Edmond Goblot. Analyse d’un rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris, quarante-septième année, XCIII, 1922, pp. 125-134.

goblotanalysereve0001Edmond Goblot. Analyse d’un rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris, quarante-septième année, XCIII, 1922, pp. 125-134.

Edmond Goglot (1858-1935). Philosophe qui s’intéressa sur le tard à la sociologie. Il soutiendra sa thèse en 1898 : Essai sur la classification des sciences. Comme philosophe il contribua au renouvellement de la théorie de la démonstration. Ses réflexions sur le rêve se résument à seulement trois petits articles, mais qui firent date. Il y cite même Freud.
— Le souvenir du rêve. « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), 1897, XLIII, 672; XLIV, 329. [en ligne sur notre site]
— Le souvenirs des rêves. Le souvenir des rêves. 1896. « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), XLII, 1896, 288-290. [en ligne sur notre site]
— Analyse d’un rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris, quarante-septième année, XCIII, 1922, pp. 125-134. [en ligne sur notre site]

Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 125]

Analyse d’un rêve

Lorsqu’en 1896 je suggérai que le souvenir du rêve pourrait fort bien se rapporter, non à la période de sommeil, mais à la phase intermédiaire entre le sommeil et la veille, c’est-à-dire au réveil, lequel a toujours une durée (1), cette idée eut des fortunes diverses. Les uns l’adoptèrent aussitôt, tenant pour vérité ce que j’avais proposé comme hypothèse : en Angleterre, elle passa des périodiques savants dans les magazines et parut intéresser le grand public. D’autres repoussèrent dédaigneusement cette suggestion qui n’était pas d’un, spécialiste et n’émanait pas d’un laboratoire ; ils la déclarèrent « contraire aux faits » sans produire aucun fait qui la condamne.

Le souvenir du rêve ne prouve pas qu’on a rêvé en dormant : on peut avoir rêvé en s’éveillant. Le rêve peut se rapporter aux courts instants qu’on a mis à passer du sommeil à la veille, à la période de reconstitution de l’activité mentale, reconstitution qui n’est jamais instantanée. Lorsque le sujet reprend conscience, il saisit les images qui sont présentes à ce moment-là et non pas des images qui, présentes antérieurement, avaient disparu pour être remplacées par d’autres.

On objecte les cas où le rêve, provoqué par une excitation extérieure pendant le vrai sommeil, se rapporte à cette excitation. M. Vaschide fait entendre à un ami endormi des commandements militaires ; au réveil, celui-ci, convenablement interrogé, se souvient d’avoir rêvé qu’il assistait à une revue. Les sensations auditives ont déclenché tout un automatisme, images visuelles et auditives : soldats défilant et manœuvrant, officiers, cavalerie, artillerie, drapeaux, clairons, tambours, etc. ; mais en même temps elles ont déterminé le processus du réveil, et le sujet, reprenant conscience, trouve en lui ces commandements et les tableaux qu’ils évoquent. Le souvenir semble ici se rapporter nettement au réveil et non pas au sommeil, la [p. 126] même excitation ayant déterminé le rêve et le réveil. Cette remarque s’applique- aussi à un autre cas cité dans le même ouvrage : le son d’un carillon placé sur la table de nuit se transforme dans le rêve en appel téléphonique et comme tel s’insère avec assez d’à-propos au milieu d’une conférence à laquelle le dormeur croyait assister. Un second carillon, l’appareil étant à répétition, achève le réveille

Pour infirmer mon hypothèse, il faudrait qu’un observateur extérieur pût déterminer la date du rêve et que cette date fût séparée du réveil par une période de vrai sommeil. Ceci peut se produire de deux manières : ou bien l’observateur a noté ou provoqué lui-même une excitation externe qui, sans amener le réveil, se trouve avoir joué un rôle dans le rêve, — ou bien le dormeur a donné lui-même des signes extérieurs, paroles, cris, gestes, jeux de physionomie, qui permettent de dater le rêve, En fait, les cas du second genre témoignent en sens contraire car il est bien connu que le dormeur qui a « rêvé tout haut » ne se souvient pas de son rêve s’il ne s’est pas réveillé (2). Quant aux cas du premier genre je n’en connais aucun. Ils ne seraient pas décisifs. Rien n’empêcherait de supposer que le même rêve s’est reproduit au moment du réveil. Le retour obstiné des mêmes images, l’obsession, est un fait courant et bien connu dans la psychologie du rêve.

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Merci à Céline Bandler.

Il est donc toujours possible que le rêve dont on se souvient ait eu lieu, non pendant le vrai sommeil, mais pendant la période, courte ou longue, continue, ou interrompue, progressive ou oscillante, de transition entre la veille et le sommeil, que j’appelle le réveil. Ce n’est qu’une hypothèse. Jusqu’à preuve du contraire, — preuve difficile à fournir, car pour que te dormeur raconte son rêve, il ‘faudra toujours qu’il se soit réveillé, — je la considère comme très probable. Mais il suffit qu’elle soit possible pour que tous ceux qui s’occupent de la psychologie du rêve aient à compter avec elle.

Ce n’est point à dire, bien entendu, qu’il n’y ait point d’autres rêves [p. 127] que ceux dont on se souvient. n suffit d’observer les dormeurs pour être assuré qu’il y en a. Y en a-t-il toujours, même dans le sommeil le plus profond et le plus calme ? Peut-être. Descartes l’affirmait pour des raisons métaphysiques : la pensée étant l’essence de l’âme, celle-ci cesserait d’être si elle cessait de penser. Laissons-là ces concepts périmés de substance et d’essence. Le moi est une idée plus positive ; or il ne reste plus rien du moi si toute activité mentale, tout souvenir et toute sensibilité sont momentanément suspendus. Mais pourquoi le moi ne subirait-il pas de telles éclipses ? Ne semble-t-il pas les subir dans le sommeil provoqué par le chloroforme ou par l’éther ? Il est téméraire d’affirmer sans réserve qu’un sommeil totalement dépourvu de rêves est une impossibilité, car on ne voit pas comment la preuve pourrait être faite. Il n’est pas moins aventureux d’affirmer le contraire.

Aux temps d’A. Maury et d’Hervey de Saint-Denis, la psychologie du rêve amusait les curieux. Elle a pris une grande valeur depuis qu’on s’est rendu compte de l’importance du subconscient. La vie psychologique est comme une forêt qui plonge ses racines dans la nuit de la terre, mêle ses branches, entrelace ses lianes dans une ombre épaisse et n’épanouit dans la lumière que ses frondaisons et floraisons suprêmes. Vouloir faire de la psychologie avec des faits conscients serait aussi vain que de vouloir traiter la physiologie végétale avec quelques rameaux cueillis à la cime des arbres. La psychanalyse de Freud, si fort à la mode avant la guerre, a peut-être ouvert une veine d’investigation nouvelle et féconde ; pour l’exploiter, il faut prendre ses précautions et ne pas croire qu’on étudie le sommeil alors qu’on- n’étudierait que le réveil.

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Je retrouve dans mes notes un récit qui me fut communiqué en 1897 par Victor Egger. C’était un rêve de sa fille alors âgée de douze ans.

« Rêve de Mi. — Elle est très curieuse de voir le fiancé de sa cousine Mad. Elle doit le voir aujourd’hui à dîner, chez M. Elle rêve que nous arrivons chez M. Les fiancés ne sont pas là. Oncle Léon (le père de la fiancée) entre, l’air mécontent, et dit qu’ils sont partis pour Madagascar. Aussitôt, au lieu de dîner, on est à Madagascar, On est sur un fleuve, dans un canot ou pirogue ; oncle Léon rame « avec une pagaie de sauvage, tout en maugréant ». Puis on retrouve les fugitifs, mais le fiancé a son chapeau baissé sur la figure à cause du soleil, de sorte que Mi se réveille sans l’avoir vu. 18 avril (jour de Pâques) 1897. » [p. 128]

Ce rêve est dirigé par un sentiment, qui persiste et reste le même pendant que les images changent : la curiosité de voir le fiancé, quelque chose qui peut s’exprimer par : Je voudrais le voir ; comment est-il ? Mi n’a pas de peine à imaginer la maison de M., les personnes présentes, l’entrée de l’oncle Léon. Mais déception : le fiancé n’est pas là. Il n’est pas là parce que Mi, qui ne le connaît pas, n’a pas cette image à sa disposition. Mais le rêve explique autrement son absence : ils sont partis pour Madagascar. Mi. n’a pas de peine à imaginer Madagascar, d’après des livres de voyages, probablement illustrés : un fleuve, une pirogue, une pagaie de sauvage. Elle évoque, sans peine aussi sa cousine, et avec elle quelque silhouette de jeune homme ; elle va donc enfin voir le fiancé ! Nouvelle déception : son chapeau couvre son visage, et nouvelle explication de la déception : à cause du soleil.

Remarquez que l’oncle Léon apparaît dans le premier tableau avec une expression de physionomie : l’air mécontent, et la conserve dans le second : en maugréant. Les images des rêves ne sont pas fixes, comme des photographies, mais mobiles et agissantes ; comme celles du cinématographe. L’oncle Léon, au premier tableau, entre dans un salon ; au second, il rame avec une pagaie dans une pirogue. Mais l’expression du visage reste la même, parce qu’elle répond à l’état affectif de la rêveuse : déception, mécontentement, état affectif auquel participe l’oncle Léon.

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A l’état de veille l’activité de l’Intelligence est constamment double, parfois même triple. Il y a en nous deux pensées dont l’une fait l’autre. Elles peuvent être difficiles à dissocier ; cependant la pensée qui est œuvre de l’esprit, lorsqu’elle devient capable de subsister par elle-même, se distingue nettement et se sépare des opérations qui l’ont construite. Le savant, l’orateur, le poète, le peintre, le musicien détachent de leur esprit, fixent et incorporent à des signes sensibles la pensée-pensée que la pensée-pensante a élaborée. Quand je parle ou quand j’écris, je pense infiniment plus de choses que je n’en dis ou écris. J’ai mes raisons pour dire ceci et taire cela, pour dire ceci ayant cela, pour le dire ainsi et non autrement. Dans le travail manuel, l’intelligence dirige les mains et les outils et par eux transforme les matériaux ; dans le travail intellectuel, les matériaux, les outils, les mains, le produit, tout est dans l’esprit, aussi bien que la pensée opérante et dirigeante.

La pensée-pensée est objet de conscience claire ; à elle s’applique l’attention ; c’est elle que la mémoire enregistre. La pensée-pensante est plus obscure et plus fugace. C’est pourquoi il est difficile de s’astreindre à une méthode, car alors il y a trois pensées différentes. Suivre [p. 129] une méthode c’est diriger les opérations de la pensée-pensante, c’est-à-dire faire surgir derrière elle une autre pensée-pensante qui l’observe, la critique et la conduise. Réfléchir, c’est se surveiller et se discipliner soi-même, et parfois surveiller sa propre surveillance et discipliner sa discipline.

Ce dédoublement de l’esprit à plusieurs degrés n’est pas propre au travailleur intellectuel et à ses heures de production ; il est commun à tous les hommes et à tous les instants de la veille. Il caractérise psychologiquement l’état de veille. De notre lever à notre coucher, notre esprit ne cesse de poser des questions et d’y répondre, de poursuivre quelque fin et d’en combiner les moyens. La pensée-pensante juge la pensée-pensée, la met à l’épreuve jusqu’à l’échec ou au succès. Elle procède par essais ; elle ne retient que ce qui réussit ; il y a beaucoup de déchet. La finalité de l’intelligence est une sélection, comme toute finalité : penser, c’est choisir entre ses pensées.

Ce contrôle de l’esprit sur lui-même est plus ou moins actif, plus ou moins exigeant et sévère. Loin d’être affaibli dans la distraction, il y atteint son plus haut degré, car on n’est distrait d’un objet qu’à force d’être attentif à un autre. Mais il se détend dans la rêverie. Pendant le sommeil, le moins qu’on puisse dire est qu’il est beaucoup diminué. En rêve, la pensée se fait toute seule ; il n’y a plus de pensée-pensante. Si nous avons quelque chance de découvrir comment nous pensons en dormant, c’est en étudiant comment nous pensons en nous éveillant. Au moment où la vie de veille se reconstitue, où la conscience se ressaisit, elle trouve dans l’esprit des images mal ordonnées : c’est le rêve. En admettant, — ce que je me garde bien d’exclure, — que quelques-unes de ces images datent d’un moment où nous dormions encore, elles ont dû persister ou reparaître pendant le réveil. Elles sont là, puisqu’en nous ressaisissant nous les trouvons. Le rêve dont on se souvient est une reprise de possession de soi, c’est-à-dire le retour de la pensée-pensante. Ainsi s’expliquent ses principaux caractères.

Une fois réveillé, l’incohérence de nos rêves nous étonne et nous fait rire ; mais nous nous rappelons très bien que, pendant le rêve, nulle bizarrerie ne nous a paru drôle ; nous avons accepté les pires absurdités comme choses toutes naturelles ; nous nous étonnons de n’avoir pas été étonnés (4). Mi n’est pas surprise de passer en un clin d’œil de Paris à Madagascar, de se trouver en pirogue avec les personnes qui l’instant d’avant étaient avec elle dans le salon de M. La remarque « au lieu de dîner », qui exprime l’étonnement, appartient-elle au rêve [p. 130] N’est-elle pas plutôt de Victor Egger ou bien se trouvait-elle dans le récit de l’enfant ? Dans cette dernière hypothèse, il est probable que c’est en racontant son rêve que Mi s’étonne après coup de n’avoir pas dîné quand on était venu pour cela. Mais dans le rêve Iut-même, il y a eu tout simplement changement à vue. En rêve, l’insolite, l’étrange, l’impossible, ne rencontrent pas de résistance. Les images sont pêle-mêle, comme dans le magasin aux décors : la forêt est dans le salon, dont les murailles tendues de soie et rehaussées d’or se prolongent par celles de la prison. C’est que la pensée-pensante n’exerce plus son contrôle ; l’intelligence a perdu ses exigences, fait taire sa critique, se contente de tout.

Cependant le rêve dont on se souvient n’est jamais complètement désordonné. S’il l’était, il est probable que la mémoire n’en pourrait rien saisir. Il a tout de même quelque unité dans son incohérence ; il se compose souvent comme un drame. Nous l’avons arrangé, non seulement en le notant après coup, mais pendant qu’il se faisait. On y trouve des détails qui s’appellent logiquement les uns les autres, ceci pour expliquer ou justifier cela. Le rêve de Mi est singulièrement intelligent ! le sujet ne se borne pas à contempler des images ; il les attend, il les appelle ; il en cherche un ; il évoque précisément celles parmi lesquelles elle devrait logiquement se rencontrer ; et il y a de l’ingéniosité dans l’invention des circonstances qui expliquent pourquoi elle n’apparaît pas. Il ne se rapporte pas à un sommeil profond, mais à un sommeil léger, très voisin du réveil et déjà presque semblable à la veille. Mais, à des degrés divers, n’en-est-il pas ainsi de tous les rêves ? Ils sont l’œuvre de la pensée-pensante qui rentre en scène et se met en devoir de remettre l’ordre dans la maison. Souvent elle se rend compte qu’elle n’y réussit pas complètement, et alors, on rêve qu’on rêve.

La carence de la pensée-pensante laisse prédominer les éléments affectifs, ce qui est un autre caractère du rêve. Dans la veille comme dans le sommeil, les éléments affectifs évoluent moins vite que les éléments représentatifs ; les sentiments sont moins mobiles que les idées. Tandis que les images se, succèdent rapidement, avec de fréquents changements à vue (d’un appartement parisien à un fleuve de Madagascar), tandis qu’elles se chassent l’une l’autre et se remplacent, les sentiments constituent un fond plus stable, qui ne se transforme qu’avec lenteur et continuité. Sans doute les images réagissent sur le sentiment, le modifient et le nuancent, car elles nous affectent ; mais c’est surtout le sentiment qui les évoque. C’est par lui que le rêve garde une certaine unité, une certaine suite dans son incohérence. Cette suite et cette unité, qui résultent de la permanence relative de l’état affectif, sont ce que Ribot a appelé la « Logique du sentiment ».

On a dit que l’enchaînement des images semble se faire différemment dans le sommeil et dans la veille. Je ne vois pas qu’il y ait lieu de contester les lois de Dugald Stewart : 1° la pensée du sommeil obéit aux [p. 131] mêmes lois d’association que la pensée de la veille ; 2° la pensée du sommeil obéit presque exclusivement à la loi d’association (ce que Dugald Stewart exprime en disant que l’exercice de la volonté est suspendu)(5). Mais tandis qu’à l’état de veille, la pensée dégage constamment, dans tout état de conscience, l’élément représentatif, qui seul lui est utile, et le dépouille de ses concomitants affectifs, dont elle n’a que faire, qu’elle ne sait pas traiter et qui la gênent, pendant le sommeil, au contraire, les représentations gardent leur doublure affective, restent imprégnées de sensibilité, noyées dans une atmosphère d’émotions. Eveillée, l’intelligence en fait des idées, et l’expression « Association des idées » est alors juste ; pendant le sommeil, nos idées sont beaucoup plus que des idées, et c’est surtout par leurs éléments affectifs qu’elles sont associées et qu’elles s’appellent.

La coenesthésie, c’est-à-dire l’état de bien-être ou de mal-être de la sensibilité générale, favorise le retour et le maintien de certaines images, empêche le retour et le maintien de certaines autres. Une digestion difficile, une respiration gênée, une circulation accélérée ou ralentie, une posture contractée, des toxines mal éliminées, parfois un simple excès de chaleur ou de froid font surgir, s’accumuler, s’obstiner des images douloureuses, répugnantes, terrifiantes. Dans l’état de santé parfaite, l’abandon, le bien-être, l’euphorie que le sommeil lui-même apporte par cela seul qu’il est réparateur, prédisposent aux images riantes. Un état pénible ou agréable tend à rappeler toutes les images qui contiennent en elles la même nuance de peine ou de plaisir.

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A. Durer. Le Songe du docteur. Estampe.

Le sentiment, dans le rêve, est souvent une simple tonalité affective qui donne à l’ensemble une physionomie, ou bien une tendance, une aspiration, un désir, dont l’objet est mal défini. Le rêve de Mi. a ceci de remarquable que le sentiment y est déterminé, précisé par une idée : c’est le désir de voir, de voir une certaine personne ; c’est un fait intellectuel autant qu’affectif. La pensée-pensante n’y manque point. Elle est subordonnée au sentiment et le sert ; n’en est-il point souvent ainsi pendant la veille ? Mi s’interroge et se répond : L’image désirée se montre-t-elle ? Non. Pourquoi ? Et elle se donne la raison. Mi est tout près de se réveiller. Ce n’est ni un excitant extérieur ni son rêve qui la réveillera. L’activité de veille reprendra tout simplement parce qu’elle a assez dormi. Un seul trait distingue encore le rêve de la veille : elle croit à la réalité de ses images.

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Cette impression de réalité, caractère si frappant et si essentiel du rêve, s’explique de la même manière : en l’absence de la pensée-pensante, [p. 132] les images et les souvenirs ne sont pas réduits. Le silence, l’obscurité, l’occlusion des paupières, l’immobilité ramènent-les perceptions au minimum. Celles qui restent se mêlent aux images et aux souvenirs et ne sen distinguent plus.

A l’état de veille, la pensée-pensante opère constamment un triage de ses représentations et les répartit en trois groupés pour en faire un ensemble cohérent, elle est obligée d’en rejeter, par une sorte de ventilation, les images et les souvenirs : voici qui est imaginaire, voilà qui est passé ; reste ceci qui est présent et réel. La croyance spontanée à la réalité des rêves confirme qu’il n’y a pas, à proprement parler, de «jugements d’extériorité ». C’est une invention des psychologues. A quoi donc le monde extérieur serait-il extérieur ? A aucun moment nous ne « projetons hors de nous », à aucun moment nous n’« objectivons » ce qui auparavant était en nous et affection de nous. Comment une telle opération, si elle était jamais possible, serait-elle l’œuvre d’une pensée qui dort ? Tout ce qui a par soi-même le caractère de l’étendue et tout ce qui est localisé par association avec ce qui est étendu et situé, tout cela est par soi-même extérieur et objectif, — extérieur à notre corps, car rien ne saurait être extérieur à ce qui n’est ni étendu ni situé. Mais il y a un jugement de non-présence, et il se dédouble aussitôt : ce qui n’est pas présent est absent ou passé, imaginé ou remémoré, situé dans un autre espace que ce que nous voyons et touchons actuellement ou reporté à un autre temps que celui où nous vivons : actuellement. Les perceptions actuelles sont un résidu. Dans le rêve, la pensée-pensante n’opère pas cette répartition : tout est présent.

Mais souvent, dans le rêve dont on se souvient, qui est un retour à l’état de veille, il arrive que quelques images et quelques souvenirs sont déjà réduits, la pensée-pensante commençant à rentrer en scène. Alors, on rêve qu’on rêve. On sait déjà qu’on dort, et on dort quand même. On sait quelles images devraient être réduites, et on ne les réduit pas. Jusqu’à un certain point, on peut prolonger son rêve, bien qu’on l’ait déjà reconnu illusoire, au moins s’abstenir de le dissiper, et même, avec un peu d’habitude, le diriger, comme Hervey de Saint-Denis a enseigné à le faire : la pensée-pensante ne se hâte point de reprendre le travail, jouissant de sa propre inaction et du spectacle qui lui est donné. Ainsi, au théâtre, nous savons que nous sommes dupes d’une illusion, et nous nous gardons bien de la détruire.

Les représentations du rêve sont moins intellectualisées que celle de la veille. L’image origine est aussi près que possible de la sensation originale : elle est singulière et concrète ; elle n’a qu’un aspect. J’ai revu mon père en rêve. J’avais beaucoup pensé à lui en écrivant pour mes enfants une notice sur sa vie. Je l’ai revu couché sur son lit, tel qu’il était pendant sa dernière maladie ; j’ai revu, en demi profil, avec une étrange netteté, la saillie osseuse du nez aquilin, les ailes du [p. 133] nez aux contours fins, leurs ombres et leurs luisants, les profondes arcades sourcilières, la large et fine paupière à demi baissée, barrée d’un pli oblique, la boucle de cheveux gris près de l’oreille. Je le contemple immobile, d’un point de vue déterminé comme si je voulais le dessiner. Il me semble que je pourrais le dessiner, tant l’image est nette ; je n’aurais pas pu le faire hier de mémoire. Je le dessine en effet ; il est déjà ressemblant. Mais sa lèvre ? sa barbe ? Ici je sens que je vais reconstruire et non copier. Au fait, a-t-il la bouche fermée ou entr’ouverte ? Je n’ai pas vu sa bouche. Achevons le front… Mais a-t-il la tête nue ou couverte ? Je n’ai vu ni sa coiffure ni son crâne chauve. L’image s’est-elle en partie effacée ? Je crois plutôt qu’elle était incomplète. Je n’ai vu que des fragments des traits de mon père, mais je ne me suis pas aperçu que cette image si nette était déficiente. Ce n’est pas un souvenir, c’est bien une image. Le souvenir a toujours quelque chose d’abstrait et de général : le visage remémoré a toujours été vu sous tant d’aspects divers qu’il en reste une idée plutôt qu’un portrait ; on se rappelle ce qu’il était, non ce qu’on a vu à un instant donné. L’image vraie est un rappel de la perception même. Dans le rêve, elle a bien ce caractère défini et concret : on ne se souvient pas, on revoit, et c’est pourquoi on croit voir. Mais on revoit des tableaux pleins de lacunes. Et la pensée-pensante est encore si paresseuse et si peu exigeante qu’elle ne s’étonne pas de ces lacunes et ne cherche pas à les combler ; elle ne demande pas au rêve plus qu’il ne donne ; elle ne le juge pas t. Les images de la veille sont plus ou moins intellectualisées, c’est-à-dire vidées des détails inutiles et insignifiants, puis schématisées, au point de revêtir une sorte de valeur générale, même quand elles restent singulières, chacune d’elles étant issue de mille et mille perceptions différentes. Enfin, elles sont plus ou moins achevées et restaurées quand elles sont déficientes. Car la pensée-pensante les adapte à l’usage qu’elle veut en faire. L’Image du rêve, au contraire, est’ aussi près que possible de la perception originale, incomplète sou­ vent, mais non remaniée.

Presque toujours aussi, les images de la veille sont plus ou moins dépourvues d’émotion ; elles sont purement ou surtout représentatives. [p. 134] La pensée-pensante leur demande de la renseigner, de l’aider à concevoir, à fixer, à désigner, figurer, dénommer ses concepts, fonctions où l’émotion n’a que faire. L’intelligence, dont le premier devoir est d’être impartiale, se défend toujours, avec plus ou moins de succès, des émotions, ennemies du jugement droit. C’est l’occupation constante de la pensée-pensante de soustraire l’indépendance de la pensée-pensée aux dangers de la sensibilité. Il n’est pas besoin pour cela d’être savant ou magistrat. Le souci de la sécurité dans la pratiqué de la vie quotidienne, impose cette maîtrise de soi. Rien de tel dans le rêve. L’image y est, certes, une représentation, sans quoi elle ne laisserait pas de souvenir, mais elle y est surtout une sensation, imprégnée, palpitante et débordante d’émotion. La vie du rêve est avant tout affective. Elle ressemble à la mentalité prélogique.

Mais le sentiment du rêve diffère du sentiment de la veille. Eveillés, nous réglons non seulement l’expression de nos sentiments, mais nos sentiments eux-mêmes. Il y a une grande part d’artificiel et de convenu dans ceux de la vie sociale. Nous croyons les, éprouver dès que nous croyons devoir les éprouver, et ils nous paraissent profonds du fait que nous y avons consenti. Beaucoup des sentiments de la veille ne pourraient même pas prendre naissance sans certaines idées abstraites, sans certains jugements de raison. En nous levant chaque matin, nous nettoyons et habillons notre esprit et notre cœur comme nous nettoyons et habillons notre corps ; seulement la première toilette est plus tôt faite que la seconde, car elle consiste dans le réveil même, Par lui, nous rentrons dans la vie réfléchie, intelligente et sociale. La vie du rêve est beaucoup plus animale que celle de la veille.

En résumé, la répartition des états de conscience de la pensée-pensée par la pensée-pensante en trois groupes : — perceptions, images, souvenirs — présent, absent, passé, — caractéristique de l’état de veille, fait défaut pendant le sommeil. Le réveil, auquel se rapporte le rêve dont on se souvient, est la période pendant laquelle la pensée-pensante rentre en fonction. Je ne conteste pas que, si l’on dort d’une seule traite du soir au matin, le rêve de minuit par exemple ne puisse être tout à fait de même nature que celui de sept heures du matin, mais on ne se souviendra pas du rêve de minuit, tandis qu’on se souviendra de celui du matin. Le rêve dont on se souvient, c’est la pensée qui se réorganise ; et ce qui s’organise, ce sont les images présentes, non celles qui ont disparu. Une fois que les trois groupes, — perceptions, images, souvenirs, — sont reconstitués, on est réveillé.

ÉDMOND GOBLOT.

NOTES

(1) Rev. phil., 1896, t. II, p. 288 ; Discussion avec M. Dugas, 1897, t, I, p. 412. 672 ; t, II, p. 220, 329.

(2) Vaschide, Le sommeil el les Rêves, Flammarion, 1911. — M. Vaschide, il est vrai, ne dit pas expressément, à propos de ces rêves, qu’ils contredisent mon hypothèse. En revanche, p. 172, il en cite un autre qui lui semble l’infirmer en ce sens que j’aurais décrit le réveil comme une transition. « Ce cas très net montre comment on s’éveille. On ne s’éveille pas par transition, comme le pense M. Goblot, mais par une oscillation particulière dans laquelle les états d’attention et de distraction se succèdent dans une alternative (sc. alternance) irrégulière. » Je ne songe pas à contester ces réveils à plusieurs reprises, que tout le monde connaît : on ouvre les yeux, on songe, parfois même on parle, puis on se rendort ; on se réveille et on se rendort de nouveau. Et c’est le même rêve qui revient comme une obsession. Ces états de veille plus ou moins complète et de sommeil plus ou moins profond alternent en s’unissant par des états intermédiaires et de transition que j’appelle des réveils.

(3) J’ai cité à ce propos une sorte de contre-épreuve expérimentale : ma femme s’agite dans son lit et pousse un cri ; je la réveille complètement, puis elle se rendort calmée. Le lendemain matin, elle a pu m’expliquer le rêve qui avait déterminé le cri (Rev. phil. 1897, t, I, p. 672).

(4) Il arrive de rire en dormant. II arrive qu’au réveil on se souvienne d’avoir pris plaisir à l’étrangeté de son rêve. C’est probablement qu’on était de bonne humeur, disposé à la gaîté, qu’on avait envie de s’amuser. C’est cet état affectif qui a évoqué les images gaies ou drôles, ou même fait trouver telles des images qui, au réveil, ne semblent pas particulièrement amusantes.

(5) Dugald Stewart, Elém. de la phil. de l’esprit humain, ch. v, part. 1, sect. 5.

(6) Je ne comprends pas ce que veut dire M. Vaschide par ces caractères d’abstraction et de spiritualité qu’il attribue aux images du rêve. Il parle de rêves « où l’émotion présente au plus haut point les caractères d’intensité et, pour employer le mot dans un sens peut-être nouveau, de spiritualité ». Et encore : «Pourquoi cette émotion-intense et d’un caractère si élevé ? Pourquoi, dans le rêve, cette spiritualisation inconnue à l’état de veille ? » Plus loin enfin, il parle de « processus de spiritualisation sur lesquels doit se fonder la métaphysique du rêve ». Ce caractère de spiritualité, M. Vaschide l’associe constamment au caractère d’émotivité. Je comprends parfaitement le second ; c’est peut-être parce que le mot est « employé dans un sens nouveau » que je ne comprends pas le premier. Je le comprends encore moins quand la spiritualité finit par se muer en abstraction : « une image de rêve est une synthèse abstraite de mille processus divisés, dissociés à l’état de veille », p. 285-286.

 

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