Adolphe Garnier. Distinction de la perception, du rêve et de la folie. — Du sommeil. — Du rêve, du somnambulisme. Chapitres extrait du « Traité des facultés de l’âme comprenant l’histoire des principales théories psychologiques. », (Paris), Librairie L. Hachette & Cie, 1865, tome I, pp. 454-486.

GARNIERREVE0001Adolphe Garnier. Distinction de la perception, du rêve et de la folie. — Du sommeil. — Du rêve, du somnambulisme. Chapitres extrait du « Traité des facultés de l’âme comprenant l’histoire des principales théories psychologiques. », (Paris), Librairie L. Hachette & Cie, 1865, tome I, pp. 454-486.

Les chapitres que nous présentons ici fourmillent d’idées intéressantes et souvent novatrices. Ils sont pourtant peu reconnus comme tels.

Adolphe Garnier (1801-1864). Professeur de philosophie et philosophe il fut le principal disciple de Théodore Jouffroy. Outre l’ouvrage en 3 volumes dont nous avons extrait nos chapitres, et dont la première édition parut en 1852, qui est l’ouvrage qui en fit sa notoriété, nous avons retenus quelques autres publications :
— De la peine de mort, 1827.
— Précis d’un cours de psychologie, 1831.
— La Psychologie et la Phrénologie comparées, 1839.
— De la Perception de l’infini et de la foi naturelle, 1846.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

 

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§ 10. Distinction de la perception, du rêve et de la folie.

La perception, avons-nous dit, est l’acte par lequel l’âme est mise en rapport soit avec elle-même, soit avec les objets extérieurs. La perception n’aurait pas lieu, s’il n’y avait pas d’êtres extérieurs à l’âme, et si l’âme agissait toujours sans se connaître. La conception n’implique pas que ses objets existent en dehors de la pensée. La perception ne se comprend bien que par son opposition avec la conception. « Il y a, dit-on, des conceptions dont les objets paraissent extérieurs à la pensée, et sont ensuite reconnus pour imaginaires : telles sont les conceptions du rêve et celles de la folie. Les perceptions ne sont peut-être que des conceptions plus durables que les autres. » Si cette question était posée de bonne foi, elle serait insoluble. La perception se constate, se distingue naturellement de la conception, mais l’une ne se prouve pas plus que l’autre. A celui qui méconnaîtrait la perception on ne pourrait pas plus la démontrer qu’à l’aveugle l’existence du jour. Mais personne ne méconnaît de bonne foi la perception : chacun la distingue immédiatement de la conception, et nous allons essayer de le prouver.

La conception qu’il-est le plus facile de distinguer de la perception, est celle qui nous représente les objets en leur absence, pendant l’état de veille. En même temps que vous percevez un chêne, vous pouvez vous représenter mentalement un roseau, et vous distinguerez votre [p. 455] perception et votre conception. Cette distinction ne se fait pas par une différence de vivacité : une perception peut être moins vive qu’une conception. Vous pouvez, dans l’obscurité, voir confusément l’apparence d’une personne, et vous représenter au moment même très-distinctement son attitude ordinaire, ses gestes habituels, les traits et la couleur de son visage. Une faible voix qui murmure à votre oreille ne vous empêche pas de concevoir une voix forte et éclatante, et dans tous ces exemples vous distinguez naturellement et immédiatement ce qui est de la perception et ce qui est de la conception. Condillac accorde que le sentiment d’une sensation actuelle, peut être moins vif que le souvenir d’une sensation qui n’est plus (1). La différence entre la perception et la conception ne tient donc pas à la vivacité de l’une et l’autre ; elle n’est pas une différence ‘de degré, mais une différence de nature.

GARNIERREVE0003Lorsque les conceptions nous représentent des objets qui nous plaisent, on s’y abandonne et on tombe dans cet état, qu’on appelle la rêverie. Les objets extérieurs nous deviennent presque insensibles : c’est le moment où, comme nous l’avons dit, l’impression organique n’est pas toujours suivie de la perception ou de l’affection agréable ou désagréable. L’absence de la perception donne de la force, et pour ainsi dire du relief aux objets de la conception ; la rêverie devient presque un rêve, et instinctivement nous adressons des gestes et des paroles aux objets de nos rêveries. Mais la conception ne prend cette importance que par l’absence de la perception. Qu’une personne nous arrive, elle ne sera pas confondue avec les rêveries. La conception et la perception se distingueront encore ici par leur contraste. De plus, en considérant les objets de la rêverie, on verra qu’ils ont été précédemment perçus, et que loin de rendre la perception [p. 456] douteuse, ils la confirment au contraire, puisqu’ils la présupposent.

Ce que nous avons dit de la rêverie va nous aider à nous rendre compte du rêve. Les conceptions du rêve ont encore plus de relief et de netteté que celles de la rêverie, parce que la perception est encore plus absente du sommeil que des préoccupations les plus profondes de l’état de veille. En même temps que le sommeil nous gagne, nos perceptions nous quittent peu à peu ; nous avons écarté le bruit, éloigné les odeurs trop vives ; notre corps est en repos, nos yeux se ferment, et le toucher, que l’immobilité seule suffit pour émousser, s’engourdit et s’éteint. Le règne de la conception commence : ses objets paraissent des réalités : aucune perception ne vient par son contraste faire reconnaître la conception pour ce qu’elle est. Mais, lorsque les organes se dégagent naturellement des liens du sommeil, ou qu’une ferté impression les en délivre tout à coup, la perception se fait et le rêve s’évanouit. C’est donc encore par le contraste de la perception et de la conception qu’on les distingue l’une de l’autre. Tant que la perception est empêchée, l’objet de la conception parait réel et extérieur à l’âme : dès que la perception est libre, l’objet de la conception paraît ce qu’il est. On a dit que si, au réveil, nous ne confondons pas la première conception avec les conceptions du rêve, c’est qu’elle est d’ordinaire en opposition avec les objets du rêve. Mais si la première perception contrarie le rêve, le rêve contrarie la première perception : pourquoi n’est-ce pas celle-ci qui semble imaginaire ? Il faut donc que la perception ait par elle-même quelque caractère particulier qui la fasse discerner immédiatement d’avec la conception.

Descartes pense que si nous distinguons le rêve d’avec l’état de veille, c’est à cause de l’incohérence des idées du songe, qui contraste avec la suite et l’enchaînement [p. 457] des idées de l’état de veille. « Si quelqu’un, lorsque je veille, dit-il, m’apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d’où il viendrait, ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l’estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau, et semblable à ceux qui s’y forment quand je dors, plutôt qu’un vrai homme (2) » Nous pensons que si l’on avait soumis Descartes à cette expérience, il n ‘aurait pas pris pour une pure, conception l’homme qui aurait paru même un instant à ses yeux, surtout au moment de l’apparition. Si, longtemps après une perception, nous’ nous interrogeons sur sa réalité, nous pouvons la confondre avec nos rêves, et nous demander : avons-nous vu ou rêvé telle ou telle chose ; mais ce n’est pas une perception, c’est un souvenir, une conception que nous ne démêlons pas bien d’avec notre rêve, c’est-à-dire d’avec une autre conception, et cela n’est pas surprenant. Quant à la perception actuelle, tant qu’elle existe, il n’arrive à personne d’en douter. Le poète représente quelquefois sur la scène des personnages qui se demandent s’ils rêvent ou s’ils sont bien éveillés. Mais quelqu’un, dans la vie réelle, s’est-il jamais adressé une pareille question, et le rire qu’elle provoque au théâtre ne prouve-t-il pas qu’elle paraît inspirée par un court moment de folie. Descartes raconte lui-même qu’ayant fait un songe, il en commença l’interprétation dans le rêve lui-même, et qu’il continua cette interprétation tout éveillé (3). Comment a-t-il pu s’apercevoir qu’il passait de l’état de rêve à l’état de veille, puisqu’il poursuivait le cours des mêmes idées ? Il ne trouvait pas là ce contraste dont il parle entre l’incohérence du rêve et l’enchaînement des idées de l’état de [p. 458] veille. Nous voyons dans la vie de Thomas Reid que, pendant son enfance, il fut longtemps tourmenté par des rêves effrayants, qui se reproduisaient les mêmes toutes les nuits (4). Les idées de ces rêves étaient aussi bien liées que celles de l’état de veille, seulement elles étaient différentes. Comment Thomas Reid pouvait-il distinguer entre les unes et les autres ? Il distinguait cependant. Cette distinction est donc primitive, immédiate, naturelle ; elle ne tient à aucune des raisons qu’on allègue en vain pour l’expliquer.

Nous ajouterons que cette distinction naturelle et primitive se confirme encore par l’attention. Il n’est pas facile de faire pénétrer l’attention dans le songe ; les conceptions du rêve s’enchaînent suivant une loi involontaire que nous décrirons plus tard. Mais s’il nous arrive de faire effort pour en fixer une, cet acte d’attention suffit pour interrompre le rêve. Un sculpteur de notre temps rêva qu’il était témoin d’un duel : il s’apprêtait à étudier le geste et le visage des combattants ; mais cet acte d’attention le fit s’apercevoir de son rêve et le réveilla. Ainsi, quand l’attention parvient à s’introduire dans le sommeil, le rêve s’évanouit. L’attention est donc mortelle aux fausses perceptions ; elle est, au contraire, salutaire aux véritables : plus l’attention est énergique, plus la vraie perception se prononce, se détermine, se fortifie ; plus son objet paraît extérieur et se distingue de l’âme qui le perçoit. La distinction entre le rêve et la perception qui se fait d’abord spontanément, se confirme donc par l’attention.

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De plus, si l’on examine les objets qui font illusion dans le songe, on s’aperçoit que, comme ceux de la rêverie, ils ont été fournis par une perception précédente. Il peut y avoir dans le rêve, comme dans la rêverie, des [p. 459] conceptions purement idéales, mais celles-là ne nous trompent pas ; leurs objets ne paraissent jamais extérieurs à la pensée qui les contemple ; nous parlons seulement des conceptions qui semblent des perceptions parce que la vraie perception est absente. En examinant les objets de ces conceptions, on trouve qu’ils ont été précédemment perçus dans l’état de veille, qu’ils le présupposent, et qu’en conséquence, loin que le rêve puisse être une objection contre la perception véritable, au contraire, il la confirme, et il en serait la preuve au besoin.

Enfin, pour démontrer que chacun distingue naturellement la perception d’avec le rêve, nous en appellerons au langage que les sceptiques parlent comme tout le monde. Observez-les lorsqu’ils ne sont pas sur leurs gardes, lorsqu’ils ne songent pas à élever des objections contre les sens extérieurs : vous les entendrez parler comme tous les autres de leurs rêves et de leurs perceptions ; ils connaissent donc aussi la marque naturelle qui les distingue.

Nous arrivons maintenant à ces rêves que l’on forme tout éveillé, et qui durent quelquefois jusqu’à la fin de nos jours, c’est-à-dire aux illusions de la folie. La gradation est facile à suivre de la simple réminiscence à la rêverie, de la rêverie au rêve, du rêve à la folie. Entre tous ces états, il n’y a qu’une différence de degré : le savant qui s’attache à la contemplation de ses pensées et qui devient insensible aux objets extérieurs, peut être considéré comme en proie à une courte folie ; l’homme qui se laisse prévenir par quelque passion, qui juge mal des objets matériels ou des actes moraux, est déjà dans un dérangement d’esprit, et le fou qui peuple son imagination de chimères et de fantômes, n’est qu’à l’extrémité de la route où le savant et l’homme prévenu ont déjà mis le pied. Une opinion exclusive, un faux système ne diffèrent souvent de la folie que parce qu’ils restent dans [p. 460] la sphère de la spéculation. Quelques personnes n’échappent au reproche de folie, que parce que leur conduite n’est pas conséquente à leurs principes. C’est ce qu’on peut dire des philosophes qui prétendent douter de l’existence du monde matériel, du témoignage de leur conscience, de la connaissance naturelle du bien et du mal. Puisqu’il n’y a qu’une différence de degré entre la réminiscence, la rêverie, le rêve, la prévention, le faux système et la folie, les moyens que nous avons de distinguer la rêverie et le rêve d’avec la perception, sont les mêmes qui nous serviront à distinguer la perception d’avec la folie.

Si l’on considère que la perception des objets extérieurs matériels est liée à l’impression organique exercée sur les nerfs, et que la conception ou la représentation mentale des mêmes objets est liée à l’impression organique exercée sur le cerveau (5), on comprendra que des causes physiques venant déranger les organes, pourront aussi troubler l’exercice de la réminiscence, et rendre certaines conceptions comme immobiles et toujours présentes à l’esprit. Les causes physiques peuvent donc déterminer la folie, mais elles sont beaucoup moins fréquentes que les causes morales (6). La folie est une série de conceptions fixées dans l’esprit quelquefois par un dérangement des organes, mais la plupart du temps par la passion. Le fou est le plus ordinairement l’homme chez lequel une passion est devenue si forte que les conceptions relatives à cette passion sont pour ainsi dire clouées dans son intelligence. Aussi, peut-on classer les différents genres de folies suivant les divers genres de nos inclinations. [p. 461]

La passion est, comme on l’a vu, le mode de l’inclination. Chaque passion a une double face : le plaisir et la peine, ou la joie et la tristesse. La joie ne cause jamais la folie (7). C’est la passion triste, la douleur, la crainte, la peur, le désespoir, qui font perdre la raison, parce que la passion malheureuse fixe la conception dans l’esprit plus fortement que la passion heureuse.

Les passions relatives au corps produisent le genre de folie le plus ignoble, telle que la recherche continuelle des objets qui peuvent assouvir les plus grossiers appétits (8). L’amour de la propriété, dont l’excès qu’on appelle avarice est déjà une folie, porte à des égarements honteux (9). Le besoin de l’activité physique peut dégénérer en une manie de mouvement qui pousse quelques malheureux à des marches et à des courses à peine interrompues pour prendre quelque aliment. Nos intérêts ont été placés sous la garde d’un sentiment instinctif de défiance et d’appréhension qui, retenu en de justes limites, ne produit que des effets salutaires, mais qui, affranchi du joug de la raison, nous jette dans une peur sans objet, dans une sombre mélancolie, dans un désespoir sinistre qui va jusqu’au suicide. L’un se trouve atteint d’un effroi sans cause. « J’ai peur, dit-il au médecin ? — De quoi avez-vous peur ? — Je n’en sais rien, mais j’ai peur. » L’autre se regarde comme accusé d’un grand crime, et il entend des voix accusatrices. Celui-ci, parce qu’il vient d’avaler le cachet d’une lettre, s’effraye, s’imagine qu’il vient de sceller ses intestins, refuse toute nourriture et expire. Celui-là croit que son corps est devenu matière fragile, et il évite de le heurter contre le plus mince obstacle. Tel pense que son corps s’est anéanti ; tel autre [p. 462] enfin, par un excès de défiance et d’humilité, arrive à croire que son âme s’est peu à peu retirée de son corps, et qu’il n’est plus qu’un vil amas de matière (10).

Les passions de l’amour-propre sont aussi des causes fréquentes de folie. On aspire au rang suprême, on s’y croit parvenu, on affecte les airs et l’on s’arroge les droits de la royauté ; ou bien on se regarde comme inspiré du ciel, on se prend pour un quatorzième apôtre, et l’on s’imagine écrire sous la dictée de saint Michel (11) ; quelques-uns sont allés jusqu’à se mettre à la place de Dieu même (12).

L’amour de nos semblables, et l’amour du bien, du vrai et du beau causent moins d’égarements que les passions précédentes. L’excès de ces genres d’amonts est à peine une faute. Les actes qu’ils font commettre.ne sont ordinairement nuisibles qu’à leurs auteurs ; les illusions qu’ils procurent excitent plutôt la compassion que le mépris. Tantôt ce sont des malheureux épris d’amour pour un être imaginaire ou pour une femme que la fortune ou la naissance a placée dans un rang qu’ils ne peuvent atteindre (13) ; tantôt c’est un homme bienfaisant qui se plaît à verser par millions des richesses imaginaires dans toutes les mains, et qui pleure ensuite amèrement sa guérison (14). Ici, c’est une pauvre femme à qui le ciel a refusé des enfants et qui se croit sans cesse au moment d’en mettre un au jour (15). Là, c’est un poète qui compose sans cesse de nouveaux plans de tragédies ; ailleurs, un dessinateur fanatique qui tient toujours son crayon à la main, [p. 463] ou un enthousiaste de la vertu qui poursuit tous .ceux qu’il rencontre de ses interminables prédications (16).

Cette passion complexe qui se compose de toutes les autres surtout de la peur, et qu’on appelle la superstition ou le fanatisme, est celle qui produit la folie la plus redoutable. On connaît les ravages causés dans la raison par la peur de l’enfer. Le grand Pascal lui-même n’en fut pas défendu par son génie : il croyait voir s’ouvrir des gouffres sous ses pas ; il se sentait tomber dans l’abîme. Cet effroi glaça son intelligence et son cœur ; il renonça de bonne heure aux sciences qu’on appelle profanes, et il se refusa aux douces émotions de l’amour des hommes et de l’amour de ses proches (17). Un villageois, effrayé par un missionnaire, forme le dessein de donner à sa famille le baptême de sang, et il tue ses deux fils (18).

Quelques médecins supposent qu’un certain genre de folie pousse au meurtre, et ils l’ont appelé la monomanie homicide. Mais on voit dans les exemples qu’ils rapportent, que cette espèce de folie, est comme les autres, causée par une passion prédominante, par la cupidité, la débauche, la jalousie, la haine, la crainte du dernier supplice, le besoin d’exercer sa force physique, enfin par cet instinct carnassier qui existe chez l’ espèce humaine quoiqu’à un plus faible degré que chez l’animal, et qui nous porte à nous emparer des animaux, à les dépecer et à nous en faire des aliments (19). Ce sont des causes semblables, et particulièrement la passion d’exercer son pouvoir physique, qui portent quelques malheureux à la destruction et à l’incendie, et il n’est pas nécessaire de supposer, [p. 464] comme l’ont fait quelques auteurs, une monomanie incendiaire (20).

C’est donc une passion prédominante qui détermine le plus constamment la folie. Cette passion arrête dans l’esprit les conceptions les plus propres à le flatter, et l’homme agit en conséquence de cette préoccupation. Le fou ne déraisonne que sur le sujet qui l’intéresse ; sur le reste il est sain d’esprit et il s’aperçoit de la folie des autres (21). C’est pour indiquer cette folie exclusive que les médecins ont créé le mot de monomanie (22). Ils réservent le nom de manie ou de folie générale à un état beaucoup plus rare, où le malade déraisonne sur tous les sujets (23). Dans ce dernier état, le fou n’est pas sujet aux visions ; il ne méconnaît pas ses perceptions ; il prend seulement ses opinions pour des souvenirs, et son esprit flotte de rêve en rêve sans s’arrêter nulle part. Pour le ramener au bon sens, il faut tâcher de fixer son attention sur un objet qui la retienne ; tandis que pour guérir le monomane il faut détourner son attention de l’objet qui la captive (24).

Si la folie résulte du dérangement du cerveau, qui est l’organe des conceptions, la guérison de la folie tient à celle de l’organe ; si elle résulte de l’excès d’une passion, elle disparaît quand la passion s’apaise. Dans aucun cas, la folie n’offre aucun motif de rejeter ou de révoquer en doute l’existence des objets extérieurs. Si elle résulte du mauvais état de l’organe, l’organe lui-même étant un objet extérieur, comment pourrait-il fournir l’occasion de nier le monde matériel ? Quant à la folie qui provient [p. 465]

d’une suite de conceptions fixées par la passion, et c’est le cas le plus ordinaire, nous allons montrer que ces conceptions se distinguent naturellement de la perception; que le fou établit lui-même cette distinction spontanément; que l’attention la confirme ; que la folie emprunte aussi ses éléments à des perceptions précédentes et par conséquent prouve ces perceptions, et qu’enfin ceux qui veulent se faire une arme de la folie contre la perception, reconnaissent eux-mêmes la distinction qui existe entre l’une et l’autre.

Tout le temps que dure la folie, la conception prend la même vigueur, et pour ainsi dire la même saillie que dans nos rêves ; elle nous rend attentifs aux perceptions qui la contrarient, ou ne laisse voir des objets extérieurs que ceux qui s’accordent avec elle. Le fou par avarice ou par générosité, prend des cailloux pour des diamants (25) ; le fou par orgueil croît que les infirmiers sont les personnages de sa cour (26) ; celui que la jalousie égare entend, dans les battements de sa montre, une voix qui lui révèle le déshonneur de sa femme (27). Le songe et la folie font illusion, parce que, pendant le rêve, la perception est absente, et que pendant la folie elle est affaiblie par la passion de l’âme. Mais lorsque la passion s’apaise, la perception reparait ; elle contraste aussitôt avec la conception, et l’une et l’autre sont à l’instant reconnues pour ce qu’elles sont. Bien plus, de même que, pendant le rêve, nous parvenons quelquefois à nous apercevoir que nous rêvons (28) ; de même pendant la durée de la folie, le fou peut s’apercevoir aussi de l’illusion à laquelle il s’abandonne. Un homme, qui consacra sa vie au soulagement et à la guérison de cette triste [p. 466] maladie, (29) essayait toujours de guérir par le raisonnement la folie causée par la passion. Il représentait aux malades la vanité des rêves auxquels ils se laissaient aller, et il obtenait l’aveu qu’ils n’en étaient pas entièrement dupes, mais qu’ils trouvaient de la douceur à s’y abandonner. « Je vous entends bien, disait-un de ces malheureux ; je comprends vos raisonnements ; si j’avais la force de les suivre, je serais guéri. » « Je sens tout cela, disait un autre, je sais ce que je devrais faire ; je voudrais le faire, mais donnez-moi la force qui me manque et vous m’aurez guéri. » Un troisième parlait seul, comme s’il s’entretenait avec une autre personne. On lui fait observer qu’il est seul. Il répond : « Pensez-vous quelquefois ? — Oui. — Vous pensez tout bas, et moi je pense tout haut. » Un quatrième, qui se croyait riche et qui semait ses trésors dans toutes les mains, écrit à ses parents une lettre qui commence par ces mots : « Je sens qu’il faut renoncer à mes illusions ; jamais je ne serai aussi heureux que pendant les trois ans qui viennent de s’écouler. » Ainsi les fous ne sont pas aussi dupes qu’on le croit de leurs visions : ils entrevoient la vérité, mais ils ne veulent pas ouvrir les yeux tout à fait ; ils se laissent emporter au courant, quoiqu’ils aperçoivent la main qu’on leur tend du rivage. Les femmes, qui sont plus timides et plus retenues que les hommes, ont comme honte de leur folie ; elles cherchent à en dissimuler les accès à tous les yeux ; elles en ont donc conscience ; elles savent donc distinguer leurs conceptions d’avec leurs perceptions.

Le directeur d’un de ces asiles ouverts aux malheureux atteints de folie (30), rapporte que pour engager les malades à résister à leurs accès, ils les menaçaient, s’ils y cédaient, de les priver du salon où ils étaient admis pendant [p. 467] leurs intervalles de raison, et où ils jouissaient de quelques-uns des plaisirs du monde. Cette menace suffisait pour retarder ou même pour éloigner entièrement les accès. Ainsi l’effort d’attention déployé par ces malades était assez efficace pour leur faire reconnaître et chasser les conceptions auxquelles ils allaient se livrer, comme nous avons vu que l’attention fait évanouir le rêve. Nous avons donc droit de dire que la distinction entre la perception et l’illusion de la folie se fait spontanément et que l’attention la confirme.

On nous accordera facilement que les perceptions de la folie empruntent leurs objets à des perceptions précédentes. Il n’y a pas de folie qui remonte à la naissance (31). La folie n’invente donc pas, elle copie la perception, elle représente les objets en leur absence, mais tous ces objets on les retrouve dans la perception. Celle-ci est donc un état qui précède nécessairement la folie, et que, par conséquent, la folie ne doit pas faire révoquer en doute.

Enfin le sceptique qui oppose la folie à la perception, sait de quoi il parle : il entend, comme tout le monde, que la folie est une maladie pendant laquelle l’esprit confond ses conceptions avec ses perceptions, maladie qui suppose pour terme contraire un état de santé où cette confusion n’existe pas. Dans les affaires ordinaires de la vie, le sceptique ne s’adresse ni aux fous, ni aux personnes qui rêvent. Il ne va pas leur proposer ses objections philosophiques. Il sait donc que la folie est une maladie ; qu’on guérit de cette maladie, et s’il observait les fous, il verrait que, même avant leur guérison, ils s’aperçoivent de leur mal, et qu’avec un énergique effort d’attention ils en peuvent quelquefois écarter les accès.

Nous ne trouvons donc pas plus dans la folie que dans toutes les autres objections de motifs [p. 468] suffisants pour rejeter la perception ou pour la regarder comme suspecte et supposer qu’elle n’est elle-même qu’une conception plus vive, un rêve ou une folie dont on ne guérit pas. Quelle que soit la conception qu’on a voulu confondre avec la perception, notre réponse a toujours été la même : 1° cette conception se distingue naturellement de la perception ; 2° l’attention confirme et fortifie la distinction spontanée ; 3° cette conception emprunte ses éléments à la perception ; 4° le sceptique qui oppose cette conception à la perception, les distingue l’une de l’autre, comme tout le monde, ainsi que sa parole et ses actions en font foi.

§ 11. Du sommeil.

Le sommeil est l’état de l’âme qui suspend la perception et la conception. Lorsqu’en l’absence de la perception, la conception subsiste, elle constitue le rêve ; si la conception disparaît à son tour, c’est le sommeil complet.

Descartes définissait l’âme non pas la puissance de penser, mais la pensée en acte, et en conséquence il la regardait comme incapable d’interruption ou de sommeil. M. Jouffroy a écrit dans le sens de Descartes des pages charmantes, et restées célèbres. Il voulait que l’âme demeurât toujours éveillée et que le sommeil ne s’étendît que sur les organes. Le soir, l’âme donnait congé à ses compagnons, et tandis qu’ils se reposaient, elle se retirait dans l’intérieur de ses pensées, se chargeant seule de la surveillance, demeurant active au moindre mouvement extérieur. C’est elle qui réveillait les organes quand il le fallait, comme la vieille de la fable réveille ses chambrières.

Voici les raisons que M. Jouffroy donnait à l’appui de sa thèse. Lorsqu’on s’endort, ayant pour le lendemain [p. 469] une affaire matinale, on s’éveille plutôt qu’à l’ordinaire, et l’on a la conscience d’avoir mesuré le sommeil : il faut donc que, si quelqu’un a dormi, quelqu’un ait veillé : ce qui a dormi, c’est 1’organe ; ce qui a veillé c’est l’âme.

La première fois qu’un habitant de la province passe la nuit à Paris, le bruit des voitures l’empêche de s’endormir de bonne heure et le réveille de bon matin. C’est que son âme, inquiète de ce bruit, tient les organes éveillés jusqu’à ce qu’il cesse, et les réveille dès qu’il recommence. Au bout d’un certain temps l’âme rassurée laisse les organes commencer plus tôt et continuer plus tard leur sommeil. C’est ce que fait l’âme de l’habitant de Paris.

  1. Jouffroy demeurant depuis longtemps dans la capitale n’était plus réveillé par le bruit des voitures. Un matin, il fut tiré du sommeil par un léger frottement. Il avait donné ordre la veille de frotter son salon de bonne heure, et c’était ce bruit bien plus léger que celui des voitures qui interrompait son sommeil. C’est, disait-il, que son âme, familiarisée avec l’un avait été surprise par l’autre, et avait secoué ses organes pour se renseigner. C’est ainsi que pendant l’état de veille, le roulement des voitures qui fait trembler la maison, ne nous tire pas de notre travail, tandis que le pas furtif d’une souris nous distrait. L’âme habituée à ces rudes secousses n’y dirige plus ses organes, tandis qu’elle les dresse vers le son presque imperceptible qui est nouveau pour elle.

Deux personnes, poursuivait M. Jouffroy, sont habituées à dormir près d’un réveil-matin. Au moment de la sonnerie, l’une s’éveille, l’autre continue de dormir : c’est que la première a besoin de se lever de bonne heure et que l’âme chez elle avertit les organes au moment marqué, tandis que la seconde n’étant pas soumise à la [p. 470] même nécessité, son âme laisse complaisamment les organes achever leur sommeil.

Enfin, disait M. Jouffroy, quand on est éveillé en sursaut par un bruit extraordinaire et violent, l’âme se trouve inquiète, elle avait donc entendu le bruit avant le réveil des organes, et c’est elle qui a brisé les liens de leur sommeil.

Sans rien perdre de notre respect et de notre admiration pour notre illustre maître M. Jouffroy, nous oserons dire que ces raisons ne nous paraissaient pas convaincantes.

La personne qui s’est endormie avec le dessein de s’éveiller de bonne heure et qui a le sentiment d’avoir mesuré le sommeil, ne s’est laissée aller qu’à un demi-sommeil, semblable à celui d’un cavalier qui dort sur son cheval en marche, ou de la mère qui repose auprès de son enfant malade. Ce repos suffit à réparer nos forces et nous laisse attentifs aux bruits qui peuvent nous intéresser. Tel est encore le demi-sommeil du dormeur au sermon qui est réveillé par le silence, et du causeur somnolent qui suit le fil de la conversation et s’y mêle de temps en temps ‘et à propos. « Lafaye, dit Saint-Simon, dormait partout dans les dernières années de sa vie. Ce qui surprenait c’est qu’il se réveillait net, et continuait le propos où il se trouvait, comme s’il ‘n’eût pas dormi. » Tous ces exemples prouvent que l’âme peut ne jouir que d’un demi-sommeil, mais non qu’elle soit incapable de se livrer à un sommeil complet.

Dans l’état de veille, l’âme perçoit par ses organes. Si ces organes sont oblitérés ou endormis, comment pourra-t-elle percevoir ? L’habitant de la province qui passe pour la première fois la nuit à Paris est éveillé par le bruit des voitures ; si, comme on le dit, son âme entend le bruit sans le secours de ses organes endormis, quel besoin a-t-elle de les tirer de leur sommeil ? [p. 471]

On a donné le soir l’ordre de frotter un salon, et le lendemain matin ce frottement met l’âme dans l’inquiétude. Mais c’est elle qui a donné cet ordre, ce bruit est nouveau pour les organes et non pour elle.

Des exemples cités par M. Jouffroy, on pourrait tirer une conclusion toute contraire : c’est que l’âme suspend son action ou dort en restant à l’état de pure puissance, tandis que les organes sont toujours ouverts ou éveillés. Selon qu’ils sont habitués ou non aux objets qui viennent les frapper, ils agissent ou non sur l’âme endormie. Que les organes s’habituent aux objets et finissent par y devenir insensibles, c’est ce que prouve l’expérience de chaque jour, et nous en avons fait une loi de la perception des sens extérieurs. Cela explique pourquoi nous devenons sourds au bruit des voitures, et sensibles au pas léger d’une souris. Dans le premier cas, l’organe familiarisé avec le bruit, ne transmet plus rien à l’âme ; dans le second , ravivé par une impression nouvelle, il agit sur l’âme et l’avertit. C’est ainsi que le garçon meunier qui dort au tic tac du moulin, s’éveille si son maître l’appelle.

En sus des habitudes que les organes prennent d’eux-mêmes par la répétition des actions extérieures, nous leur en faisons prendre par notre volonté, comme nous le verrons en traitant de cette faculté. Ainsi, nous dressons notre oreille à distinguer les moindres nuances des sons, comme à négliger les bruits les plus forts. Nous la rendons habile à discerner d’elle-même, et sans que notre attention ait besoin d’intervenir, le bruit d’une certaine voiture entre mille autres et le côté par lequel elle arrive, si nous avons intérêt à le savoir, comme nous la rendons peu à peu insensible à tout le fracas de la rue, si nous voulons nous habituer à travailler au milieu du tumulte. Ce sont ces habitudes acquises et filles de la volonté qui établissent la différence entre la personne [p. 472] qui s’éveille au bruit du réveil-matin et celle qui ne l’entend pas et continue de dormir.

Quant à l’effroi dont l’âme se trouve saisie au moment d’un réveil en sursaut causé par un bruit extraordinaire, il n’en résulte pas que l’âme ait entendu ce bruit pendant le sommeil des organes, c’est-à-dire sans leur intermédiaire, ce qui est contraire aux conditions de notre existence actuelle, mais qu’elle a été réveillée par la secousse violente de l’oreille, et qu’elle s’est effrayée en s’éveillant, par cet instinct d’appréhension spontanée et irréfléchie dont nous avons parlé en son lieu.

Depuis M. Jouffroy, on a donné de nouveaux arguments à l’appui de la thèse cartésienne (32). On a dit::

Premièrement, si les êtres organisés, les plantes et les animaux subissent le sommeil, c’est qu’ils éprouvent pendant la veille une déperdition de forces, et qu’ils ont besoin de la réparer. Mais l’âme étant une substance simple, ne peut recevoir ni augmentation ni diminution, par conséquent elle n’a rien à réparer et elle n’a pas besoin de repos. C’est donc le corps qui sommeille dans l’homme, ce n’est pas l’âme ; une pensée qui dort est aussi incompréhensible qu’une pensée qui meurt.

Secondement, dans le corps humain comme dans le corps de tout animal, c’est ce qu’on appelle la vie de relation qui est suspendue ; la vie intérieure ou de nutrition continue d’agir ; or, les actes de cette vie doivent donner des perceptions continues à l’âme, et par conséquent l’empêcher de dormir.

Troisièmement, la matière ne suspend jamais son action : par exemple, la matière tend toujours vers le centre d’attraction, etc… Le cerveau qui est matériel, doit exercer sans cesse les actions de la matière, et comme il [p. 473] est l’organe de la pensée, il doit forcer l’âme de penser toujours.

Quatrièmement, lorsqu’on s’éveille le matin, on a la conscience que le sommeil a duré un certain temps. Il faut donc que l’âme ait veillé, car si elle avait suspendu son action au commencement du sommeil pour la reprendre à la fin, le sommeil lui paraîtrait n’avoir pas eu de durée.

Cinquièmement enfin, quand’ un écolier apprend sa leçon le soir, il la sait mieux au réveil qu’au moment de s’endormir. Il faut donc que son âme l’ait repassée pendant la nuit.

Il nous semble que ces raisonnements n’atteignent pas leur but. On pose dans le premier argument que les substances qui éprouvent une déperdition de forces ont seules besoin de repos, et dans le second , que la vie de nutrition ne se repose jamais. Elle doit cependant perdre de ses forces, comme la vie de relation. On n’a donc pas établi de vrai critérium pour distinguer à priori les pouvoirs qui se reposent et ceux qui ne se reposent pas. On ajoute qu’une pensée qui dort est aussi incompréhensible qu’une pensée qui meurt. Mais à moins que la pensée humaine ne soit de toute éternité, elle a pris naissance. Si elle a pris naissance, elle peut prendre fin. Ce n’est pas la simplicité de notre âme qui nous assure de notre immortalité, c’est la justice et surtout la bonté de Dieu. Il n’est donc pas impossible de comprendre que la pensée puisse mourir ; mais il est encore plus facile d’admettre que tantôt elle soit en acte et tantôt en état de pure puissance. Le grain de blé qui avait été renfermé trois mille ans dans un cercueil et qui a germé quand on l’a semé en terre avait dormi pendant trois mille ans. Notre corps que vous supposez sujet au sommeil suspend en partie ses fonctions. L’âme elle-même dans l’état de veille n’exerce pas toutes ses facultés à la fois ; il y en a [p. 474] qu’elle laisse au repos comme par exemple la volonté. Quand je ferme les yeux, la faculté de voir reste à l’état de pure puissance. Si l’âme peut suspendre ses facultés l’une après l’autre, pourquoi ne pourrait-elle pas les laisser toutes en repos et passer tout entière, tantôt de la puissance à l’acte, tantôt de l’acte à la simple puissance.

On prétend que la vie de nutrition doit donner des perceptions continues à l’âme, c’est le propre des actions continues de devenir insensibles. Notre main longtemps en contact avec un corps finit par ne plus le percevoir. Aussi la vie de nutrition ne donne-t-elle pas de perceptions même à l’âme éveillée, à plus forte raison n’en donnerait-elle pas. à l’âme endormie. On ajoute que le cerveau étant matériel doit agir continuellement comme la matière, et par conséquent donner des pensées continues à l’âme. Mais nous venons de le dire : les actions continues s’émoussent. De plus ce sont les minéraux qui exercent cette action continue ; les végétaux et les animaux sont soumis au sommeil ; et le cerveau fait partie de nos organes dans lesquels on veut précisément reléguer le sommeil que l’on refuse à notre âme.

Pour avoir la conscience que la sommeil a duré un certain temps, il suffit que l’âme ait été pendant une partie de la nuit dans un état de demi-sommeil ; il n’est pas nécessaire qu’elle ait veillé sans interruption, et c’est ce qu’on voulait prouver. La même observation s’applique à la leçon apprise le soir : que l’âme s’en soit occupée pendant une heure de demi-sommeil, cela explique comment la leçon est sue le matin, et il n’en résulte pas la preuve que l’âme soit incapable de dormir.

En résumé, on ne voit pas à priori pourquoi l’âme dont chaque faculté, prise à part, peut interrompre son action, ne pourrait pas rester tout entière à l’état de pure puissance, comme les forces végétales et animales. [p. 475] A posteriori, les faits que l’on a cités prouvent que l’âme a pu ne goûter, pendant un court intervalle de la nuit, qu’une sorte de demi-sommeil, mais non pas qu’elle ait veillé sans aucune interruption.

Nous pensons donc que, la question du sommeil de l’âme est un de ces problèmes sur lesquels il est sage de demeurer dans le doute. On ne peut opposer aux partir sans de la veille perpétuelle de notre âme, que nous n’avons pas le souvenir de cette action continue, car il y a des rêves dont nous né gardons aucune, mémoire, quoique notre âme y ait été manifestement active. Mais d’une autre part on n’a établi ni par le raisonnement ni par l’expérience que l’âme soit incapable de suspendre entièrement son action.

§ 12. Du rêve, du somnambulisme (33)

Le somnambulisme ne diffère qu’en degré d’avec le rêve. Celui-ci est, comme nous l’avons dit plus haut, le règne presque absolu de la conception ; il n’accorde qu’une très-petite part à la perception et laisse le corps presque immobile. Le somnambulisme est caractérisé par le déploiement de la faculté motrice, et par l’intervention d’une certaine espèce de perceptions. Le rêve ordinaire aidant à comprendre le somnambulisme, nous parlerons d’abord du premier.

Dans le rêve ordinaire la conception est très-vive, très-facile et très-abondante. Les conceptions s’enchaînent l’une à l’autre avec tine extrême rapidité, ou se présentent plusieurs à la fois comme un tableau. De là, pendant le rêve une plus grande présence de mémoire ou plus de promptitude à lier ses souvenirs, à réciter [p. 476] mentalement des vers, même à en composer ; à parler mentalement les langues, à résoudre des problèmes et à nous représenter des peintures. Si une voix nous appelle pendant notre sommeil et surtout pendant un rêve, où notre conception est déjà en activité, dans le court intervalle que nous ’employons à nous réveiller, nous nous représentons la personne qui nous appelle, le lieu où nous l’avons vue, ses actions, ses habitudes, et en ouvrant les yeux nous lui disons : précisément je rêvais de vous. Cette rencontre s’explique par la rapidité des conceptions que sa voix a suscitées dans notre âme. Bonaparte dormait dans sa voiture, lorsqu’elle faillit sauter par l’explosion de la machine infernale. Ce bruit épouvantable offrit à sa conception, dans la durée presque inappréciable du réveil en sursaut, le passage du Tagliamonte, la canonnade de l’ennemi, les Autrichiens, le prince Charles, les Français pressés autour de leur général, et en s’éveillant il s’écria : mes amis nous sommes minés. On s’étonna du rapport de son rêve avec le péril auquel il venait d’échapper, mais c’était le bruit qui avait créé le rêve, grâce à la multitude des conceptions simultanées qui constituent les songes. Les conceptions du rêve s’enchaînent par la loi ordinaire de l’association des idées dont nous parlerons plus loin. On a dit que le rêve diffère de l’état de veille par l’incohérence des idées. Ce qui donne aux conceptions du songe une apparence de désordre et de disparate, c’est qu’en l’absence de la perception elles en usurpent la place et paraissent des perceptions véritables. Si pendant l’état de veille je pense à une personne qui est à Rome, si Rome me fait penser à l’arc de Titus, Titus aux juifs, les juifs à Pilate, etc…, je ne m’étonne pas ; je trouve que mes idées se sont associées par, les liens ordinaires ; si j’ai eu les mêmes idées dans un songe, j’aurai rêvé que de France j’ai été subitement transporté à Horne, que Horne s’est changée en Judée, Titus en [p. 477] Pilate, etc., et je croirai ces idées incohérentes quoiqu’elles ne le soient pas plus que celles de l’état de veille .

La nature de nos inclinations qui influe sur nos souvenirs de l’état de veille, a la même influence sur les conceptions de nos songes. L’avare rêve le plus souvent de richesses, et s’il est craintif, il rêve qu’on lui dérobe son trésor. L’ambitieux s’accorde dans ses songes tous les honneurs et toutes les couronnes. L’amoureux ne met point de bornes à la carrière de son imagination. Tous les désirs mettent à profit l’absence de la volonté pour se donner pleine licence.

L’état de notre corps influe aussi sur le genre de nos rêves, et c’est ainsi que la perception y prend quelque part. Une gêne dans l’un de nos membres nous fait rêver d’une entorse ou d’une fracture. Si couchés sur le côté nous retombons sur le dos, nous rêvons d’une chute dans un précipice ; si notre vêtement de nuit laisse à découvert une partie de notre corps, nous croyons nous avancer dans une assemblée publique vêtus d’une manière insuffisante. Une piqûre d’épingle nous semble un coup de poignard. Thomas Reid atteint d’une douleur de tête, rêve qu’il est scalpé par les sauvages. On raconte qu’un jeune marin était très-sujet aux songes ; on sait que cette aptitude est inégalement répartie. Ses camarades lui parlaient pendant son sommeil, et ils en étaient assez entendus pour déterminer la nature de ses rêves et le conduire comme par la main à travers les scènes variées qu’ils suscitaient dans son imagination.

La facilité et l’éclat des conceptions du sommeil, la docilité de ces conceptions à l’influence de nos inclinations qui ne sont pas, dans le rêve, réfrénées par la volonté, les effets exagérés du petit nombre de perceptions qui pénètrent à travers le sommeil, font de l’état de rêve tine condition de notre esprit fort différent de l’état de [p. 478] veille. Il s’établit en nous comme deux courants d’idées fort divers, deux genres de vie intellectuelle qui n’ont pas de ressemblance, et dans l’un desquels on perd quelquefois le souvenir de l’autre. Nos rêves se donnent quelquefois la main, à travers les interruptions de l’état de veille, et sont liés entre eux comme les occupations de nos journées.

Examinons maintenant le somnambulisme ; nous allons y retrouver les éléments du rêve ordinaire mais à un plus haut degré d’intensité. Le somnambulisme est ou naturel ou artificiel : commençons par le somnambulisme naturel.

Nous avons dit que le rêve ordinaire laisse le corps presque immobile. On y fait même quelquefois de vains efforts pour se mouvoir, pour sortir d’un péril, pour prononcer des paroles : c’est le caractère propre du cauchemar. Lorsque le rêveur se meut librement et facilement, le somnambulisme commence.

La promptitude et la vivacité des conceptions y est plus manifeste encore que dans le rêve. On y parle des langues qu’on sait mal dans l’état de veille ; on y compose des tableaux, de la musique, des vers ; ou y résout des problèmes de géométrie qui nous ont embarrassés tout éveillés. On ne fait pas tout cela avec la suite, la méthode et la persistance de l’état de veille, on n’y fournit pas une course entière, mais on y fait quelques pas rapides.

Les perceptions sont plus ouvertes chez le somnambule que chez le rêveur ordinaire. Il entend très-distinctement ce que lui disent certaines personnes et y répond à propos. Il a le toucher délicat ; c’est par le toucher, aidé de la mémoire qu’il se dirige sur un toit ; car il ne marche flue sur les toits qui lui sont connus. Il déploie sa faculté motrice avec plus d’adresse et plus de force quo dans l’état de veille ; il voit très-nettement [p. 479] certaines choses, bien qu’il soit aveugle pour le reste. Ses perceptions sont exclusives ; il est comme un homme très fortement préoccupé. On raconte dans l’Encyclopedie l’histoire d’un somnambule nommé Castelli : il allumait une bougie pour écrire : si l’on en allumait d’autres et qu’on soufflât la sienne, il se croyait dans l’obscurité, et allait à tâtons rallumer sa bougie,

Cette forte préoccupation des somnambules explique la diversité de leurs perceptions : Vous pouvez tromper le somnambule en lui versant de l’eau pour du vin s’il est occupé d’autre chose, et changer pour lui cette eau ou d’autres liqueurs à volonté, sans qu’il réclame. Mais si c’est du breuvage qu’il est occupé, vous ne le tromperez pas : il rejettera toute autre boisson que celle qu’il demande. C’est ainsi que certains somnambules se réveillent au moindre attouchement, et que d’autres sont insensibles aux piqûres et aux brûlures. Les premiers sont occupés des objets du dehors, les seconds sont absorbés par leurs pensées intérieures. Nous avons vu qu’Archimède même tout éveillé n’entendait pas la voix menaçante du soldat romain, ne voyait pas le glaive dont la pointe était sur sa poitrine, et n’apercevait que la figure qu’il avait tracée sur le sol.

Nous avons dit que les pensées des rêves et celles de l’état de veille étaient souvent étrangères les unes aux autres. Cette disparate est bien plus prononcée entre les idées du somnambule et celles de l’homme éveillé. Il suit de là, qu’au réveil on ne retrouve quelquefois aucun souvenir des pensées et des actes qui, nous ont occupés pendant l’accès du somnambulisme. Plus les facultés y ont été excitées, plus elles se sont écartées de leur condition normale, plus l’oubli est complet. Le somnambule ne se rappelle son rêve que lorsque ses facultés n’y ont pas été portées à un très-haut degré d’exaltation.

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Venons au somnambulisme artificiel. Il diffère du [p. 480] somnambulisme naturel, en ce qu’il n’a pas besoin d’être précédé du sommeil et qu’on le prend volontairement, en cédant à un effet de l’imagination. Nous disons qu’on le prend volontairement, parce qu’il n’est pas avéré qu’on puisse le subir par suite d’une action qui serait exercée sur nous à notre insu.

Beaucoup de personnes pensent qu’il est le résultat d’un magnétisme animal. On se rappelle les expériences de Mesmer. Ce physicien croyait de bonne foi développer chez les personnes qui se soumettaient à ses épreuves un courant magnétique qui causait des tremblements, des secousses, un sentiment de chaleur et de froid, et enfin la guérison de certaines maladies nerveuses. On ne songeait pas alors à faire produire le somnambulisme par le courant magnétique qui le produisit dès qu’on y songea. C’est une preuve suffisante que l’imagination est seule ici en action ; car un agent physique tel que serait un magnétisme animal, devrait produire dès l’abord tous ses effets, et ne pas attendre pour exciter le somnambulisme qu’on lui demandât cette œuvre nouvelle.

Du reste, le rapport de Bailly, Franklin et Lavoisier sur les expériences de Mesmer, démontre victorieusement que les autres effets attribués au magnétisme animal n’étaient que le produit de l’imagination.

Premièrement, les instruments les plus délicats et les plus sensibles au magnétisme n’éprouvèrent jamais aucun effet au plus fort des opérations de Mesmer.

Secondement, les prétendues effluves magnétiques demeurèrent toujours, sans efficacité sur les enfants, les aliénés, les personnes qui avaient les yeux bandés, en un mot, sur quiconque était soumis à l’opération à son insu, ou n’avait pas pour elle une prévention favorable.

Troisièmement, d’autres personnes éprouvèrent des tremblements, des secousses, des sensations de chaud et [p. 481] de froid, et même la guérison de leurs accidents nerveux sans être soumises au courant magnétique et uniquement par ce qu’on leur avait fait croire qu’on les y soumettait.

Quatrièmement, la guérison des maladies qui étaient toutes nerveuses fut toujours de courte durée, et l’on sait combien ces maladies sont soumises à l’empire de l’imagination pour leur suspension, comme pour leur retour.

Il est donc clair que pour tous ces anciens effets du prétendu magnétisme, la cause véritable était l’imagination, c’est-à-dire la foi dans l’opération et surtout dans l’opérateur et la soumission à l’autorité des autres croyants, ou la contagion de l’exemple. On peut sans témérité attribuer aux mêmes causes le somnambulisme artificiel. Il n’est produit par le prétendu magnétisme que chez ceux qui s’y attendent et qui sont favorablement prévenus ; il n’a jamais lieu chez les personnes qui ne sont pas averties ou qui ont une prévention contraire. Le somnambulisme artificiel a d’ailleurs été causé, ainsi que l’ont attesté les docteurs Pinel et Cerise, par une friction, par l’application d’une compresse, par la canne du médecin dirigée vers le malade, par la contemplation attentive d’un objet brillant, moyens fort éloignés de l’emploi d’un prétendu magnétisme. Mais il faut toujours que le patient ait la foi à l’efficacité de ces moyens et qu’il se prête à l’invasion du somnambulisme; on ne pourrait le lui imposer à son insu et contre sa conviction.

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Le somnambulisme artificiel ne diffère du somnambulisme naturel que par son origine ; il présente d’ailleurs les mêmes caractères.

1° Des deux côtés les facultés sont surexcitées ;

2° Les perceptions sont partielles et selon l’objet de la préoccupation du somnambule. Par exemple, le somnambule [p. 482] artificiel entend la voix du prétendu magnétiseur et non celle des autres, comme ce Castelli dont nous avons parlé, qui ne voyait que la bougie qu’il avait allumée, et cet autre somnambule naturel qui trouvait du goût aux dragées qu’il prenait dans sa boîte et point à celles qu’on lui donnait. Dans les deux genres de somnambulisme on est d’une extrême sensibilité pour certains objets, et complétement insensible pour tout le reste ; on subit sans douleur ou sans plainte les piqûres, les brûlures et d’autres tourments :

3° Des deux parts on donne le change an somnambule en lui faisant prendre un mets pour un autre si sa préoccupation est portée ailleurs ; mais il est très-sensible à discerner les différences, si son esprit est tourné de ce côté-là.

On peut regarder comme un degré supérieur du somnambulisme artificiel ces extases qui ont lieu dans des moments d’exaltation religieuse, comme par exemple chez les révoltés des Cévennes, chez les ursulines de Loudun, chez les convulsionnaires du cimetière de Saint­ Médard, etc… Ces extases en effet reproduisent en les amplifiant les phénomènes du somnambulisme artificiel. La Mère Prieure des Ursulines, dans ses extases, comprenait les questions qui lui étaient faîtes en langue latine, quoiqu’elle ne l’entendît pas bien dans l’état de veille. Les Cévennols et les dévots au diacre Pâris subissaient sans se plaindre d’horribles tortures. Des femmes recevaient sur les seins des coups de massue ; d’autres enduraient le supplice du crucifiement, comme ces autres extatiques de l’Inde, qui se font clouer à une croix ou suspendre à un croc sanglant, et de là répandent sur les assistants des fleurs et des bénédictions.

Ces effets sont encore analogues à ceux que produisent l’éthérisation ou l’emploi du chloroforme. Par ces moyens on abolit complétement la douleur ; on excite [p. 483] quelquefois très-vivement le jeu de l’imagination, tout en laissant la porte ouverte à quelques perceptions, comme celle de la voix d’un ami ou de l’opérateur. Il ne s’agit pas ici d’un agent imaginaire comme le prétendu magnétisme animal, mais d’un véritable agent physique dont on peut mesurer la dose, Il est curieux de voir les mêmes phénomènes se produire sous l’influence d’un agent matériel et sous l’empire de l’imagination ou de l’exaltation religieuse.

Indépendamment des effets de somnambulisme artificiel dont nous avons parlé et qui d’ailleurs, comme on l’a vu, ne lui sont pas exclusivement réservés, on lui en attribue d’autres, mais qui sont avec raison révoqués en doute.

On prétend d’abord que le somnambule magnétique voit l’intérieur de son corps, et peut donner une description exacte de ses organes ; mais cette description n’a jamais satisfait que les ignorants.

On ajoute qu’il indique le siège de sa maladie et se prescrit des remèdes qui procurent sa guérison. Il paraît que certains animaux ont l’instinct de découvrir le remède propre à leur mal. Nous avons peut-être été doués primitivement du même instinct, et nous l’aurons perdu faute d’usage ; mais encore faudrait-il pour reconnaître un remède nous trouver en sa présence, comme l’animal qui se jette sur une certaine herbe quand il la rencontre. Mais d’imaginer le nom et la forme d’une plante ou d’un minéral qui sont inconnus, c’est ce qu’aucune exaltation de facultés ne peut faire, et ce qui n’a jamais eu lieu. Quant à l’indication d’un remède dont le somnambule connaît au moins le nom, et la guérison par l’usage de ce remède, cela ne dépasse pas les limites ordinaires du pouvoir de l’imagination. On guérit parce qu’on a cru guérir, comme quelquefois on tombe dans une maladie parce qu’on a cru y tomber. Le médecin français [p. 484] Mazet, envoyé à Barcelone, pour étudier la fièvre jaune, est persuadé d’avance qu’il n’échappera pas au fléau, et il y succombe. Une personne à son réveil croit, sur un faux rapport, qu’elle a couché dans un lit où a péri un cholérique ; elle est saisie d’une atteinte de choléra qui l’emporte. Dans une salle d’hôpital occupée par des femmes, une contagion d’attaque de nerfs se propage de l’une à l’autre. Dupuytren menace d’un dur traitement la première qui subira l’accès, et la contagion s’arrête. L’imagination avait causé le mal, l’imagination le guérit.

Le somnambule magnétique, poursuit-on, a le don de prophétie sur lui-même et sur autrui. Nous répondrons qu’on remarque le petit nombre de ces prophéties qui se réalisent, et qu’on néglige les autres qui sont beaucoup plus nombreuses. Une jeune fille prédit qu’elle guérira dans une semaine, une autre, qu’elle mourra tel jour à telle heure. L’esprit frappé d’avance suffit pour accomplir ces miracles. Une troisième annonce qu’elle prendra son vol dans les airs, mais ici l’imagination est impuissante à lui faire accomplir sa prédiction.

Quant aux prophéties sur autrui, il y en a eu dans tous les temps, sans compter les oracles de l’antiquité, et cette prétendue anticipation de l’avenir n’est pas particulière au somnambulisme magnétique. Saint-Simon raconte qu’il vit chez Mme de Nancré une petite fille qui lisait l’avenir dans un verre d’eau. On lui demanda ce qui se passerait à la mort de Louis XIV : elle décrivit la chambre où mourut le roi et les personnages qui assistèrent en effet à ses derniers moments, entre autres une femme tenant un enfant, où l’on reconnut plus tard Mme de Ventadour portant le petit Louis XV. Saint-Simon, qui fait ce récit longtemps après la prédiction et la scène prédite, met sans doute un peu de complaisance à faire cadrer l’une avec l’autre, entraîné à son insu par l’amour du merveilleux. En effet, toutes [p. 485] les prophéties, comme les anciens oracles, sont. conçues en termes assez vagues pour s’adapter à beaucoup d’événements divers.

On affirme enfin que le somnambulisme magnétique peut changer les fonctions des organes, faire entendre par l’épigastre, voir par la poitrine ou le sommet de la tête ; ou plutôt on assure que l’âme du somnambule magnétique est délivrée de l’entrave des organes. Elle peut voir et entendre, dit-on, sans le secours des yeux et des oreilles, à travers les muscles et les autres obstacles du corps ; bien plus, à travers les corps étrangers à des distances considérables, et elle est ainsi en communication directe avec les autres âmes sans l’entremise des sens. Le somnambule magnétique vous donnera la description exacte des lieux où il n’est jamais allé et qui ne sont connus que de vous qui l’interrogez ; il vous dépeindra les actions d’une personne absente qui vous intéresse et, en vérifiant ses récits, vous trouverez qu’il ne s’est pas trompé. Nous avons toujours vu, quant à nous, que ces descriptions sont faites en termes équivoques qui peuvent se prêter à plus d’une interprétation ; et que l’amour du merveilleux fait que l’on se porte à mettre d’accord le tableau avec la réalité.

Le somnambule, dit-on, voit à travers les corps étrangers. C’est-à-dire que ces corps deviennent pour lui transparents et invisibles. Mais comment les objets qu’il décrit ne partagent-ils pas cette transparence et restent-ils opaques et visibles au milieu de tous les autres qui ont disparu ? Si la vue du somnambule traverse les corps, elle doit traverser aussi ceux dont vous lui demandez la description et aller ainsi à l’infini sans rien voir.

La vue à travers les obstacles n’a jamais réussi que devant des témoins prévenus qui allaient d’eux-mêmes au-devant du miracle ; elle a toujours échoué devant [p. 486] une commission de l’Académie des sciences, c’est-à-dire devant des juges armés d’une saine critique et éclairés des lumières de la science.

Enfin, cette vue merveilleuse n’a jamais découvert d’objets qui valussent la peine du miracle. Jamais le somnambule n’a démêlé à travers les obstacles une mine, un filon d’or, une simple source, ou l’un de ces événements qui, connus d’avance, donnent sur les personnes qui l’ignorent les avantages d’une spéculation à coup sûr et font la fortune de ceux qui ont été à temps informés. Jamais le somnambule magnétique ne s’est tiré de la pauvreté, grâce aux trésors que lui aurait révélés sa vue miraculeuse.

Il est donc permis de ne voir dans ces prétendus miracles que les tromperies de la ruse, l’entraînement de la crédulité ou, pour prendre la thèse la plus favorable, les prestiges de l’imagination. Le somnambule ne voit que ce qu’il imagine ; heureux si son imagination se rencontre avec la réalité. C’est ainsi que tel qui interroge de prétendus esprits et qui croit entendre leurs réponses, ne se trouve jamais en présence que de génies qui ont sa propre mesure, qui ne dépassent pas ses propres connaissances, soit en histoire, soit dans les sciences, qui ne lui renvoient que ses propres idées et ne sont que les reflets de lui-même et les fils de son imagination.

 

 

NOTES

(1) Traité des sensations, 1er édit., t. I , p. 28.

(2) Œuvres philosophiques, édit. Ad. G., t. I , p. 177.

(3) Œuvres philosophiques, édit. Ad. G., Notice biographique sur Descartes, p. III.

(4) Œuvres complètes de Reid, trad. franç., t. I, p. 90.

(5) Voy. la Psychologie et la phrénologie comparées, par Ad.

Garnier, p. 129-139.

(6) Esquirol, des Maladies mentales, édit. 1818, t. 1, p. 62. Réédition : Paris, Frénésie, éditions. 1 vol.

(7) Esquirol, des Maladies mentales, édit. 1838, t. I, p. 59.

(8) Voy. Gall, Sur les fonctions du cerveau, Paris, 1825., t. III, p. 316.

(9) Id., ibid., t, IV, p. 221.

(10) Esquirol, ouvrage cité, t. I, p. 11, 160, 417, 523, 552, 555, etc.

(11) Palluy, Rapport sur la maison de Charenton.

(12) Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale.

(13) Palluy, loc. cit.

(14) Esquirol, ouvrage cité, t. I, p. 13.

(15) Gall, ouvrage cité, t . III p. 449.

(16) Palluy, loc. cit.

(17) Vie de Pascal, par Mme Perier, sa sœur, dans les Pensées, édit. Firmin Didot, 1844, p. XXVI.

(18) Pinel, loc. cit.

(19) Esquirol, ouv. cité., t. Il, p. 107,109. 113,115,119,120, 122, 126 , et plus haut, t. I, p. 105.

(20) Esquirol, ouv. cit., t. II, p. 84. Voy. aussi la Psychologie et la phrénologie comparées, par Ad. G., p. 281-285.

(21) Palluy, loc. cit.

(22) Esquirol, ouv. cité, t. I, p. 398 ;

(23) Id., t. I. p. 21.

(24) Esquirol ouv. cité, t. I, p. 21.

(25) Palluy, loc. cit.

(26) Esquirol, t. I, p. 219.

(27) Palluy, loc. cit.

(28) Voy. plus haut,

(29) Esquirol, ouv. cit., t. I, p. 8, 13, 38, 132.

(30) M. Palluy, directeur de la maison de Charenton.

(31) Esquirol, ouv. cit., I. p. 29.

(32) V. M. Lélut, article du Sommeil, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques ; M. Lemoine, du Sommeil, ouvrage couronné par l’Académie des sciences morales et politiques.

(33) V. l’ouvrage intitulé : Du Sommeil et du Somnambulisme, par M. A. Maury, membre de l’Institut.

(34)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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