Auguste Marie et Dr Pailhas. Sur quelques dessins de déments précoces. Extrait du « Bulletin de la Société clinique de médecine mentale », (Paris), tome cinquième, 1912, pp. 311-319.

Auguste Marie et Dr Pailhas. Sur quelques dessins de déments précoces. Extrait du « Bulletin de la Société clinique de médecine mentale », (Paris), tome cinquième, 1912, pp. 311-319.

 

Auguste Armand Victor Marie (1865-1935). Médecin en chef des asiles de la Seine, Licencié en droit et homme politique.
Au cours de sa carrière, il a été successivement médecin adjoint des asiles publics (en 1899), directeur fondateur et médecin en chef de la colonie familiale de la Seine en 1892, titulaire en 1896, médecin en chef de l’Asile de Villejuif (1900).
Il fut à l’origine de la première exposition réalisé à Paris en 1905, d’oeuvres qu’il avait collectionnées sous le titre : Petit Musée de la folie. C’est à partir de ce matériaux que son collaborateur Le Dr Meunier publia sous le pseudonyme de Marcel Réja : L’Art malade : Dessins de fous (1907). Rappelons que c’est toujours en 1905, que paru l’ouvrage de Rogues de Fursac : Les écrits et les dessins dans les maladies nerveuses et mentales. (Essai clinique). 232 figures dans le texte. Paris, Masson et Cie, 1905
Quelques unes de ses publications :
—  Étude sur quelques symptômes des délires systématisés et sur leur valeur, Paris, O. Doin, 1892.
—  Mysticisme et folie. Partie 2. Extrait des « Archives de neurologie », (Paris), deuxième série, tome VII, n°40, avril 1899,
—  Les aliénés en Russie, Montévrain, École d’Alembert, 1899.
— Spiritisme et folie. Article paru dans la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 3e série, 8e année, tome VIII, pp. 1904, 129-130. [en ligne sur notre site]
— « Le Musée de la Folie ». Je sais tout n°9, 15 octobre 1905, rubrique « Curiosités », pp.353-360.
— Mysticisme et folie (étude de psychologie normale et pathologique comparées), par le Dr A. Marie,… Avec préface de M. le Dr H. Thulié. Paris, V. Giard et E. Brière, 1907. 1 vol. XI, 342 p.
— Les Vagabonds, par le Dr Marie, Raymond Meunier, Paris, V. Giard et E. Brière, 1908.
— Les dessins stéréotypés des aliénés. Extrait du « Bulletin de la Société clinique de médecine mentale » (Paris), tome cinquième, 1912, pp. 261-264. [en ligne sur notre site]
— Traité international de psychologie pathologique, sous la direction du Dr A. Marie, Paris, F. Alcan, 1910-1912. 3 vol. in-8°.
— La psychanalyse et les nouvelles méthodes d’investigation de l’inconscient. Etude des problèmes de l’inconscient au point de vue du déterminisme psychologique et de la psychanalyse. Paris, E. Flammarion, 1928. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 311]

Sur quelques dessins de déments précoces, par le Dr A. MARIE de Villejuif et le Dr PAILHAS d’Albi. (Présentation de dessins).

J’ai l’honneur de soumettre à la Société deux ordres de documents.

Un premier groupe de dessins que je dois à l’obligeance de M. le Dr Pailhas d’Albi, provenant d’un malade dégénéré au sens de Magnan, avec délire polymorphe à bouffées paroxystiques, mais avec un certain degré de systématisation et exagération finale de la personnalité. [p. 312]

Les dessins très nombreux et très variés de ce malade rentrent dans la catégorie de ceux que j’ai précédemment présentés comme géométromanie dessinée.

Ce sont des rosaces et combinaisons de courbes, excentriques, ovales et polygones inscrits dans des cercles.

On perçoit dans ses constructions géométriques des préoccupations astrologiques et tout un système de l’univers avec des influences politiques symbolisés par des constructions géométriques superposées à des cartes géographiques. Certaines figures stylisent aussi 2 spermatozoïdes enlacés en tourbillon hélicoïdal devenant ailleurs 2 comètes ; les origines de la vie semblant ainsi rapprochés de celles de tout mouvement moléculaire par un souvenir probable de lectures mal digérées sur les tourbillons de la matière et de la vie.

Obs. I. (Communiquée par le Dr Paihas). — L… Edouard-Lucien, successivement charcutier et infirmier des hôpitaux de la Seine, né à Paris le 26 avril 1875, interné une première fois à Vaucluse le 27 juin 1901, réintégré le 20 juillet 1902, avec le certificat suivant :

« Débilité mentale avec excitation maniaque. Propos incohérents. Soupçons de simulation. Déjà traité. Évadé de l’asile le 22 décembre 1901. — Dr Vigouroux. »

Certificat de quinzaine : « L… est atteint d’excitation maniaque avec propos incohérents. Agitation le jour et la nuit. A maintenir. — Dr Vigouroux. »

A la date du 7 avril 1903, L… était transféré à l’asile du Bon-Sauveur d’Albi, accompagné de cet autre certificat : « Dégénérescence mentale avec excitation maniaque. Idées de persécution et de grandeur. Il veut étudier le monde et réformer la Société. Il fera un syndicat d’infirmiers, etc. Nombreuses lettres aux autorités. Plusieurs fois traité et considéré comme un simulateur par le Dr Garnier. »

Ultérieurement, aucune circonstance importante ne modifiait sensiblement cette façon de se produire de la mentalité de L… qui, variablement excité, sujet à des préoccupations et à des réactions de persécuté, demeurait par-dessus tout attaché à des élucubrations mégaliques. Celles-ci, d’une complexité touffue et à prétentions scientifiques, étaient exposées soit de vive voix, soit par écrit, en même temps qu’illustrées de multiples dessins.

L’un des certificats (du 23 octobre 1903) porte : « Délire polymorphe, demi-raisonnant où avec hallucinations de la sensibilité générale, s’observent des idées de grandeur, de richesse, de persécution ; il se dit victime de l’hypnose, déclarant que les gardiens agissent sur lui par des moyens surnaturels, qu’on le transforme en toutes sortes d’animaux, etc., qu’il prétend se livrer à des études psychologiques, voulant réformer la Société, nous entretenant de ses élucubrations en de nombreux écrits où le décousu côtoie l’incohérence ; il est raisonneur, altier, très irritable et parfois porté à des mouvements de violence. — Dr Pailhas. »

Les notes périodiques portent :

1er mai 1903. — Malade agité, impulsif, se déclare directeur d’un cirque anglais, marié avec la fille du roi de Grèce, etc…

Prétend que durant la nuit les infirmiers le transforment en chien, chat et serpent, que très volontairement il est entré dans les asiles pour fuir ses ennemis.

8 juin. — Se dit victime de l’hypnotisme.

FIG. 28. — Le symbolisme dans les dessins des aliénés

[p. 315]

22 juillet. — Occupé à des travaux agricoles, en profite pour s’évader ; est réintégré le 1er août.

7 août. — Gesticulations et soliloques.

Septembre. — Adresse au médecin d’abondants écrits où il développe ses théories psychologiques et sociologiques, les fait accompagner de dessins aussi étranges que les textes. Il est à remarquer que ces dessins, affectant des formes géométriques et d’une réalisation parfois extrêmement minutieuse, sont exécutés sans compas ni règle. Un crayon et une simple feuille de papier repliée sur elle-même, et sur laquelle L… trace ses points de repère, suffisent à déterminer les mesures et à assurer des résultats, véritablement extraordinaires, en forme d’ovales, d’ellipses, etc. ; le tout rehaussé de couleurs assez harmonieusement réparties. Les couleurs sont partiellement composées par le malade lui-même avec des débris recueillis de part et d’autre.

16 novembre. — Crise d’agitation ; soliloques, gesticulations. Le malade prétend se mettre en communication avec diverses personnes.

3 décembre. — Gâtisme volontaire.

20 décembre. — Veut commettre un crime afin de passer aux assises.

22 décembre. — En pleine manifestation de son délire et de son mauvais esprit ; la nuit, ne cesse pas de frapper, de parler de magnétisme. Refuse de manger, injurie, menace son entourage, etc.

En 1905. — Même état.

En 1906. — Dans une lettre de récriminations contre le personnel de l’asile, L… fait savoir qu’il a été atteint par le « mal magnétique » en 1900.

En 1907. — Même délire avec exacerbations périodiques. Conceptions mégalomaniaques. Écrits incohérents ; dessins bizarres.

En 1908. — Excitation à recrudescences périodiques. Dessin et phraséologie extravagante et toujours en rapport avec une profusion de notes et d’explications scientifiques.

9 novembre. — Est agité au point de nécessiter l’isolement.

Décès survenu dans la nuit du 17 au 18 novembre 1908, par suite d’accidents de gastro-entérite aiguë.

OBSERVATION II. — Le malade qui a fait la seconde série de dessins est aussi un dégénéré, à délire systématisé et à idées de grandeur. Il se croyait un grand artiste et un savant créateur d’un art nouveau, le conismepourrait-on dire par opposition au cubisme.

Tout se ramène en effet dans ses paysages à des combinaisons perspectives courbes ou ondulées, et à des constructions géométriques en cercles, cylindres ou cônes et troncs de cônes. Il semble qu’il y ait chez le malade un besoin impérieux de symétrie et certaines constructions que je croyais de pure fantaisie, seraient de véritables constructions anaglyphiques de géométrie dans l’espace ; la polychromie des lignes en bleu, vert et rouge complète la similitude avec les constructions d’anaglyphes, ce qui prouve qu’il ne faut pas toujours imputer au délire des manifestations expressives difficiles à comprendre. C’est que ces malades à système délirant empruntent souvent à des systèmes scientifiques existants une partie de leurs conceptions erronées par ailleurs. La pensée morbide, on l’a dit, ne diffère pas dans ses processus, de la pensée normale, et l’incohérence de ces délirants d’imagination raisonnants peut être plus apparente que réelle. Telles les cryptographies cohérentes à condition d’en avoir la clef. Les applications n’en sont pas moins essentiellement [p. 316] insensées comme en ce cas la vision des paysages constamment estropiés par les constructions géométriques qui les accompagnent.

Ici encore, on note un véritable mysticisme des lois géométriques. Le fétichisme de l’arithmomanie peut en effet se transposer dans le domaine géométrique.

Le malade alors, comme les primitifs ou les sauvages, est frappé des lois qui président aux combinaisons de lignes comme à celles des nombres. La compréhension incomplète de ces combinaisons abstraites semble lui laisser une émotion morbide particulière en face du mystère des lois qui les régissent. La pseudo-science ramène le malade aux terreurs mystiques selon l’hypothèse de la loi de régression mentale chère aux positivistes.

On comprend que ces formes de délire para-scientifique soient si fréquentes dans les formes de dégénérescence auxquelles on a donné le nom de démences paranoïdes et que l’on propose aujourd’hui d’appeler paraphrénies pour les détacher de la démence précoce. Il y a là en effet, non une démence, mais bien une survivance de débris vivaces des cultures scientifiques qui imprègnent de leur système le délire de ces sujets et le colore. On comprend que Meinert leur ait appliqué son hypothèse des stratifications corticales évoluées, dont l’altération redescend par degrés les échelons en sens inverse et ramène les malades à des mentalités inférieures. C’est là aussi la raison des hypothèses de régression atavique que l’École Italienne et Tanzi en particulier, ont proposé avec le talent que l’on sait d’appliquer à ces délirants spéciaux.

« De tels faits, dit Tanzi, sont de provenance atavique évidente ; ils constituent ce que la psychologie allemande qualifie d’allégorisme. Les arabesques compliquées, les figures symboliques, les dessins, gestes et attitudes bizarres et cabalistiques, les interprétations fantastiques, les jeux de mots, néologismes et idiomes particuliers, pullulent dans la paranoïa. Ils en colorent le délire de façon si vive et si grotesque, qu’ils nous font absolument revivre dans les phases les plus éloignées de l’évolution mentale historique…

Ils nous rappellent l’écriture cunéiforme et hiéroglyphique, comme expression absolument matérielle et figuration de conceptions. abstraites. »

L’idée délirante, dit d’autre part Meynert, existe à l’état d’élément inconscient dans le cerveau normal où elle se trouve en quelque sorte noyée et couverte par le développement complet des facultés intellectuelles qui en effacent toute trace dans la conscience.

Vienne une perturbation, l’idée délirante acquiert alors l’énergie suffisante pour l’emporter et faire son apparition.

« Interrompant les associations normales, elle facilite par là même la production des images mentales anormales qui prennent d’autant plus d’intensité qu’elles ne peuvent se répandre sur les autres territoires inhibés pour y être contrôlées. En d’autres termes, l’idée délirante qui reste inconsciente dans le cerveau sain prend par le seul fait de son isolement l’intensité que prennent les fonctions spinales quand les fonctions corticales sont suspendues. »

Continuant sa comparaison, il rapproche, le développement de l’idée délirante de la prédominance de certains muscles quand leurs antagonistes sont paralysé ; il n’y a plus d’arrêt, de transformation d’une partie des processus associés, mais au contraire libre développement dans le champ de la conscience d’une conception erronée par suite de l’absence de notions correctrices.

Dès lors, l’interprétation délirante est la conséquence d’un état d’esprit inné, identique à celui qui a constitué et constitue encore le

FIG. 29. — Le symbolisme dans les dessins des aliénés

[p. 319]

fond mental de certains peuples, pour qui elle représente l’expression la plus élevée de la pensée ; elle répond au besoin d’expliquer la genèse des phénomènes naturels et donne une certaine logique aux pratiques superstitieuses de ces intelligences incomplètes. Par rapport à l’évolution de l’espèce, nous naissons avec une somme d’acquisitions, ou comme dit Sergi, de stratifications ; que la couche la plus récente et la plus parfaite s’altère, les couches sous-jacentes reparaissent et l’homme ainsi diminué devient ainsi absolument l’analogue de son ancêtre, le sauvage, confiant dans son gri-gri protecteur.

On peut ainsi définir le délire, la réapparition sous une forme consciente et tenace d’une superstition subconsciente dans le cerveau développé (Meynert). Il y aurait donc là combinaison étroite d’un état congénital, avec un état régressif acquis, ce qui concilierait l’hypothèse de la dégénérescence première avec celle d’une précocité démentielle secondaire.

Dans le même ordre d’idées, c’est le renversement du principe de la transformation des hypothèses positives invoqué par M. Semérie dans sa thèse.

Cet auteur, en effet, montre que l’aliéné « méconnaissant ce principe de philosophie première, tend à former des hypothèses toujours moins simples et moins exactes que celles qu’il repousse. »

C’est ainsi que, fermant les yeux à l’évidence, et dédaignant les opinions courantes, il va faire lui-même sa théorie ; mais il n’invente rien, et croyant s’affranchir il ne fait que restaurer des idées abandonnées.

L’analyse de ces états mentaux se ramènerait à un excès de subjectivité selon la théorie philosophique d’Auguste Comte.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE