Essai sur la théorie du rêve. Par Yves Delage. 1892.


DELAGEREVE0001Yves Delage. Essai sur la théorie du rêve. Article parut dans la « Revue Scientifique », (Paris), tome XLVIII, 28e année, 2e semestre, 1er juillet 1891 au 1er janvier 1892, pp. 40-48.

Yves Delage (1854-1920). Zoologiste reconnu, polémiste, créateur de la revue « L’Année biologique » en 1895, il est nommé membre de l’Académie des sciences en 1901. Il s’intéresse de très près à la psychanalyse et surtout au rêve sur lequel il publie de nombreux articles, dont celui que nous mettons ici en ligne, qui sea  repris dans son l’ouvrage parut l’année de sa disparition : Le rêve. Etude psychologique, philosophique et littéraire. Paris, Presses Universitaires de France, s. d. [1919]. 1 vol. in-8°, XV + 696 p. En outre il publia cette critique de la psychanalyse ainsi que deux autres articles sur le rêve :
— Sur les images hypnagogiques et les rêves. « Bulletin de l’Institut Général Psychologique », (Paris), 6e année, n°1, janvier-mars 1905, pp. 235-257. [en ligne sur notre site]
— Sur les images hypnagogiques et les rêves. « Bulletin de l’Institut Général Psychologique », (Paris), 6e année, n°1, janvier-mars 1905, pp. 114-122. [en ligne sur notre site]
— Portée philosophique et valeur utilitaire du rêve  Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, (Paris), 1916.
— Le rêve dans la littérature moderne. evue Philosophique de la France et de l’Etranger, (Paris), 1916.
— Une psychose nouvelle : la psychanalyse. Article parut dans la revue du « Mercure de France », (Paris), vingt-septième année,
n°437 ; tome CXVII, 1er septembre 1916, pp. 27-41. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition.
 – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 40]

Essai sur la théorie du rêve.

Après tant d’excellents travaux sur le rêve, n’est-il pas bien audacieux à qui n’a point d’autorité en psychologie de tenter un pareil sujet ? Et suis-je bien sûr, malgré le soin que j’ai mis à m’éclairer, que mes idées n’aient jamais été exprimées par quelque autre, en meilleurs termes sans doute et avec plus de compétence, dans quelque chapitre qui m’aura échappé ?

Cependant toutes mes lectures me laissent croire qu’on n’a pas suffisamment étudié la question spéciale que j’aborde ici (1).

Nous possédons de remarquables travaux sur les causes du rêve et sur ses modes. L’influence des impressions sensitives perçues pendant le sommeil, celle des vagues sensations internes produites par le fonctionnement des viscères, le rôle de la mémoire, des associations d’idées ont été souvent mis en lumière. Les relations de nos songes avec nos passions, avec la maladie, la sénilité, la démence, avec l’hypnotisme, l’extase, le somnambulisme, la suggestion mentale (2) ; la rapidité extraordinaire de l’idéation qu’ils [p. 40 – colonne 2] révèlent parfois, la continuité étonnante de rêves successifs qui, jointe à une vivacité exceptionnelle des images et favorisée par un état mental particulier, peut amener le dédoublement de la personnalité ; tout cela a été décrit, tout cela est plein d’intérêt, mais nous devons le laisser de côté pour envisager une autre face de la question,

Il n’est pas douteux que les impressions et les idées de la vie réelle ne soient la source de nos rêves, mais il s’agit de savoir desquelles nous faisons choix en dormant, pourquoi nous rêvons de ceci et non de cela, pourquoi telle impression, telle pensée de l’état de veille continue à nous occuper pendant le sommeil, tandis que telle autre n’arrive pas à se rappeler à nous,

I. — DE QUOI NOUS NE RÊVONS PAS.

Il y a quelques années, je perdis une personne qui m’était chère, plus chère encore que n’obligeait l’étroite parenté qui m’attachait à elle. Ma douleur fut très profonde et se manifesta par une véritable obsession de mon esprit. Je pensais à elle sans cesse, au point de ne pouvoir me livrer à un travail intellectuel suivi, car aussitôt son image se présentait à moi et je la retenais au lieu de la chasser.

Eh bien, pendant cette phase de mon existence, qui dura plusieurs mois, je n’ai pas rêvé d’elle une seule fois.

Plus tard, lorsque le temps m’eut rendu plus de liberté d’esprit, il m’arriva de la revoir en rêve quelquefois, mais seulement à l’occasion de circonstances indifférentes de sa vie, et ce n’est que plus tard encore, lorsque son souvenir fut devenu plus rare, que je la revis malade et à ses derniers moments. Je dois noter que cela ne m’arrive jamais le jour où quelque circonstance, telle qu’un anniversaire, ramène mes pensées vers elle avec plus de force et de persistance.

Frappé d’une chose si extraordinaire et que je me reprochais presque, bien que ma raison protestât, j’en fis part à un de mes proches, aussi éprouvé que moi par le même deuil. Il m’avoua avoir fait sur lui la même remarque. J’interrogeai alors les personnes de mon entourage au sujet de faits analogues, s’il s’en était présenté de tels dans leur vie, et j’en obtins le plus souvent la même réponse, qui m’oblige à conclure ceci : en règle générale, les idées qui ont obsédé l’esprit pendant la veille ne reviennent pas en rêve ; on ne rêve des événements importants de l’existence que lorsque l’époque où ils préoccupaient l’esprit à un haut degré s’est éloignée.

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Jean-Jules-Antoine Lecomte de Nouÿ (1842-1923) Rêve d’eunuque, 1874, Museum of art, Cleveland.

Quelques remarques sont ici nécessaires.

L’enquête pour recueillir des documents sur cette question est délicate et demande de la prudence et du tact. Interrogées à brùle-pourpoint, certaines personnes affirment, sans consulter sérieusement leurs souvenirs, ce qui leur semble le plus naturel, et il en coûte à leur amour ­propre de se dédire. D’autres, moins soucieuses de la vérité que d’exciter l’admiration en se posant en hommes (plus souvent en femmes) doués d’une vive sensibilité, affirment ce qui leur parait le plus propre à toucher l’auditoire, faute peut-être de comprendre toute l’importance de la question. [p. 41 – colonne 1] D’autre part, il faut craindre de mettre sur le compte de petites inexactitudes de ce genre toutes les réponses contraires à la règle. Pour obtenir des documents utiles, il faut s’adresser à des personnes que l’on connaît réfléchies, habituées à examiner impartialement les questions et leur faire comprendre toute l’Importance que l’on attache a sa demande.

Ainsi faite, ma petite enquête ne m’a fourni que très peu de cas contraires à la règle posée plus haut ; et, même en prenant le résultat brut des réponses, sans discuter leur valeur, il reste en sa faveur une forte-majorité.

Enfermé dans les limites étroites d’un article de Revue, je ne puis songer à énumérer de nombreux exemples. Je n’ai raconté qu’un cas-type, faisant entrer les autres seulement comme unités dans la statistique. Il en est un cependant que je veux citer, parce qu’il est très significatif et provient d’une personne, M. J…, offrant toutes les garanties de clairvoyance et de sincérité. Je transcris textuellement sa note écrite : « A l’occasion de certains anniversaires doux ou tristes, après avoir toute la journée concentré ma pensée sur une personne ou sur un fait, il m’est arrivé, afin d’y rêver la nuit, de m’y absorber d’une façon encore plus intense durant la soirée. Je n’y ai jamais réussi. » Un autre de mes amis cherche tous les soirs, pour vérifier ma théorie, à se susciter des rêves en pensant avec intensité à un sujet donné et n’y est jamais parvenu. J’ai fait la même tentative avec tout aussi peu de succès.

Les gens mariés fournissent une série de cas remarquables. S’ils ont été fortement épris, presque jamais ils n’ont rêvé l’un de l’autre avant le mariage ou pendant la lune de miel ; et s’ils ont rêvé d’amour, c’est pour être infidèles avec quelque personne indifférente ou odieuse. Quand de jeunes époux commencent a se rencontrer en rêve, c’est que leur ardeur est déjà quelque peu refroidie et que, dans le jour, leur pensée n’est plus désormais exclusivement occupée de l’objet aimé, c’est la un critérium subtil et fort exact.

II. — DE QUOI NOUS RÊVONS.

Ici l’enquête est plus difficile encore. Les songes nous représentent des faits analogues à ceux de la vie réelle, plus ou moins déformés, souvent sans lien, parfois s’enchaînant les uns aux autres par des relations étrangères à la logique habituelle. Ils semblent échapper à toute règle, on les compte au réveil comme un effet du hasard, et peu de gens se demandent avec quelque assiduité pourquoi ils ont rêvé ceci plutôt que cela. Force est de se restreindre à l’observation personnelle et aux renseignements fournis par les rares personnes qui veulent bien se soumettre a cet examen,

Les impressions perçues pendant le sommeil forment une première catégorie bien tranchée de causes déterminant nos rêves, A. Maury (3) a étudié le phénomène sur lui-même ; une flamme rouge passée devant ses yeux le fait rêver [p. 41 – colonne 2] d’orages ; la vibration d’une pincette le transporte aux journées de juin 1848, au moment où l’on sonne le tocsin. Les sensations internes ne sont pas moins puissantes : le besoin d’uriner ou le couchage sur la dure, en provoquant l’érection, suscitent des rêves érotiques. Une dame me raconte que, lorsqu’elle digère mal, elle rêve de mets odieux dont elle est forcée de manger à outrance. Mais ces rêves, précisément parce qu’ils s’expliquent d’eux-mêmes, n’ont ici qu’un intérêt secondaire. Ce que nous cherchons, c’est la cause des rêves en apparence spontanés.

Chaque matin, au réveil, et avant d’ouvrlr les yeux, je m’interroge à ce sujet. Je cherche d’abord à me remémorer .mes rêves le plus complètement possible, et je suis souvent frappé, en remontant d’un fait au précédent, de retrouver des tableaux, des scènes qui se dégagent peu à peu dans mes souvenirs, et dont l’image, si faible qu’une impression un peu vive l’eut détruite pour toujours, se renforce peu à peu, à mesure que je concentre sur elle une attention plus recueillie. Certainement bien des personnes croient rêver peu ou point parce qu’elles oublient tout ou partie de leurs rêves en s’occupant dès le réveil de choses différentes.

Mon rêve ainsi rétabli, soumis a l’analyse, se montre rarement formé d’impressions continues ; le plus souvent, il se compose de tableaux ou de courts épisodes reliés par des transitions très raccourcies. Ce sont ces tableaux, ces faits principaux du rêve dont il faut chercher l’origine. L’étude que j’en ai faite m’a montré que, règle générale, ils avaient leur source, chacun séparément, dans un fait de la vie réelle, et qu’un travail cérébral particulier les avait reliés les uns aux autres d’une manière parfois naturelle, plus souvent écourtée, souvent absurde, si on leur applique la logique de l’état de veille.

Bon nombre de ces matériaux du rêve restent inexpliqués et gardent ainsi un caractère de spontanéité qu’ils ne doivent sans doute qu’à l’insuffisance de notre mémoire, mais d’autres peuvent être rattachés nettement à des sensations réellement perçues l’un des jours précédents ou dans un passé plus lointain. Celles-ci se distinguent de celles que le rêve n’a pas reproduites par un caractère général et bien inattendu. Ce sont des impressions souvent vives, parfois obscures, mais qui, en tout cas, ont frappé nos sens plus vivement que notre esprit, ou dont notre attention a été détournée après avoir été excitée par elles.

Vous êtes témoin d’un accident, vous vous arrêtez, examinez tout, vous vous enquérez des circonstances, méditez sur elles, racontez le fait et vos impressions successivement à plusieurs personnes : il y a bien des chances pour que vous n’en rêviez pas ; si, au contraire, étant pressé ou redoutant ces émotions, vous vous éloignez rapidement et vous livrez à des occupations absorbantes, de manière à oublier le fait momentanément, très probablement vous en rêverez la nuit suivante ou plus tard. Le facteur vous remet une lettre contenant des nouvelles inattendues, vous n’avez le temps que de la parcourir ; elle est dans votre portefeuille, à plusieurs reprises vous êtes tenté de la relire, mais chaque fois un fâcheux ou quelque obligation urgente [p. 42 – colonne 1] vous en empêchent, si bien que vous l’oubliez : voilà un sujet de rêve tout trouvé, et peut-être est-ce votre rêve qui vous la remettra en mémoire ; si, au contraire, vous l’avez lue et relue, si vous avez médité sur la nouvelle qu’elle apporte jusqu’à épuisement du sujet, pour si fort qu’elle vous ait intéressé, vous n’en rêverez probablement pas. Vous lisez dans un journal un entrefilet, un fait divers, mais votre esprit est ailleurs, vos yeux seuls ont parcouru les lignes, et si l’on vous eût demandé ce que vous venez de lire, à peine eussiez-vous pu répondre ; ou bien l’on raconte auprès de vous un événement, mais, occupé d’autre chose, vous n’écoutez que d’une oreille ; ou enfin vous voyez se passer un fait quelconque, souvent indifférent et que vous remarquez à peine : voilà sans doute les idées qui animeront vos rêves à venir.

Ce sont là des exemples abstraits destinés à bien faire comprendre ma pensée. Mais les cas réels sont nombreux. En voici un choisi entre cent autres. Un de mes cousins, jeune homme d’un tempérament très nerveux, va souvent à la chasse accompagné de son jeune frère. Parfois, au moment de tirer, une vive impression traverse son esprit comme un éclair : son frère n’est-il pas dans la direction du coup de fusil ? Mais comme le frère est là, à ses côtés, à l’abri de tout danger, l’idée s’évanouit aussitôt. Souvent la nuit il rêve l’avoir tué à la chasse. Un jour le danger fut réel, non pour le frère, mais pour une vieille femme que le chasseur n’avait pas aperçue. Le coup de fusil passa juste au-dessus de sa tête. Cette fois l’émotion fut terrible. Toute la journée il ne cessa d’y penser, et le soir dans la famille on ne parla pas d’autre chose. Jamais en rêve il n’a revu cet incident.

La condition fondamentale pour qu’une impression provoque un rêve est donc que l’esprit en ait été détourné presque aussitôt après l’avoir perçue, ou qu’il ait été naturellement distrait au moment de la perception. Cet état de distraction de l’esprit peut être poussé si loin que la perception ait été tout à fait inconsciente, au point de ne laisser aucune trace dans le souvenir. On comprend que, dans ce cas, le rêve paraisse s’être formé spontanément et de toutes pièces.

Les auteurs ont cité quelques exemples de ce genre (4). Mais comme le nombre des cas authentiques est encore très restreint, je crois utile d’en rapporter deux autres.

Dans la maison où j’habite, la rampe de l’escalier était terminée, en bas, par une boule de verre à facettes. Un jour, je la heurtai, elle tomba et se brisa. Le propriétaire, informé, consentit à la remplacer, mais il mit quelque négligence à le faire, en sorte que, pendant assez longtemps, la rampe resta privée de cet ornement. Une nuit, je rêvai qu’en descendant l’escalier je trouvais la rampe réparée, et qu’à la place de la boule à facettes je voyais un objet analogue, mais en cuivre, en forme de pomme de pin et agrémenté de quelques filets en relief. Au réveil, je [p. 42 – colonne 2] racontai mon rêve et fus fort surpris d’apprendre qu’une pomme de cuivre semblable à celle que je décrivais avait été mise en place depuis plusieurs jours. J’étais si fortement convaincu du contraire, que je descendis à l’instant, persuadé que j’étais victime d’une innocente plaisanterie. Mais non, la pomme était là, tout à fait semblable à celle de mon rêve, jusque dans le détail des motifs de décoration que je me rappelais exactement. Il n’est pas douteux que je l’avais vue, en effet, nettement, puisque ses moindres détails étaient restés dans mon esprit, mais sans que sa perception ait éveillé ma conscience. Il n’est pas douteux non plus que, s’il se fût agi de quelque fait passager, impossible à vérifier, je serais resté convaincu qu’il n’avait aucune existence réelle et que mon rêve était entièrement spontané.

Le second cas vient d’un de mes amis, M. C…, médecin distingué et observateur consciencieux. Une nuit, il rêve qu’il est appelé auprès de son père malade, qu’il assiste à sa mort et à son enterrement, et cela avec une telle intensité d’impressions qu’il assure n’avoir jamais été en proie à un plus terrible cauchemar. Cela dure toute la nuit. Au matin, il s’éveille, baigné de sueur et brisé de fatigue. En se levant, il trouve un télégramme que le concierge avait glissé sous sa porte. Il l’ouvre, son père est malade, on le mande en toute hâte. Il part, le soigne et le sauve ; mais à quelque temps de là, son père est emporté par une nouvelle atteinte du mêrne mal.

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Honoré Daumier. Le cauchemar.

Combien de gens auraient vu là une prévision ou un avertissement du ciel ou encore un fait de suggestion à distance ! L’explication est pourtant bien simple. Le concierge avait glissé le télégramme sous la porte la veille au soir. En rentrant, mon ami l’avait vu ou plutôt en avait eu la perception visuelle, que son esprit distrait avait laissée inconsciente, et comme ces petits papiers bleus sont souvent les messagers des pires nouvelles, il avait bâti sur ce souvenir le rêve effrayant de la nuit.

Je pense qu’une bonne partie des rêves extraordinaires où se révèle une coïncidence frappante entre le songe et un fait de la vie réelle, et dont on trouve une si ample collection dans l’ouvrage de E. Gurney, F. Myers et F. Podmore (5), doivent s’expliquer par quelque fait tout aussi simple.

La plupart des personnes ont certaines figures, certains sites qu’elles connaissent en rêve seulement et qu’elles reconnaissent chaque fois qu’elles les retrouvent en dormant. Ces images semblent ne correspondre à aucune réalité ; elles ne sont cependant, pour la plupart, que des souvenirs d’impressions inconscientes.

Mais ce sont là des cas extrêmes. Nos rêves sont alimentés, en général, par des souvenirs positifs, et il suffit que notre attention ne se soit pas attardée sur eux,

Nous dirons donc, comme seconde règle générale : Une impression a d’autant plus de chance de provoquer un rêve qu’elle a été moins consciente et plus vive ; et je mets à [p. 43 – colonne 1] dessein la vivacité de la sensation au second rang parce que ce facteur me paraît moins puissant que le premier.

III. — NATURE ET THÉORIE DU RÊVE.

De cette règle et de la précédente découle naturellement la réponse à la question qui fait le sujet de cette étude : Pourquoi rêvons-nous de ceci et non de cela ?

Pour aller vraiment au fond des choses ; il faudrait connaître la nature de la pensée, savoir comment elle naît et se propage, dans l’encéphale. Nous en sommes malheureuse­ment réduits à des comparaisons, c’est-à-dire à des approximations. Lorsqu’une impression sensitive arrive à l’encéphale, elle est d’abord perçue, reconnue avec ses caractères et éveille un certain nombre d’idées rattachées à elle par des relations. de causalité, de coïncidence, de similitude, par des conceptions de causes, des prévisions d’effets, des constatations de ressemblance ou de rapports variés ; ces idées à leur tour, en excitent d’autres qui leur sont liées, de manière analogue et ainsi de suite. Chacune d’elles s’accompagne, en outre, de sentiments divers, plus ou moins intenses de crainte, d’espérance, de colère, de mépris, de désir, etc. Unique et simple au point de départ où elle est née à l’état de simple perception d’une impression, sensitive, elle s’étend, se modifie, se transforme parfois complètement, en tout cas se multiplie, mais en s’affaiblissant par degrés ; en somme, et bien que de grandes irrégularités a soient fréquentes, après s’être plusieurs fois affaissée et enflée de nouveau, elle perd peu à peu en intensité à mesure qu’elle gagne en étendue après que s’est dépensée l’énergie contenue en elle et dans celles qu’elle a mises en mouvement, Il est bien rare qu’une idée parcoure ainsi sans interruption son entier développement. Presque toujours une impression sensitive nouvelle se produit pendant que la première suit encore son cours, détourne à son profit l’attention et interrompt momentanément le cours de la précédente qui n’est pas arrêtée pour cela, mais seulement suspendue, et pourra reprendre plus tard si rien ne s’y oppose. De nouvelles impressions sensitives se produisent encore, qui se font leur place et seront contrariées à leur tour par les suivantes, comme elles contrarient celles qui les ont précédées. Chacune interfère en quelque sorte avec les autres, les déviants, les arrêtant ou les renforçant, selon le sens de la rencontre ; chacune peut subir, à un moment donné, une sorte d’inhibition passagère ou définitive après laquelle elle se réveille, comme une substance élastique qui se gonfle si on cesse de la comprimer.

On comprend que, pendant la veille, la production incessante d’impressions nouvelles laisse peu de facilité aux précédentes pour reprendre leur évolution entravée. Des milliers d’impressions sont ainsi, chaque jour, reléguées presque dès leur naissance dans le domaine de l’oubli ; un petit nombre seulement puisent dans l’intérêt qu’elles ont pour nous, dans la vivacité des sentiments qu’elles ont éveillés, la force de se rappeler à nous et d’accaparer l’attention aux dépens des autres. [p. 43 – colonne 2]

Quand l’heure de dormir est venue, le cerveau fatigué devient de plus en plus lent à mouvoir, les impressions sensitives, diminuées par l’occlusion des paupières, par le silence de la chambre à coucher, sont perçues mollement, n’éveillent plus que des idées confuses ; enfin la conscience de vivre s’éteint, on dort. Alors, dégagées de leur inhibition passagère, les impressions cérébrales se réveillent, les idées comprimées, déchargées du poids d’impressions nouvelles, sans cesse renaissantes, reprennent leur développement interrompu, et c’est entre elles seulement que va s’établir la lutte. N’est-il pas naturel que les plus comprimées prennent maintenant le dessus ? Ce sont autant de ressorts tendus, et il peut y avoir plus de force dans un petit ressort bandé à fond que dans un plus grand qui a presque repris sa position d’inertie. Ces grands ressorts sont nos impressions vives, nos préoccupations laborieuses, dont nous avons presque épuisé l’énergie en les développant jusqu’au bout ; les petits sont les mille riens de la vie refoulés parce que nous avons mieux à faire qu’à nous occuper d’eux, ou comprimés sous le poids d’événements plus graves : dégagés de ces obstacles, ils achèvent de se détendre et manifestent: une énergie inattendue.

Telle est l’origine de nos rêves, telle est la raison de la prédominance, d’une impression sur une autre pendant le sommeil, telle est l’explication de ce fait paradoxal que nous rêvons le plus souvent de choses étrangères à nos préoccupations les plus passionnantes.

Ces deux facteurs que nous avons mis en lumière, lal vivacité de l’impression et le degré d’inhibition, se manifestent l’un et l’autre à la manière de deux quantités dotées de coefficients variables. Le plus souvent, c’est l’impression faible, presque indifférente, qui reparaîtra en rêve, parce qu’elle n’a rien pu dépenser de son énergie avant le sommeil ; mais une impression forte pourra aussi provoquer des songes, bien que son inhibition ait été faible ou tardive, si l’énergie emmagasinée était si grande que, même dépensée en majeure partie, elle laisse un reste supérieur à celle des impressions faibles conservées presque intactes. Cent est plus fort que dix, mais le centième de cent est plus faible que le quart de dix ; mille est plus fort que dix, et à tel point que le centième de mille est plus fort que les trois quarts de dix. Tout cela dépend à la fois des valeurs initiales et du taux de leur diminution. Il va sans dire qu’une impression à la fois violente et fortement refoulée réunit les conditions les plus favorables à sa réapparition pendant le sommeil.

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Frank Kirchbach

IV. — OBJECTIONS ET RÉPONSES.

Ce qui précède contient la réponse à une objection inévitable.

Parmi les personnes qui lisent cet essai, j’en vois qui secouent la tête en signe de dénégation. Elles aussi ont eu dans leur vie des préoccupons poignantes et se rappellent, fort bien en avoir rêvé, au moment même, et non une fois par hasard, mais fréquemment, et quelques-unes au point [p. 44 – colonne 1] de redouter un sommeil plein de songes aussi pénibles que leurs pensées. Je prie ces personnes de ne pas se former une opinion d’après un cas qui peut être exceptionnel, et d’interroger leurs proches et leurs amis. Elles reconnaitront certainement que le fait inverse est plus général. Elles devront aussi, pour ne pas s’illusionner elles-mêmes, ne tenir compte que des souvenirs précis, car on est tenté de s’exagérer en toute sincérité la fréquence des rêves qui ont produit une forte Impression. Ces exceptions n’ont d’ailleurs rien de contraire à notre théorie. Une idée nous eût-elle préoccupé des journées entières, si son énergie était fort supérieure à la dépense qui s’en est faite, elle peut et doit nous hanter encore en rêve, refoulant les impressions moins vives qui continuent à être inhibées par elle durant le sommeil, comme elles l’avaient été pendant la veille.

Il y a une distinction importante à établir sous ce rapport entre nos pensées les plus absorbantes. Les unes s’imposent à nous malgré nous, nous obsèdent sans que nous cherchions à les rappeler et parfois malgré nos efforts pour les écarter. Loin de faciliter leur dépense d’énergie, nous la contrecarrons plutôt ; donc, rien d’étonnant à ce qu’elles aient encore la force de revenir pendant le sommeil. Les autres s’imposent à nous par un autre mécanisme, en suscitant un intérêt si vif que nous les saisissons avec empressement dès qu’elles se présentent et les retenons quand elles cherchent à s’échapper. Aussi, le soir, ont-elles Iargement dépensé leur énergie, et il ne leur en reste plus assez pour triompher d’impressions, même futiles, quand cesse leur inhibition.

Cette remarque explique un fait qui se dégage de ma statistique. Parmi les choses qui nous ont vivement impressionnés, ce sont les tristes plutôt que les gaies qui nous reviennent en rêve. Et cela se conçoit, car en repoussant les premières, nous concentrons leur énergie ; en caressant les dernières, nous les aidons à la dépenser. Comme exemple de ce dernier cas, je rappellerai surtout celui de M. J… (voir p. 41). Les exceptions à la règle signalées au commencement de ce chapitre sont, en général, des exemples du premier. Je puis en citer un qui m’est personnel. Lorsque je m’applique à la solution d’un problème de mathématiques, je m’y absorbe avec une intensité que ma raison ne peut modérer. Si le problème est supérieur à mon instruction en ces matières, je m’acharne en vain à sa solution. Je le quitte pour un autre travail, mais mon esprit se dérobe, et je me retrouve traçant des figures et posant des équations au lieu de continuer la description commencée de quelque organisme animal. Assez souvent alors, il m’arrive d’en rêver, et, soit dit en passant, de trouver parfois d’admirables solutions, parfaitement absurdes au réveil. Évidemment l’énergie était restée forte, malgré la grosse dépense qui en avait été faite.

Il est nécessaire aussi, pour qu’une idée ou une impression revienne en rêve, que l’attention n’ait pas été fatiguée au moment de la perception. Elle doit être captivée malgré elle et non contrainte à se fixer par la volonté. Il peut vous arriver de rêver d’un tableau en en passant à une vitrine ; [p. 44 – colonne 2] il ne vous arrivera pas de rêver de ceux que vous aurez vus, après cent autres, dans un musée. J’ai visité, il y a deux ans, une grande partie de l’Europe. Mais comme le temps m’était mesuré, j’ai dû voyager rapidement et m’arrêter peu dans chaque ville. De là une grande lassitude physique et intellectuelle. Tant de sites, de villes, de musées, de spectacles variés défilant devant les yeux fatiguent bien vite le cerveau, et je devais faire effort pour tout examiner. Aussi de toutes ces merveilles qui ont laissé une trace profonde dans mes souvenirs, aucune encore ne s’est représentée en rêve à mon esprit.

Il y a là une différence frappante entre le rêve et l’état de veille ; car le cerveau fatigué peut recevoir des impressions durables qui se fixent aussi fortement dans la mémoire que lorsque l’esprit est frais et dispos.

Nous avons fait remarquer qu’une impression, à moins d’être tout à fait fugace, ne suit jamais une évolution continue. Après nous avoir occupé quelque temps, elle est oubliée, jusqu’à ce qu’une autre impression la ramène ; puis elle disparait encore pour se réveiller de nouveau, et ainsi de suite, plusieurs fois avant de s’éteindre tout à fait. Cela pourrait se représenter par une suite d’ondulations très irrégulières, mais, en somme, diminuant d’amplitude et s’espaçant de plus en plus jusqu’à disparition complète, Ces réveils successifs sont produits toujours par des associations d’idées ; or le rêve a les siennes, aussi nombreuses que la veille et plus fertiles peut-être parce qu’elles ne sont pas gênées par une logique aussi exigeante. Cela nous explique le fait signalé plus haut, que nous rêvons des événements importants de notre vie longtemps après qu’ils ont cessé de nous préoccuper et au moment où nous y pensons le moins. Une nuit, sans raison apparente, nous revoyons en songe les personnes ou les choses qui autrefois nous ont tant impressionnés. Leur apparition semble spontanée, mais parfois on retrouve le fait ou l’idée sans relation apparente avec elle, qui, par l’association la plus subtile et la plus imprévue, a évoqué le tableau (6). Bien plus souvent on ne la retrouve pas, mais il me parait certain que, même alors, la spontanéité n’est qu’apparente.

Ne vous est-il pas arrivé, étant éveillé, de laisser errer votre esprit et de vous surprendre à penser à quelque fait dont vous étiez bien loin tout à l’heure ? Intrigué, vous avez recherché par quelle filiation d’idées vous avez été conduit, et vous êtes surpris en voyant par quels détours compliqués vous avez passé d’un domaine à un autre tout voisin, sur quel pont léger votre pensée a franchi des abîmes, ici dédaignant les voies larges et les accès faciles que votre raison eût pris de préférence, et, plus loin, trouvant où passer là où elle vous eût laissé en peine. Parfois votre mémoire reste impuissante et le fil se rompt. Y a-t-il [p. 45 – colonne 1] rien d’étonnant à· ce qu’il en soit ‘fréquemment ainsi pour les idées de nos ‘rêves dont le souvenir est souvent .si confus?

Ce que nous disons des événements importants et des impressions fortes s’applique aussi aux moindres. Parfois, à la suite de quelque association d’idées, un incident banal, une figure longtemps oubliée, un rien vous revient en mémoire, et vous vous étonnez qu’un détail si minime et si lointain n’ait pas été entièrement oublié. Il ne l’était pas cependant, il gisait en un coin de votre cerveau, n’attendant qu’un peu d’aide pour sortir de son engourdissement. Or rien n’empêchait que cette même association d’idées ou quelque autre l’ait évoqué en songe, plus ou moins défourné, comme d’ordinaire, et sans doute au réveil vous ne l’auriez pas reconnu.

Nos rêves sont ainsi meublés de milliers de tableaux et de scènes qui nous semblent des productions spontanées du cerveau et qui ne sont que des souvenirs inconscients,

V. — ALTÉRATION DES SOUVENIRS DANS LE RÊVE.
RÔLE DE L’IMAGINATION.

Les visions de nos rêves subissent souvent des modifications qui nous les rendent plus difficiles à reconnaître. Pendant la veille, nos idées se rencontrent, s’associent sans se déterminer. Dans le rêve, au contraire, les tableaux se fusionnent, se combinent, déteignent les uns sur les autres et finissent par former des scènes et des personnages en grande partie imaginaires et dont les premiers éléments seuls dérivent des impressions de la vie réelle.

Cela parait assez naturel à croire, mais la démonstration en est difficile, car c’est le rêve lui-même qui doit la fournir, et nous n’avons pas d’action sur lui. Je n’en ai eu qu’un de complètement démonstratif depuis que je m’observe. Le voici : Je vois s’avancer vers moi trois ouvriers peintres, l’un tirant, les autres poussant une petite charrette chargée des ustensiles de leur métier. Au moment où ils passent devant moi, je vois paraître une sorte de morceau de bois brut, jaunâtre, fendillé et comme recouvert de longues fibres mal adhérentes. Cet objet s’avance, et, au moment où il passe devant la figure de l’un des ouvriers, il se jette sur elle et s’évanouit : mais aussitôt l’homme m’apparait avec une tête de bois, une face immobile, jaune, profondément ravagée et rendue plus étrange par ces mêmes fibres sillonnant sa surface bosselée, il me regarde un instant avec des yeux terrifiants, puis la vision s’évanouit. Je me réveille presque au même moment, et je me rappelle avoir remarqué le matin, en la mettant au feu, une bûche écorcée, fendillée, revêtue encore des fibres dissociées de la partie interne de l’écorce. L’explication de mon rêve n’est pas douteuse. J’ai eu deux visions indépendantes : celle (venue je ne sais d’où) des trois ouvriers tirant leur charrette et celle de la bûche remarquée, le matin, et elles se sont fusionnées en une qui, de ce fait, est devenue imaginaire. Mais si j’avais tout à fait oublié cette remarque minuscule d’une bûche mal écorcée, ce qui serait arrivé sans doute pour [p. 45 – colonne 2] peu que le rêve eût tardé de quelques jours ; si en outre les deux visions n’avaient pas été un instant distinctes ; j’aurats pu croire que mon cerveau avait enfanté de toutes pièces la vision d’un homme à tête de bois.

Voici d’autres cas qui, bien que moins évidents, appartiennent cependant à la même catégorie.

Une nuit, je vois un personnage, de moi bien connut, mais avec les traits d’un mulâtre et le corps d’un singe (7). Au réveil, je me rappelle avoir remarqué la veille un mulâtre dont la figure m’avait intéressé, et quelques jours auparavant j’avais longternps regardé un enfant qui jouait de la façon la plus plaisante à imiter les poses et les allures du singe. J’avais combiné trois impressions en une seule, sans qu’aucune d’elles se soit présentée un seul instant avec le caractère de souvenir exact.

Une autre fois, j’ai affaire à un commissaire de police. Son profil vivement accentué me frappe, sans éveiller d’ailleurs le moindre souvenir. Mais au réveil je le reconnais : ses traits sont ceux d’un artiste de la Comédie-Française, que j’avais vu la veille récitant une poésie.

Les faits de ce genre doivent jouer un grand rôle dans nos rêves et leur communiquer, même en dehors des visions terrifiantes du cauchemar, ce qu’ils ont de bizarre et de saugrenu. On mélange de la façon la plus complexe les éléments fournis par le souvenir pour former des personnages nouveaux et des scènes nouvelles. J’ai cité quelques cas relatifs à la personne même des acteurs ; mais leurs costumes subissent des changements analogues, et il en est de même du théâtre et des décors. Combien de fois il m’est arrivé, en cherchant comment j’avais pu fabriquer un décor en apparence imaginaire, d’y retrouver les éléments les plus hétéroclytes, empruntés à mes voyages, ou à ma première enfance, mêlés à des souvenirs récents.

Bien autrement considérables que celles des objets animés sont les déformations subies par leurs actes. Un personnage vu en rêve est la reproduction d’une personne vue ou provient de la combinaison d’un petit nombre d’éléments de cette nature ; mais quand ce personnage marche, parle, crie, agit de manière ou d’autre, cela peut très bien n’être le souvenir d’aucun acte particulier de ce genre. Ces actes si banals n’ont plus pour nous, en quelque sorte, la personnalité propre. aux faits moins fréquents ; ils sont devenus en nous des sortes d’entités, des abstractions ; ils constituent comme un fonds commun où les acteurs de nos rêves puisent à leur gré, et nous ne saurions reconnaitre ce qu’ils y ont pris au milieu des innombrables formes presque pareilles. Si nous n’avons qu’une fois assisté au départ d’un ballon, ou visité une mine, il est bien probable qu’en rêvant d’ascension en ballon ou de galeries souterraines, nous, emprunterons directement quelque chose à ces souvenirs, même en mettant à part les personnages ; [p. 46 – colonne 1] mais si nous voyons en rêve, occupé à manger, un individu que nous n’avons jamais vu qu’en public, il est clair que nous empruntons ailleurs l’acte de manger pour le lui appliquer ; mais je ne suis pas convaincu que nous lui appliquions le souvenir, même inconscient, d’une certaine autre personne mangeant. Cela pourra être, mais peut-être aussi nos innombrables impressions visuelles de personnes mangeant se sont-elles fondues dans notre cerveau en une idée pure qui peut être éveillée par association, de la même manière qu’un souvenir précis.

Ce qui me porte à juger ainsi, c’est l’observation d’une opération intellectuelle voisine du rêve et dont les procédés sont bien peu différents : je veux parler de la rêverie, cette école buissonnière de la pensée. Elle nous présente d’ordinaire des personnages réels, mais nous leur faisons faire mille choses bizarres auxquelles ils n’ont jamais songé, nous créons les circonstances les plus singulières, au milieu desquelles nous les faisons se débattre comme dans un roman. Or, dans cet état, nous sentons que nos personnages, et généralement aussi le milieu où ils se meuvent, sont empruntés à la vie réelle, mais leurs actes nous semblent bien purement imaginés et tirés d’un fonds qui n’est pas celui où s’accumulent nos souvenirs.

Cela nous amène à reconnaître que, dans le rêve, l’activité créatrice du cerveau, qui parait prépondérante à un examen superficiel, se réduit d’ordinaire à fort peu de choses. Toutes ces scènes, tous ces petits romans qui nous paraissent de purs produits de l’imagination ne sont pour la plupart que des bouts de souvenirs inconscients, déguisés ou déformés par fusion ou autrement, que nous cousons, ensemble tant bien que mal. Or il convient de distinguer ce qui provient de ces souvenirs et ce qui dépend de l’activité actuelle de l’imagination.

La fusion de deux ou plusieurs souvenirs en un seul tout différent des premiers, comme dans les trois cas ci-dessus, semble au premier abord dépendre d’un acte cérébral. Mais, en y regardant de près, je pense au contraire que ce sont là des visions subies plutôt que créées, que l’imagination n’est pas ici en cause, et que si des impressions primitivement distinctes se confondent ainsi, c’est d’elles-mèmes et parce que notre jugement endormi n’est, plus là pour les maintenir séparées. Cette distinction un peu subtile me parait cependant justifiée. Dans le troisième cas cité, par exemple, comment admettre que l’imagination soit intervenue pour attribuer au commissaire de police les traits d’un artiste puisque dans mon rêve je n’avais pas reconnu celui-ci.

Dans quelques cas, cependant l’imagination intervient d’une manière indubitable. Cela devient évident lorsque nous faisons accomplir à nos personnages une longue suite d’actes s’enchaînant logiquement entre eux, bien qu’ils soient parfaitement imaginaires. Une nuit (c’était à l’époque des dernières émissions pour le canal de Panama), je vois un individu que je reconnais à je ne sais quoi pour un ennemi de l’entreprise : il fuit dans les rues de Paris, je me lance à sa poursuite ; il prend une voiture, je saute dans une autre et ordonne au cocher de ne pas le perdre de vue [p. 46 – colonne 2] ; il entre dans un bureau de poste, je m’y glisse derrière lui ; il écrit un télégramme et le présente au guichet, je le lui arrache des mains et je lis : « Annoncez partout que de Lesseps est mort. » Je l’appréhende au collet et le traîne chez le procureur de la République… L’idée première venait évidemment de la lecture des journaux, mais tous ces détails si bien agencés étaient bien le produit de mon imagination. Ce n’est plus là une suite de visions subies, c’est de la pensée en rêve, et le rêve lui donne plus de réalité en l’objectivant avec bien plus de force que si j’avais pensé la même série d’événements étant éveillé.

Vers le matin, avant le réveil complet, je me trouve parfois dans un état de demi-sommeil pendant lequel je rêve encore, mais où la volonté déjà sortie de son engourdissement me permet de conduire les événements à mon gré. Je continue alors le rêve commencé, mais en le dirigeant à ma convenance et en lui donnant beaucoup plus de suite et de logique. C’est encore un vrai rêve, mais un rêve dirigé par la volonté.

Enfin, dans la rêverie, la pensée est presque aussi libre d’attaches que dans le rêve, mais les tableaux qu’elle forme sont plus faiblement objectivés et ne sont pas confondus avec la réalité.

Il y a ainsi toute une série d’intermédiaires entre le sommeil absolu sans rêves et l’état de veille et d’activité. Il serait donc impossible de fixer les limites exactes de la participation de nos diverses facultés dans le rêve. Tout ce que l’on peut dire, c’est que, dans le sommeil, la volonté s’endort la première, puis le jugement, puis l’imagination ; la mémoire reste la dernière, avec la sensibilité, mais faussée en quelque sorte ou plutôt déréglée par la disparition de son contrepoids naturel.

En somme, le rêve est le produit de la pensée errante, sans but et sans direction, se fixant successivement sur les souvenirs qui ont gardé assez d’intensité pour se placer sur sa route et l’arrêter au passage, établissant entre eux un lien tantôt faible et indécis, tantôt plus fort et plus serré, selon que l’activité actuelle du cerveau est plus ou moins abolie par le sommeil.

VI. – RÉSUMÉ.

On trouvera peut-être ces idées faiblement confirmées par un trop petit nombre d’exemples personnels et de citations. J’aurais pu multiplier beaucoup les uns et les autres si j’avais voulu faire un livre. Dans cet essai, j’ai dû me limiter, et si j’ai cité quelques exemples, ç’a été pour faire comprendre plutôt que pour démontrer. Mais j’invite le lecteur à faire appel à ses propres souvenirs et à s’observer, s’il en a le loisir et le goût. Il puisera dans les faits qui lui sont personnels une connaissance du sujet plus complète et une conviction plus précise sur la valeur de la théorie.

Cherchons maintenant à nous résumer.

Contrairement à l’opinion générale, à ce qui semblerait naturel, nous ne rêvons guère de ce qui nous a préoccupé récemment. Les impressions négligées ou repoussées sont [p. 47 – colonne 1] la source principale des songes. La probabilité de rêver d’un fait augmente avec la vivacité de l’impression produite et diminue avec l’attention qu’on lui a accordée. Ces faits ont leur explication dans le mécanisme du rêve. Chaque sensation, chaque idée contient en elle une certaine dose d’énergie qu’elle dépense en occupant la pensée ; si notre attention est détournée d’elle, la dépense s’arrête ; moins cette dépense a été forte, plus le reste disponible est grand. Pendant le sommeil, l’attention n’est plus ni dirigée par la volonté ni détournée par des sensations nouvelles, et nous sommes livrés à nos impressions anciennes qui sortent de leur état d’inhibition passagère et, chacune avec l’énergie qui lui reste, tendent à reprendre leur évolution interrompue.

Un autre facteur cependant intervient, qui, selon le hasard des circonstances, apporte à l’une ou à J’autre un renfort important. Les vagues impressions que perçoivent nos sens alourdis, les sensations internes venant de nos viscères, interprétées d’une manière inexacte ou exagérée, provoquent de fugaces pensées, et, par association d’idées, telle impression ancienne peut être réveillée, qui seule n’aurait pas eu la force de rentrer en scène. Les visions et les idées du rêve sont donc la simple continuation de celles de l’état de veille ; mais, au lieu de rester distinctes, elles se superposent, se fusionnent, se combinent de manière à former des scènes souvent absurdes dont les éléments, empruntés à la vie réelle, peuvent devenir méconnaissables. L’imagination, souvent, et les autres facultés intellectuelles, plus rarement, interviennent aussi selon que le sommeil est plus ou moins profond.

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VII. — UN MOT SUR LA PROPHYLAXIE DU CAUCHEMAR.

Contre les mauvais rêves survenus une nuit sans que rien ait pu les faire prévoir, il n’y a rien à tenter. Mais si vous êtes la victime habituelle du cauchemar, si, à la suite de quelque maladie ou d’un violent ébranlement nerveux, vous êtes devenu sujet à des rêves terrifiants, toujours les mêmes, peut-être, sans négliger pour cela les prescriptions de votre médecin, trouverez-vous ici un palliatif à vos tourments.

Analysons d’abord les faits.

Tranquille pendant le jour, vous commencez à devenir inquiet quand approche l’heure de dormir. À peine êtes­vous couché, la crainte de revoir la vision effrayante en ravive le souvenir , vous la chassez, elle revient ; vous prenez un livre pour donner un autre aliment à vos pensées, peine perdue : plus vous la repoussez, plus elle s’acharne à revenir jusqu’au moment où le sommeil vous livre sans défense. Alors la lutte disproportionnée s’engage. Tout lui est facile : elle fend l’air, traverse les murailles, se fait petite peur vous atteindre ou immense peur vous terrasser ; tandis que tout vous déçoit, les portes se changent en étoffes flottantes, les issues pour fuir aboutissent à des impasses et vos jambes se dérobent, subitement amollies ; enfin vous [p. 47 – colonne 2] êtes atteint, saisi : vous voulez crier, la voix vous manque, vous vous réveillez en sursaut. Profitant de ce répit, vous rallumez la lampe, faites les plus violents efforts pour changer le cours de vos idées ; à peine endormi, vous reprenez votre rêve et le supplice recommence.

Eh bien, ne voyez-vous pas, maintenant que vous savez d’où viennent les rêves, que vous avez tout fait pour provoquer votre cauchemar ? En repoussant la vision avant de vous endormir, vous lui conservez les forces dont elle usera pour vous accabler. Bien plus, vous les doublez. Ces jets de pensée furtifs que vous hasardez craintivement vers elle, pour voit si elle est toujours là, ravivent l’impression, en créent de nouvelles qui auront à dépenser leur énergie accumulée et entretiennent dans votre esprit un trouble favorable à la production du rêve redouté. Si saint Antoine retrouve chaque nuit ses visions tentatrices, c’est que tout le jour il les repousse, trop vertueux pour s’y abandonner jamais. — Pour éviter le cauchemar, c’est tout l’opposé que vous devez faire. Il faut l’appeler le soir et y appliquer votre esprit, le dépouiller autant que possible du sentiment de peur qui l’accompagne, mais le retenir ; dès que l’ennemi se présente, accueillez-le, guidez-le vous-même par la pensée, à travers tontes les péripéties du drame prévu, au lieu de vous Iatsser poursuivre par lui ; forcez-le, tant que vous êtes le maitre, à accomplir sous vos yeux ce qui vous effraye si fort en rêve ; moquez-vous intérieurement de ses vains efforts pour vous tourmenter, en constatant que vous êtes là, bien à l’aise dans votre lit, pendant qu’il croit vous étouffer en se plaçant sur votre poitrine ou vous entraîner à sa suite dans des chevauchées vertigineuses ; cherchez enfin à produire en vous, avec votre moi dédoublé, la scène d’un grand-père qui effraye ses petits-enfants avec des contes de l’ogre, tandis qu’il reste au fond indifférent ou moqueur. Puis, quand vous aurez fini, recommencez, et recommencez encore, jusqu’à en saturer votre esprit, jusqu’à vous en écœurer, et il y a tout à parier pour que le bâillement qui terminera la scène soit le prélude d’un sommeil calme et de songes indifférents.

En somme, nos impressions sont des accumulateurs d’énergie, et si vous craignez leur fluide, il est prudent de les décharger avant de vous endormir.

C’est surtout à l’enfant, si sujet aux rêves, que cette méthode pourra servir, à la condition d’être appliquée par une mère intelligente et ferme. Celle-ci ne devra pas craindre de le réveiller quand l’ennui fermera, ses paupières pour recommencer encore le conte du rêve jusqu’à ce qu’il ne réagisse plus du tout en entendant le mot qui provoquait ses terreurs.

Par contre, qui veut se procurer des rêves sur un sujet qui lui promet des pensées ou des sensations agréables, doit provoquer fréquemment des impressions vives qui s’y rapportent et les chasser aussitôt de son esprit, sans succomber à la tentation de goûter à l’avance les plaisirs qu’il attend de ses songes. C’est ainsi que Michel, l’époux imaginaire de la Fée aux miettes, fermant son cœur à toute pensée impure lorsqu’il s’abandonne à la contemplation du [p. 48 – colonne 1] portrait de sa divine Belkis, trouve dans une suite ininterrompue de nuits de délices la récompense de sa fidélité.

YVES DELAGE.

NOTES

(1) M. Delbœuf a donné dans la Revue philosophique (1879, n°10) une savante analyse bibliographique des théories du rêve. Depuis, la question a été plusieurs fois reprise, mais plus souvent par des mystiques que par des esprits vraiment scientifiques.

(2) Voir E. Gurney, F. Myers et F. Podmore, Phantasms of the Living, 2 vol. London, 1886.

(3) Le Sommeil et les Rêves, 3e édit, Paris, 1865.

(4) Voir Maury, loc. cit., p. 70 et 120-125.

(5) Phatasms of the Living, vol, II, p. 380-448.

(6) Maury (loc, cit,. p. 115) a montré que la simple assonance des mots suffisait pour évoquer les idées correspondantes. Il rêve d’un pèlerinage â la Jérusalem, et cela l’amène à rèvcr d’une pelle en zinc qui lui était donnée par le chimiste Pelletier. J’évite pour abréger de citer mes rêves personnels, qui seraient plus longs à exposer et n’apprendraient rien de plus.

(7) Et, par parenthèse, cela ne m’étonne nullement. Dans le rêve, le sens critique étant tout à fait endormi, les choses les plus extravagantes nous semblent naturelles. Depuis que j’ai fait cette remarque, je cherche en vain une personne ayant rêvé qu’elle était étonnée.

 

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