Émile Littré. La double conscience. Fragment de physiologie psychique. Extrait de la revue “Philosophie positive”, (Paris), septième année, tome XIV, janvier à juin 1875, pp. 324-336.

Émile Littré. La double conscience. Fragment de physiologie psychique. Extrait de la revue “Philosophie positive”, (Paris), septième année, tome XIV, janvier à juin 1875, pp. 324-336.

 

Une des premières contribution à l’étude du dédoublement de la personnalité avec ceux d’Azam [en ligne sur notre site].

Émile Maximilien Paul Littré (1801-1861). Médecin, lexicographe, philosophe et homme politique, connu surtout pour des Dictionnaire de la lange française. Nous renvoyons aux nombreux travaux bio-bliographiques qui lui sont consacrés.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 324]

LA DOUBLE CONSCIENCE

FRAGMENT DE PHYSIOLOGIE PSYCHIQUE

Je nomme double conscience un état dans lequel le patient ou bien a la sensation qu’il est double, ou bien, sans avoir connaissance de la duplicité, a deux existences qui n’ont aucun souvenir l’une de l’autre et s’ignorent respectivement.

I

Cas où le patient a la sensation d’étre double.

M. le docteur Krishaber (1) le premier, a fait de cet élat siuguIier l’objet d’une étude particulière. Voici les dires des malades tels qu’il les a recueillis.

1° Un malade voulut parler; mais il dut s’interrompre, tant le son de sa propre voix l’étourdissait: elle lui paraissait étrange et comme ne lui appartenant pas. “Il m’a semblé rêver, nous dit-il, et ne plus être la même personne. Il m’a Iittéralement semblé que je n’étais pas moi-même (p. 8).

“Si, au lieu de ne tenir aucun compte de ce que nous dit ce malade, écrit M. Krishaber, nous en prenons note purement et simplement, et que, plus tard, un autre individu, atteint comme le premier de vertige, d’insomnie, éprouve la même sensation [p. 325] et l’exprime par une phrase identique, il faudra bien admettre qu’ele est l’expression d’un trouble déterminé (p. 11).”

2° M*** avait eu des cauchemars très-pénibles qui se terminaient par de véritables attaques de catalepsie de très-courte durée. A la même époque, il avait de temps en temps une conception bizarre qui consistait à se croire double (p. 12)… Il concevait des doutes sur son existence: il lui semblait qu’il n’était pas lui-même, et il pouvait à peine croire à l’identité de sa propre personne (p. 14)… II était constamment étonné; il lui semblait qu’il se trouvait en ce monde pour la première fois. Il n’y avait dans son iesprit aucun rapport, aucune relation entre ce qui l’entourait et son passé. Il n’était pas le même homme qu’avant, il avait comme perdu la conscience de lui-même ; et c’est ainsi qu’il arriva quelquefois à cette conviction si étrange en elle-même, qu’il n’existait plus (p. 18).

3° Un malade décrit ainsi son état : “ Souvent il me semble que je ne suis pas de ce monde ; ma voix me paraît étrangère… Très souvent, en vérité, je ne sais si je rêve ou suis éveillé ; il me semble que je ne suis pas moi-même (p. 30).”

4° La malade formula quelquefois cette étrange phrase si familière aux malades atteints comme elle : “ Il me semble que je ne suis pas moi-mème (p. 37). “

5° Un malade s’exprime ainsi : “ Une idée des plus étranges, mais qui m’obsède et s’impose à mon esprit malgré moi, c’est de me croire double. Je sens un moi qui pense et un moi qui exécute; je perds alors le sentiment de la réalité du monde ; je me sens plonger dans un rêve profond, et ne sais pas si je suis le moi qui pense ou le moi qui exécute. Tous les efforts de ma volonté n’ont pas de puissance sur ce bizarre état qui s’impose à mon esprit (p. 46)”

6° Chez un malade, des conceptions fausses sur le monde extérieur et sur lui-même se produisirent ; mais le malade s’en rendit très-bien compte, et, formulant cette phrase : il me semble que je suis changé, il savait parfaitement que rien n’était changé que la perception do ses sens troublés (p. 78).

7° A un malade il sem blait quelquefois être un automate, il se sentait en dehors de lui-même; mais il savait parfaitement, et il se répétait souvent, que ces sensations étaient fausses quoiqu’elles s’imposassent constamment à son esprit (p. 80).

8° Les rarcs réponses qu’on put obtenir de Mlle*** prouvaient [p. 323] qu’elle avait gardé, au milieu de troubles profonds, toute l’intégrité de son intelligeuce ; mais elle disait fréquemment qu’elle ne se connaissait plus, qu’il lui semblait qu’elle était devenue une autre personne (p. 83).

9° Il semble à un malade que sa tète est vide, qu’elle n’est pas à lui,} qu’elle ne tient pas à son corps, que ses idées vont se perdre (p. 88).

10° Il semble au malade que sa tête n’est pas à lui, ou qu’il doit perdre la raison (p. 110).

11° Mlle X a des troubles de perception qui lui font dire qu’il lui semble qu’elle ait deux moi. Il faut peu de chose pour déterminer cette incohérence de la cosncience. Ccpeudant elle a toujours été maitresse d’elle-mème (p. 125).

12° Chez un malade il se produisit des perceptions perverties couscientes; Il lui semhlait qu’il n’était pas lui-meme (p. 142).

13° La rnalade a des conceptions perverties conscientes; elle dit qu’il s’est produit dans sa tète quelque chose de très-pénible, mais d’indéfinissable. “ Quelquefois, dit-elle, il me semble n’être pas moi-même, ou bien je me crois plongée dans un rêve contiuuel” (p. 146°

14° Un malade dit :“ Je perds quelquefois jusqu’à la notion de ma propre existence ; je me sentais si complètement changé qu’il me semblait être devenu un autre. Cette pensée s’imposait constamment à moi, sans que cependant j’aie oublié une seule fois qu’elle était illusoire. Je sentais bien que rnon intelligence était intacte, que mes sens étaient pervertis et me donnaient une notion fausse sur ce qui m’entourait; c’était une lutte incessante entre les impresssions involontaires et mon jugement (p.151) (2) ”

J’ai donné un extrait de tous les cas de M. Krishaber, et j’engage le lecteur à ne pas se rebuter de ces répélitons. Il acquerra, en les [p. 324] lisant la conviction que là est un phénomène pathologique déterminé et dû à des conditions constantes. Quelque étrange que puisse paraître un état mental où le pateint ne se reconnalt pas lui-même et doute de sa propre identité, quelque difflculté qu’il y ait d’accommoder cette conception morbide avec le moi ou con science, où l’on n’est pas habitué à se figurer une pareille dissociation, l’accumulation des faits observés par M. Krishaber en met la vérité hors de contestation.

A ces doutes sur la réalité du monde intérieur s’en joignaient sur la réalité du monde extérieur. Chez les malades observés par M. Krishahcr ce phénomène a été moins fréquent que l’autre; mais il a existé, et en voici les cas.

JM15

Chez un malade à qui il semblait qu’il n’était pas lui-même, le monde extérieur aussi avait changé de forme, d’aspect et de manière d’être (p. 142). — Un malade dit : “ Cent fois je touchais les objets qui m’entouraient ; je parlais tout haut pour me rappeler la réalité du monde extérieur, l’identité de ma propre personne. (p.9).”

Ce sont là deux seuls cas de trouble au sujet du monde extérieur rapportés par M. Krishaber. Dans la singulière névropathie qui fait l’objet de son mémoire, la notion du monde intérieur était beaucoup plus lésée que l’autre.

Enfin, un troisième phénomène, digne aussi de beaucoup d’attention, se manifestait chez les malades de M. Krishaber : plusieurs ne reconnaissaient pas leur voix ; leur propre voix leur semblait étrangère. Je me sers, pour rendre cet état, des expressions mêmes des malades.

Un malade, ayant reçu la visite d’un ami, voulut lui parler; mais il dut s’interrompre, tant le son de sa propre voix l’étourdissait; elle lui paraissait étrange et comme ne lui appartenant pas (p. 8). — Un autre malade : lorsqu’il parlait, sa voix lui semblait étrange, il ne la reconnaissait pas, et ne la croyait pas sienne (p. 14). — Un malade dit : “ Ma voix voix me parait étrangère (p. 30).” — Une malade di : “ Je ne reconnais pas le son de ma voix; il ne me semble pas que c’est moi qui parle (p. 67). “ — Chez un autre, aux bourdonnements d’oreille s’ajoutait une perturbation auditive qui empêchait le malade de reconnaître la nature et la provenance des sons ; sa propre voix lui semblait étrange, il en était de même de celle de ses interlocuteurs (p. 149). — “ Je ne reconnaissais pas le lieu de provenance des sons; et non-seulement [p. 325] la voix des interlocuteurs, mais même ma propre voix me semblait venir de très-loin. Toutes mes impressions étaient si étranges, que j’étais constamment étonné. Très-souvent il me semblait que ma tête n’adhérait pas au corps ; et il en était constamment de même pour mes jambes, qui semblaient se mouvoir sans intervention de ma volonté. Je reconnaissais cependant la forme des objets au toucher, je sentais nettement le sol en marchant (p. 152).

Ici, se présente un rapprochement fort intéressant. Ces voix semblant étrangères à ceux-là mêmes qui les font entendre rappellent un symptôme analogue que d’anciens narrateurs ont consigné à propos de maladies religieuses. C’est ce que l’on vit entre autres chez les convulsionnaires de Saint-Médard. “Il arrive souvent, dit Carré de Montgeron, que la bouche des orateurs prononce une suite de paroles indépendantes de leur volonté, en sorte qu’ils écoutent eux-mêmes comme les assistants, et qu’ils n’ont de connaissance de ce qu’ils disent qu’à mesure qu ‘ils le prononcent (3).”

La Fontaine, dans sa fable de Démocrite, parle des labyrinthes du cerveau, qui occupaient le philosophe abdéritain. L’expression est heureuse et je la conserve. En effet le cerveau, bien que circonscrit dans l’étroit emplacement de la boîtc du crâne, est un vaste organe où les explorateurs se perdent facilernent. Pourtant rien n’a découragé la recherche physiologique, qui, aidée de méthodes plus rigoureuses, d’expériences plus délicates et d’inductions plus assurées, a fait de véritables progrès dans la détermination des parties et de leur office. C’est ce progrès qui a permis à M. Krishaber de tenter une interprétation du phénomène pathologique qu’il a si bien mis en lumière.

“La localisation, dit-il, qui consiste à rattacher ces troubles fonctionnels à la partie de l’encéphale où a lieu l’élaboration des impressions sensorielles, me semble d’une logique rigoureuse.

“La physiologie expérimentale, muette ou à peu près sur la grande question de la production de l’intelligence, nous enseigne cependant le mécanisme de la perception des images sensorielles. Les impressions sont recueillies à la périphérie par des nerfs sensitifs d’ordres divers; ces nerfs les transmettent au [p. 326] mésocéphale, directement quant aux nerf crâniens, idirectement en passant par la moelle, s’il s’agit des nerfs de la sensibiité générale. C’est au niveau du mésocéphale que l’impression est sentie, sensation brute, non consciente, mais qui, à son tour, va être conduite à travers les corps opto-striés (appareil de conjonction) jusqu’à la couche corticale ou substance grise des hémisphères cérébraux. C’est dans ces organes qu’a lieu la sensation consciente, l’idéationdes impressions sensorielles, c’est à dire la conception des images. En d’autres termes, pour que l’image consciente puisse se produire, l’incitation venant du dehors traverse plusieurs départements du sytème nerveux : l’expansion périphérique du nerf sensoricl, organe d’impression ; le nerf lui-même, organe de conduction ; le mésocéphale, siège de la sensation brute ; la masse opto-striée, organe de transmission : la couche corticale de l’hémisphère, organe de conception…

“C’est au niveau du mésocéphale, siége de la perception brute, que je rapporte les troubles profonds en vertu desquels le malade a des sensations confuses et erronées sur le monde extérieur. Ce qui prouve que l’ organe de la sensation consciente n’est pas troublé, c’est que ce mème individu se rend compte de la fausseté de ses sensations brutes et que sa conscience les rectifie sans cesse : ses conceptions sont resteées normales. Il est vrai que, dans quelques cas, les plus graves, les sensatious sont si pro fondément perverties, si différentes de celles de la vie normale, que le malade conçoit des doutes sur la réalité des choses qui

l’entourent, voire mème sur l’identité de sa propre personne : mais, sa mémoire et son jugnmcnt étant restés debout, il se rappelle ses sensations exactes, les compare et comprend qu’il est en proie à des illusions multiples et incessantes. Voilà ce qui différencie ce malade de l’aliéné; car, chez celui-ci, que les sensations soient justes ou fausses, les conceptions sont  toujours troublées (p. 222 et p. 223).”

A cette explication, je ne contredis en rien ; loin de là, je l’accepte ; seulement, il me parait qu’elle a besoin d’être complétée. En effet, elle ne s’applique qu’aux impressions sensorielles qui proviennent du monde extérieur. Or, cela ne suffit pas. Quand le malade déclare qu’il doute de sa propre identité, il est clair que ce ne sont pas les impressions du monde extérieur qui ont éprouvé la perturbalion ; ce sont celles du monde intérieur. Celles-ci arrivent au centre intellectuel autres qu’elles doivent y arriver et [p. 327] qu’elles y arrivaient précédemment ; et cette dissemblance étrange fait que le patient ne se recounait pas lui-même. C’est une autre personnalité qui apparaît au centre intellectuel. Il est vrai que ce centre, plant demeuré intact de toute altération, fait effort contre ces apparences décevantes, et, par le raisonnement, revient constarmment à la vérité de la situation. Mai il ne peut s’affranchir des sensations pathologiques qui l’obsèdent : et, si par le raisonnement il maintient incessamment son identité, il la perd par la sensation incessamment.

C’est toute cette portion desensations qu’il faut rendre aux cas de M.Krishaber pouren avoirl’interprétation entière. Les sensations que l’intérieur envoie au centre intellectuel prennent le même chemin que celles qui sont envoyées par l’extérieur ;elles viennent aboutir aux couches optiques. Si la fonction de ces couches est intacte, la sensation parvient avec toute sa réalité ;mais, si elle est troublée d’une façon quelconque, l’impression sensorielle arrive pervertie etne peut donner qu’unfaux renseignement sur l’état des choses. Heureux quand, comme chez les malades deM. Krishaber, l’intelligence, restant indemne, elle ne selaisse pas décevoir. ainsi que cela sevoit dans les hallucinations (4).

Quand on considère le fonctionnement psychique dans sa totalité zoologique depuis les premiers rudiments jusqu’à l’hommeinclusivement, on reconnaît quele centre psychique ou ensemble des cellules corticales est, aussi hien zoologiquement qu’embryologiquement,deformation postérieure et par conséquent subordonné à tout ce qui l’a précédé et le conditionne, c’est-à-dire l’extérieuret l’intérieur. Non que des attributs spéciaux et de haute importance lui fassent défaut ;mais ces attributs travailleraien à vide, si deux grands courants, appartenant à tout cequi ra précédé et le conditionne, n’amenaient les matériaux qui lui sont indispensables. Ces deux grands courants sont l’apport des sensations dumonde extérieur et celui des sensations du monde intérieur. Pour passer de l’état d’impression àl’état de perception, les sensations, tant extérieures qu’intérieures, subissent dans les couches optiques une élaboration spéciale. Quand cette élaboration est faussée, le monde extérieur et le monde intérieur cessent d’être perçus tels[p. 328] qu’ils sont, et le trouble peut aller jusqu’à raire douter de la personnalité. Le centre psychique reçoitles deux courants, et, alimenté par eux,il en tire, d’un côté, la partie intellectuelle de notreêtre, et, d’autre côté, la partie sentimentale. C’est une doctrine que j’ai essayé d’ébaucher en 1867, en 1868et en 1870 (5),je la reprends en cette circonstance, où elle m’aide à interpréter des faits singuliers de pathologie.

II

Double conscience où l’une est saine et l’autre folle.

Voici maintenant des cas où le sujet perd toute sa connexion avec son existence antécédente ;il selivre pendant quelques momonts, pendant quelques heures, pendant quelques jours, à des actes qui ont tous les caractères de la folie. Puis la folie cesse, la raison revient :le patient n’a aucun souvenir de tout ce qu’il a fait pendant l’intermission de sa conscience normale, et la vie ordinaire recommence jusqu’à nouvelle crise.

Citons des exemples.

Un magistrat, un jour présidant une audience, quitta inopinément son siégc, s’avança dequelques pas et prononça devant l’auditoire des propos incohérents ;immédiatement après, il retourna à sa place et continua à diriger les débats sans avoir conscience de ce qu’il venait defaire. Un autre jour, étant à Paris dans une réunion à l’Hôtel-de-Ville, il sortit au milieu d’une discussion, descendit sur le quai, où il resta exposé tête nue au vent et au froid, bien étonné de se retrouver là quand il fut revenu à lui (Luys, Physiol. et path.cérébralesp. 139).

Une jeune fille atteinte devertiges épileptiques, lorsqu’on l’interrogeait avec énergie pendant son attaque, répondait d’une voix brève et en criant. Revenue àelle, elle nese souvenait pas de ce qu’on lui avait dit et de cequ’elle avait répondu (Id.ib).

M. Lélut rapporte l’observation d’un homme qui quittaitla société, le salon, et allait dans quelque endroit retiré où il imitait à diverses reprises le chant du coq. Cela fait, il revenait sans aucun[p. 329] souvenir de cet étrange exercice et comme si rien nes’étaitpassé.

M. Jules Falret résume ainsi cet état :Les accès ont une invasion rapide et presque subite ;ils présentent pendant leur cours une prédominance marquée d’idées pénibles ou terrifiantes et une tendanceextrême à la production d’actes instantanés, violents ct automatiques, peu motivés et plus ou moins aveugles. Ils offrent pendant leur durée l’alliance bizarre d’une demi-lucidité des idées avec un notable degré d’obtusion, et présentent après leur cessation un oubli total ou partiel, ou du moins une grande confusion des souvenirs, relativement aux faits accomplis pendant son existence. Enfin, ces accès, dont la durée peut varier de quelques heures à quelques jours, se terminent aussi brusquement qu’ils ont débuté, parun retour àpeu près complet du malade à son état mental habituel (État mentaldes épilcptiques, dans les Archives générales demédecine, 5e série, t. XVII, p.462).

Les patients, épileptiques pour la plupart, qui présentent cet état, ont, comme on voit, leur vie coupée en deux. Dans l’une, la plus longue à beaucoup près, ils ont conscience d’eux-mèmes et lucidité des idées, et secomportent comme la plupart des hommes. Dans l’autre, ils sont en proie àun accès de folie temporaire, dont ils perdent tout à fait le souvenir et pendant lequel ils commettent des actes étranges, violents, coupables ;mais lamédecine mentale a établi d’une manière péremptoire l’irresponsabilité de ces malades, qui sont dangereux et dont il faut se préserver.

M. Luys (l. c. 138) dit au sujet deces phénomènes remarquables :«»Il sefait inopinément, dans certain point de l’encéphale, des arrêts partiels de la circulation,en vertu desquelscertaines régions ischémiées deviennent mopinémcnt frappées d’incapacité de travail. Cesont la plupart du temps les régions du sensorium qui sont ainsi intéressées par cet arrêt subit du cours du sang dans leurs réseaux ;etalors les malades perdent subitement leur point de contact avec le milieu ambinnt et la conscience deleurs actes (6)… Une fois le cours du sang rétabli dans les réseaux du sensorium, ils reprennent la[p. 330] connaissaucedes choses qui les environnent, et ne conservent aucun souvenir des paroles qu’ils ont proférées, des actions qu’ils out accomplies pendant la période d’interrègne des régions de l’activité psycho-intellectuelle.»

Ceci n’est guère que le fait lui-même sous une autre expression. Mais le livre de M. Luys, déjà cité plusieurs fois, m’offre, je pense,les moyens de concevoir comment la mémoire de la seconde conscience, de la conscience qui est troublée, mais dans laquelle pourtant s’opèrent des actes portant des marques apparentes de volonté, de combinaison, de préméditation, comment, dis-je, la mérnoire de cette seconde conscience ne secrée pas, et comment, dès lors, tout ce qui sepasse dans ces intervalles est comme non­avenu pour la conscience lucide. M. Luys a établi, très-pertinemment à mon sens, que le domaine psychique proprement dit, ou ensemble des cellules circonvolutionnelles, peut être le siégede véritables opérations réflexes. Les opérations réflexes qui dépendent de la moelle épinière, et qui sont le type de ce genre de phénomènes nerveux, nepossèdent ni volonté ni conscience, et ne s’en exécutent pas moins avec une parfaite régularité. Demême, dans le domaine psychique, les opérations réflexes y prennent le caractère de l’automatisme et del’inconscience, et ne mettent pas leur empreinte sur la mémoire. C’est de cette façon et par leur nature réflexe que les actes qui constituent la phase pathologique de l’existence des malades ici considérés échappent ausouvenir, et recommencent indéfiniment sans que la phase lucide les connaisse. Il est impossible de dire spécialement à quoi tient chaque formede ces folies passagères ;mais, une fois qu’elles se sont emparées de l’organisme psychique, elles prennent, pendant l’obnubilation de lapartie intellectuelle, la direction de la volonté, des mouvements et des actes.

III

Ceci est le somnambulisme. Touty est étrange ;mais peut-être cequ’il présente de plus étrange est la double viequ’il établi[p. 331] chez lesujet ;pourtant ce qui vient d’être exposé dans le pararaphe précédent est une transition etnous prépare à cette singularité. Pendant la veille, le somnambule ne garde aucun souvenir de ce qui s’est passé pendant l’état somnambuiique ;mais, quand l’état somnambulique recommence, alors le sujet reprend le fil de sa viedormante et serappelle les actes accomplis durant l’accès précédent ;de sorte qu’ila vraiment deux vies, deux consciences tout à fait étrangères l’une àl’autre.

« Onrencontre souvent, dit M. Luys, (1. c.p. 140), des individusatteints desornnamhulismequi, pendant leur sommeil, réponden taux questions qu’on leur adresse, et qui, une fois réveillés, ne gardent aucun souvenir de ce qu’ils ont dit. »

« Un de mes amis, dit Burdnch, Traité de physiologietraduit par Jourdan, T. ,V, p . 219, apprit un matin que sa femme avait été vue pendant la nuit sur le toit d’une église.A midi, lorsqu’elle fut endormie, il lui demanda doucement, endirigeant ses paroles vers la région épigastriquc, de lui donner des détails sur sa course nocturne.Elle en rendit compte d’une manièrecomplète, et dit entreautres choses qu’elle avait été blessee au pied gauche parun clou saillant à la surface du toit. Aprèssonréveil, elle répondit affirmativemcntàla question qui lui était adressée, si elle sentait de la douleur à cepierl ;mais, lorsqu’elle y découvri une plaie, elle ne put s’expliquer quelle enétait l’origine. »

La somnambule observée par Darwin suivait pendant les accès un certain ordre d’idées cet un autre ordre pendant la veille (GRATIOLET,Anatomie comparée du système nerveux, t. II, p. 494.

« Je connais un vieillard somnambule qui a fait, pendant le sommeil, des choses merveilleuses. Professant très-jeune la poésiedans une célèbre académie, il avait, durant le jour tourmenté son esprit de toutes façons pourrendre meilleur un vers qu’il avait plusieurs fois remis sur lemétier. Pendant la nuit, il se leva, ouvrit son bureau, écrivit, relut à haute voix cequ’il avait écrit ;flnalement il s’applaudit enéclatant de rire, etengagea un de ses camarndes àapplaudir aussi. Alors, quittant sa chaussure et son habit, fermant le bureau et rangeant les papiers comme il avait fait le soir, il regagna sonlit et ne garda aucun souvenir de cequi s’était passé pendant la nuit(HEINRICHAB [p. 332] HERR, Observ, med. p. 32, dans GRATIOLET,l. c.t. II, p. 493 (7)

La double viedu somnambulisme suggère à M. Gratiolet des remarques qui méritent d’être consignées ici :« Si inexplicables, que soient ces faits, on en tire une conséquence fort importante enphilosophie, c’est qu’onpeut, on passant du sommeil à la veille et réciproquement, oublier temporairement ses actes etses pensées, de manière à n’enconserver aucune idée actuelle.Cetteremarque est essentielle… Dans lesomnnambulismeparfait, l’intelligence déploie toutes ses forces et s’élève parfois à un degré de puissance jusqu’alors inconnu. Comment se fait-il donc que cette pensée lucide du sommeil n’ait riende commun avec celle de laveille ?N’est-cepas une chose merveilleuse eteffrayante que cette double vie, cette double pensée étrangèrel’une à l’autre dans un mème sujet ?et, dans l’état actuel de lascience et de la philosophie, qui pourrait aborder la solution de ce mystère (l.c.p. 495et 493) ? »

Grâce aux travaux deM. Luys et de ses élèves sur les couchesoptiques, on sait que toutes les impressions soit externes, soit internes, aboutissent à ces organes, dont la fonclion est de les élaborer de manière que le centre psychique du cerveau puisse enfaire desperceptions. Impressiondu dehors ou du dedans, élaboration dans les couches optiques,enfin perception dans les circonvolutions, voilà les trois termes de la connaissance que nons avonssoit de nousmêmesou monde intérieur, soit des objets ou mondeextérieur.

Ceci posé, on comprend comment il sefait psychiquemcnt que le somnambule reste complétemcnt fermé aux impressions exté­ieures. Pourcela il suflit que les couches optiques, entravées dans leur fonctionnement par un trouble quelconque, cessentde transmettre au centre perceptif les impressions qui viennent dudehors. Dès lors et tout le temps que dure cetrouble fonctionnel, le patient est séparé des choses ;il dort profondément pour tout cequi est, de la vieextérieure ;aucuneimpression du dehors ne p. 333 pénètre jusqu’à lui ;car la porte par où passent nécessairement ces impressions est fermée. Mais il veille au dedans de lui-même :c’est-à-dire veillent en lui des intentions, des motifs, des idées,des impulsions, et, en somme, une conscience assez lucide pour leguider. De cette façon se forme la vie somnambulique, viepartielle toute différente en celamême de la vienormale qui est totale.

Cequi distingue essentiellement le somnambulisme du songe, c’est que, dans le songe, la raison nedirige pas la série des conceptions dont l’esprit est le siége, tandis que, dans le somnambulisme, les actes, souvent prolongéset poursuivis pendant plusieurs heures, sont réglés par une raison continuellement présente. L’intervention de la raison dans le somnambulisme ne permet pas de le rangerdans la catégorie des songes.

Oui, la raison intervient,mais non toute la raison ;car, si elle avait gardé son domaine entier et sa pleine connaissance, elle avertirait le patient qu’il dort, dût-ilne pas pouvoir secouer ce sommeil, comme, dans les cas rapportés parM. Krishaber, elle l’avertit que la sensation d’une personnalité changée ou détruite est mensongère, bien qu’il ne puisse l’écarter.

A cepoint de l’analyse, on peut essayer de se rendre compte de la situation psychique qui dédouble la conscience en conscience de veille et conscience desomnambulisme. Il est manifeste que l’individu qui est privé de la communication sensorielle avec le monde extérieur et qui pourtant conserve sa lucidité pour les actes accomplis durant cette modification, est, psychiquement, différent du même individu alors qu’il a la pleine jouissance des sensations tant externes qu’internes. Ces deux individus ne seconnaissent pas, ou, pour mieux dire, ne se reconnaissent pas. Quand la conscience somnambulique est enexercice, elle n’a aucune idée de la conscience de l’état de veille (sans cela elle s’apercevrait de la perturbation)et, partant, aucune mémoire de cet état. Quand la consciencede veille ou normale est enexercice, elle n’a ni idée ni mémoire d’un moded’être qui non seulement n’est pas le sien, mais qui est impuissant à lui donner,sans se détruire et disparaître, aucun signe de sa présence. Enfin, quand l’état de veille ou l’état dit somnambulisme, après avoir cessé, se rétablit, chacun de ces deux états se reconnaît aussitôt. C’est ainsi que deux mémoires viennent à exister concurramment chez le même sujet. Des deux côtés la chaîne sc renoue par la similitude qui sereproduit respectivement.[p. 334]

IV

Réflexions. M. Gratiolet dit, on l’a vu dans le passage cité un peu plus haut, que cette double vie, cette double pensée en un même sujet estchose merveilleuse et effrayante. Je ne m’amuserai pas à chicaner M. Gratiolet, ni à lui remontrer ce qu’il savait (8) aussi bien que moi,que les phénomènes, au point de vue naturel, ne sont ni effrayants ni rassurants. Je ne m’y amuserai pas, dis-je, car je comprends fort hien cequ’il a voulu dire. Pour lui, qui était croyant aux dogmesde la théologie catholique, cette expression effrayantsignifieque le phénomène en question entre moins facilement dansle cadre de la psychologie que dans celui de la physiologie, et qu’il se conciliemal avec les hypothèses d’unité substantielle et immalérielle qui constitueut le fondementde lamétaphysique spiritualiste.

En effet, la conscience, qu’on dit être ce qu’il y a de plus caractéristique de la personnalité, se trouve, enréalité, si peu sûre d’elle­ mème et si fluctuante, qu’au gré de moditications cérébrales, elleprésente des apparences singulières contrariant l’indépendance et l’unité qu’on lui attribue. Tantôt elle setrouble au point quele sujet perd le sentiment de sa propre personne ;tantôtune obnubilation passagère l’envahit et y produit des intervalles noirs pendant lesquels l’individu parle et agit, sans qu’elle ait direction ouconnaissance des actes ou des paroles ;tantôt enfinelle se dédouble exactement, et deux existences sepoursuivent dans le mêmesujet, toutes deux lucides, mais s’ignorantl’une l’autre. A l’aide des recherches patientes qui ont décomposé le cerveau en organes associés pour un service commun, mais chargés chacun d’une fonction spéciale, on arrive à sereprésenter l’enchaînement général des phénomènes dont ils’agit et leur subordination réciproque. [p. 335]

Les faits mis sous les yeux du lecteur montrent que la conscienceoupersonnalité, loin-d’être un principe primordial d’où les autres propriétés psychiques découlent, est un résultat qui est produit par l’ensemble et l’association des propriétés psychiques. Il n’est personne au courant des discussions, soit psychologiques, soit métaphysiques, qui n’apercoive l’importance d’une telle induction. Ce qui se disjoint si facilement n’est ni primordial ni irréductible, et, se défaisant par disjonction, se fait par jonction. La pathologie, au point dû vue scientifique, est une expérimentation perpétuelle ;et, ici, cette expérimentation opère des analyses qui n’auraient puêtre obtenues d’aucune autre facon.

Dans le premier cas, celui qui a été décrit par ~M. Krishaber, le sentiment de la personnalité est tout à fai t anéanti ;toutefois, la raison persiste, et, conservant la force de réagircoutre l’impression, elle conclut, par voie d’induction et d’argumentation, que l’impression est fausse et que la personnalitén’est pas détruite ;mais cela montre que la raison et la personnalité, se dédoublant ainsi, sont les produits d’opérations psychiques distinctes. Dansle second cas, il y a deux vies, l’une lucide et normale, l’autre obscure et troublée ;la première n’a aucune connaissance dela seconde, la seconde n’a aucune connaissance de la première, et est adjointe à l’autre comme un parasite malfaisant.Dans le troisième cas, cesont deux vies lucides qui sont associées sans se connaître ;ces deux lucidités ne secontrarient pas, pourtant l’une est incomplète, puisqu’il lui manquela communicationavec le mondeextérieur ;il semble bien que, pour que la personnalité soit complète, les deux courants d’impression, l’un venant du dehors, l’autrevenant du dedans, soient nécessaires :le courant extérieur manquant, une demi-vie, qui est la viesumnambulique, s’ établit.

Les observations que j’ai transcrites sont, par elles-mêmes, curieuses sans doute.Pourtant, si elles n’avaient eu que leur curiosité, je les aurais laissées dans les recueils spéciaux où elles ont paru. Ce qui m’a fait les y prendre et les rapprocher, c’est justement la conclusion psychique qu’elles fournissent sur les conditions de la conscience ou personnalité.

La théologie par révélation, la métaphysique par intuition savent que l’intelligence, la conscience, la personnalité est due à une âme, substance une qui sesert du cerveau commed’un instrument pour communiquer avec le corpset avec les objets extérieurs. La philosophie positive, qui n’a ni révélation ni intuition,[p. 336] est obligée de s’adresserà d’autres sources d’information et deconnaissance. Elle ne s’est faite, elle n’a pu sefaire qu’en demandant àchacune des sciences particulières cequ’elles enseiguent sur le domaine qui leur appartient. Ici, c’était à la biologie qu’il était inévitable qu’elle s’adressât. Celle-ci, spéculant sur l’ensemble hiérarchique des êtres organisés, élabore peu àpeu la doctrine des fonctions psychiques, qui, enproportions diverses, sont départies à ces êtres.Cette doctrine, avec ses lacunes et ses imperfections, vaut mieux que les autres, aux yeux du moins de la philosophie positive, qui l’a faite sienne, comme ellea fait siens tous les enseignements de la science sur le monde etses lois.

É. LITTRÉ.

Notes

(1) De la Névropathie cérébro-cardiaque, Paris, 1873.

(2) Je joins ici une ancienne observation qui n’appartient pas à la névropathie cardiaque M. Krishabcr, mais qui offre quelques particularités analogucs. Un malade atteint d’une fièvre qui dura six semaines et qui fut caractérisé par le délire, put rendre compte de ce qui lui lui avait par la tête durant ce temps (Abercombie,On the intelectual powers, p. 140, 9e éd., 1838.) En terminant, Abercrombie ajoute : “ Un point mérite d’être noté, c’est que le palient paraissait avoir perdu toute idée de son identité personnelle. Ainsi, durant le cours de sa maladie, il eut mal à une oreille, ce qui paraissait lui causer beaucoup de malaise ; mais il n’avait aucune idée que ce fût sa propre oreille ; il pensait qu’elle appartenait à un enfant de troupe.

(3) Calmeil, De la folie considére sous le point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire, Paris, 18t5, t. Il, p. 353, 312, 42 et 45.

(4) Voy. Dans la Philosophie positive, juillet-août 184, p.151, un article oùj’ai renducompte du rôledes couches optiquesdans l’hallucination, d’après les recherches de M. Luyexposées parM. Ritti.

(5) Voy. la Philosophie positive,, t. l, p. 350 etp. 356, t. IV. p. 166,et t, VI, p.6.

(6) Cetteexplication s’appuie sur cefait de physiologic expérimentale,queles étals deperte deconnaissance se représentent anatomiquement par ladiminulion. des courants sanguins dans les réseaux de la substance corticale.

(7) Gratiolet rapporte ceci : « un anglais somnambule sortie une nuit du monastère de saint-Benoît, courut, l’épée à la main, sur le bord de la Seine, rencontra un enfant qu’il tua, et revint tout endormi dans son lit. À son réveil, il n’avait aucun souvenir de son crime (l. c.T. II, p. 489). » Bien que le sujet fût somnambule, ce cas me paraît se rapporter plutôt à la catégorie de l’article précédent qu’au  vrai somnambulisme.

(8) M. Gratiolet a été enlevé, il y a peu d’années, àla science qu’ilcultivait avec une grande distinction.

 

 

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