Dépersonnalisation et fausse mémoire. Par Ludovic Dugas. 1898.

DUGASFAUSSEMEMOIRE0002Ludovic Dugas. Dépersonnalisation et fausse mémoire. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet-décembre 1898, pp. 423-425.

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507.[en ligne sur notre site ]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site ]
— Un nouveau cas de paramnésie. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXIX, Janvier à juin 1910, pp. 623-624. [en ligne sur notre site ]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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DÉPERSONNALISATION ET FAUSSE MÉMOIRE

M; Bernard Leroy rapproche des articles que j’ai publiés dans cette Revue sur la fausse mémoire et la dépersonnalisation. Il m’invite ainsi à chercher le lien qui existe d’une part, entre ces phénomènes, de l’autre, entre les interprétations que j’en ai données.

Selon moi, la fausse reconnaissance et la dépersonnalisation sont spécifiquement distinctes. M. Bernard Leroy croit découvrir dans mon premier article sur la fausse mémoire une allusion à la dépersonnalisation. C’est une erreur, ou du moins cette allusion de ma part aurait [p. ] été involontaire. Lorsqu’en 1894 j’observai la fausse mémoire, j’ignorais en effet la dépersonnalisation ; je l’ignorais si bien que je ne la compris pas, lorsqu’elle me fut pour la première fois signalée (vers la même époque) ; la description qu’on m’en fit alors resta pour moi lettre close, je ne réalisai point le phénomène, je n’en compris pas l’originalité. C’est en 1897 que la dépersonnalisation me fut révélée par un compte rendu circonstancié et précis du sujet M. Mais en interrogeant M., je reconnus que son impression était identique, sur tous les points, à celle du sujet A que, dans mon second article sur la fausse mémoire, j’avais décrite sous le nom, d’ailleurs impropre, de « l’impression d’entièrement nouveau », et que j’avais opposée à l’impression du « déjà vu ». En fait, la dépersonnalisation, telle que je la comprends aujourd’hui, ne peut être définie ni l’impression de l’absolument nouveau ni celle du déjà vu ; elle est l’impression d’étrangeté répandue sur tous les états du moi. Or l’étrange est sans date. Dans la dépersonnalisation, le sujet rejette ses états de sa vie passée aussi bien que présente ; il cesse de se les attribuer. S’il regardait comme passés ses états présents, il se les attribuerait faussement, mais il se les attribuerait encore ; il se méprendrait sur leur mode de perception, mais il croirait les percevoir et les percevoir comme siens. Le sujet atteint de paramnésie n’est donc pas la dépersonnalisation. La paramnésie, sentant ses impressions lui échapper, les raccroche à lui par un lien imaginaire n’ayant plus de perceptions (je traduis son illusion), il croit avoir des souvenirs. Le sujet atteint de dépersonnalisation laisse se détacher de lui ses sensations et ses actes. On dirait dans la langue de la métaphysique que les états de l’un sont des é-jets, et les états de l’autre, des re-jets (re pour retrorsum, en arrière, dans le passé). Est-ce à dire qu’on ne puisse rapprocher et comme échelonner ces perturbations étranges ? Non pas, et Bernard Leroy a très heureusement indiqué les étapes de la dépersonnalisation, et rangé parmi celles-ci la fausse reconnaissance. Toutefois il ne faut pas dire que la fausse reconnaissance est une moindre dépersonnalisation, en ce sens que dans la dépersonnalisation, « le sujet se sentirait étranger à toutes ses perceptions, actions, souvenirs pris en bloc », tandis que, dans la paramnésie, il se sentirait étranger seulement à une partie de ses états. La paramnésie et la dépersonnalisation ont exactement la même extension psychologique : le sujet, dans les deux cas, se sent étranger à tous ses états ; mais, dans l’un, il prend ce sentiment d’étrangeté à la lettre ; dans l’autre, il l’interprète comme le signe d’une réminiscence lointaine. Les deux illusions ont un fond commun ; elles sont cependant, pour la conscience, totalement différentes.

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M. Bernard Leroy soutient avec moi contre Taine que la dépersonnalisation ne saurait avoir pour causes des « perversions sensorielles » ; mais il ajoute, ce qui me parait douteux, que ces perversions, quand elles existent, sont la conséquence de la dépersonnalisation. Je crois que la dépersonnalisation et les perversions sensorielles sont indépendantes [p. 425] l’une de l’autre, mais ont une cause physiologique commune. Cette cause parait être une intoxication qui gagne le cerveau tout entier, mais affecte tout particulièrement les centres visuels. Mon sujet M. avait pris soin de noter par écrit la date de ses accès de dépersonnalisation ; il remarqua avec surprise que les jours de ces accès coïncidaient avec ceux où il prenait du café ; il s’interdit le café, et les accès passèrent. Ceci concorde avec le cas de Moreau de Tours, rapporté par M. Bernard Leroy. J’ajoute une particularité que j’avais oublié de noter dans le cas de M. ; tous ses accès débutent par une sensation étrange, celle de l’œil sortant de l’orbite.

J’arrive aux critiques que m’adresse M. Bernard Leroy. J’ai pris, selon lui, l’impression de dédoublement de la dépersonnalité [sic] pour un dédoublement réel. Or un dédoublement réel de la personne impliquerait deux consciences nécessairement fermées l’une à l’autre ; un sujet double ne saurait pas qu’il l’est.

A ce raisonnement j’opposerai un fait. Dans l’envahissement du sommeil ou l’ivresse commençante (cas analogues, d’après ce qui précède, à la dépersonnalisation), n’y a-t-il pas transition réelle d’une personnalité à une autre, ou, si l’on veut, —car le mot de personnalité est bien gros, et ne peut être pris ici qu’au sens métaphorique — de l’état réfléchi à l’état automatique d’une même personnalité, et n’est-ce pas au moment précis où les deux personnalités, ainsi entendues, entrent en lutte, ou l’une sombre et l’autre surgit, que le sujet sent confusément ses états s’éloigner de lui, se perdre dans un lointain brumeux, et lui devenir étrangers, à force d’être étranges ? M. Bernard Leroy veut qu’on s’en tienne à ce sentiment d’étrangeté, qu’on le constate, qu’on le définisse, mais qu’on renonce à l’expliquer. Mais l’étrange n’est-il pas relatif ? Peut-il se concevoir autrement que par comparaison avec le normal ? Ne faut-il pas chercher dès lors comment peut s’établir la comparaison qui donne lieu à la notion d’étrangeté, et pour cela caractériser d’une façon quelconque les termes de cette comparaison ? J’ai supposé une simultanéité, ou plutôt une succession rapide du fonctionnement psychique normal et du même fonctionnement automatique, en sorte que le souvenir de l’un persisterait au moment de la perception de l’autre. On peut contester cette hypothèse, mais non pas, à ce qu’il semble, la nécessité d’y recourir ou à une autre analogue.

Mais laissons les théories qui sont ce qu’elles peuvent et restent toujours discutables. Ce qui importe avant tout, c’est que le phénomène de la dépersonnalisation, sur lequel on discute, soit nettement défini ; et, j’ai plaisir à le constater, l’intéressant article de M. Bernard Leroy, par l’ingénieux groupement des observations qu’il contient, jette une vive lumière sur cet état trouble de l’esprit.

L. DUGAS.

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