraordinaire, & qui au premier coup d’œil soit inconcevable, on se demande à soi même. Est-ce que je rêve ? on se tâte pour s’assurer qu’on est bien éveillé. De l’autre quand un songe est bien net, bien lié, & qu’il n’a rassemblé que des choses possibles, de la nature de celles qu’on éprouve étant éveillé, on est quelquefois en suspens, quand le songe est fini, sur sa réalité, on auroit du penchant [p. 334] à croire que les choses se sont effectivement passées ainsi. C’est le sort de notre Ame, tant qu’elle est embarrassée des organes du Corps, de ne pas pouvoir démêler exactement la suite de ses opérations ; mais comme notre naissance ici bas nous a fait passer d’un songe perpétuel & souverainement confus à un état mi-parti de songes & de vérités, il faut espérer que notre seconde naissance (& c’est notre mort que j’appelle ainsi,) nous élèvera à un état où la suite de nos idées, continuellement claire & perceptible, ne sera plus entrecoupée d’aucun sommeil, ni même d’aucun songe.

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