Comment on dirige les rêves. Par Georges Dumas. 1909.

DUMASREVES0011Georges Dumas. Comment on dirige les rêves. Article paru dans «La Revue de Paris», (Paris), XVI année, tome 6, novembre-décembre 1909, pp. 344-366.

Georges Dumas (1866-1946). Médecin, psychologue, philosophe, fidèle disciple de Théodule Ribot, spécialiste des émotions. Il est chargé de cours à la Sorbonne et en 1912 professeur titulaire de psychologie expérimentale et pathologique. Il fonda des instituts à Buenos Aires, Santiago du Chili et à Rio de Janeiro l’Institut franco-brésilien. Avec Pierre Janet, à qui il succèdera à la Sorbonne, il fonde la Journal de psychologie normale et pathologique en 1903. Il est surtout connu pour son Traité de Psychologie (1924) en 2 volumes et son Nouveau Traité de psychologie en 10 volumes (1930-1947), tous deux réunirent de prestigieux collaborateurs. Nous renvoyons pour sa biographie et sa bibliographie aux nombreux articles sur la question. Nous n’en retiendrons que quelques uns :
— Les états intellectuels dans la mélancolie. Paris, Félix Alcan, 1895. (Thèse de médecine). 1 vol.
Les loups-garous. Article paru dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), 1907. pp. 225-239, puis, quelques mois après, dans « La Revue du Mois », (Paris), 2e année, n° 16, tome III, quatrième livraison, 10 avril 1907, pp. 402-432. [En ligne sur notre site]
— La tristesse et la joie. Paris, Félix Alcan, 1900. 1 vol.
— Troubles Mentaux et Troubles Nerveux de Guerre. Paris, Félix Alcan, 1919. 1 vol.
— Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales. (Essai de théogénie pathologique). Paris, Presses Universitaires de France, 1946. 1 vol.
— La vie affective. Physiologie. – Psychologie. – Socialisation. Paris, Presses Universitaires de France, 1948. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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COMMENT ON GOUVERNE

LES RÊVES

Qu’est-ce que rêver ? —C’est, suivant l’heureuse expression de M. Bergson, se désintéresser de sa propre vie mentale. Le dormeur n’est pas fermé aux impressions des sens il perçoit confusément les lumières et les ombres, les bruits, les saveurs, les odeurs, les contacts et les sensations qui lui viennent de sa vie organique ; il garde la plupart du temps, au cours de ses rêves, les sentiments qui lui sont habituels, ses amours et ses haines, ses espérances et ses craintes, et il peut éprouver des émotions de plaisir et de peine ; il se souvient, quelquefois, avec une rare précision, de son passé lointain ou proche; il fait assez souvent des raisonnements dont l’ingéniosité le flatte lorsqu’il les retrouve après son réveil. Ce qu’il ne fait plus, c’est l’effort continu qui lui permettait, à l’état de veille, de comprendre sans cesse le monde extérieur et lui-même, d’attribuer à ses sensations une cause vraisemblable, de raisonner ses désirs, de situer ses souvenirs et de diriger dans un sens déterminé sa pensée ; il ne la conduit plus : il l’abandonne aux lois très simples de l’association automatique, au jeu de son imagination passive et vagabonde. La veille, c’était l’attention, le groupement des idées et des faits suivant leur signification théorique ou pratique ; le rêve, c’est la distraction, le désordre tumultueux où les images s’attirent par la simple raison qu’elles se ressemblent ou qu’elles ont été unies [p. 345] dans une expérience passée. Est-il possible de rassembler cette pensée qui s’éparpille ? Peut-on gouverner les rêves ?

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*   *

Ce ne sont pas les médecins qui contesteront l’intérêt de la question ; ils savent tous le rôle que jouent les représentations du sommeil chez les natures nerveuses et impressionnables ; ils ont pu constater maintes fois l’action bienfaisante ou nuisible, déprimante ou tonique des rêves, et bien souvent ils ont vu des désordres graves résulter de cauchemars répétés. En 1897, le docteur Santé de Santis (1), de Rome, faisait connaître plusieurs cas de folie auxquels il attribuait cette origine ; le docteur Léonard Corning, de New-York, arrivait peu après à des conclusions analogues pour certains cas de mélancolie et d’hystérie (2), et le professeur Régis, de Bordeaux, a signalé plusieurs fois chez les aliénés des idées fixes qui, nées pendant le sommeil des malades, viennent à l’état de veille conduire et fausser leur pensée. Gouverner les rêves de certains sujets, ce serait donc leur apporter la paix, l’équilibre, la santé, et c’est avec cette espérance que M. Léonard Corning a entrepris les curieuses expériences dont il a donné le détail dans le Medical Record.

On connaissait avant M. Corning un moyen très simple d’agir sur les rêves, sinon de les conduire, c’était de produire chez le dormeur des sensations ou des émotions qui devenaient le point de départ de ses associations d’idées. Tandis que Maury sommeille, on lui fait respirer de l’eau de Cologne, et il rêve aussitôt qu’il est dans la boutique d’un coiffeur ; puis l’idée du parfum éveillant sans doute celle de l’Orient, il se trouve au Caire et se lance dans une suite d’aventures dont la liaison finit par lui échapper. On fait vibrer à quelque distance de son oreille une pincette sur laquelle on frotte des [p. 346] ciseaux d’acier ; il rêve qu’il entend le bruit des cloches, le tocsin, et qu’il prend part aux journées de juin 1848. On approche plusieurs fois de sa figure une lumière entourée d’un papier rouge il rêve d’orages, d’éclairs, et assiste à une violente tempête. Les rêves dépendent donc en partie de la sensation initiale et peuvent varier au gré de l’observateur ; s’ils ne peuvent être gouvernés au sens précis du mot, c’est que le dormeur reste libre dans ses interprétations et que pour une sensation de lumière il peut voir tout aussi bien un lever de soleil qu’un incendie ou un feu d’artifice ; c’est aussi parce qu’une fois lancé, il ne tient plus compte de la sensation initiale dont il est parti et se bat sur les barricades tandis que son voisin continue à frotter des pincettes. L’expérimentateur tient le bout de la chaîne, mais il ignore de quels anneaux le dormeur va la composer et s’il peut, à la rigueur, prévoir quelquefois le caractère général d’un rêve, il n’en saurait dire le détail. Après Maury et bien d’autres, M. Léonard Corning s’est servi de sensations externes pour provoquer les rêves et, comme il voulait agir sur les dispositions profondes de ses sujets, il a employé des sensations musicales, capables de produire des émotions agréables ; mais il était indispensable de renforcer et d’illustrer l’émotion une fois produite en imposant aux dormeurs certaines images visuelles, et c’est justement à leur imposer ces images que M. Corning s’est essayé. Pour préparer ses sujets au sommeil, il leur donne, quelques minutes avant l’expérience, une potion légèrement hypnotique et il fatigue leur attention en leur faisant fixer un objet lumineux qui tourne sur lui-même dans une pièce sombre ; puis il les coiffe d’un capuchon acoustique muni d’un tube à deux branches, qui ne laisse parvenir aux oreilles que des sons déterminés ; enfin il les fait étendre tout de leur long sur un divan très bas et sous une tente obscure, fermée par des draperies. Au fond de la tente, aux pieds du divan, est un écran blanc quadrangulaire ; un chromatoscope, formé de deux disques de verre diversement colorés et tournant en sens contraires, projette sur l’écran des images mobiles dont les formes changeantes et la beauté capricieuse tiennent l’attention, dit M. Corning, dans un véritable enchantement. Pendant ce temps, des vibrations lumineuses provenant d’un phonographe [p. 347] Edison pénètrent dans le capuchon acoustique par le tube et apportent au sujet les mêmes émotions agréables que les images de l’écran. L’opérateur dispose d’un tube de conversation adapté au tube musical et, tandis que le patient est absorbé par les couleurs et les sons, il peut lui adresser des suggestions qui ont un effet hypnotique.

Sous la double influence de la musique et de l’image, les souvenirs agréables de la vue et de l’ouïe s’éveillent vite pour se transformer aussitôt en hallucinations véritables, qui apportent la joie ou la paix les malades les plus abattus ou les plus inquiets s’endorment en des rêves heureux. Le sommeil qui les soustrait aux impressions visuelles ne les soustrait pas tout à fait aux impressions musicales sans les percevoir avec conscience, ils en éprouvent encore les effets sédatifs ou toniques et plusieurs ont vu s’amender ou disparaître, après quelques séances, les troubles nerveux dont ils souffraient depuis longtemps.

L., par exemple, n’était ni intempérant ni glouton ; il digérait bien, mangeait avec appétit et cependant, depuis vingt ans, faisait chaque nuit d’horribles rêves dont il gardait un affreux souvenir. Superstitieux de nature, sensible à toutes les dissonnances de la vie, il avait fini par voir de sinistres présages dans toutes ses visions. Traité une première fois par la musique et les images chromatoscopiques, il mit d’abord un certain temps à trouver le sommeil, sans doute à cause du capuchon et de la nouveauté de l’expérience ; cependant sa respiration devint peu à peu plus profonde et plus lente, ses paupières s’abaissèrent et il s’endormit tandis qu’on éteignait la lampe du chromatoscope et que le phonographe continuait à lui envoyer des vibrations harmonieuses. Interrogé le matin suivant, il raconta qu’il n’avait pas rêvé moins que les nuits précédentes —peut-être plus, si c’était possible ; — mais, à sa grande joie, il avait eu des rêves tout différents ; au lieu de l’horrible carnaval de chaque nuit, il n’avait vu que scènes charmantes dont il parlait avec une sorte d’enthousiasme. Il eut pendant plusieurs nuits des visions de ce genre sous l’action du même traitement, puis il finit par avoir de lui-même, sans écran et sans phonographe, des rêves agréables. M. Léonard Corning estime que tout scepticisme serait [p. 348] déplacé devant la sûreté de sa thérapeutique et nous n’en contesterons ni les principes ni les résultats. Il a eu l’heureuse idée de préparer ses sujets au sommeil par des moyens physiques et psychologiques et de réduire ensuite toute leur vie consciente à deux sensations capables de s’associer pour provoquer un état agréable : le rêve se dégage ainsi de la veille par des transitions insensibles et tend d’autant plus à rester dans le même ton qu’une des deux sensations primitives exerce toujours son influence suggestive. Il y a beaucoup de psychologie et pas mal d’ingéniosité dans cette méthode.

Mais le docteur Corning ne s’est occupé que des malades : il a voulu guérir et rien de plus ; pas un seul instant il n’a pensé aux gens bien portants qui voudraient diriger leurs rêves, et tout porte à croire qu’il hésiterait beaucoup à leur recommander son système. Absorber une potion hypnotique, fatiguer son attention en fixant un point lumineux, se coiffer d’un capuchon, écouter un phonographe et passer plusieurs heures dans le cabinet d’un médecin sont des épreuves que tout homme trouvera pénibles s’il n’en attend pas la guérison d’une maladie. Quand on parle du gouvernement des rêves, on souhaite des procédés simples et l’on pense aux rêves de tous. Sous cette forme générale, le problème a été souvent abordé et l’on n’en finirait pas de citer les écrivains qui l’ont traité avec plus ou moins de sérieux et de bonheur.

Au XVIe siècle, Cardan croyait avoir découvert ce qui fait les songes joyeux ou tristes, et il expose très doctement ses découvertes dans ses livres De la Subtilité (4) au chapitre des inventions merveilleuses.

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Mangée après le repas, écrit-il, la mélisse rend les songes joyeux, comme les choux les rendent tristes, comme les phaséoles les rendent turbulents, les aulx et les oignons les font terribles. Certainement j’ai souvent expérimenté l’onguent qui est appelé populeum pour les branches de peuplier, appliqué aux artères des pieds et des mains et, selon les anciens, appliqué sur le foie, provoquer le dormir et montrer songes joyeux, pour ce que le suc des feuilles et branches nouvelles du peuplier réjouit, l’esprit, et démontre quelques [p. 349] images représentées par sa clarté et sa couleur. Car il n’est aucune couleur plus délectable que la verde… Et toutes viandes qui ne sont facilement cuites, comme toutes les racines, excitent les songes tristes ; toutes herbes qui sont de facile concoction, pour leur subtilité rendent les songes joyeux. Aucuns racontent que les dents du cheval étalon pendues au col ou au bras dextre guérissent ceux qui ont coutume de voir de mauvais songes.

 

Ce serait perdre son temps, que s’attarder sur la physiologie de Cardan et cependant, quand on a fait la part de la superstition ou de l’ignorance, on s’aperçoit que le célèbre mathématicien a énoncé ici quelques vérités. L’onguent populeum a été longtemps et à juste titre employé comme calmant, non à cause de « la couleur verde » des feuilles du peuplier, mais parce qu’il contient des substances hypnotiques ; c’est un fait également certain que les digestions faciles favorisent les rêves heureux, tandis que les digestions pénibles provoquent des cauchemars, et l’on s’explique très bien dans ce cas la supériorité des herbes cuites sur les racines crues ou de la mélisse sur les choux.

Un demi-siècle plus tard, Scipion Du Pleix, conseiller du roi en la sénéchaussée de Gascogne, reprenait la question avec beaucoup plus de prudence que Cardan et il donnait pour obtenir des rêves heureux un certain nombre de conseils dont la plupart sont pleins de bon sens (5). « Si nous voulons avoir des songes plaisants, commençons, dit-il, par pratiquer la vertu et l’honnêteté pour éviter les remords ; maintenons notre imagination sur des sujets joyeux et gardons notre corps en bonne santé ; modérons nos passions et nos affections afin d’ignorer l’inquiétude ; soyons sobres dans le manger et dans le boire, car l’estomac étant rempli de trop de viandes et ne les pouvant digérer envoie quantité de vapeurs et de fumées crues au cerveau. » Évitons les jeûnes prolongés et les abstinences qui affaiblissent les esprits animaux. Après le repas du soir, causons de quelque histoire plaisante ; méditons ou lisons « choses qui contentent ou récréent l’esprit » ; n’oublions pas surtout que la musique adoucit les passions de l’âme et, « nous insinuant un doux repos, divertit les songes et visions fâcheuses ». Enfin, [p. 350] avant de fermer les yeux, mettons en pratique ce conseil de saint Bernard : ‘Te voulant coucher pour dormir, apporte quelque chose avec toi en la mémoire et en la pensée, sur quoi tu puisses t’endormir et qui te provoque le songe, et en cette sorte la nuit t’est éclairée comme le jour et la nuit te sera une illumination en tes délices ». « Ce précepte, ajoute Du Pleix, regarde la méditation des choses divines, sur laquelle nous endormant nous ne pouvons que reposer doucement et avec une merveilleuse tranquillité d’esprit ». Pour ce sage, l’art de bien rêver ne se distingue pas de l’art de bien vivre, et, puisque nos rêves sont le plus souvent à l’image de la veille, le meilleur moyen de gouverner ses rêves, c’est de gouverner d’abord sa vie. Cependant le succès de ce moyen fût-il aussi sûr que l’affirmait Du Pleix, nous avons, semble-t-il, beaucoup plus à souhaiter. C’est bien de se donner des rêves heureux ou paisibles ce serait mieux d’en ordonner les détails, de revoir à volonté des êtres et des lieux chers, de retrouver des amis perdus, de s’offrir par l’imagination tel ou tel plaisir que la réalité nous refuse. Or pour ces rêves, comme pour les précédents, les recettes ne manquent pas. La plupart sont des recettes de superstition ou de fantaisie également présentées comme souveraines, sans qu’il soit toujours facile de savoir si l’auteur qui les donne est un naïf ou un pince-sans-rire. Du temps de Cardan, par exemple, on disait sérieusement qu’il suffisait de placer un cœur de singe sous l’oreiller d’un homme endormi pour le faire rêver de bêtes fauves et l’on indiquait gravement aux garçons le moyen de voir en songe la femme qu’ils devaient épouser ; mais que penser de l’anonyme du XVIIIe siècle qui prétend tenir d’un vieux sauvage de l’Illinois, médecin et sorcier de sa tribu, des recettes mirifiques pour rêver que l’on a beaucoup d’esprit, que l’on marche superbement habillé avec un grand train, que l’on reçoit les dernières faveurs d’une dame sur un gazon fleuri, que l’on est au bain avec les plus belles personnes du monde ? Après avoir énuméré toutes les substances qui doivent s’associer dans un même onguent pour donner des rêves d’amour, depuis les arêtes de morue jusqu’à la graisse de castor mâle, l’auteur qui se pique de chasteté en arrive à des conclusions comme celles-ci : « Il n’est pas mal de faire plusieurs [p. 351] bouteilles à la fois de cette préparation ; c’est le précieux onguent auquel j’ai dû mon repos, ma tranquillité, mon innocence et tout le système ou l’art nouveau de félicité dont j’ai le bonheur de pouvoir faire présent au genre humain (6) ».

DUMASREVES0010Jérôme CardanIl faut arriver à la fin du XIXe siècle pour trouver des théories rationnelles ou des expériences précises sur le gouvernement des rêves et c’est certainement à Hervey de Saint-Denis que nous devrons le plus clair de nos connaissances en la matière.

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*   *

Hervey de Saint-Denis était parvenu de bonne heure, par le seul entraînement de son attention, à suivre ses rêves en sachant fort bien qu’il rêvait : il assistait ainsi au jeu de ses représentations mentales et il en notait le détail au réveil avec une mémoire d’autant plus fidèle que l’impression avait été plus consciente ; après avoir longtemps observé, il a voulu intervenir et il a cru modifier le cours de ses rêves par le simple effort de sa volonté, comme il eût à l’état de veille changé la direction de ses pas ou le sujet d’une conversation :

 Digital StillCameraHervey de Saint-Denis

Je crois, — écrit-il, — me promener à cheval par une belle journée. Voyons, me dis-je, ce cheval n’est qu’une illusion, cette campagne, que je parcours, un décor ; mais si ce n’est pas ma volonté qui a évoqué ces images, il me semble bien du moins que j’ai sur elles un certain empire. Je veux galoper, je galope ; m’arrêter, je m’arrête. Voici maintenant deux chemins qui s’offrent devant moi ; celui de droite paraît s’enfoncer dans un bois touffu, celui de gauche conduit à une sorte de manoir en ruine. Je tourne d’abord à droite, puis l’idée me vient qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de mes expériences, guider un rêve aussi lucide du côté des tourelles et du donjon, parce qu’en cherchant a me souvenir exactement des principaux détails de cette architecture, je pourrai peut-être, à mon réveil, reconnaître l’origine de ces souvenirs. Je prends donc le sentier de gauche, je mets pied à terre à l’entrée d’un pont-levis très pittoresque et, durant quelques instants ou je dors encore, j’examine très attentivement une infinité de détails grands et petits : voutes [p. 352] ogivales, pierres sculptées, ferrures à demi rongées. Les images ont surgi dans l’ordre que ma volonté leur avait assigné (7).

 

Tout cela n’est déjà pas mal ; mais Hervey de Saint-Denis croit avoir fait mieux encore par le seul pouvoir de sa volonté, il a évoqué, dit-il, des images qui ont pris corps aussitôt et lui ont donné l’illusion de la réalité. Dans une belle campagne dorée par un grand soleil, il apercevait des moissonneurs et des charrettes : « Évoquons des spectres », se dit-il, et il ne vit tout d’abord devant lui que les travailleurs et les blés mûrs. Il se souvint alors qu’à l’état de veille, on pouvait, en fermant les yeux, supprimer les sensations visuelles et faciliter l’apparition des images sur le champ obscur du regard ; il porta la main sur ses yeux, demeura pendant un moment sans rien voir, fit un appel énergique à des images de spectres et peupla aussitôt son rêve de la fantasmagorie qu’il désirait créer : « Depuis cette époque, écrit-il, et il y a de cela plus de quinze ans, j’ai si souvent fait usage de mon procédé soit pour changer un rêve désagréable en un rêve gracieux, soit pour appeler simplement quelque image à mon gré, que je ne saurais indiquer combien de fois mon expérience première fut confirmée. » Sa conclusion, on la devine c’est qu’avec un entraînement suffisant de la volonté, chacun de nous peut diriger son esprit à travers le monde des illusions aussi bien et souvent beaucoup mieux que nous dirigeons notre corps à travers les événements du monde réel. Si cette conclusion était légitime, nul n’aurait plus fait qu’Hervey pour le gouvernement des songes.

Mais bien peu de gens sont capables d’acquérir la présence d’esprit dont il faisait preuve pendant son sommeil et de lutter par l’attention et la volonté contre l’automatisme naturel du rêve ; la plupart prennent leurs illusions pour des réalités, en suivent, sans s’étonner, les caprices et ne peuvent guère se préoccuper d’en troubler le cours. C’est de plus une question de savoir si Hervey n’était pas dupe, lorsqu’il croyait faire un libre usage de sa volonté pendant ses rêves. S’il nous est difficile de discerner à l’état de veille la part d’initiative et la part d’habitude qui entrent dans un acte, que penser d’un dormeur [p. 353]

qui vient vous dire ; « J’ai changé volontairement le sens de ma promenade : j’ai écarté ou choisi telle image » ? La seule chose qui soit certaine, c’est que le rêve a changé, mais l’association des idées a pu suffire pour provoquer un changement que la volonté a pris à son compte. Lorsque Hervey faisait ses observations, il était très préoccupé à l’état de veille — c’est lui-même qui le raconte — par cette question de la liberté dans le rêve ; il y pensait souvent, réfléchissait aux expériences possibles et il a peut-être considéré, alors et plus tard, comme le résultat de ses décisions, des variations d’images qui n’étaient que la conséquence de ses préoccupations anciennes ou récentes. En fait l’attention et le rêve, la volonté et l’automatisme sont des états qui s’excluent et nous ne saurions — en règle générale — compter sur notre intervention volontaire pour modifier la trame de nos images tandis que nous dormons.

Ne pourrions-nous pas au moins intervenir par l’attention à l’état de veille et faire naître tel ou tel rêve en pensant fortement à tel ou tel objet avant de nous endormir ? L’expérience est aussi séduisante que simple. Je ne connais personne qui ne l’ait tentée une ou plusieurs fois et presque toujours sans succès.

Sans doute, nous continuons souvent en rêve les calculs où notre esprit s’était absorbé pendant la veille ; nous retrouvons dans le sommeil les espérances et les craintes dont nous étions émus avant de fermer les yeux ; mais ce n’est pas du tout par un libre choix de notre volonté ; c’est au contraire parce que des idées longtemps agitées par la pensée ou soutenues par des sentiments profonds finissent par vivre d’une vie automatique et s’imposer d’elles-mêmes à la conscience. Ainsi s’expliquent les rêves religieux des mystiques, les rêves d’amour des jeunes gens, les rêves de maladie des hypocondriaques et autres rêves analogues. Le mieux donc, si l’on veut agir sur la pensée du rêve par la pensée de la veille, sera de s’y prendre d’un peu loin, en créant autour de l’esprit une atmosphère constante d’images ou d’idées, fortifiées par la répétition ou les émotions, et qui réapparaîtront d’elles-mêmes pendant le sommeil. La mémoire, l’imagination et le sentiment s’uniront alors pour construire le rêve avec les éléments familiers de la vie et le dormeur rêvera de tel visage ou de tel pays, non parce qu’il [p. 354] aura voulu en rêver avant de s’endormir, mais parce qu’il en aura souvent ou fortement associé la représentation avec ses pensées les plus intimes et les plus chères.

Pour être compliqué, le procédé n’en est pas moins efficace et nous aurons l’occasion de voir comment l’employaient les prêtres païens quand ils voulaient conduire les rêves des croyants. Mais au lieu de préparer ainsi les associations multiples dont naîtront les rêves, on peut s’en tenir à une seule association qui joue dans l’espèce un rôle capital et c’est là ce qu’a fait maintes fois Hervey de Saint-Denis, beaucoup mieux inspiré ici que dans les expériences que je rapportais tout à l’heure.

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Nous avons vu ce que fait un dormeur des bruits, des lumières et des parfums qu’il perçoit ; il les interprète suivant sa fantaisie du moment, les déforme et finit toujours par rêver d’autre chose. Pour l’empêcher de vagabonder ainsi et le retenir au moins quelque temps sur un sujet déterminé, Hervey de Saint-Denis a très heureusement utilisé les lois bien connues de l’association des idées. Si telle sensation particulière, le parfum d’une rose ou le son d’un piano, peut, à l’état de veille, nous faire penser à la personne qui tenait la rose dans sa main ou jouait du piano devant nous, ne peut-on pas, s’est-il demandé, créer artificiellement des associations de ce genre de façon à évoquer chez un dormeur le souvenir d’une personne ou d’un endroit, rien qu’en lui faisant respirer une odeur ou entendre un son. Dès ses premiers essais, il a pu constater l’exactitude de son hypothèse :

J’étais à la veille de me rendre en Vivarais pour y passer quinze jours à la campagne dans la famille d’un de mes amis. J’achetai, avant de partir, chez un parfumeur bien assorti, un flacon d’une essence qu’il me vendit comme étant sinon l’une des plus agréables, du moins l’une de celles dont le parfum sui generis était le mieux déterminé. J’eus bien soin de ne pas déboucher ce flacon avant d’être arrivé dans le lieu où je devais séjourner quelques semaines ; mais tout le temps de ce séjour, je fis constamment usage de son contenu dont mon mouchoir de poche ne cessa d’être imprégné… Le jour du départ, le flacon fut hermétiquement refermé ; il resta plusieurs mois ensuite au fond d’une armoire, et enfin je le remis à un domestique qui entrait habituellement de très bonne heure dans ma chambre en lui recommandant de répandre sur mon oreiller [p. 355] quelques gouttes de liquide odoriférant, un matin qu’il me verrait bien endormi. Je le laissai libre d’ailleurs de prendre son temps tout à l’aise de peur que l’attente seule de cette expérience ne pût influencer mes rêves en préoccupant mon esprit. Huit ou dix jours se passent mes rêves, écrits chaque matin, ne trahissent aucune réminiscence particulière du Vivarais. (Mon flacon, il est vrai, n’a pas encore été touché). Une nuit arrive enfin où je me crois retourné dans le pays que j’avais habité l’année précédente. Des montagnes parsemées de grands châtaigniers se dressaient devant moi, une roche de basalte m’apparaissait si nettement découpée que j’aurais pu la dessiner dans ses moindres détails. Or je pus reconnaître en m’éveillant, à l’odeur qui s’en exhalait encore, que mon oreiller avait été ce matin-là même humecté, durant mon sommeil, avec le parfum approprié à l’expérience qui venait de réussir.

 

Ce succès inspira à Hervey le désir de continuer ses essais ; il répéta son expérience avec d’autres sujets que lui-même et avec d’autres parfums qui devinrent à leur tour, pour des souvenirs variés, des instruments de rappel non moins efficaces. Il remarqua seulement qu’en multipliant les parfums au-delà de sept ou huit, il provoquait une certaine confusion dans leurs effets et qu’en usant trop souvent du même, il en émoussait le pouvoir.

Pour ramener le problème à des conditions plus précises, il laissa quelque temps ses expériences de côté, puis il les reprit avec l’intention de voir quels résultats on obtiendrait en mélangeant deux odeurs également efficaces. Quelques gouttes de l’odeur qui rappelait le Vivarais furent, d’après les instructions d’Hervey, pendant son sommeil et sans qu’il fût prévenu à l’avance, répandues sur son oreiller. On y versa en même temps quelques gouttes d’une autre essence dont il avait à dessein imprégné souvent son mouchoir quand il travaillait dans l’atelier d’un peintre. Cet essai, trois fois répété, réussit à peu près la première fois, pas du tout la seconde, et donna la troisième fois un résultat décisif. « Je me crois, dit Hervey, dans la salle à manger de l’habitation vivaraise, dînant avec la famille de mon hôte réunie à la mienne. Tout à coup la porte s’ouvre et l’on annonce M. D., le peintre qui fut mon maître. Il arrive en compagnie d’une jeune fille absolument nue, que je reconnais pour l’un des plus beaux modèles que nous ayons [p.356] eus jadis à l’atelier. M. D. raconte que la voiture dans laquelle ils voyageaient de concert a versé, qu’ils viennent me demander l’hospitalité. » Et le rêve se complique alors d’incidents divers qu’il est inutile de rapporter.

Avec la musique, les expériences furent conduites de même et le succès fut aussi brillant Hervey, qui connaissait intimement un chef d’orchestre, s’arrangea pour faire jouer pendant plusieurs soirées des valses peu communes tandis qu’il dansait avec de jeunes femmes qui lui plaisaient beaucoup, en ayant soin, pour la même valse, de danser toujours avec la même personne ; au moyen d’une boîte à musique, il revit en rêve ses belles amies.

Mais c’est avec les sensations de son palais qu’il obtint les plus beaux résultats, car il arriva ainsi à transformer en réalités apparentes de simples souvenirs littéraires. Il avait choisi pour l’expérience le beau passage d’Ovide où Pygmalion voit s’animer sous ses baisers le marbre qu’il vient de sculpter (8).

Et tantôt il lui fait des caresses, tantôt il lui apporte des présents agréables aux jeunes filles, des coquillages et de petites pierres polies et des petits oiseaux et des fleurs de mille couleurs. Il lui met aux doigts des pierres précieuses, il lui met de longs colliers au cou, à ses oreilles il suspend de petites perles, à sa gorge une écharpe. Tout lui sied et quand elle est nue, elle ne paraît pas moins belle. Enfin il presse de ses lèvres des lèvres qui ne sont plus fausses, et la vierge sentit les baisers qu’elle recevait, et elle rougit et, levant vers la lumière un œil timide, elle vit en même temps le ciel et celui qui l’aimait.

 

Hervey lut et relut ces vers charmants et, pour les mieux graver dans sa mémoire, il essaya, de concert avec un peintre de ses amis, de fixer sur la toile une image qui répondit à la description du poète et qui se trouva ressembler par hasard à Mademoiselle X. de la Comédie-Française. Pendant tout le temps que dura ce travail, il garda dans la bouche un petit morceau d’iris, substance dont il n’avait jamais goûté jusque là.

 

Le reste, dit-il, se devine puisque j’employai exactement les mêmes procédés qui ont déjà été exposés. Or voici textuellement tirée de mon journal la relation du rêve que je fis : je me croyais au foyer du Théâtre-Français, un soir de répétition générale. J’y [p. 357] avais rencontré mademoiselle Augustine Brohan qui m’expliquait que l’on répétait une pièce nouvelle dont l’auteur était M. Jules L. (Le nom de l’artiste mon ami) et que cette pièce s’appelait Astarbé. Le personnage d’Astarbé devait être rempli par mademoiselle X… dans un costume qui serait difficilement accepté par la Commission des théâtres, mais qui n’en était pas moins séduisant. Ce costume se composait d’une écharpe de mousseline rose parsemée de petites fleurs d’or, avec un collier d’ambre et de perles auquel pendaient des pierres de couleur. Des bracelets de forme antique s’enroulaient autour de ses bras et ornaient aussi les attaches délicates de ses jambes. A ses doigts brillaient des saphirs. Sa beauté était vraiment idéale et dans ses cheveux blonds il me semblait voir un reflet du soleil. « Comment me trouvez-vous ainsi ? » me dit-elle en s’approchant de moi. La suite du rêve serait ici sans intérêt.

De cette jolie expérience et de celles qui précèdent, on peut conclure avec Hervey qu’en liant artificiellement certaines images à des sensations bien déterminées, on pourra profiter de cette solidarité factice pour introduire dans les représentations du sommeil des éléments qu’on aura soi-même préparés. Nous n’ignorons donc pas tout à fait et, dans tous les cas, nous connaissons beaucoup mieux que Cardan, et même que Du Pleix, l’art de diriger les rêves. Pourtant on n’use guère de cet art que tant de curieux ont cherché et dont ils espéraient des merveilles; personne sans doute n’a appliqué depuis quarante ans, sinon par fantaisie passagère ou par intérêt scientifique, les procédés chers à Hervey ; la plupart des hommes ne pensent pas qu’il vaille la peine d’acheter par un minutieux apprentissage un bonheur illusoire ; ils ne demandent pas au sommeil de les faire vivre dans un monde qui les charme en les dupant ; ils y trouvent une douceur naturelle qui leur suffit.

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Il en était tout autrement dans l’antiquité quand on attribuait aux songes un caractère sacré. Rêver, c’était bien souvent voir les héros et les morts, être informé, par révélation, de choses occultes ou futures et, quand le songe était banal ou obscur, on avait toujours la ressource d’y chercher un symbolisme [p. 358] profond et de l’interpréter. De là l’importance accordée dans toutes les civilisations païennes à la science des songes et à l’art de les provoquer. Les croyants, qui venaient consulter certains dieux, couchaient dans leurs temples pour les voir en songe et c’était une pratique bien connue sous le nom d’incubation (9). Les dieux que l’on consultait de la sorte n’étaient pas les dieux de l’Olympe, Zeus ou Pallas Athéné, mais les dieux souterrains ou les héros ensevelis dans le sein de la terre, car la terre et ses divinités passaient pour envoyer des songes, et l’on se couchait sur le sol pour les mieux recueillir (10). En principe, on pouvait demander par l’incubation toute espèce d’oracles et les magistrats de Sparte dormaient dans le temple de Pasiphaë pour être renseignés sur les intérêts de l’État, tandis que les Latins attendaient de Faunus des rêves prophétiques ; mais comme les hommes se préoccupent beaucoup plus de leur santé que de l’ordre du monde ou de la destinée des empires, l’usage s’établit de bonne heure de ne consulter ainsi que les dieux guérisseurs tels que Isis, Sérapis, Asclèpios, Trophonios, Amphiaraos, et nous sommes assez bien informés des pratiques qui en favorisaient l’apparition.

Les suppliants qui venaient demander le secours divin, soit pour eux-mêmes soit pour un de leurs proches, se soumettaient d’abord à toute une discipline qui avait pour objet de libérer leur pensée des chaînes du corps et du poids de la matière. Ils observaient la chasteté, s’abstenaient de vin et de viandes, s’interdisaient les bains chauds et pratiquaient le jeûne. Quand le sage Apollonius de Tyane voulut acquérir la connaissance des choses divines et lire l’avenir dans les songes, il s’imposa, dit son évangéliste Philostrate, la vie la plus austère et la plus pure : « Il ne mangea d’aucun animal, il se nourrit de légumes et de fruits, disant que tout ce que donne la terre est pur. Quant au vin, il considérait comme pure la boisson que fournit un arbuste si précieux à l’homme, mais il jugeait cette boisson contraire à l’équilibre de l’esprit comme troublant la partie supérieure de l’âme. Après avoir ainsi purifié son estomac, il s’honora de marcher nu-pieds, ne porta que des étoffes de lin, laissa croitre sa chevelure et vécut [p. 359] dans les temples (11). » On reconnait-là les principes de la sainteté pythagoricienne que les chrétiens devaient reprendre et l’on peut se rendre compte des avantages que le suppliant pouvait en tirer dans la recherche des rêves divins. Par la sobriété, il évitait les rêves pénibles, les cauchemars qui ne traduisent dans la pensée du dormeur que la gêne de ses viscères ; il assurait à son imagination la paix et la clarté. Par la pureté de ses mœurs, par sa modestie et son humilité, il se maintenait dans une sorte d’atmosphère morale où des pensées divines venaient seules l’occuper et lui mériter, en les préparant, les révélations des songes.

Après cette préparation, le suppliant était admis à des pratiques cultuelles qui le mettaient plus directement en rapport avec le dieu ; dans les sanctuaires d’Asclèpios, il se baignait à la source sacrée qui prenait naissance à côté du temple et il consacrait plusieurs heures aux sacrifices et aux prières. « A Épidaure, il ne manquait pas, dit M. Léchat (12), d’aller visiter, au sommet du mont Kynortion, le vieux sanctuaire d’Apollon Maléatas et d’y accomplir les rites commandés. Puis, c’était le tour des autres divinités, de celles qui comme Artémis avaient un temple et de celles qui n’avaient qu’une statue ou un autel. On honorait la femme d’Asclèpios, Epioné et sa fille Hygiéia et son fils Machaôn, et tous les dieux secourables ; on allait de sanctuaire en sanctuaire, de simulacre à simulacre, d’autel à autel, comme dans les églises chrétiennes on porte sa dévotion et ses prières dans toutes les chapelles consacrées chacune à un saint différent. Enfin on en venait à Asclèpios lui-même et, devant sa statue, au seuil de son temple, les suppliants se tenaient debout, la tête couverte et la main droite tendue, ou prosternés à terre tandis que les victimes ou les gâteaux de farine se consumaient sur l’autel. Chacun, suivant ses moyens, offrait des dons différents ; les plus riches sacrifiaient un bœuf ou un bélier, les plus pauvres apportaient un peu d’huile ou d’encens. »

Quand les suppliants s’étaient entraînés tout le jour par [p. 360] ces pratiques, ils se trouvaient le soir dans un état de grâce et d’attente très favorable à l’éclosion des rêves divins ; mais, avant de s’endormir, ils devaient encore, dans une sorte de veillée sacrée, charger leur mémoire et leur imagination de tous les éléments dont allait se former le songe. C’étaient, de nouveau, à la lueur des torches, des prosternations et des prières qui occupaient la première moitié de la nuit. Enfin, ils étaient admis dans l’abaton, sorte de dortoir en forme de hangar d’où ils pouvaient apercevoir l’intérieur du sanctuaire. Tandis que les lampes brûlaient encore, les uns s’enroulaient dans leurs couvertures, d’autres s’étendaient sur des branches de feuillage ou sur la peau des victimes qu’ils avaient immolées et ils attendaient à la fois le sommeil et le dieu. Alors un serviteur du temple traversait les portiques, en éteignant toutes les lumières et en engageant les suppliants à dormir. Ils s’endormaient, dit M. Paul Girard, « l’imagination surexcitée par l’attente, l’esprit échauffé par l’atmosphère même du sanctuaire, par l’encens qu’on y avait brûlé, par la vue des lampes, par cette prière du soir qui avait dû précéder l’heure du sommeil (13) ».

On s’est souvent demandé si à toutes ces sensations et émotions ne s’ajoutaient pas l’influence hypnotique de certaines drogues et quelques textes semblent justifier cette supposition. Plutarque nous raconte que le matin on faisait dans les temples d’Isis des fumigations avec une espèce de résine, vers l’heure de midi avec de la myrrhe, et que le soir, c’est-à-dire avant les incubations qui se pratiquaient dans le temple même de la déesse, on recommençait les fumigations avec du cyphi ; or le cyphi est une étrange mixture dont quelques éléments pouvaient bien avoir une action excitante et hypnotique sur les centres nerveux, car il y entrait du cyprès, de la résine, de la jusquiame, de la myrrhe, du bitume, et bien d’autres ingrédients du même genre (14). Plutarque, qui nous a conservé la recette, ajoute : Ce cyphi « exhale une vapeur douce et active qui change la composition de l’air et, s’introduisant dans le corps par la respiration, y répand une influence délicieuse ; sans aller jusqu’à produire l’ivresse, il affaiblit et relâche les soucis journaliers qui sont comme autant de chaînes pénibles ; [p. 361] il rend plus polie et plus pure qu’un miroir la faculté de notre âme qui est capable d’imaginer et de nous faire voir les rêves ». De ces indications on a peut-être le droit de conclure que les prêtres d’Isis réservaient à dessein le cyphi pour les fumigations du soir.

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A quel moment de la nuit les pèlerins avaient-ils leurs rêves divins ? Quelques historiens modernes semblent penser que toutes les phases du sommeil étaient également fécondes ; cependant on a peine à admettre que les dormeurs n’aient pas été particulièrement sensibles aux suggestions des sens et de la mémoire dans le demi-sommeil du soir et du matin et si l’on en croit Jamblique, c’est bien quand ils veillaient encore à demi, ou qu’ils étaient sur le point de s’éveiller qu’ils avaient les visions les plus nettes. « Les songes envoyés par les dieux ne se passent pas comme tu l’as déjà dit ; parfois, au moment où le sommeil s’en va, quand on est presque éveillé, on entend des paroles brèves qui vous indiquent ce qu’il convient de faire ; d’autres fois on entend ces paroles entre la veille et le sommeil, quand on est encore éveillé. Il n’est pas rare qu’une substance invisible et incorporelle environne l’homme qui est couché ; elle est telle qu’elle ne peut être perçue par l’œil, mais plutôt par quelque autre sens. Souvent aussi il se répand une clarté fluide et tranquille, assez brillante toutefois pour que l’œil captivé par elle ne puisse l’apercevoir qu’en se fermant à demi. (15) » On n’a pas de peine à reconnaître dans une partie de cette description les hallucinations hypnagogiques de la psychologie moderne, ainsi nommées parce qu’elles précèdent de peu le sommeil. La plupart des hommes ont eu l’occasion de les observer sur eux-mêmes, et Alfred Maury a signalé, comme Jamblique, des sons, des voix, des paroles articulées, des lumières, des couleurs, (16) sans parler des images visuelles qui constituent le fond du rêve. Comme les sens sont alors ouverts à demi sur le monde extérieur et que l’imagination reste encore toute imprégnée de ses préoccupations habituelles, nul doute que Serapis, Isis et Asclèpios n’aient souvent profité de cet état [p. 362] favorable pour se manifester dans un nimbe de lumière et pour articuler des conseils, dès que le suppliant commençait à fermer les yeux. Et lorsque les dieux apparaissaient le matin, il s’agissait encore, on le voit, de somnolence et de demi-rêves plutôt que de sommeil et de rêves véritables les suppliants qui sollicitaient la visite des dieux ne bénéficiaient en somme de leur entraînement volontaire que dans des états mixtes où la veille se mêlait plus ou moins au sommeil. Que conseillaient les dieux secourables à tous les malades qui espéraient en eux ? C’était, nous dit M. Paul Girard, « soit un traitement à suivre, soit un acte religieux à accomplir, sorte d’expiation ayant pour objet de les rendre agréables à la divinité et de les conduire par là à la guérison ». Un rhéteur du 1er siècle, Aelius Aristide, hypocondriaque et crédule, nous a laissé un curieux récit des pèlerinages qu’il fit dans neuf temples d’Asclèpios et des conseils que ce dieu bienveillant donnait aux dormeurs. Tantôt il ordonnait de prendre des bains, tantôt de les éviter ; il prescrivait à l’un du jus de ciguë, à l’autre la gymnastique et les ablutions d’eau froide. Aristide a beaucoup de peine à se débrouiller au milieu de toutes les indications qu’il reçoit, car il bénéficie la nuit de l’obsession hypocondriaque de ses jours et il a des rêves aussi significatifs que nombreux. Comme il est très religieux, il obéit sans discuter et il se trouve un moment si affaibli par les vomitifs qu’il croit faire une maladie nouvelle (17) ; le dieu, plus entêté qu’un médecin de Molière, ajoute des saignées aux vomitifs et le pauvre Aristide reçoit l’ordre de se faire tirer cent vingt livres de sang (18). C’était pour lui une occasion de recouvrer, par la réflexion, l’usage de son bon sens, mais il avait la foi qui soutient, sinon celle qui guérit, et il sortit d’embarras en diminuant par son interprétation l’absurdité de l’oracle. « Cela doit signifier, se dit-il, que je ne dois pas tirer trop peu de sang. » A d’autres malades moins instruits qu’Aristide, le Dieu conseillait des traitements plus baroques encore et comme les cas heureux étaient consignés dans les temples, sur des tablettes ou des colonnes, nous en connaissons quelques-uns. —« Un [p. 363] certain Gaius nous dit une inscription de l’île Tibérine (19), apprit de l’oracle qu’il devait se rendre à l’autel pour prier, ensuite faire un voyage de la droite à la gauche, mettre les cinq doigts sur l’autel, lever la main et la porter sur ses yeux ; aussitôt que cela fut fait, il recouvra la vue en présence et aux acclamations du peuple. Ces signes de la toute-puissance divine se manifestèrent sous l’empereur Antonin ».

« Un soldat aveugle nommé Velerius Aper, nous dit une autre inscription, ayant consulté l’oracle, en a reçu pour réponse qu’il devait se présenter dans les temples, mêler le sang d’un coq blanc avec du miel, en faire un collyre et s’en frotter les yeux pendant trois jours. Il a recouvré la vue et est venu remercier le Dieu devant tout le peuple ». « Le dieu de la santé, lit-on sur une autre tablette, a ordonné dans une apparition nocturne, au fils de Lucius qui souffrait d’une pleurésie sans espoir, de venir prendre sur l’autel de la cendre, de la mêler avec du vin et de se l’appliquer sur le côté douloureux. Il fut sauvé, remercia Dieu devant tout le peuple et le peuple lui souhaita du bonheur. » Dans d’autres cas, le dieu prescrivait de manger des graines de pin mêlées avec du miel (20), ou bien encore une perdrix apprêtée avec de l’encens (21) et c’est ainsi que chacun retrouvait dans son rêve les superstitions ou la pauvre médecine dont il avait l’esprit farci. Quand on ne guérissait pas, on s’accusait en général d’avoir manqué de confiance ou d’obéissance.

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« Les actes pieux commandés par Asclèpios, dit M. Paul Girard, étaient également très variés c’était un sacrifice qu’il réclamait pour lui-même ou un trépied qu’il demandait qu’on lui consacrât ; tantôt c’était une cérémonie quelconque qu’il ordonnait d’accomplir en l’honneur d’une autre divinité ; il enjoignait par exemple à Aristide de sacrifier un bœuf à Zeus sauveur », mais il ne s’en tenait pas à des conseils ; souvent il guérissait le malade pendant l’incubation même et nous devons à des fouilles récentes de connaître un certain nombre des [p. 364] miracles qu’il opérait de la sorte. Pausanias raconte qu’il a vu dans l’enceinte sacrée d’Épidaure « six stèles posées debout sur lesquelles étaient inscrits en dialecte dorique les noms des malades, hommes et femmes, guéris par Asclèpios et la maladie de chacun et la façon dont il avait été guéri (22). M. Cavvadias, ayant découvert les débris de ces stèles, a pu les reconstituer en partie et deux d’entre elles presque entièrement. On y lit des miracles célèbres accomplis pendant le sommeil sacré et proposés à l’édification des pèlerins. On y apprend qu’Ambrosie d’Athènes, borgne et incrédule, vit en songe Asclèpios qui la railla de son incrédulité, et qu’elle se réveilla avec deux bons yeux et la foi ; qu’Heraïcus de Mithylène, chauve et barbu, obtint en songe d’avoir autant de poils sur la tête que sur le menton ; que Cleinatas de Thèbes fut nettoyé de ses poux dans une seule incubation ; qu’un homme paralysé de plusieurs doigts en retrouva l’usage après avoir fait, en songe, une partie d’osselets avec le dieu ; sans doute, dans la critique de tous ces miracles, faut-il faire, comme toujours, une part à la pure légende, une part au hasard et une autre a la suggestion ; mais ce qui nous intéresse surtout ici c’est l’art avec lequel le rêve bienfaisant paraît avoir été provoqué, que la malade y ait trouvé la guérison définitive ou seulement un conseil. Si comme le pensent aujourd’hui plusieurs psychologues (23), un grand nombre de nos rêves sont la conséquence de nos désirs et de nos craintes, les pèlerins païens étaient admirablement préparés aux songes divins, par leur foi, par leur attente, par tous les espoirs qu’ils fondaient sur l’apparition du dieu. Quelques-uns étaient venus de bien loin pour le voir ; ils avaient supporté courageusement les fatigues d’un long voyage, fortifié, en les échangeant avec leurs compagnons de misère et de route, leurs désirs et leurs vœux, réchauffé leur enthousiasme au récit des vieilles légendes ou des miracles les plus récents, et c’était la même confiance qui les réunissait dans le pêle-mêle pieux de l’abaton.

A ces suggestions spontanées du cœur, les prêtres ajoutaient toutes les suggestions non moins efficaces des pratiques et des [p. 365] rites que nous avons énumérés. Puis, quand le sommeil s’étendait sur la foule hétéroclite des suppliants, les sensations odorantes qu’ils avaient associées pendant le jour à tout le décor sacré du temple, l’odeur de l’encens, l’odeur des sacrifices et l’odeur du cyphi dans les temples d’Isis se faisaient sans doute évocatrices comme les parfums d’Hervey. Alors tous les souvenirs devenaient des réalités ; les images d’Asclèpios, de sa fille et de ses fils s’animaient ; les statues descendaient de leur socle et le dieu bon et secourable, le Sauveur, versait sur les misérables qui dormaient près de ses autels le baume de ses conseils ou la grâce de ses miracles.

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Il n’y a donc pas à se demander, comme on l’a fait très souvent, quels mystérieux secrets possédaient les prêtres d’Isis, de Trophonios ou d’Asclèpios pour diriger les rêves et les faire tourner à la démonstration de leurs doctrines. Ils avaient découvert, par l’expérience, des procédés très analogues à ceux que Scipion Du Pleix, Corning et Hervey de Saint-Denis devaient préconiser plus tard ; ils donnaient de ces procédés une interprétation religieuse et ils auraient été fort en peine d’en donner une autre ; mais ils en usaient très sagement et n’obtenaient que des succès facilement explicables.

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L’incubation ne devait pas disparaître avec le paganisme pour consulter les héros de la religion nouvelle, les saints et les martyrs chrétiens, et en particulier les saints guérisseurs, les croyants employèrent encore le rêve et cherchèrent dans le sommeil la vision bienfaisante qui guérit ou console. En Égypte, dans les premiers siècles du christianisme, saint Michel archange apparaissait de nuit aux malades qui dormaient dans les églises et, rien qu’en les touchant, il les délivrait de leurs maux (24) ; en Asie et à Rome, saint Cosme et saint Damien se montraient dans les fumées du rêve au suppliant qui venait chercher la santé près de leurs autels et quand ils ne guérissaient pas, ils indiquaient au moins des remèdes ; leurs nombreux miracles étaient publiés, comme [p. 366] ceux d’Asclèpios pour l’édification des foules. En cas d’échec, on disait que le suppliant avait manqué de foi ou qu’il était indigne d’attirer sur lui la bénédiction des saints ; on expliquait ainsi, par exemple, qu’un aveugle de nom de Namasius qui avait fait preuve d’idolâtrie en consultant les astrologues fût sorti du temple de saint Cyr et Saint-Jean à Canope sans avoir recouvré la vue et l’on contait l’histoire tragique d’un paralytique païen, possédé du démon et nommé Agapius, qui non seulement ne fut pas guéri, mais mourut tandis qu’on le rapportait chez lui.

Jusqu’au XVIe siècle, on a pratiqué l’incubation dans l’Italie supérieure et on la pratique encore aujourd’hui dans l’Italie du Sud, dans les Cyclades, partout où le paganisme, se survivant à lui-même, fait vivre les chrétiens dans la familiarité de leurs dieux. A Nocéra, les hommes vont consulter la Mère de Dieu, en dormant dans ses temples et lorsqu’on célèbre, en Calabre, la fête de Notre-Dame de Pessoruto, tous ceux qui ont fait vœu d’incubation attendent des songes de la Madone. De même en Grèce, nous dit M. Georges Perrot, « on vient encore dormir dans la grande église de Tinos pour obtenir, par l’intercession de la Vierge, des guérisons miraculeuses (25).

Bien que ces incubations modernes n’aient plus la même solennité que les incubations d’Épidaure, les suppliants trouvent encore dans le sanctuaire assez d’images, d’odeurs et d’émotions pieuses pour préparer leurs rêves divins et s’ils réussissent à voir leur dieu, c’est comme les fidèles d’Asclèpios, sans mystère, par la seule force des suggestions qu’ils s’imposent ou des obsessions qui les hantent.

Il n’est pas sans intérêt de remarquer, à ce sujet, que les hommes qui dirigent encore leurs rêves ou s’essaient à les diriger sont justement les seuls qui y attachent un sens religieux et une sorte de valeur absolue. La direction des rêves ne peut être féconde que si le rêve apparaît comme plus vrai que la réalité : c’est un art qu’on ne laïcisera pas.

 

Dr GEORGES DUMAS

 

NOTES

(1) Cf. Annales de la Société de Médecine de Gand, 1897.

(2) The use of musical vibrations before and during sleep. Supplementary employment of chromatoscopic figures. —A contribution to the therapeutic of emotions. (Medical Record, January 22, 1899.

(3) Alfred Maury, Le Sommeil et les Rêves, VI, p. 154.

(4) Les Livres de Hiérosme Cardanus, médecin milanois, intitulés De la Subtilité traduits du latin en français par Richard Le Blanc, Paris, 1556, p. 356, A et B, et p. 357 A.

(5) Les Causes de la veille et du sommeil, des songes, et de la vie et de la mort, Rouen 1626, pp. 120, 121, 122.

(6) L’art de se rendre heureux par les songes. Francfort et Leipsic, 1746. in-12, p. 157.

(7) Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, 1867, pp. 272-273.

(8) Métamorphoses, X, V, 259-265 et 291-294.

(9) Έγοχίμηοιϛ.

(10) Ludovicus Deubner, De Incubatione. Lipsiae M C M, p. 6.

(11) Philostrate, Appolonius de Tyane, sa vie, ses voyages. Trad. Chassang, p. 9.

(12) Epidaure, Restauration et Description, par A. Defrasse et H. Lechat. Paris, 1895, pp. 188-9.

(13) P. Girard, L’Asclèpeion d’Athènes. Paris, 1881, p. 23.

(14) Plutarque, Œuvres morales, p. 455. Sur Ion et sur Osiris.

(15) Jamblique, Des Mystères des Egyptiens, sect. III, e. 2.

(16) Alfred. Maury, in op. laud., p. 75.

(17) Oratio sacra prima, pp. 491-501 – sqq.

(18) Oratio sacra secunda, p. 53l.

(19) Cf. Hundertmare, De Incrementis artis medicae per expositionem aegrotorum in vias publicus et temple. Leipsig, 1749, in-4; et Kurt-Sprengel, Essai d’une histoire pragmatique de la médecine, I, 157-8.

(20) Kurt-Sprengel, in op. cit., p. 158.

(21) Philostrate, Vie des Sophistes, II, 25.

(22) Cf. A. Defrasse et H. Lechat, in op. laud.

(23) Cf. Freud, Die Traumdeutung, où la thèse est poussée jusqu’au paradoxe. Pour Freud tout rêve est la réalisation d’un vœu (Wunscherfüllung)

(24) Cf. Ludovicus Deubner, in op. laud., pp. 65. sqq.

(25) Lettres de Grèce,Paris, 1907, p. 10.

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