Charles Binet-Sanglé. Le crime de suggestion religieuse et sa nouvelle prophylaxie sociale. Extrait des « Archives d’anthropologie criminelle et de médecine légale », (Paris), 16eannée, n°95, 1901, pp. 453-473.

Charles Binet-Sanglé. Le crime de suggestion religieuse et sa nouvelle prophylaxie sociale. Extrait des « Archives d’anthropologie criminelle et de médecine légale », (Paris), 16eannée, n°95, 1901, pp. 453-473.

La liberté de ceux qui ne veulent pas des conséquences qu’ont pour eux les suggestions religieuses est aussi respectable que la liberté de ceux qui sont partisans de ces suggestions.

 

Charles Hippolyte Louis Jules Binet, dit Binet-Sanglé (1868-1941).  Médecin militaire et psychologue français. Il se fit connaître pour son livre sur La Folie de Jésus, qui fit polémique et heurta particulièrement les milieux conservateurs et chrétiens.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

LE CRIME DE SUGGESTION RELIGIEUSE
ET SA NOUVELLE PROPHYLAXIE SOCIAL 
(1)

par le Dr Charles Binet-Sanglé.

Messieurs,

Je crois pouvoir, dans un milieu d’hommes de science, parler des phénomènes religieux dans un esprit scientifique.

Il existe à la surface du globe des milliers de suggestionneurs, qui ont eu leur congrès spécial il y a onze ans, et qui n’ont pas songé à répondre à votre appel. Aussi bien eussent-ils été singulièrement déplacés parmi vous. Ils ne sont pas les ouvriers de la santé. Ils sont les ouvriers de la maladie. Ils ne cherchent pas à rétablir l’équilibre nerveux détruit. Ils s’efforcent de le rompre. Ils ne s’appliquent pas à corriger les épreuves défectueuses sur les clichés des neurones ; ils s’ingénient à troubler les épreuves les plus claires et les plus parfaites. Votre but, Messieurs, est de donner dans le cerveau de l’homme la suprématie à l’observation et à l’intelligence. Le leur est d’y développer à l’excès ces facultés qui l’emportèrent sur les autres dans les premiers âges de l’humanité, et qu’on peut dire pour cette raison barbares et animales, l’émotivité, la sentimentalité, la passion. [p 454]

Il est superflu de dire que la passion que je réprouve, lorsqu’il s’agit de la recherche de la vérité, ne parle pas ici par ma bouche. Sur le millier de doctrines qui se disputent encore l’humanité, et dont, si une seule était vraie, les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres seraient erronées, sur ce millier de conceptions délirantes je n’en ai choisi aucune. Mes croyances se réduisent à quelques conceptions métaphysiques basées sur les phénomènes naturels, et qui, je le reconnais, ne sont que des hypothèses. Aussi bien suis-je loin de nier la nécessité des croyances. L’homme ne saurait vivre sans elles. Mais je veux qu’elles soient acquises par une méditation libre de toute influence étrangère, et je suis ennemi des religions, c’est-à-dire des croyances collectives, parce qu’elles se sont formées en dehors de l’observation et du raisonnement, parce qu’elles sont l’œuvre de la suggestion.

On reproche aisément aux hommes qui étudient la suggestion d’abuser un peu de ce terme, et ce reproche est parfois fondé.

Il me paraît donc nécessaire de définir le mot et d’apporter quelque clarté dans l’idée qu’il représente. Étymologiquement, suggérer c’est soumettre(sub gerere), et c’est, au figuré, insinuer, faire entrer quelque chose dans l’esprit de quelqu’un un peu ou tout à fait contre sa volonté. Mais qu’entend-on par vouloir ? Vouloir, c’est se déterminer à une action ou s’arrêter à un jugement, après en avoir pesé les motifs, après avoir réfléchi, la réflexion n’impliquant d’ailleurs en aucune façon le libre arbitre.

Si donc vous intimez l’ordre à une personne de tenir une pensée pour vraie en l’empêchant d’y réfléchir, et si elle la tient en effet pour vraie, elle a reçu cette pensée sans le vouloir, vous l’avez soumise à cette pensée, vous avez fait entrer cette pensée dans son esprit par insinuation, vous avez fait une suggestion.

Si, par exemple, je vous propose le jugement suivant :

« Jésus-Christ est né d’une vierge »

en vous permettant d’étudier la question et d’y réfléchir, je ne fais pas de suggestion. Mais si je vous dis :

« Jésus-Christ est né d’une vierge. Il faut le croire. Vous êtes tenu de le croire bien que ce soit absurde, et même parce que c’est absurde (quia absurdum). Si vous ne le croyez pas, [p. 455] vous serez damné et condamné à tous les supplices de l’enfer », je fais ou plutôt je commets une suggestion.

« Mais, objectera-t-on, la suggestion ainsi comprise est un phénomène de tous les instants. Que d’idées sont ainsi imposées et reçues ! » Eh ! Messieurs, qui le nie ? C’est par suggestion que se propagent et se perpétuent les règles de la morale courante, qui n’est rien moins que morale. C’est par suggestion que se forment nombre de partis politiques et nombre d’écoles d’art. Et le jour où ce phénomène sera compris par l’élite, ce sera pour l’humanité un progrès immense.

Je prévois cette seconde objection : « La suggestion religieuse diffère de la suggestion hypnotique. Dans la suggestion hypnotique, il y a une modification cérébrale particulière. » Sans doute, mais où commence la suggestion hypnotique ? Je vais essayer de le dire. Avant tout, il me faut parler du neurone.

Le neurone est un appareil extrêmement complexe. Je le considère quant à moi :

1° Comme un conducteur qui joue à l’égard des ondulations nerveuses le rôle que joue le fil de cuivre à l’égard des ondulations électriques ;

2° Comme un cliché qui enregistre ces ondulations, de la même manière que le cliché photographique enregistre les ondulations lumineuses ;

3° Comme un accumulateur qui emmagasine l’énergie de ces ondulations, de la même manière qu’un accumulateur électrique emmagasine l’énergie des ondulations hertziennes.

Or ce conducteur, ce cliché et cet accumulateur présente une propriété extrêmement intéressante qui est sa motricité, son amiboïsme. L’amiboïsme du neurone est démontré. Le neurone peut, par l’effet de causes mécaniques, physiques ou chimiques, rétracter ses prolongements.

Cette rétraction a pour résultat la formation de zones mauvaises conductrices, soit entre les prolongements d’un neurone donné et les prolongements des neurones voisins, les premiers n’ayant avec les seconds que des rapports de contiguïté el se séparant d’eux lors de la rétraction, soit dans l’intérieur de ces prolongements pat· suite de changements dans la densité de leur substance. [p. 456]

Ces zones je les ai appelées les neuro-diélectriques (2).

Le neurone étant ainsi défini, voyons comment une pensée s’y imprime, et d’abord à quel phénomène physique correspond la pensée ?

Si je laisse tomber, suivant des perpendiculaires de chute peu éloignées l’une de l’autre, trois grains de plomb dans un vase plein d’eau, il se formera un système particulier d’ondulations liquides. Si je recommence l’expérience, en déplaçant les perpendiculaires de chute, j’obtiendrai un autre système différent du premier. Et il est facile de concevoir que je pourrai obtenir ainsi une infinité de systèmes.

Or, de même qu’il existe une infinité de systèmes d’ondulations liquides, il existe une infinité de systèmes d’ondulations gazeuses, une infinité de systèmes d’ondulations éthérées, et, pour ne considérer que les mouvements susceptibles d’impressionner les sens, une infinité de systèmes d’ondulations sonores, lumineuses, thermiques, électriques, nerveuses.

Et, de même qu’à chaque mot correspond un système particulier d’ondulations sonores, à chaque pensée correspond un système particulier d’ondulations nerveuses.

Soit la phrase suivante :

« Jésus-Christ est présent, corps et âme, dans l’hostie consacrée. »

A cette phrase correspond :

1° Un système d’ondulations lumineuses, quand elle est écrite ;

2° Un système d’ondulations sonores, quand elle est parlée ;

3° Un système d’ondulations nerveuses, quand elle est pensée. Cette phrase une fois pensée, de deux choses l’une : ou elle  s’imprimera telle quelle sur les neurones, ou elle ne s’y imprimera pas.

1° Ce système particulier d’ondulations nerveuses pourra s’imprimer d’emblée sur les premiers neurones venus. Et l’on dira, en langage psychologique, qu’il a été reçu sans réflexion.

2° Ou bien ce système, passant de neurone à neurone, effectuera [p. 457] dans le cerveau un certain trajet. Si les neurones ainsi traversés n’ont pas encore été impressionnés, le système s’imprimera encore purement et simplement, et l’on dira, en langage psychologique, que le jugement a été reçu après réflexion, mais par ignorance complète.

3° Mais si les neurones traversés ont été déjà impressionnés, le système considéré y fera réapparaitre, ‘phénomène analogue à l’illumination des tubes de Gessler par les ondulations électriques) d’autres systèmes sur les empreintes qu’ils y ont laissées. S’il n’est pas modifié par eux, il s’imprimera comme précédemment, et l’on dira que la pensée a été reçue après réflexion, mais par ignorance partielle.

4° Si enfin, parmi les systèmes réveillés, il s’en trouve de contraires au système considéré, celui-ci interférera avec eux et donnera un système résultant. Ce système résultant pourra n’être pas nul. Il sera par exemple le suivant :

« Il est douteux que Jésus-Christ soit, corps et âme, dans l’hostie consacrée. »

Mais aussi il pourra être nul, et l’on dira que le jugement a été rejeté après réflexion.

Tel est selon moi le mécanisme par lequel une pensée est tenue ou n’est pas tenue pour vraie.

De telle sorte qu’une pensée fausse sera tenue pour vraie :

1 ° Soit par ignorance ;

2° Soit par réflexion incomplète ;

3° Soit par manque de réflexion.

Or il y a des cas où la réflexion n’a pas lieu parce qu’elle est impossible. C’est lorsque les conducteurs intra-cérébraux sont interrompus par les neuro-diélectriques, c’est lorsque les prolongements des neurones corticaux se sont rétractés comme les pseudopodes des amibes endormis, c’est lorsque ces neurones sont en état de somnolence, ou état de sommeil, ou état d’hypnose.

Et en effet, Messieurs, voilà la clef de la somnolence, du sommeil et de l’hypnose, c’est la rétraction des tentacules de cette pieuvre microscopique qu’est le neurone. Aussi bien cette conception ne date pas d’hier. Écoutez parler Descartes :

Il dit que, chez l’homme qui dort, « les petits filets nerveux qui [p. 458] du cerveau se vont rendre dans les nerfs se relâchent, si bien que les actions des objets extérieurs sont pour la plupart empêchées de passer jusqu’au cerveau pour y être senties, et les esprits qui sont dans le cerveau empêchés de passer jusqu’aux membres extérieurs pour les mouvoir, qui sont les deux principaux effets du sommeil (3) ». Permettez-moi donc de saluer le nom de Descartes, en même temps que ceux de Ranvier, Rabl-Rückhardt, Tanzi, Raphaël Lépine, Mathias Duval, Wiedersheirn, Dühne, Angelucci, Gradenigo, Pergens, Jean Demoor, Micheline Stefanowska, Manouélian, Robert Odier, Querton, Havet, Lugaro, Soukhanoff, Van Gehuchten, Athias et Bombarda, dont les travaux ont contribué à démontrer l’amiboïsme des neurones, cette acquisition destinée à révolutionner la physiologie et la pathologie nerveuses, ainsi que toutes les sciences et que tous les arts qui en dépendent.

Ainsi la suggestion hypnotique est une suggestion sur un sujet dont un certain nombre de neurones sont en état de rétraction. Il y a tous les degrés dans cette rétraction, et il y a tous les degrés dans l’hypnose, qui n’est qu’un sommeil artificiel.

Eh bien, Messieurs, je vais m’efforcer de démontrer que les propagandistes religieux emploient la suggestion, et que de plus ils s’aident de l’hypnose, ou mieux de la sous-hypnose, qu’ils font de la suggestion sous-hypnotique.

Tout d’abord il est bien évident que les pensées qu’ils font tenir pour vraies ne sauraient être reçues après réflexion.

En effet elles sont en contradiction avec tous les systèmes d’ondulations nerveuses apportés au cerveau par les conducteurs sensoriels. Les unes sont des absurdités, les autres des erreurs flagrantes, les autres des hypothèses gratuites et contradictoires non seulement de doctrine à doctrine, mais dans une même doctrine.

Considérons par exemple la doctrine la plus répandue en France, la doctrine catholique. Je puis en parler en connaissance de cause, car j’ai subi dans mon enfance les suggestions des prêtres catholiques, et je ne m’en suis délivré qu’au cours [p. 459] de l’adolescence. Voici les pensées que ces prêtres m’ont fait tenir pour vraies pendant les premières armées de ma vie.

1° Il existe un Dieu unique et en trois personnes.

Qu’il existe un Dieu, c’est là une hypothèse indémontrable.

Mais que ce Dieu soit à la fois unique et en trois personnes, c’est là une absurdité, qui ne diffère en rien de celles que nous entendons émettre par les fous dans nos asiles.

2° Le premier homme commit, en accomplissant le coït, un péché qui devait retomber sur toute sa postérité.

C’est là une pétition de principe. Mais de plus cette pétition de principe est en contradiction avec le dogme de la justice divine, car d’une part les organes génitaux auraient été, d’après la même doctrine, donnés à l’homme par Dieu qui l’aurait créé à son image ; et d’autre part il eût été profondément injuste que la postérité du premier homme subît la peine du péché ancestral.

3° Dieu s’est incarné dans la troisième personne de sa trinité. Cette troisième personne incarnée est Jésus-Christ.

La première phrase contient une absurdité. La seconde une erreur ou du moins une hypothèse des plus fantaisistes. Le juif Joshua, que les chrétiens appellent Jésus-Christ, était un dégénéré vésanique, et, selon toute appatence, un mélancolique à délire systématisé (4). Vous savez, Messieurs, qu’en Orient les fous ont eu de tout temps un caractère sacré, et qu’on rencontre encore dans l’Inde et en Égypte des saints très analogues aux saints catholiques de la décadence latine et du moyen âge, les uns et les autres n’étant que psychopathes. Si les saints sont devenus si rares dans le monde civilisé, c’est qu’on les enferme. J’ai eu l’occasion d’entendre récemment dans un asile un délirant mystique d’une éloquence rare, et qui eût eu, à n’en pas douter, un succès considérable au temps des apôtres. Qu’on ait fait un Dieu de Joshua, comme on fit un prophète de Mohammed, lequel était un épileptique et un halluciné, rien là qui soit étonnant pour qui est au courant des mœurs orientales.

4° Le but de Dieu en s’incarnant en Jésus-Christ était de racheter les péchés des hommes. Ceci est en contradiction avec [p. 460] les dogmes de la toute-puissance et de la justice divine, car Dieu étant tout-puissant, il lui eût été facile de faire les hommes incapables de pécher, et, s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il manquait de justice ou de toute-puissance. D’ailleurs, d’une façon générale, cette conception du rachat du péché des hommes par la crucifixion de la troisième personne de Dieu incarnée a tous les caractères d’une conception délirante.

Je n’insiste pas.

Et maintenant, Messieurs, demandons-nous comment de telles absurdités, de telles erreurs et de telles hypothèses peuvent être tenues pour des vérités indubitables par un si grand nombre de personnes.

C’est d’abord que l’instruction est encore relativement très peu répandue, tout au moins en ce qui a trait à la science des religions, et qu’ainsi les systèmes d’ondulations nerveuses correspondants à ces dogmes ne trouvent pas, dans la plupart des cerveaux, de systèmes contraires .

Toutefois l’ignorance recommandée par les propagandistes religieux, partisans de la clôture monacale, de l’isolement érémitique, du silence et de la proscription des livres, l’ignorance ne fait pas comprendre comment deux dogmes contradictoires dans une même doctrine peuvent être tenus pour vrais par des sujets d’une moyenne intelligence.

Il y a là un phénomène surprenant, mais qui, grâce à vos travaux, Messieurs, n’est plus inexplicable. Son explication réside dans la suggestibilité humaine ou, pour être plus précis, dans la motricité de la cellule nerveuse, car je rapporte même à cette motricité la suggestibilité à l’état de veille complète.

Soit une femme instruite comme le sont les femmes de nos jours. Je lui propose le jugement que j’ai choisi tout d’abord comme exemple :

« Jésus-Christ est né d’une vierge. »

Que va-t-il se passer dans le cerveau de cette femme ? Les neurones impressionnés vont tenter· de se mettre en communication avec les neurones de mémoire voisins, afin de permettre au système d’ondulations considéré d’effectuer le périple intra-cérébral qui constitue la réflexion. Mais si j’ajoute : « C’est là [p. 461] un mystère incompréhensible. Il est inutile, il est défendu de réfléchir, Si vous ne croyez pas, vous serez damnée et condamnée à tous les supplices de l’enfer », aussitôt les neurones intéressés rétractent leurs prolongements, comme une tortue effrayée rétracte sous sa carapace ses pattes et sa tête, et la communication avec les neurones environnants ne s’établit pas.

Dès lors les empreintes neuroniennes où eussent pu apparaître, au passage du système considéré, des systèmes contraires, sont comme si elles n’existaient pas, et le système s’imprimera sans avoir été contrôlé.

Voilà, je crois, par quel mécanisme la crainte, qui est le sentiment religieux par excellence, met un frein à la réflexion.

La théorie pourra sembler audacieuse. Elle est du moins plausible. Je la pousserai plus loin. Je crois en effet que l’admiration agit de la même manière, mais que, dans ce cas, les neurones où s’imprimera la pensée agréable proposée se rétractent autour d’elle, pour la savourer, comme l’amibe se rétracte autour de la particule nutritive qu’il absorbe. Si l’admiration met un frein à la réflexion, ce que chacun peut observer sur soi-même, si le champ de la conscience se rétrécit autour de ce qu’on admire, ce n’est pas selon moi par un autre mécanisme. Au reste j’ai déjà eu l’occasion de faire remarquer la propriété singulière des expressions psychologiques appliquées à la physiologie du cerveau. C’est que les anciens psychologues, qui avaient toujours tendance à la dédaigner pour se perdre dans des rêveries métaphysiques, y étaient ramenés sans cesse par les nécessités du langage.

Ce second moyen d’obtenir la rétraction des prolongements des neurones et d’enrayer la réflexion n’a pas été négligé par les propagandistes religieux. J’entends qu’ils l’employèrent le plus souvent d’une manière inconsciente. Les dogmes qu’ils propagent sont toujours enveloppés, enrobés si j’ose dire, de légendes et de fables, qui frappant ou flattant l’imagination, en même temps qu’elles suscitent des sentiments et des émotions, sont présentés sous une forme qui flatte les sens. La mise en œuvre des ressources du style dans les livres de piété, des ressources de l’éloquence dans les prédications, des ressources de l’art dans la construction et l’ameublement des temples, [p. 462] l’architecture religieuse, la statuaire religieuse, l’imagerie religieuse, la musique religieuse aident singulièrement à cette emprise, à ce rétrécissement du champ de la conscience, à cette agrégation voluptueuse des neurones autour des mythes et des dogmes.

Ainsi le propagandiste religieux suggestionne par la crainte et par l’amour.

J’ai dit qu’il s’aidait aussi de la sous-hypnose.

En effet passons en revue les procédés qu’on emploie pour endormir :

1° On peut obtenir le sommeil naturel ou la somnolence en faisant l’ombre et le silence autour du sujet. C’est ainsi qu’on endort un enfant ou lin malade en fermant les rideaux de son lit ou de sa chambre, en éteignant la lumière, et en interceptant les bruits qui peuvent lui parvenir.

Or l’ombre a toujours empli les maisons divines, et il est de règle d’y observer le silence.

2° Un premier procédé pour obtenir l’hypnose consiste à faire fixer au sujet un foyer lumineux. L’effet produit ne résulte pas tant de l’intensité absolue du foyer que de la différence d’éclairage entre l’espace qu’il occupe et l’espace environnant. De telle sorte que l’effet cérébral d’une puissante source lumineuse exposée au grand jour sera moins marqué que celui d’une source lumineuse plus faible mais tranchant sur l’ombre.

Or celle dernière condition se trouve remplie par les artifices d’éclairage de la plupart des temples. Dans les églises catholiques le luminaire de l’autel et les vitraux du chevet où convergent tous les regards, produisent à la longue une sorte de subfascination.

3° Un deuxième procédé hypnotique consiste à soumettre le sujet à des sensations visuelles rythmiques, lentes et monotones Je crois en effet que les passes des anciens magnétiseurs n’agissaient pas autrement.

Or cette condition est remplie par les évolutions et la mimique spéciale des officiants autour de l’autel.

4° Un troisième procédé consiste à faire entendre au sujet, soit un bruit violent et soudain, soit un bruit rythmique et monotone, soit un bruit prolongé, grave et monotone. Ce dernier [p. 463] moyen est couramment employé par les nourrices pour endormir leurs nourrissons.

Or le bruit violent et soudain nous est donné par le gong des pagodes, employé aujourd’hui par les hypnotiseurs, le bruit rythmique et monotone par les cloches des églises, le bruit prolongé, grave et monotone par les orgues, les harmoniums, les voix des chantres, le ton des prédicateurs, et par ces puissantes et sublimes berceuses que sont les airs religieux. Leur effet est d’ailleurs renforcé par l’acoustique spéciale des nefs.

Au demeurant l’hypnotisme scientifique pourra tirer parti de l’étude des rites. Ce ne sera point la première fois que les expérimentateurs se seront laissé guider par les empiriques. On a déjà commencé à étudier les effets hypnotiques de l’encens (5).

Il est certain que ces divers procédés n’ont pas, employés séparément, un effet très marqué chez les sujets normaux. Mais il n’en est plus de même lorsqu’ils sont employés ensemble, et il suffit, pou1· s’en convaincre, d’assister à une grande cérémonie catholique, de préférence à l’une de celles qui se donnent le soir. On se trouvera bientôt dans un état cénesthésique particulier. C’est une sorte de somnolence qui ne permet que la rêverie, une torpeur inquiète et admirative qui est bien décrite dans les romans de Joris-Karl Huysmans :

« L’entrée dans la cathédrale immense et ténébreuse, dit-il, était toujours étreignante, et instinctivement l’on baissait la tête et l’on marchait avec précaution, sous la majesté formidable de ses voûtes (6). »

Comme ces procédés se retrouvent, avec des modifications de détail, dans toutes les religions, je crois qu’il m’est permis de dire que tous les prêtres, à quelque confession qu’ils appartiennent, ombiasses de Madagascar, gones de Ceylan, namhouris du Malabar, brahmanes de l’Inde, lamas thibétains, talapoins de Siam et de Pégu, bonzes chinois et japonais, abysses kalmoucks, nadabs, mages, akhoncls et gazis persans, okals druses, rabbins juifs, imans, moullas et muftis de Mohammed, popes [p. 464] russes, papas grecs et arméniens, pape, cardinaux, archevêques, évêques, curés et vicaires catholiques, ministres et révérends réformés, sont des suggestionneurs, et, dans une certaine mesure, des hypnotiseurs, inconscients à vrai dire, et d’ailleurs, pour l’immense majorité, convaincus de la vérité des hypothèses et des erreurs qu’ils défendent.

Or si ces suggestionneurs arrivent à produire des modifications cérébrales chez des adultes normaux, c’est bien autre chose lorsqu’ils ont affaire à des enfants, à des femmes, à des vieillards, ou à des adultes atteints de quelque trouble mental.

Considérons d’abord le cas de l’enfant.

Je dis que les neurones de l’enfant sont hypéramiboïques, et, à défaut d’observations et d’expériences, je vais essayer de le démon très indirectement.

Vous savez, Messieurs, que suivant la loi de Serres, l’évolution embryogénique reproduit révolution phylogénique. La loi de Serres est d’ailleurs trop étroite et doit être, selon moi, remplacée par celle-ci :

« L’évolution de tout individu, de la conception à l’âge adulte, reproduit l’évolution d’une série complète de ses ascendants depuis le premier être vivant jusqu’à l’individu considéré. »

Eh bien, cette loi, qui est applicable à un individu quelconque dans la société, est applicable à une cellule quelconque dans l’organisme. Et l’on peut dire que :

« L’évolution d’une cellule quelconque d’un individu, depuis la conception de cet individu jusqu’à l’âge adulte, reproduit l’évolution du tissu auquel cette cellule appartient, depuis le premier être vivant jusqu’à l’individu considéré. »

Il en résulte qu’une cellule quelconque dans un corps d’enfant est plus près du premier état cellulaire, de l’état monoplastidaire, de l’état de l’amibe, que la cellule correspondante dans un corps I’adulte. Autrement dit, I’amiboïsme qui est, je crois, en plus ou en moins, une propriété inhérente à toute cellule molle, et en particulier l’amiboïsme des neurones est plus prononcé chez l’enfant que chez l’adulte. Aussi bien cette hyperplasticité et cet hyperamiboïsme sont attestés par la facilité et la profondeur avec lesquelles les ondulations nerveuses s’impriment dans les neurones de l’enfant, par les changements incessants de ses [p. 465] courants intracérébraux, par la complaisance de sa mémoire, la mobilité de son esprit, et aussi par son émotivité, symptôme d’instabilité moléculaire.

Ignorant, possédant des neurones hyperamiboïques, prédisposé par cela même à la crainte, à l’admiration, à l’amour, à l’adoration, au sommeil et à l’hypnose, l’enfant se trouve ainsi dans les meilleures conditions pour recevoir et enregistrer profondément et sans réflexion les dogmes religieux et les règles religieuses. Il en est de même, mais à moindre degré de l’adolescent. L’humanité a été, elle aussi, une enfant et une adolescente. La voici qui entre dans l’âge adulte.

Mais il est des adultes qui ressemblent à des enfants. C’est le cas de la femme. La femme a de l’enfant la mollesse des tissus, l’émotivité, la sentimentalité, la mobilité d’esprit et aussi l’ignorance. Elle est donc dans un état de réceptivité religieuse.

Il en est de même, parmi les hommes adultes, de ceux qu’on appelle les impressionnables, les émotifs, les sentimentaux, les nerveux, les névrosés et surtout des hystériques. Car l’hystérie, comme je me suis efforcé de le démontrer dans un travail récent (7), est le résultat d’une régression des neurones par l’effet d’une intoxication ou d’un traumatisme. Les phénomènes hystériques résultent d’un amiboïsme neuronien extrême ; et cette. désagrégation de la personnalité, ce rétrécissement du champ de la conscience dont parlent les psychologues, correspondent, selon moi, à la désagrégation de la colonie neuronienne et au rétrécissement du champ des neurones conscients.

Dans le cycle de la vie, le vieillard touche à l’enfant. Ne dit-on pas qu’il retombe en enfance ? Et en effet il redevient sentimental, craintif et attendri. Il a peine à suivre un raisonnement. Il est porté au sommeil.

Sans doute il redevient aussi enfant par ses neurones, d’ailleurs rendus mauvais conducteurs par l’accumulation du pigment jaune, et peut-être par les compressions dues aux scléroses névrogliques. Pour toutes ces raisons, le vieillard est en état de réceptivité religieuse. [p. 466]

Et maintenant, Messieurs, entrons dans une église. Qu’y trouvons-nous ? Quelques rares hommes adultes qui sont, pour ne point parler des hypocrites, les uns des ignorants (tout au moins pour ce qui a trait à la science des religions et aux lois de la suggestion), les autres des simples d’esprit, les autres de ces dévots dont j’ai essayé de dévoiler les tares mentales. Mais la masse est composée d’enfants, de femmes et de vieillards. C’est par eux que les religions naissent et se développent. Ne voyons-nous pas Joshua, qui recommandait de laisser venir à lui les petits enfants, s’entourer de femmes qui furent les « saintes femmes » et de vieillards qui furent les apôtres ? C’est par eux aussi, par l’enfant surtout, que les religions se perpétuent ; et c’est avec raison que Victor Hugo faisait dire aux prêtres :

Dans notre obscurité toute la terre plonge
Par degrés. Et déjà, d’un ongle qui s’allonge,
Par l’âme de l’enfant nous tenons l’avenir.

Bien plus, cette réceptivité religieuse, et en particulier cette disposition à la désagrégation neuronienne, les propagandistes, se livrant aux pratiques qu’ils ont subies, s’emploient à les développer dans des maisons spéciales. Ils fatiguent par le jeûne, la veille et les exercices de piété, les neurones des sujets qui leur sont soumis. Ils exagèrent la rétractilité de ces cellules par des mortifications de toute sorte, par la tristesse et par la douleur. Et il est impossible que les enfants et les jeunes gens soumis au régime des séminaires et du noviciat monacal ne deviennent pas ce qu’on veut faire d’eux.

Ainsi voilà des absurdités, des erreurs et des hypothèses qu’on fait, par le moyen de la suggestion, tenir pour des vérités indubitables à des cerveaux en état de moindre résistance. Cela a-t-il pour l’individu et pour la société des avantages ou des inconvénients ? La question est de la plus haute importance, car vous pratiquez tous les jours, Messieurs, des suggestions qui profitent, non seulement au malade que vous traitez, mais à la société tout entière, dont la santé et le bonheur dépendent de la santé et du bonheur de ses membres.et si l’on critique parfois et avec raison l’abus de ce procédé thérapeutique, nul homme intelligent ne songe du moins à en proscrire l’emploi. Or il est [p. 467] évident que si les pratiques des suggestionneurs religieux avaient le même avantage, il faudrait les encourager.

Mais déjà, par une induction immédiate, on pourrait répondre que la suggestion d’absurdités, d’erreurs et d’hypothèses contradictoires est nuisible à l’individu et à la société tout entière; bien plus, que cette suggestion est un crime.

C’est que la morale, la vraie morale ne saurait avoir d’autre base que les vérités démontrées, de telle sorte que toute grande erreur scientifique conduit à une erreur morale, et toute erreur morale au malheur.

Les suggestions religieuses, Messieurs, nuisent à l’individu, parce qu’elles le font vivre dans la tristesse et dans la crainte.

En effet les règles morales qui découlent des religions sont pour la plupart en opposition avec les lois nécessaires de la nature. De telle sorte que le croyant se trouve pris dans ce dilemme : ou obéir à ses besoins et trembler pour son salut ; ou obéir à la morale religieuse et souffrir dans ses fonctions organiques. Cela est surtout manifeste chez les sujets soumis aux règles monastiques. J’ai rédigé l’observation physio-psychologique de plusieurs d’entre eux, et j’ai pu me convaincre que ces religieux voués à la solitude, au silence, au jeûne, à la veille, à la continence, à des mortifications de toutes sortes, vivaient, comme ils le disent eux-mêmes, « dans les larmes, dans le tremblement », et que ces êtres, qui sont des malades, sont aussi des malheureux, Attendez-vous, Messieurs, à ce que le fait soit nié. Et en effet il y a des exceptions. Aussi bien n’ai-je en vue ici que les vrais dévots et non les commerçants, les industriels et les politiciens de monastère.

Or, de même qu’un organisme souffre lorsqu’un grand nombre de ses cellules sont intoxiquées, de même la société souffre par le fait du grand nombre de ses membres qui sont imprégnés du poison religieux. Cette souffrance se trahit sous forme de crises, et ces crises sont les guerres, les persécutions, les révolutions.

L’histoire est pleine de ces crises douloureuses.

Faut-il rappeler, pour n’embrasser qu’une partie de l’histoire des peuples de l’Occident et de l’Orient classique, les guerres sacrées de l’ancienne Grèce ; les révoltes des juifs contre les [p. 468] empereurs romains qui voulaient leur imposer leurs dieux ; la guerre sainte de l’Islam jetant le peuple arabe sur la Syrie, la Perse, la côte septentrionale de l’Afrique, l’Espagne ; les croisades, dévorant pour la conquête du Saint-Sépulcre la fleur de la chevalerie française ; la guerre des Albigeois, les cent cinquante hérétiques brûlés à Minerbe, les quatre cents brûlés à Laval, les femmes torturées à Lavaur, et cet incendie de Béziers où le légat du pape s’écriait : « Tuez tout ! Dieu reconnaîtra les siens ! » ; le supplice des Templiers ; les révoltes des anabaptistes des paysans et des chevaliers réformistes en Allemagne ; les guerres de religion du XVIe siècle ; le massacre des Vaudois ? Faut-il rappeler les auto-dafé d’Espagne, les cent mille malheureux condamnés à mort à l’instigation de Torquemada, toutes les horreurs de cette inquisition espagnole, qui s’établit au Mexique, au Pérou, dans toute l’Amérique du Sud, à Goa, où elle fit périr quatre-vingt mille hérétiques dans les flammes, et qui, de 1478 à 1808, condamna à mort ou à des peines infamantes une moyenne de onze cents personnes par an. Ces choses datent d’hier, Messieurs. L’inquisition espagnole rétablie en 1814 par Ferdinand VII, ne fut définitivement close qu’en 1843. Elle a laissé un monstre à Rome, le tribunal de l’index.

Et, pour montrer jusqu’où peut aller la folie religieuse, faut-il entrer dans le détail des faits ? Faut-il parler des martyrs chrétiens, brûlés, crucifiés, écartelés, étirés jusqu’à la rupture de la colonne vertébrale et des intestins, transpercés de pieux enflammés, de clous, de lames de fer rougies, enfermés dans des sacs avec des animaux venimeux, jetés aux bêtes fauves, plongés dans la chaux vive, dans la poix en fusion ou dans l’huile bouillante, Étienne lapidé, Jacques le Mineur précipité de la terrasse d’un temple, Victor broyé sons une meule, Laurent brûlé sur un gril, Thermilla bâtonné à plat ventre sur des charbons ardents, Boniface gorgé de plomb fondu, Basile écorché de telle sorte que la peau arrachée figurât sept larges bandes rouges sur son corps ; et aussi de ceux qu’on a appelés les martyrs de la libre pensée, Pierre de la Ramée, Michael Servetus, Étienne Dolet, Giordano Bruno, Lucilio Vanini, Tommaso Campanella, Galiléi !

Mais ce ne sont là que les conséquences les plus frappantes [p. 469] de ces erreurs, ce ne sont que les éruptions du foyer de haines qu’elles ne cessent d’entretenir au tréfonds des sociétés. Car, de même qu’au-dessous de toutes les injustices sociales il y a le droit divin, au-dessous des luttes politiques, des querelles de mœurs, des antagonismes de nation à nation, de province à province, de cité à cité, de maison à maison, d’homme à homme, il y a un antagonisme religieux, dont la cause réside dans les suggestions opérées au cours de l’enfance.

Ces suggestions jouent d’ailleurs un rôle considérable dans la décadence des peuples. En effet regardez du côté de l’Orient. Qu’y voyez-vous ? Des nations autrefois actives et vivantes et qui sont plongées dans une sorte de stupeur. Leur civilisation est plus vieille que la nôtre, et cependant elles nous paraissent barbares. C’est qu’en effet elles sont revenues à l’état de barbarie, elles sont retombées en enfance. Aussitôt qu’elles s’affaiblirent, aussitôt que leurs facultés d’observation et de raisonnement perdirent de leur vigueur, aussitôt que ces phagocytes que sont les acquisitions des sens et du raisonnement perdirent. de leur vaillance, les dogmes les envahirent comme des germes pathogènes, et maintenant, profondément intoxiquées, apathiques et démentes, elles sont comme des vieillards malades qui attendent la mort. Et plus près de nous, ne semble-t-il pas que nous assistions à des commencements d’agonie, et ne croyez-vous pas qu’il soit temps de demander secours à la science qui, après avoir appris à sauver les hommes, apprendra à sauver les nations !

La science peut s’attaquer aux religions. Elle eut assez à souffrir d’elles. Jules Soury rappelait naguère, dans un ouvrage justement célèbre, que « ces conceptions surnaturelles du monde et de la vie ont interrompu le progrès de la raison de l’homme sur cette planète, et creusé comme un abîme de ténèbres entre Démocrite, Aristote, Galien lui-même, et Galilée, Lavoisier, Laplace, Bichat » (8). L’erreur religieuse, Messieurs, voilà pour des millions d’êtres le principe de la crainte, de la haine, de la tristesse et du malheur.

Et maintenant la société a-t-elle le droit d’intervenir? A-t-elle [p. 470] le droit de défendre les êtres faibles, et en particulier les enfants, les mineurs, contre les suggestions religieuses ? Je réponds oui, sans hésiter, au nom de la vérité et de la justice. Mais, dira-ton, c’est là un attentat à la liberté individuelle.

Messieurs, je ne suis pas, pour ma part, très enthousiaste du principe d’autorité. J’estime que des temps viendront où, par les progrès de la science, l’intelligence de l’homme ayant dominé ses passions, il fera le bien par raisonnement, et bientôt, par instinct, parce qu’il aura compris que le bien est fonction du vrai, et que le bien social implique le bien individuel. Alors toute action mauvaise étant considérée comme une absurdité, le principe d’autorité aura vécu. Mais ces temps sont encore lointains ; et, dans une société comme la nôtre, une certaine autorité est nécessaire. Il faut que les plus instruits et les plus intelligents ouvrent la voie du bonheur aux autres, qu’ils les y conduisent, et qu’au besoin ils les y entraînent. Dans ces conditions, la prophylaxie religieuse est un droit.

Si la société se refuse ce droit, je dis qu’elle n’a pas celui de réglementer la vente des poisons, d’interdire la vente des substances alimentaires falsifiées ou corrompues, d’imposer la déclaration des maladies contagieuses, la désinfection des maisons contaminées, L’assainissement des logements insalubres, la visite des femmes publiques, les inhumations. Je dis qu’elle n’a pas le droit d’établir un cordon sanitaire, de mettre un navire en quarantaine, de limiter le travail des enfants dans les. manufactures, de leur interdire certains établissements industriels, où leur santé physique, moins précieuse que leur santé morale, est exposée, je dis qu’elle n’a pas le droit de rendre l’instruction obligatoire. Et, si l’on veut parler de tolérance, je dis que ces choses pourraient être dites intolérables. Car n’est-il pas patent que ce sont là autant d’attentats à la liberté individuelle ? Et pourtant ces attentats sont tolérés, reçus, admis, vantés, recommandés par le plus grand nombre. Pourquoi ? Parce qu’ils sont dans l’intérêt du plus grand nombre, bien mieux parce qu’ils sont dans l’intérêt de tous, parce que la société a le droit imprescriptible de s’opposer à un acte, individuel ou collectif, quand cet acte, en ce cas toujours nuisible à l’individu ou à la collectivité qui le tente, est [p. 471] nuisible à l’immense majorité des hommes, la postérité comprise.

L’hygiéniste Arnould disait au sujet de la vaccine : « On a parlé de liberté individuelle, comme si la liberté de ceux qui ne veulent pas de la variole n’était pas aussi respectable que la liberté de ceux qui ne veulent pas de la vaccine. » Je dirai de même : « La liberté de ceux qui ne veulent pas des conséquences qu’ont pour eux les suggestions religieuses est aussi respectable que la liberté de ceux qui sont partisans de ces suggestions. »

La prophylaxie religieuse serait donc un droit et un devoir pour la société, alors même qu’elle impliquerait des attentats à la liberté individuelle. Mais qui ne voit que bien loin d’impliquer de ces attentats, elle est une lutte en faveur de la liberté même, à laquelle elle empêchera d’attenter. Car il n’est pas de pires ennemis de la liberté que les suggestionneurs religieux. Ils asservissent les esprits, ce qui est plus grave que d’asservir les corps, parce que l’esclavage cérébral est sans limites, et parce qu’il est quelque chose de plus élevé et de plus précieux que la liberté d’aller et de venir, c’est la liberté de penser.

En quoi doit consister la prophylaxie religieuse ? Médecins et hygiénistes du cerveau, vous vous trouvez, Messieurs, en présence de dévots, en présence de suggestionnés et de suggestionneurs, qui sont eux-mêmes des suggestionnés. Que sont pour vous tous ces êtres ? Les uns des criminels, les autres des victimes, mais tous, et avant tout, des êtres dépourvus de libre arbitre et de responsabilité comme vous-mêmes, que dis-je ? des faibles, des malades, des êtres sacrés à tous égards. Vous con¬naissez leur mal. Vous savez quels en sont les causes, les symptômes, le pronostic individuel et le pronostic social. Votre devoir est de conseiller un traitement. Lequel allez-vous choisir ?

Ce sera évidemment le plus actif, mais ce sera aussi le moins violent, le moins douloureux, et, s’il est possible, le plus agréable, le plus doux. C’est dire qu’il ne saurait plus être question à cette heure de persécutions, de bannissements, de décrets d’expulsion. Ce sont là des moyens chirurgicaux qui manquent leur but, car l’expérience a montré que toute persécution religieuse faisait se répandre infiniment plus vite l’erreur qu’on se proposait d’anéantir. Il y a là quelque chose [p. 472] d’analogue à ce qui se passe lorsqu’on porte l’instrument tranchant sur certaines tumeurs cancéreuses. Les cellules infectées s’introduisent dans les vaisseaux ouverts et vont porter le germe du mal au poumon, au foie, au cerveau. Le poison ne demande qu’un contre-poison. A l’erreur opposons la vérité, à la foi l’évidence, la science aux religions. Les propagandistes religieux ne font connaître aux enfants qu’une seule doctrine. Faisons-leur connaître toutes les doctrines, non seulement dans leur état actuel, mais dans leur genèse et dans leur développement. Instruisons-les des ressemblances et des analogies qu’elles ont entre elles, et aussi des ressemblances et des analogies qu’ont entre eux leurs fondateurs et leurs propagateurs. Puis laissons-les libres de choisir entre les hypothèses, et si aucune des anciennes ne les satisfait, libres d’en imaginer de nouvelles.

Par ces moyens, nous aurons sauvegardé le droit de l’enfant au libre épanouissement de son intelligence. Nous aurons sauvegardé l’indépendance des générations futures, décuplé la vitalité et la force productrice des races, enrayé les décadences, donné une impulsion énorme au progrès. Nous aurons hâté l’avènement certain d’une morale basée sur les vérités démontrées, sur la physiologie et sur la sociologie humaines, de la morale. scientifique qui sera admise par tous. Nous aurons contribué dans une large mesure à faire cesser les antagonismes religieux, moraux et politiques des collectivités, et à préparer l’union indissoluble de tous les hommes dans la science, union qui est en germe dans nos congrès. Nous aurons enfin rempli un grand devoir envers nous-mêmes et envers l’humanité.

C’est pourquoi, Messieurs, je vous propose d’émettre le vœu suivant :

Attendu que les idées religieuses sont les unes des erreurs flagrantes, les autres des hypothèses gratuites et contradictoires non seulement de doctrine à doctrine, mais dans une même doctrine ;

Attendu que ces erreurs et ces hypothèses sont présentées par les propagandistes religieux comme des vérités certaines ;

Attendu qu’elles sont reçues et se propagent par suggestion, et qne les victimes de ces suggestions les subissent pour la [p. 473] plupart dans l’enfance, âge où la suggestibilité est à son maximum ;

Attendu qu’elles jettent le trouble dans la vie des individus et des sociétés, et qu’elles opposent le plus grand obstacle à la marche de l’humanité vers l’union, vers la paix et vers le bonheur :

Les membres du deuxième Congrès international de l’hypnotisme, n’ayant en vue que le bien de l’humanité, émettent le vœu que les gouvernements inscrivent aux programmes des examens de fin d’études :

1° La science des religions ;

2° Les lois de la suggestion.

Dr Charles BINET-SANGLÉ.

Notes

(1) Ce discours, composé à l’occasion du deuxième Congrès international de l’hypnotisme, n’a pas été prononcé, et est resté inédit jusqu’à ce jour.

(2) Ch. BINET-SANGLÉ —Théorie des neuro-diélectriques. (Archives de neurologie, sept. 1900.)

(3) René DESCARTES : L’Homme.

(4) Jules SOURY : Jésus-Christ et les Évangile, 1898.

(5) Et, ajouterai-je aujourd’hui, à associer la musique an protoxyde d’azote pour provoquer le sommeil.

(6) JORIS-KARL HUYSMANS : la Cathédrale. 389.

(7) Ch. BINET-SANGLÉ —Théorie physiologique de l’hystérie, in Rev. de l’hypnotisme et de la psychologie physiologique, 1901.

(8) JULES SOURY : Le Système nerveux central.

 

 

 

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