Dépersonnalisation et possession chez un psychasthénique. Par Fulgence Raymond et Pierre Janet. 1904.

Fulgence Raymond et Pierre Janet. Dépersonnalisation et possession chez un psychasthénique. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), Ire année, 1904, pp. 28-37.

JANETDEPERSONNALISATION0004Fulgence Raymond nait à Saint-Christophe-sur-le-Nais ‘Indre-et-Loire) le 29 septembre 1844 et meurt à La Planche-d’Andillé (Vienne) le 28 septembre 1910. Après avoir achevé ses études de vétérinaire à Maison-Alfort, il entreprend des études e médecine. Elève de Vulpian et de Charcot, il se spécialise en neurologie , il succède à Charcot dans la chaire de Clinique de La Salpêtrière qu’il occupera jusqu’à sa mort. Il signe la plupart de ses travaux de psychiatrie  avec Pierre Janet mais signe seul l’ouvrage névroses et psychoses. en 1907.

Pierre Marie Félix Janet nait à Paris le 30 mai 1859 et y meurt 27 février 1947. Philosophe, psychologue et médecin il occupe une place prépondérante dans l’histoire de ces disciplines. Il est à l’origine du concept de subconscient qu’il explicite en 1889 dans son ouvrage L’automatisme psychologique.

JANETDEPERSONNALISATION0003Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original mais avons corrigé des fautes d’impression.
 Nous avons unifié l’orthographe du mot psychasthénique, comme tel. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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DÉPERSONNALISATION ET POSSESSION

CHEZ UN PSYCHASTHÉNIQUE

Un très grand nombre de troubles de la personnalité ont déjà été décrits avec précision et cependant il s’en présente sans cesse de nouveaux, ou plutôt une analyse plus complète permet de distinguer des formes qui étaient décrites confusément. Cette distinction est souvent importante pour le pronostic et quelquefois pour le traitement des affections qui déterminent ces troubles. Deux faits psychologiques en apparence identiques par leur contenu ont une signification toute différente par les circonstances qui les environnent et par les conditions dans lesquelles ils se présentent. C’est à ce titre que nous voudrions insister sur quelques détails d’une observation bien curieuse qui montrent la forme singulière que peuvent revêtir les troubles de la personnalité chez les malades psychasthéniques.

Un jeune homme de vingt-neuf ans, Gh… présente, depuis dix-huit mois, des sortes de crises que l’on qualifie un peu gratuitement de somnambulisme. La mère du malade qui a assisté quelquefois, mais rarement, à la crise, vient nous la décrire ; mais c’est surtout le malade lui-même, il est bon de le remarquer, qui raconte, à sa façon, ce qu’il éprouve et ce qui se passe. Presque tous les jours, le matin de préférence, on peut le surprendre seul dans sa chambre et dans de singulières attitudes. Il est debout devant un miroir et il semble se faire des mines ou des grimaces. Il sourit, ferme à demi les yeux, jette des regards de côté, se penche et fait des petits hochements de tête ou des petits signes d’appel de la main. Puis il marche dans la chambre, mais ce n’est pas du tout sa démarche ordinaire : il s’avance à petits pas en faisant des contorsions du tronc et des secousses latérales ; il fait onduler son bassin comme s’il voulait lancer une robe à droite et à gauche et, de fait, il passe les mains sur une jupe imaginaire ; pendant toute cette démarche, il continue les grimaces et les petits hochements de la tête. De temps à autre, il s’arrête dans son manège et il change d’attitude : le voici qui prend des airs majestueux et graves ; il tient les [p. 29] paupières à demi baissées avec pudeur et dignité, mais il continue sa démarche féminine en faisant onduler sa robe ; il bavarde à demi voix en se penchant à droite et à gauche. Ce manège se prolonge avec beaucoup de variantes dans les grimaces et dans les attitudes pendant plusieurs heures.

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Si maintenant nous interrogeons le malade et si nous lui demandons ce que signifient ces comédies ridicules, il est tout disposé à les raconter et à les expliquer lui-même, car il en conserve parfaitement le souvenir et il va décrire en grands détails, les sentiments bizarres qui l’animent pendant qu’il se livre à son petit manège. Gh… nous a écrit plusieurs lettres à ce propos ; ces analyses que les malades font d’eux-mêmes sont souvent fines et intéressantes et nous en donnons ici quelques extraits à titre de document psychologique. « Si je fais ces grimaces, ce n’est pas ma faute, répète-t-il, c’est encore une de ces jeunes filles qui m’a éclipsé, Vous ne vous figurez pas le mal qu’elles me font. Ce sont des petites jeunes filles que je rencontre tous les jours depuis deux ans dans ce maudit quartier où je suis forcé d’habiter. Je me sens forcé d’aller me poster sur leur passage quand elles vont à l’atelier et elles ont pris ainsi un grand pouvoir sur moi, elles me pénètrent par leur regard et elles m’éclipsent. Quand je me retrouve seul, il y a des moments de la journée où je ne suis plus à moi : l’image d’une de ces jeunes filles m’apparaît si nette, que je la vois causant, gesticulant. C’est si clair, si précis que je suis les mouvements de sa tête, que je les refais sans m’en apercevoir. Alors j’ai beau me chercher, il me semble que je disparais, je perds mon moi, ma réalité ; il me semble que je n’existe plus, c’est comme si elles m’avaient remplacé, Mon corps prend les manières de l’une d’elles, les petites mines drôles, la petite tête d’oiseau qui remue tout le temps, Quand c’est une autre qui m’envahit, elle me donne une autre impression; elle porte ma tête haute et fière ; d’autres me donnent des idées érotiques ou me forcent à bavarder comme elles, enfin elles me transforment toutes. Il y a de ces jeunes filles dont le mélange avec moi-même ne me déplaît pas ; d’autres qui me rendent excessivement malheureux, Je me sens devenir un autre moi-même qui me répugne, je voudrais chasser cette image de petite ouvrière grossière et brutale… il me prend un tel dégoût de moi-même que je vais jusqu’à me battre ; j’ai soutenu de véritables luttes contre cet autre moi. Mais tout est inutile, je passe des heures entières à me chercher au milieu des impressions que je reçois de ces filles et malgré moi je disparais de plus en plus. »

La première interprétation qui vient à l’esprit c’est qu’il s’agit d’un de ces somnambulismes hystériques avec modification de la personnalité analogues à ces suggestions bien souvent décrites par les anciens magnétismes, puis étudiées par M. Charles Richet et par l’un de nous. On se souvient de ces scènes bizarres, où une pauvre femme se croit archevêque ou général d’armée et accommode son attitude, ses gestes et ses paroles à sa nouvelle personnalité. Le rêve suggéré envahit tellement toute la conscience qu’il modifie les sentiments intimes comme les mouvements et que le sujet, quand on lui [p. 30] fait retrouver le souvenir de ce rêve, affirme avoir été réellement un autre.

De tels faits ne sont pas seulement le résultat artificiel d’une suggestion, ils se développent aussi assez souvent d’une façon naturelle au cours de l’hystérie. Nous avons eu l’occasion d’en étudier récemment dans le service un cas assez curieux qui n’a pas encore été décrit.

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Une jeune femme gravement atteinte d’hystérie était sortie se promener au Jardin des Plantes et, nous ne savons pourquoi, elle fut épouvantée par les rugissements d’une des lionnes en cage. La malade était à l’époque de ses règles ; elle ne supporta pas cette émotion et tomba en crise dans le jardin ; il fallut la ramener à l’hôpital et là s’est développé un singulier délire qui a duré huit jours. H… se roule par terre, elle marche à quatre pattes, elle bondit et à chaque instant elle rugit ; quand on s’approche, elle essaye de mordre les gens. Quoiqu’elle fut auparavant anorexique et qu’il fut plutôt difficile de l’alimenter, pendant ce délire, elle se précipite sur toute nourriture et la dévore aussitôt. Elle ramasse même avec la bouche des papiers et tout ce qu’elle trouve par terre et cherche à le dévorer aussi. Détail curieux, qui montre bien comment il y a toujours une part de comédie dans tous ces délires, même les plus graves, elle cherche dans ses tiroirs des photographies d’enfants et se met à les manger : comme si, ne pouvant dévorer les enfants en réalité, elle se bornait à les dévorer en effigie. Pendant cette crise, l’anesthésie était complète ; l’amnésie fut totale à la fin et la malade ne retrouva le souvenir de ce délire que pendant le sommeil hypnotique ; elle expliqua alors qu’elle était épouvantée par un rêve dans lequel une lionne dévorait son fils et qu’elle se croyait elle-même cette lionne. Le cas de Gh… peut-il se comparer à un fait de ce genre et devons-nous en faire aussi un somnambulisme hystérique ?

Cela est inadmissible. La crise elle-même se développe chez celui-ci, d’une manière tout à fait différente ; il n’y a pas de véritable perte de conscience, et le malade peut toujours s’arrêter, quand il le faut. C’est par surprise que sa mère a pu assister deux ou trois fois aux comédies qu’il joue, quand il se croit transformé en une petite jeune fille. Presque toujours, il s’arrête instantanément dès qu’on ouvre la porte. Il n’y a jamais chez lui d’anesthésie ni pendant la crise, ni en dehors, et il y a si peu d’amnésie que c’est lui, comme on l’a vu, qui donne les renseignements les plus complets sur ce qu’il éprouve pendant sa métamorphose, et cela sans qu’il soit nécessaire de le mettre en état hypnotique, ce qui d’ailleurs serait impossible. Les hallucinations [p. :] qu’il prétend éprouver sont loin d’être complètes, il est le premier à rire, quand on lui demande si réellement il a une robe pendant les crise : « Je marche comme si j’en avais une, mes mains font les mêmes mouvements que celles de la petite jeune fille pour arranger la robe, mais je sais bien que je n’en ai pas. » Une fois seulement il soutient avoir bien vu la tête de la jeune fille dans le miroir, à la place de la sienne, mais, d’ordinaire il cherche seulement à la voir ; « il sent comme s’il la voyait… elle se voit dans la glace … mais moi je ne la vois pas. » On reconnaît ici ces hallucinations incomplètes et symboliques sur lesquelles nous avons déjà tant insisté. La métamorphose n’est pas une idée qui se développe complètement et automatiquement comme une suggestion ou un rêve hystérique, c’est une idée que le sujet retrouve perpétuellement
en lui-même, qu’il a la manie de méditer, de développer lui-même, autant qu’il le peut et toujours incomplètement. Les actes qu’il exécute, plus complets en apparence qu’en réalité, sont presque volontaires, il a la manie de commencer cette comédie, de faire ces gestes pour se montrer à lui-même qu’il en est tourmenté. En un mot cette singulière métamorphose d’un homme en femme est une obsession et non une hallucination véritable.

Cependant les obsessions psychasthéniques sont rares sous cette forme. On rencontre rarement dans les obsessions les transformations au moins apparentes de la personnalité et les actes prolongés en forme de comédie, Les exemples en sont toujours curieux à noter, nous en avons déjà décrit deux comparables. L’un est le cas de cette malade, femme de trente-cinq ans, qui est obsédée par l’idée qu’elle se métamorphose en un enfant de dix ans (1) : elle aussi a des crises pendant lesquelles elle joue la comédie, elle laisse flotter ses cheveux, en coupe le bout, fait mille grimaces, fait semblant de sauter à la corde, etc., c’est aussi une métamorphose de la personnalité. L’autre, est moins semblable, mais il présente aussi comédie analogue à un somnambulisme hystérique, Il s’agit de cet homme obsédé par l’idée qu’il lutte contre un de ses anciens amis (2) : la lutte morale se transforme en une lutte physique et notre homme se bat à coups de poing, saute et gesticule jusqu’à ce qu’il soit couvert de sueur. Il sait très bien lui aussi que son adversaire n’est pas là et que, d’ailleurs, il ne lui veut aucun mal, mais il éprouve le besoin de symboliser son [p. 32] inquiétude par cette lutte imaginaire. Le cas de Gh… rentre dans le groupe de tous ces faits psychasthéniques : ici aussi la métamorphose en une jeune fille est une sorte de symbole qui obsède le malade et qu’il a la manie de préciser par des grimaces et de rendre aussi réel que possible.

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Le problème de l’analyse psychologique consiste donc à comprendre de quoi cette métamorphose en jeune fille est le symbole et comment ce garçon de vingt-neuf ans en est venu à être tourmenté par une obsession pareille. Il s’agit ici d’un état psychasthénique d’origine héréditaire ; le père est mort de paralysie générale, la mère est très névropathe, un frère nerveux a présenté des périodes de trouble moral qui semblent bien être de la mélancolie. Gh…, bizarre dès l’enfance, sauvage, peu éducable, commença à bégayer dès l’âge de douze ans ; il fit des fugues à l’âge de dix-sept ans, afin de voir des pays sauvages : « Les oasis, les palmiers, les jolies femmes, Pierre Loti, étaient pour beaucoup là-dedans… » Un peu plus tard il parvint à satisfaire son rêve d’une manière en apparence plus raisonnable;
il fit partie d’une expédition conduite par un explorateur dans le territoire contesté franco-brésilien, il s’égara et resta cinq mois perdu dans la forêt. Ajoutons qu’il attrapa la syphilis à vingt-quatre ans et nous verrons que se trouvaient bien réunies toutes les causes de dépression physique et morale capables de déterminer un état neurasthénique grave. Depuis plusieurs années, il se plaint de l’estomac et de l’intestin, et il a présenté tous les troubles de l’atonie gastrique et intestinale avec constipation muco-membraneuse. II souffre de la tête et se plaint d’y entendre toutes sortes de bruits, du clapotis comme ferait de l’eau, des craquements dans le cou au moindre déplacement de la nuque, des bourdonnements, des sifflements. Il décrit, en particulier, des sensations d’éclatement dans la tête au vertex, et il prétend que quand un de ces craquements se fait entendre, la suite de ses idées se trouve subitement interrompue et qu’il est tout changé. Enfin notons qu’il se plaint de quelques angoisses respiratoires assez rares et qu’il a, comme beaucoup de ces malades, des pupilles dilatées et inégales.

Ce sont surtout les modifications morales dont nous avons à nous préoccuper ; ce jeune homme, qui a montré quelque énergie lors de son expédition dans l’Amérique du Sud, a perdu toute activité, toute aptitude à un travail utile. Il ne fait absolument rien que de se promener vaguement, dans les rues de Paris ; il est incapable de prendre aucune décision ; il voudrait bien un travail quelconque pour [p. 33] aider sa mère, mais il ne sait lequel choisir et « il ne peut même pas penser, avec netteté, à sa situation… Je vois, j’entends toutes sortes de choses sans me mêler à aucune, tout ce qui se fait, tout ce qui se dit me parait se passer à une grande distance de moi… il ne me revient que des lambeaux de phrases ou des mots détachés de ce que l’on dit devant moi… je suis plusieurs pensées à la fois, tout défile dans ma tête comme dans un cinématographe. »

Cette aboulie prend surtout chez Gh… une forme spéciale extrêmement importante c’est ce que l’un de nous a souvent appelé l’aboulie sociale, Si on écoute ce garçon, il donne toujours de très bonnes raisons pour expliquer son inertie ; son incapacité vient selon lui des embarras pour lui que fait naître la société des hommes. « Mon rêve, nous écrit- il dans des lettres bien curieuses, a toujours été de trouver le calme, la paix de la nature ; là je pourrais travailler et me conduire avec intelligence et activité, mais je ne trouve la nature nulle part, partout je rencontre l’artifice, les préjugés, les jalousies, les méchancetés, toutes choses qui n’existeraient pas dans une société naturienne (sic), Oui, j’aime la nature, elle est ma seule religion, ce qui me tue c’est de ne pas pouvoir être tel que la nature m’a fait, victime d’une société qui force nos pauvres cerveaux à comprendre une foule de choses absurdes. Je voudrais m’éloigner de tout cet artifice, il me suffirait pour être heureux d’écouter la nature, malheureusement je n’ai pas trouvé le moyen de vivre en dehors de la société et c’est là le mal dont je souffre. »

Celte insuffisance d’adaptation sociale, qui est bien la première tare de tous les psychasthéniques, leur inspire à tous le désir de vivre dans une île déserte ; J.-J. Rousseau le plus illustre des psychasthéniques avait les mêmes protestations contre la société et le même culte de la nature. Cela tient uniquement, comme nous avons essayé de le montrer, à la complexité de l’action sociale qui est la plus élevée des opérations de l’esprit humain et qui demande la plus haute tension psychologique ; l’abaissement du niveau mental, entendu comme nous l’avons défini, se manifeste tout de suite par ce grand symptôme, la timidité.

Chez Gh… la timidité est invraisemblable ; il n’a pas d’amis, il n’ose parler à personne, « personne ne me comprend ». Depuis plusieurs mois, il a une recommandation pour une maison de Paris où on le prendrait volontiers comme employé ; il va tous les jours rôder comme un malfaiteur tout autour de la maison et il finit par rentrer chez lui, sans avoir osé en franchir le seuil. Cette [p. 34] insuffisance sociale se manifeste aussi chez lui par un autre caractère qui est moins connu, c’est le besoin de ne frayer qu’avec des personnes d’un niveau social inférieur au sien. On sait que les psychasthéniques ne sont à leur aise qu’avec des enfants ou avec des domestiques et fuient les personnes de leur âge et de leur milieu.

Ce symptôme plus fréquent qu’on ne le croit chez les psychasthéniques ne doit pas ici, même en le rapprochant de la syphilis antétérieure [sic], faire songer à une méningo-encéphalite dont il ne peut être question. Gh… qui a beaucoup voyagé, n’était bien qu’avec des sauvages : il aimait à passer des journées entières entouré de négresses ou de femmes arabes, et il fuyait ses compatriotes. Transporté maintenant à Paris, il ne trouve plus ces êtres inférieurs avec lesquels il pouvait encore frayer et il est plus que jamais dépaysé ; « malgré mes efforts pour me façonner aux différents milieux que j’ai fréquentés, je suis toujours resté l’étranger. A Paris il m’est impossible de m’acclimater et je suis comme les palmiers souffreteux que l’on met dans des caisses au Luxembourg ».

Nous arrivons à un deuxième trait du caractère de ces malades qui est aussi bien général, c’est le besoin de direction, d’aide, d’excitation. Ces timides qui ne savent comprendre personne ni se faire comprendre de personne, qui prétendent avoir horreur de l’humanité et ne chercher que la vraie nature, se vantent en exaltant leur prétendue misanthropie. En réalité, ils sont tourmentés par un désir fou d’affection et de tendresse ; il leur faudrait quelqu’un qui les soutienne et les dirige perpétuellement. Ajoutez le besoin d’excitation génitale qui joue chez beaucoup d’entre eux le même rôle que l’alcool, qui les remonte pour quelque temps à un niveau suffisant pour qu’ils puissent agir dans la société, et l’on comprendra que ces gens-là soient de perpétuels amoureux. Gh… ne fait pas exception à la règle : depuis sa première jeunesse il rêve de trouver une femme qui s’occupe de lui, c’est-à-dire en réalité qui le dirige et l’excite perpétuellement. « Je ne me sens heureux que lorsque je suis sous l’empreinte des femmes ; j’éprouve alors une sensation de bien-être ; il y a un changement en moi qui me rend hardi, j’entrerais alors chez tous les patrons et je leur causerais facilement… Sous cette influence, je ne pense plus aux craquements dans ma tête, je puis aller ou je dois sans bégayer, sans timidité, c’est ma morphine à moi… (c’est le malade qui l’a écrit lui-même) ; si je parcours Paris dans tous les sens, c’est pour puiser dans le regard d’une femme un peu de cette chaleur qui fait que je suis bien reçu partout. » [p. 35]

Malheureusement sa timidité, ou plutôt son impuissance sociale, intervient de nouveau : cet homme qui rêve constamment aux femmes, qui passe toutes ses journées depuis des années à les rechercher, à se mettre sur leur passage, n’a jamais pu en aborder une seule. « Pendant longtemps, dix ou douze petites modistes occupaient, mon imagination ; j’en étais obsédé, mais je n’ai jamais osé leur parler. Je me réveillais le matin bien décidé d’aller à la rencontre de l’une d’elles, ou plutôt il me semblait qu’elle était déjà avec moi, et bientôt après je me trouvais sur son passage sans pouvoir bouger. Le lendemain c’était une autre, puis encore une autre et je repassais ainsi les quinze en revue sans m’arrêter à aucune. » Pendant une première période, il reste donc un obsédé amoureux, comme nous en avons déjà décrit tant d’exemples.
Bientôt un sentiment nouveau se développe qui est tout à fait en rapport avec ce que nous savons de ces malades et en particulier des dispositions de Gh… Ce pauvre garçon ne se rend pas compte que la raison de ses insuccès en amour est en lui-même ; il est toujours disposé à se plaindre de la complexité des choses et à se figurer que tout irait bien mieux si le monde n’était pas compliqué par la civilisation. Le voici qui explique ses déboires auprès des femmes comme son incapacité professionnelle par le caractère artificiel de la civilisation. « J’espérais trouver dans ces petites ouvrières Jenny l’ouvrière ou la jeune fille que dépeint si bien le chansonnier Béranger, mais Jenny l’ouvrière n’existe plus… Ces petites ouvrières, que je croyais simples et plus près de la nature, sont au contraire très compliquées ; elles pensent au mariage avant d’éprouver l’amour ; elles cherchent à deviner qui vous êtes, si vous êtes riche, et la petite bouquetière elle-même prétend que je lui fasse des cadeaux, rien pour rien. Le raisonnement est partout, l’instinct est étouffé. Tous ces êtres d’une mentalité artificielle, compliquée, m’étonnent me troublent, jette la confusion dans mon esprit… En réalité, je ne les comprends pas bien… ils diffèrent tous les uns des autres et de moi-même… » L’obsession amoureuse a pris un caractère pénible et le malade est de plus en plus disposé à accuser de sa souffrance les personnes qu’il poursuivait de son amour : « Ces jeunes filles sans sentiment, sans pensée, qui pour moi représentent nettement le contraire de la femme rêvée, ce ne sont pas des filles publiques, c’est quelque chose de pis, ce sont des êtres malfaisants au regard froid et dur… Provoquant, taquinant, énervant les hommes dans le seul but de se faire remarquer, d’avoir le dessus, d’être les plus fortes…, elles [p. 36] sont capables d’ameuter contre moi une foule malfaisante si j’essayais de plaisanter avec ces femelles… »

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Le voici qui est arrivé à rattacher l’origine de toutes ses souffrances, quelles qu’elles soient, à ces femmes auxquelles il pense continuellement. S’il n’arrive pas à travailler, c’est qu’elles l’ont impressionné et qu’il est forcé de se laisser aller en rêve à causer avec elles. « Je cherche à chasser cette idée, je me dis : c’est encore une telle, sa pensée est malfaisante ; je ne parviens pas à m’en débarrasser. » Or, parmi ses troubles, il y en a un qui l’affecte tout particulièrement, c’est le sentiment de dépersonnalisation, le sentiment de se perdre lui-même, de se chercher lui-même sans pouvoir se retrouver. Nous savons que ce sentiment est très fréquent chez les psychasthéniques et qu’il revêt chez eux bien des formes, le sentiment d’étrangeté du moi, de dédoublement, de mort, etc. Est-il bien étrange que, dans ces conditions, Gh… en soit venu à accuser également les jeunes filles de ce trouble de sa personne ? Quant à l’idée de possession complète, de changement, c’est une expression qu’il emploie pour résumer tous ces troubles de la personnalité et ses idées de persécution. Ces malades, ainsi que nous l’avons vu souvent, ont tous une certaine agitation motrice en rapport avec des phénomènes de dérivation. C’est là l’origine des tics, des crises d’efforts, de la marche indéfinie. Les grimaces de ce garçon sont un phénomène plus complexe, mais elles se rapprochent des tics. C’est la même agitation qui se systématise en rapport avec un besoin maladif de précision et de symbole.

Replacée ainsi dans son cadre, entourée de l’histoire du malade et de ses confidences, la crise de changement de personnalité prend une tout autre signification. Ce n’est plus en aucune manière un somnambulisme hystérique, c’est une crise d’obsession chez un psychasthénique. Son pronostic est tout à fait différent. Si elle continuait à évoluer, elle nous conduirait, non aux crises d’hystérie, mais au délire de persécution avec la forme de la possession. Nous espérons pouvoir arrêter ce malade sur celte pente. Le point de départ de tout le délire est son inertie, son absence d’occupation, son besoin de direction. Ce n’est pas un malade à suggestionner précisément, comme on l’a déjà essayé, sans aucun succès d’ailleurs, c’est un malade à remonter, si on peut ainsi dire et à diriger. Il est de ceux qui ont besoin de comprendre leur mal, à qui il faut expliquer leurs troubles, qu’ils sont parfaitement en état de comprendre. Celui-ci nous semble avoir déjà fait, sous notre direction, beaucoup de progrès ; [p. 37] il a supprimé lui-même ses comédies qui se produisaient tous les matins et il a été étonné de la facilité avec laquelle il est parvenu à les faire disparaître, quand il s’est bien rendu compte que c’était lui qui les provoquait par ses rêveries amoureuses. Il a commencé quelque travail et, s’il y réussit, la satisfaction pourra lui donner une tension nerveuse plus élevée qui enlèvera les sentiments d’incomplétude, points de départ du délire.

L’interprétation exacte de semblables troubles psychologiques peut donc être utile au malade en dirigeant son traitement.

F. RAYMOND et P. JANET.

NOTES

(1) Obsessions et psychasthénie, II, p. 408.

(2) Ibid., II, p. 513.

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