Emmanuel Régis. Les aliénés peints par eux-mêmes. Partie 4. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), première série, 1883 en 5 partie distinctes (voir ci-dessous) (pp. 642-655).

regisecritsalienes1-0002-copieEmmanuel Régis. Les aliénés peints par eux-mêmes. Partie 4. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), première série, 1886 en 5 partie distinctes (voir ci-dessous) (pp. 118-126).

Article en 5 parties. Les troispremières parties déjà en ligne sur note site.

Emmanuel Régis (1855-1918). Bien connu pour son célèbre Manuel de psychiatrie qui connut six éditions sous deux titres différents : Manuel pratique de médecine mentale (1885 et 1892) – Précis de psychiatrie (1906, 1909, 1914, 1923). – Très sensible aux idées freudienne il publie un ouvrage commun avec Angelo Hesnard, La Psychanalyse des névroses et des psychoses en 1914. – Il est l’auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs dizaines d’articles. Nous avons, parmi ceux-ci, mis en ligne sur note site;
La dromomanie de Jean-Jacques Rousseau. Paris, Société d’imprimerie et de librairie, 1910. 1 vol. in-8°, 12 p.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images sont celles de l’article original, sauf le portrait qui a été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 642]

LES ALIENES PEINTS PAR EUX-MEMES (1)

VII

MANIE RAISONNANTE OU FOLIE MORALE

Je continue ma publication d’écrits d’aliénés par l’auto-observation d’un malade appartenant à cette catégorie si intéressante et si étrange d’aliénés qu’on appelle fous raisonnants, fous moraux, fous lucides.

Celui, dont il s’agit ici, peut passer pour un des types de cette variété d’aliénation mentale. Intelligence vive et développée mais sans pondération, propension naturelle et pour ainsi dire impulsive aux actes pervers et délictueux, tendance perpétuelle au mensonge et à la tromperie, habileté consommée, appropriation d’un nom et d’un titre, délire ambitieux et inventions de toutes sortes dont l’absurdité se [p. 643] déguise sous des dehors presque sensés, tout est réuni ici pour faire de ce cas un des exemples les plus nets de la folie raisonnante à type intellectuel aussi bien que moral.

Voici l’histoire de la vie du malade écrite par lui-même ou plutôt sa double histoire, celle de son incarnation pathologique et celle de sa vie réelle avec son nom véritable.

Dr E. RÉGIS.

FAUR, DE LA RIVIÈRE

Le colonel Faur de la Rivière épousa, à Paris, Mlle Larcé, fille du naturaliste de ce nom, et mourut un an après son mariage, laissant sa veuve enceinte d’une fille qui, née dans le temps légal, fut baptisée sous les noms de Amélie Faur de la Rivière. Trois ans plus tard, Mme Ve Faur de la Rivière ayant mis au monde un enfant mâle, cet enfant dut porter le nom de fille de sa mère et reçut, au baptême, les noms de Antoine Larcé.

Mme Ve Faur de la Rivière étant décédée, sa fille légitime fut mise en pension chez les Ursulines et son fils naturel fut conduit d’abord chez un monsieur de Chaulière, son cousin, puis chez un de ses oncles, M. Eugène Mazière, qui, lorsqu’il en eut l’âge, lui fit apprendre le métier de peintre en décors.

En 1842, le 15 mars, Mlle Amélie Faur de la Rivière, accoucha d’un fils naturel qui fut tenu sur les fonds baptismaux par le docteur Pontet, et reçut les noms de Joseph-Armand Faur de la Rivière. Dès lors, bien qu’elle fut fille, Mlle Amélie prit le titre de veuve Faur de la Rivière. Elle éleva son fils, boulevard Voltaire, où elle eut pour bonne Mlle Adélaïde Lafleur. Mlle Amélie Faur de la Rivière étant décédée en 1849, son fils fut conduit chez M. Eugène Mazière, alors professeur à Châlons ; peu de temps après, J. Faur de la Rivière fut conduit à Dôle dans un établissement des Jésuites où il ne resta que quelques mois, puis il fut confié aux soins d’un prêtre qui le conduisit à Marseille où ils s’embarquèrent à bord d’un navire hollandais en partance pour Tien-Sem, petite crique du littoral du Kiang-Nan (Chine) où ils débarquèrent et d’où ils se dirigèrent sur Zi-Ka-Wey, résidence des missionnaires de la [p. 644] Compagnie de Jésus, distante d’environ quatre kilomètres de Shang-Haï ; ils y furent reçus par le R. P. de Carrère, Vicaire apostolique de la province et tuteur de J. Faur de la Rivière.

M. Faur de la Rivière, ne répondant pas aux vues des R, P., ceux-ci empêchèrent qu’il apprit couramment la langue chinoise, redoutant qu’il fit une propagande nuisible à la leur. Cela se conçoit si, tenant compte de l’esprit des Jésuites en Chine, on considère que les professeurs de J. Faure de la Rivière avaient lu dans ses cahiers de physique cette proposition un peu trop osée : « La cause de la gravitation semble pouvoir être expliquée par l’extension continuelle, par mouvement indéterminé, de l’Univers, limité par l’infini et considéré comme une sphère extensible à l’infini; » et dans son cahier de philosophie, cette proposition subversive : « Dieu est le + x de toutes les équations philosophiques — les absurdités ‘théologiques. » Aussi les bons pères ne s’en tinrent-ils pas à la proscription de la langue chinoise, ils voulurent aussi proscrire l’étude des sciences naturelles. Faur de la Rivière pouvait leur sacrifier tout excepté L’étude des sciences ; aussi déclara-t-il aux R. P. vouloir partir ; ce qu’ils lui accordèrent d’autant plus volontiers, qu’ils s’attendaient à le voir rentrer au bercail peu de temps après ce qu’ils appelaient une fugue éphémère. Ils ne firent donc point de sérieuses difficultés pour lui remettre environ quatre-vingt mille francs qui lui revenaient du côté maternel, et le laissèrent partir. Mais les bons pères, malgré leur finesse d’observation, s’étaient mépris sur le caractère de Faur de la Rivière. Le voyant toujours céder humblement à leurs remontrances, ils avaient pris sa modeste humilité pour de la faiblesse. Faur de la Rivière les désabusa, car bien qu’il ne fût âgé que de17 ans, il ne revint pas ; vit l’Asie, passa en Afrique, puis en Europe, parcourut successivement une partie de la France, de la Suisse, de la Belgique, l’Allemagne, la Grèce, la Turquie et s’étant rendu à Saint-Pétersbourg, il écrivit à M. le docteur Pontet plusieurs lettres sur l’entomologie ; ses lettres traitaient des hémiptères et de la similitude des annelés sur les différents points qu’il avait parcourus.

De Saint-Pétersbourg, Faur de la Rivière retourna en Afrique avec la résolution de mener à fin une découverte dont il avait idée depuis l’âge de 15 ans et que, depuis, il avait vaguement poursuivie. [p. 645]

Considérant les différents travaux entrepris dans le but de fixer les couleurs du spectre solaire, il se dit que la chose était possible, et que si l’on fournissait des couleurs au soleil, il pourrait sans doute les distribuer. Puis il se reporta à l’idée de l’unité de la matière qu’il avait puisée dans la doctrine de Confucius, où elle est traitée en principe, bien qu’elle y soit recouverte d’un voile très épais. Il accepta donc avec transport les idées modernes ne considérant comme primitives que trois couleurs seulement, construisit une chambre obscure triple et, par superposition des trois épreuves, il obtint ce qu’il avait rêvé : des photographies colorées et fixes.

Faur de la Rivière avait alors 24 ans ; il habitait la Sainte, jolie bourg d’Algérie éloigné de trente kilomètres environ de la ville d’Alger. Près de la Sainte s’élève, non loin de la mer, un plateau sur lequel gisent les ruines du tombeau des rois de Mauritanie, d’où la vue embrasse un magnifique panorama encadré par les montagnes et par la mer sur la côte de laquelle on découvre Alger y graduant son amphithéâtre. A cette époque (mai 1866), M. Mar-Cotti, ingénieur civil, cherchait à découvrir la véritable entrée du tombeau des rois de Mauritanie dont l’épaisseur des ruines déroutait les chercheurs. Après de très longs et très ardus travaux préliminaires destinés à trouver le centre du tombeau, M. Mar-Cotti y fit établir trois sondes, dont l’une tomba de deux mètres vers la fin de la première quinzaine de mai. Avec une ardeur et un courage inouïs, en quelques jours, des milliers de mètres cubes de pierres furent enlevés, et vers le 27 mai, l’entrée du tombeau des potentats Maures était découverte et forcée.

M. le maréchal de Mac-Mahon, alors gouverneur de l’Algérie, ayant été avisé, vint au tombeau accompagné de Mme la maréchale son épouse, de Mme la maréchale Niel, de M. le général Faidherbe et de la plupart des officiers de l’état-major ; Faur de la Rivière entra à leur suite dans l’intérieur du tombeau, où la crédulité populaire avait entassé des trésors et où ils trouvèrent de la poussière séculaire !!!

Cependant Faur de la Rivière n’était pas satisfait de sa découverte, il avait rêvé, ou du moins il lui semblait avoir rêvé mieux : il fallait trois épreuves pour une photographie, il voulait l’unité. [p. 646]

Il lui restait peu des fonds qu’il avait reçus des jésuites, heureusement, depuis 1860 il recevait une rente de mille francs par trimestre ; il retourna en Asie. Un jour s’étant servi d’un morceau de cire jaune pour faire un fil à plomb, il fut émerveillé de voir qu’éclairée par un rayon de soleil tamisé à travers la verdure de plantes grimpantes qui encadraient la fenêtre de la chambre où il travaillait, la cire de son fil à plomb s’irisait et lui paraissait jaune, rouge et bleue. Il songea qu’il n’y avait qu’une couleur : le jaune.

Depuis longtemps poursuivant l’unité partout où il pouvait la pressentir, il avait, en expérimentant sur le flux, saisi la différence qui existe entre la lumière et la clarté. Pour que la clarté jaillisse dans les ténèbres et les dissipe, il faut, se disait-il, que la lumière y soit ; et dès lors il considéra la lumière comme étant, tout à la fois infuse et diffuse dans la matière, et la clarté, tantôt comme l’effet de l’action de la lumière sur la matière, tantôt comme l’effet de l’action de la matière sur la lumière. Pour lui, la lumière fut cet état d’hésitation de la matière qui va céder au mouvement, aussi bien que l’état du mouvement matériel qui va réagir sur lui-même et s’accélérer ; de là deux pôles dans toute sphère luminifère. Mais la preuve de cette théorie hypothétique ? — Il la chercha dans l’étude des mélanges détonants et observa que certaines substances minérales ou métalliques réduites en poudre font détonner ; le mélange dans l’obscurité sans produire de clarté. Il fit une autre expérience sur les solutions sensibles à la lumière, telles que les solutions de sel d’argent et trouva que certaines substances, les mêmes que pour l’expérience précédente, noircissent, dans l’obscurité, les solutions sensibles.

Le brome, l’iode et le chlore, combinés sous l’influence de l’ozone, lui livrèrent le véritable secret de l’aquarelle solaire. C’est qu’en effet, il avait compris que si les dissolutions de certains sels sont sensibles, c’est que les mouvements luminiféraires et clariféraires ou peut-être mieux lucifèraires y sont inégaux, et que l’altération que ces dissolutions éprouvent est le résultat de l’égalité de ces deux mouvements. Ce qui lui ouvrait un vaste champ de spéculations scientifiques dans le domaine de la botanique, si fécond en phénomènes de ce genre. [p. 647]

LARCÉ.

En 1842, le 15 avril, Mlle Berthe Duluc, ouvrière en linge, non mariée, mit au monde un enfant mâle qui, reconnu par son père naturel, fut baptisé sous les noms de Larcé, Jules-Frédéric. Son père naturel était Adolphe Larcé, fils naturel de Mme veuve Faur de la Rivière. Peu de temps après la naissance de son fils ou peut-être bien avant, s’étant compromis à Paris par quelques libelles politiques, il alla habiter Epernay sous le nom d’Adolphe Faur, et exerça la profession de peintre. Berthe Duluc mourut en 1846. Jules Larcé fut conduit chez son père qui, à cette époque, habitait Avenay.

De 1846 à 1855, Larcé habita successivement les villages d’Avenay, d’Ambonnay et de Condé. Abandonné à lui-même, il vécut en vagabond et vola.

En février 1855, il fut condamné pour vol à treize mois de prison par le tribunal correctionnel d’Epernay, lequel lui fit l’application de l’article 67 du code pénal.

En octobre 1856, il fut condamné, pour vol et escroquerie, à un an de prison par le tribunal correctionnel de Reims, qui lui fit aussi l’application de l’article 67.

En octobre 1857, Larcé, sur l’intelligence de qui la prison semble avoir eu une influence périclitive, fut considéré, par le tribunal de Châlons-sur-Marne, pour les délits de vagabondage et de mendicité, comme ayant agi sans discernement, acquitté du jugement et envoyé dans une maison de correction jusqu’à l’âge de dix-huit ans. En ce cas, c’est l’article 66 qui lui fut appliqué.

regisecrotsalienes4-1

Fac simile d’après photographie des_Mémoires d’Hersilie_Rouy_(1814-1881).

En 1859, il fut mis en liberté provisoire chez un cultivateur d’un village de l’Aube, le sieur Poussain, Eugène, qui l’employa comme berger jusqu’à sa libération, 15 avril 1860. Vers le commencement de cette année-là, Larcé, dont le père s’était fait appeler Adolphe Faur, reçut, par l’intermédiaire de M. Poussain, son maître, avis qu’il lui serait servie une rente annuelle de 4,000 francs, mais il n’en toucha pas un centime, cette rente étant destinée à son cousin Faur de la Rivière. A sa libération, Larcé alla servir comme berger chez Mme veuve Pichel, à Chaumont, puis à Trannes (Aube), chez M. Fabre, fermier du maire de la localité.

En octobre 1860, Larcé fut condamné pour vol et [p. 648] escroquerie à dix-huit mois de prison par le tribunal de Reims (Marne).

En mai 1862, Larcé fut condamné pour, vol à deux ans de prison par le tribunal d’Arcis-sur-Aube.

La même année, en novembre, il fut condamné pour vol à cinq années de prison et cinq années de surveillance. Il faut que le tribunal ait prononcé la confusion de ces deux peines, car Larcé fut libéré en novembre : 1867. Il avait subi sa peine en Corse, où par conséquent il était lorsque Faur de la Rivière assistait à l’ouverture du tombeau des rois de Mauritanie (Algérie), en 1866. Larcé étant condamné à la surveillance, sa résidence obligée fixée pour Avenay (Marne), indique clairement qu’il s’agit ici du cousin de Faur de la Rivière..

Depuis-cette époque, de Larcé, Jules, berger, plus n’est question, mais, en 1869, un individu beaucoup plus instruit que ne pouvait l’être Larcé, Jules, quelle qu’ait été d’ailleurs son intelligence, fut, en mars, condamné par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, à dix ans de prison et dix ans de surveillance pour tentative d’escroquerie. Cet individu, c’est l’auteur du présent mémoire. Transféré à à la maison centrale de Nîmes, j’essayai de revendiquer mon identité, mais au mois de mai suivant, M. Noblot, directeur de la maison centrale, me fit appeler dans son cabinet, et me montrant des papiers dont il ne voulut point me laisser lire le contenu, me dit que j’avais contrefait la signature de l’Empereur. Je me mis à rire, mais il me menaça de me mettre au cachot si je ne lui prouvais de suite n’être point l’auteur de ces pièces. Je lui fis observer qu’en ce cas il devait m’en donner connaissance ; il ne le voulut point. Alors, lui dis-je, commençant à m’indigner, veuillez, monsieur, me dire où et quand ces pièces ont été remises à la poste ? Il en examina les timbres et me répondit : « A Paris, le 3 avril dernier. » Je lui fis observer que c’était, précisément la date de mon entrée à la maison centrale. Il s’inclina et me renvoya à mon atelier.

Au mois de janvier 1870. M. Noblot m’ayant fait venir à son cabinet, me dit qu’il avait ordre de m’envoyer en cellule pour avoir contrefait la signature de M. le ministre Forcade de la Roquette. Je restai en cellule pendant un mois environ. M. le Préfet du Gard et M. le Procureur général étant venus visiter la maison centrale, je fus conduit [p. 649] au cachot jusqu’après leur visite, et bien qu’ils visitassent les cellules, je ne pus pas les voir et par conséquent il me fut impossible de leur présenter mes réclamations.

En février 1871, M. Couart, alors directeur de la maison centrale, me fit comparoir au prétoire, et après un déluge d’ordurières injures, me dit, qui le croira ? Que j’avais contrefait la signature de Larcé, Jules, depuis deux jours, Je lui fis observer que m’étant querellé avec le contre maître libre de mon atelier, j’étais en cellule depuis huit jours ; il passa outre mon observation et me condamna à la cellule jusqu’à nouvel ordre. J’y restai un mois au pain sec et sans fourniture de literie.

Cependant, j’avais obtenu du ministère de M. Lambrech l’autorisation d’avoir du papier et des livres à ma disposition et j’écrivais après ma fâche remplie (j’étais à l’atelier de sculpture sur bois pour pipes et je remplissais ma tâche de 1 fr, 50 par jour en quatre heures), lorsque, sur l’envoi d’un mémoire adressé à l’Académie des sciences de Paris, je reçus la visite de M. Dumas, qui me dit que bien qu’il ne croyait pas à la possibilité de fixer les couleurs du spectre solaire, je pourrais expérimenter à mes frais ; je remarquai que M. Dumas me parlait beaucoup des antécédents de Larcé et que M. Bompars, alors directeur, s’empressait de répondre pour moi, de sorte que je ne pus placer que quelques mots insignifiants. L’administration des prisons ne me permit jamais de profiter de l’autorisation du ministère et je ne pus mettre ma découverte à jour.

En 1872, M. Bompars m’envoya au cachot pour avoir, disait-il, contrefait la signature de M. Thiers, alors président de la République. Comme il se trouvait un inspecteur général à la maison centrale, j’obtins la permission d’écrire à M. le Procureur général de Nîmes et à M. Barthélémy Saint-Hilaire, secrétaire de M. Thiers, et, sur ma demande, je fus transféré de la maison centrale à la maison d’arrêt, où l’instruction de l’affaire me dévoila une intrigue qui, partant du cabinet du directeur, s’étendait jusque dans les bas-fonds de la prison, où elle avait pour instrument les détenus les plus immoraux de la maison.

M. Bompars qui, disait-il, voulait me sauver, essaya de me faire Miolé et Carcassonne, qui me déclarèrent exempt d’aliénation mentale ; j’obtins un jugement et je fus acquitté. Les preuves de mon innocence étaient tellement évidentes que ce fut M. le Substitut du Procureur de la République qui prit ma défense. La leçon ne profita pas à M. Bompars, qui visait la croix d’honneur et se voyait compromis par mon acquittement ; il profita de l’arrivée de M. de Goulard au ministère de l’intérieur, en remplacement de M. V. Lefranc, pour obtenir, en me présentant comme homme dangereux, l’ordre de mon transfert sur la maison centrale de Clairvaux, où M. Bompars avait été inspecteur, et où je devais être maintenu en cellule.

Lors de l’instruction de cette dernière affaire, j’eus la preuve que plusieurs de mes lettres avaient été remplacées par d’autres, que mon mémoire adressé à l’Académie avait été remplacé par un conte où Larcé Jules avouait tous ses antécédents judiciaires, conte brodé sur des renseignements que je m’étais procuré relativement à Larcé et qui m’avaient été dérobés, le tout couronné d’une hypothèse ridicule sur la formation des mondes. Quant à la question d’identité, elle avait été soigneusement écartée par M. le Juge d’instruction, sous prétexte que la loi ne permet point à un juge de rechercher la paternité.

J’arrivais à Clairvaux le 31 décembre 1872. Mes livres et mes papiers me furent retirés et je fus enfermé dans un affreux cabanon, où je serais resté sans jamais lire ni écrire, si je n’étais parvenu à établir des relations avec un condamné politique, qui me fit parvenir papier, encre et plumes, et qui fit partir en son nom, sous pli fermé, une lettre que j’adressais à M. le Ministre de l’instruction publique, avec une note sur l’intelligence humaine. Quinze jours après, je fus mis dans une cellule plus éclairée, j’eus une chaise, une table, mes livres, et j’obtins l’autorisation d’acheter du papier.

Environ quatre ans et demi après que je fus en cellule, le 17 janvier 1877, alors que l’asile pour les aliénés condamnés était établi à Gaillon et qu’on allait discuter un projet de loi tendant à ce que la peine des condamnés aliénés ne courût point tant qu’ils seraient en traitement, je fus transféré à l’asile d’aliénés de Saint-Dizier (Haute-Marne), où le docteur Lapointe, tout en me disant que je n’étais point fou, portait ces notes médicales : Voit des [p. 651] anges, entend des voix, présente des traces de paralysie partielle, délire, extravague ; dont je trouvai la minute et que j’envoyai à une personne influente. Six semaines après, M. Lapointe était destitué et remplacé par M. le docteur Cortyl.

En janvier 1878, je fus transféré à la maison centrale de Gaillon (quartier spécial),

De Nîmes j’avais apporté à Clairvaux 144 francs de pécule réservé, 4 fr. 01 de pécule disponible, un couteau, un canif, une glace et quatorze volumes. A Clairvaux j’avais gagné 82 francs et acheté huit volumes, j’y avais écrit les manuscrits suivants : Origine des mondes. — Esprit et matière. — Une funeste doctrine. — Autobiographie d’un homme dangereux. — Etudes sur les prisonniers et les administrateurs des prisons. — Recherches sur la cause de ïa récidive des condamnés. — Origine du langage. — Electro-thérapeutique. — Etudes sur l’âme humaine. — Le petit carême du solitaire. — Les chants du solitaire de la vallée d’absinthe (poésie). — Une dizaine de cahiers à’anatomie, comprenant le système nerveux, le système veineux et artériel, l’ encéphale, l’ abdomen, la circulation, le foie, la rate, les muscles de la couche superficielle, etc. — Différentes notes scientifiques, littéraires, historiques, etc. Je réclamai donc 226 francs de pécule réservé, vingt-deux volumes et mes manuscrits ; bien que tous les autres condamnés qui venaient des autres maisons centrales reçussent et leur pécule réservé et tout ce qui leur appartenait, M. le docteur Hurel étouffa toutes mes réclamations sous la douche et ne laissa sortir aucune de mes lettres.

L’époque de ma libération arrivée (12 mars 1879), je fus enfermé dans une cellule, et de là mis à l’infirmerie, où pour la première fois j’eus occasion de toucher la 29e  bosse de Gall, bien saillante sur le crâne de M. Boro, condamné à perpétuité.

Le 29 mars, je fus transféré à l’asile d’aliénés d’Evreux, au compte du département de la Seine. M. le docteur Broc, traduisit ce que je lui écrivis au sujet du tombeau des rois de Mauritanie par cette phrase : « Se dit l’ami intime du maréchal de Mac-Mahon, » et ce que je lui écrivis au sujet de M. Dumas par celle-ci, non moins laconique : « Se dit très connu de l’Institut. » Puis il m’inscrivit : Halluciné de l’œil et de l’ouïe ; ayant des idées de grandeur, des idées de [p. 652] persécution, délirant, mélancolique, me disant Faur de la Rivière, ayant des troubles. Quelques jours après mon arrivée à Evreux, je fus appelé à travailler chez M le docteur Galopain, qui dut faire un rapport sur mon compte. Ce rapport, que j’ai démontré être en contradiction avec ce que disait de moi M. Broc, fut supprimé de mon dossier.

Vers la fin de mai, M. Broc me retira de chez M. Galopain pour m’employer comme sous-secrétaire. Pendant neuf mois je travaillai avec M. Quid’beuf, un type de véritable honnêteté, qui peut attester que je n’ai jamais eu pendant ces neuf mois, de troubles intellectuels manifestés par des erreurs sérieuses dans les écritures qui m’étaient confiées et que jamais je n’ai gâté une seule feuille de papier timbré bien que j’en employasse une dizaine par mois.

Voyant que M. D. actuellement à l’asile de Sainte-Anne, allait être rendu à la liberté et qu’il n’était pas question de me renvoyer, j’écrivis une lettre au ministère de l’intérieur et je la remis à M. D., qui la mit à la poste.

En janvier 1880, sans douté à la suite de renseignements demandés sur mon compte par le ministère ou par la préfecture de la Seine, M. Broc, voyant que M. Quid’beuf attestait que je n’avais aucun trouble intellectuel, voulut me faire travailler à la pharmacie. Un employé de l’économat qui me portait beaucoup d’intérêt, m’ayant avisé qu’il y avait beaucoup d’erreurs dans les écritures de la pharmacie et que tôt ou tard, si j’y mettais la main, on imputerait ces erreurs à quelques troubles intellectuels de ma part, je refusai d’y travailler. Alors M. Broc me fit conduire à la surveillance continue où je restai un mois environ, lorsque j’en sortis un employé me remit un travail intitulé : Solution récente d’un problème ancien adressé à l’académie de Paris et que j’avais remis à M. Broc environ neuf mois avant, mais qu’il n’avait pas envoyé à son adresse. Un soir, je sortis de l’asile et j’allai porter à la boîte aux lettres d’Evreux un pli à l’adresse de M. le Ministre de l’intérieur, puis je rentrai à l’asile ainsi que je le déclarai dans ce pli mais mon absence ayant été remarquée, bien que personne ne m’ait vu rentrer, je fus renvoyé à la surveillance continue. M. Broc, para la botte que je lui avais portée, en faisant sur mon compte un rapport exagéré et faux à M. le Directeur de l’Assistance publique. [p. 653]

J’écrivis à M. le Procureur de la République qui vint me voir et me dit de lui adresser un mémoire, ce que je fis le 4 avril. Je demandais la visite de médecins aliénistes plus intègres que M. Broc. M. le Procureur de la République me répondit que cela coûterait trop cher, que M. Broc allait quitter l’asile et que je serais visité par son successeur ; je pris donc patience, et, en effet, M. Broc alla à Rouen et fut remplacé par M. le docteur Brunet qui resta plus de quinze jours sans m’adresser la parole, voyant que je restais toujours confondu avec les hommes dangereux, je priai M. le Préfet de la Seine de me faire transférera l’asile de Bicêtre où il y a un quartier de sûreté et dans la même lettre par une pièce de vers, à la mesure de ceux de Juvénal, je souffletai vigoureusement les Filles de la sagesse (les religieuses) qui s’étaient permises d’insulter à ma misère. Cette lettre, M. le Préfet de la Seine la reçut par l’intermédiaire de M. le Procureur de la République à qui je l’avais adressée.

Quelques jours après l’envoi de cette lettre, M. le directeur Brunet me fit appeler dans son cabinet et me montrant ma lettre portant le timbre de la préfecture de la Seine, il me dit brusquement que M. le Préfet de la Seine ne voulait pas de moi.

M. Brunet m’interrogea sur mon nom, bien que la lettre qu’il avait sous les yeux lui prouvait que je ne me disais point Faur de la Rivière ainsi que l’affirmait M. Broc, puisqu’elle était signée Larcé dont j’acceptais tous les antécédents me réservant de réhabiliter, par une conduite honnête et laborieuse le nom que la force des circonstances m’avait imposé. M. Brunet me dit qu’il ne tiendrait pas compte des notes médicales de M. Broc et me renvoya. Depuis, j’eus toute liberté dans l’asile, mais je n’abusais jamais de la confiance que l’on eût en moi. Je fis des musiciens, je réorganisai la fanfare qui n’existait plus, j’appris la transposition à première vue du plain-chant à toutes les dominantes et seul sans professeur, j’appris à toucher de l’harmonium, j’enseignai aussi les éléments de la lecture et de l’écriture à M. le Surveillant-chef à qui on n’avait jamais pu apprendre à lire couramment dans un livre ; aujourd’hui M. le Surveillant-chef lit toutes les écritures manuscrites et peut même rendre sa pensée par écrit, il connaît les quatre règles de l’arithmétique : c’est tout ce [p. 654] que j’ai pu lui apprendre en dix mois de huit heures du soir à onze heures. Je fis aussi bon nombre d’aquarelles que je vendis 5 et 6 francs.

Cependant le temps s’écoulait, et de me faire sortir point n’était question. Au mois d’août dernier, je remarquai que voulant apprendre l’accompagnement de la musique, cela ne plût pas à M. l’Aumônier qui ne m’en parla point mais qui commença à ne pas se conformer à l’ordre des offices qu’il me donnait par écrit, de sorte que lorsque je donnais le ton d’un chant, il entonnait un autre chant, ce que je fis remarquer à M. le Chef de la fanfare, disant que si cela se renouvelait je serais obligé d’abandonner l’harmonium, attendu que M. le Directeur prendrait pour des troubles intellectuels de ma part ce qui n’était qu’erreur ou calcul de la part du prêtre, qui prétendait que je n’étais point musicien. Le fait s’étant reproduit j’abandonnai l’harmonium. Ce qui, je le savais, devait me mettre la communauté à dos. En effet, vers le 15 septembre, le surveillant en chef médit que Mme la supérieure ne voulait plus que j’allasse me promener dans le jardin, attendu que j’avais des relations avec une surveillante à qui je montais la tête. Si l’insulte m’avait été simplement individuelle, je m’en serais vengé comme de la première par quelques joyeux couplets au sujet de la fête de la supérieure, mais je compris toute la perfidie de cette religieuse se servant de moi, condamné libéré, soi-disant fou de la pire espèce, pour déshonorer une fille honnête et modeste qui voulait aller se placer en ville et n’avait jamais échangé plus de vingt paroles de suite avec moi, et jamais en particulier. Passer silencieusement sur cette infamie eut été une lâcheté, je ne voulus pas commettre la seule de ma vie à ce propos, et j’écrivis contre les Sœurs, mais je le fis franchement, sans détour, avec une impitoyable fermeté mais sans exagération, je ne les idéalisai point, je fus d’un réalisme accablant mais nécessaire. J’eus même la loyauté de poser un ultimatum, celui de ma tolérance philosophique, à M. l’abbé, leur directeur, qui me traita de farceur.

Alors je fus enfermé à la surveillance continue, et mes papiers et mes livres me furent retirés. Enfin, on me fit enfermer dans une cellule obscure et froide le 20 janvier, puis dans une cellule semi-obscure et chauffée, d’où après deux semaines d’attente vaine, je me suis échappé dans la [p. 655] nuit du 6 au 7 février pour me rendre à Paris où je suis arrivé le 8 février à la préfecture de police. Je fus présenté à un docteur qui me crut faible d’esprit, transféré à Mazas je m’en souvins dans ma cellule et j’écrivis une pièce de vers avec un tronçon de plume et de l’encre faite avec de la croûte de pain brûlé et quelques clous.

Transféré à l’asile de Sainte-Anne, j’y attends tranquillement l’arrêt de la science convaincu qu’il ne peut m’être défavorable.

M. Brunet dit que je veux m’appeler Faur de la Rivière qu’il le prouve en montrant un seul écrit de ma main signé de ce nom. Ce docteur dit que j’ai des idées de persécutions. S’il en était ainsi je ne fusse pas venu à Paris me remettre, plein de confiance, entre les mains de la médecine mentale. Que j’ai du délire. — Où le prend-il ? Quelle forme revêt-il ? — Des hallucinations de l’œil et de l’ouïe. Je le nie, qu’il le prouve scientifiquement. Je ne me souviens que d’une seule aberration d’esprit : celle par laquelle je crus M. Brunet aliéniste intègre.

Asile Sainte-Anne le 10 mars 1882.

LARCÉ.

LAISSER UN COMMENTAIRE