V.-J. Riquet. De la démonologie dans l’ancien testament. Thèse Publiquement soutenue à la Faculté de Théologie protestante de Montauban en juillet 1869. Toulouse, ypographie de Bonnal et Gibrac, 1869. 1 vol. Texte intégral

V.-J. Riquet. De la démonologie dans l’ancien testament. Thèse Publiquement soutenue à la Faculté de Théologie protestante de Montauban en juillet 1869. Toulouse, , 1869. 1 vol. Texte intégral

 

 

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination d’origine. –  Nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription du texte original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

DE LA
DEMONOLOGIE
DANS L’ANCIEN TESTAMENT.
THÈSE
Publiquement soutenue à la Faculté de Théologie protestante de Montauban en juillt 1869,
Par V.-J. RIQUET,
de Gallargues (Gard)
Licencié es-lettre,
Aspirant au grade de Bachelier en Théologie.
TOULOUSE
Typographie de Bonnal et Gibrac.

[p. 5]

INTRODUCTION.

Toute croyance a sa logique et tout dogme son histoire. On peut en suivre aisément la cause, l’origine, la formation et le développement. Cette histoire, on ne l’invente pas. On la trouve. dans les écrits d’un peuple, d’une époque, miroirs fidèles des idées de ce peuple, de cette époque. C’est le travail que nous avons essayé de faire pour la démonologie des Juifs ; le mot de dogme appliqué à cette doctrine est peut- être un peu ambitieux : il n’est pas tout à fait juste. Jamais la croyance aux démons n’occupa une bien grande place dans la religion officielle. Dans l’hébraïsme nous n’en trouvons pour ainsi dire aucune trace. On y rencontre des anges, messagers célestes des ordres divins, qui apportent aux hommes, soit la récompense de leurs bonnes actions, soit la juste punition de leurs fautes; on y rencontre aussi des esprits mauvais, des génies malfaisants que la peur personnifie. On n’y trouve pas une seule fois le nom de Satan. Il faut arriver jusqu’au judaïsme pour découvrir le germe de cette dernière croyance. Et encore cet être méchant et pervers qui se plaît au mal, qui cherche à précipiter dans la ruine les hommes fidèles et pieux n’est pas un ennemi de Dieu, son rival puissant [p. 6] tel qu’il le deviendra dans la suite. Il agit sous le regard de Jehovah et avec sa permission.

Quant aux démons, on n’en trouve aucune trace dans les livres canoniques. Ce n’est que dans les apocryphes que cette doctrine arrive à un grand développement. Elle n’est guère qu’un produit de la superstition populaire, née au contact des idées persanes. Elle n’est pas un système. Ces démons ne sont nullement des anges déchus. Il en est de même du diable. Nulle part il n’est tait mention de sa chute. Ce n’est pas encore le prince des ténèbres, le grand maudit du N. T. Il assiste au conseil des anges, et quoique meurtrier dès le commencement, il n’est pas encore banni de la présence de Dieu.

La démonologie n’eut jamais des racines bien profondes chez le peuple Juif. Elle est un essai d’explication du mal. Mais elle l’explique par le dualisme, et à ce titre elle doit répugner au monothéisme hébraïque comme à tout monothéisme conséquent. On ne doit donc pas s’étonner de ne la trouver que fort tard et encore à l’état rudimentaire dans l’A. T. « Elle se fit plus tard une certaine place dans la littérature juive ; mais elle n’a jamais eu ce caractère sérieux qui distingue les grands enseignements de la synagogue. Elle ne se présente au milieu des croyances juives que sous la forme d’une superstition populaire, et encore, dans ces étroites limites, elle n’est pas sortie d’un travail intérieur de la nation. Apportée du dehors, la démonologie ne pénétra jamais bien profondément la conscience religieuse des juifs et n’alla guère au-delà du cercle des jeux plus ou moins frivoles de l’imagination (1) »

[p. 7]

C’est là ce que nous essaierons de démontrer. Nous verrons quels sont les caractères de cette doctrine, et sous quelle influence elle se forma. Notre travail est purement historique; il se bornera à rassembler les textes, à les discuter; nous le diviserons en deux parties: la première comprendra l’hébraïsme, ce sera la partie négative; la deuxième, le judaïsme, ce sera la partie positive (2).

[p. 8]

I

L’HÉBRAÏSME.

§ 1er. Le Serpent [Gen. III, 1.).

L’un des premiers passages où l’on a voulu voir la présence de Satan est celui de la Genèse III, 1. Ce serpent séducteur n’est qu’un symbole qui sous le nom et la forme de cet animal cache le tentateur par excellence, l’ennemi, Satan. C’est ainsi qu’on l’interprète généralement de nos jours. Mais il ne s’agit pas de savoir, on le comprend, ce que nous y voyons, mais ce qu’y voyait l’auteur. Et cette opinion est de beaucoup plus moderne que le récit lui-même, en supposant qu’il remonte jusqu’aux temps primitifs de l’hébraïsme. Elle ne dut avoir cours qu’après la captivité. On la trouve pour la première fois exprimée dans la Sapience II, 24. « C’est par la jalousie du diable, y est-il dit, que la mort est entrée dans le monde. »

Au temps du Christ elle est complète met passée dans le domaine commun. Jésus-Christ lui-même l’adopte, soit qu’il y crût réellement, soit qu’il ne le fit que par accommodation aux idées et au langage de son temps. Il y est fait allusion [p. 9] dans ce passage de Jean VIII, 44, où Jésus s’adresse aux juifs incrédules : « Le père dont vous êtes issus, y est-il dit, c’est le diable. C’est lui qui fut meurtrier dès le commencement. Toutes les fois qu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds puisqu’il est menteur et le père du mensonge. » C’est aussi à ce récit de la chute que pense l’auteur de l’apocalypse quand il parle du « grand dragon, du serpent ancien qui est le diable et Satan. » Ap. XII, 7-9. XX, 2.

Les rabbins ont aussi voulu voir dans ce serpent quelque chose de plus. Ils l’appellent : « Samael, l’ange de la mort, le chef de tous les Satans. » – « Et vidit fœmina Samaelem angelum mortis, etc. » Targ. Jon. in Gen III, 6.

Les chrétiens ont généralement adopté cette opinion.

Mais les uns y ont vu un fait historique, les autres un symbole, etc.

Essayons de deviner ce qu’a voulu y voir l’auteur lui-même. J’ai plusieurs raisons de croire qu’il n’avait pas autant de perspicacité que nous. Il appelle ce tentateur ‘un serpent, et ce tentateur pour lui est bel et hi en un serpent. Cela résulte :

1° De la description qui est faite de cet animal. Il est le plus rusé de toutes les bêtes des champs; voilà pourquoi c’est lui qui porte la parole et qui remplit le rôle de séducteur. Si le diable était le tentateur, quel besoin avait l’auteur de nous parler de la ruse du serpent ? Quoi ! c’est le diable qui parle, c’est le diable qui agit et pour cela on trouve bon de nous avertir, non pas de son habileté, mais de l’astuce d’un bien innocent animal! Si c’est le diable, point n’est besoin de nous faire intervenir l’esprit du serpent.

2° De la malédiction prononcée par Dieu. A qui s’adresse-t-elle, en effet ? Au serpent. Ce n’est pas à partir de ce [p. 10] moment que Dieu dut maudire Satan. Il dut le faire le jour où il se révolta contre lui. La nature de la punition prouve, du reste, que cette malédiction ne saurait s’appliquer qu’au serpent. Ce n’est pas au diable que sont adressées ces paroles : « Tu ramperas sur ton ventre, tu mangeras la poussière pour nourriture (3). » Cette punition toute matérielle ne peut être rapportée qu’au serpent, qui dans l’esprit de l’auteur avait un moyen de locomotion autre que celui que nous lui connaissons (4).

C’est donc sur le serpent seulement que retombe tout le poids de la malédiction divine (5). Par conséquent, s’il n’est que l’instrument, il est injustement frappé. C’est à la cause que Dieu doit remonter. Le serpent n’est pas coupable, parce que Satan lui a emprunté sa forme. Dieu est donc injuste ? Oui, si c’est Satan qui a rempli le rôle de tentateur — non si c’est le serpent — et c’est là ce qu’a voulu dire l’auteur. Qu’on prenne la peine de relire ce récit, sans idée préconçue, sans principe dogmatique arrêté d’avance; il est impossible d’y voir autre chose qu’un serpent (כהשׁ), il est impossible d’y voir la moindre allusion [p. 11] au nom, à l’idée de Satan, idée bien postérieure à ce mythe de la Genèse (6).

Mais, dira-t-on, vous ne pouvez nier le caractère symbolique de tout ce récit. Cet arbre de la science, cet ange armé d’un glaive de feu, qui ferme l’entrée du jardin, tout cela est empreint d’un caractère poétique que vous ne pouvez méconnaître. Sous cet arbre, il y avait une idée ; sous ce serpent, le diable.

Pour nous, modernes, je le crois; mais non pas pour l’auteur, s’il est aussi ancien qu’on nous le dit. Ce récit a, du reste, tous les caractères du mythe. Les animaux y parlent, etc., et tandis que nous, modernes, nous ne voyons dans ces compositions naïves qu’une poésie plus ou moins belle, l’auteur du mythe y voit, lui, une réalité. Volontiers il placerait cet arbre de la science dans une classification d’histoire naturelle, volontiers il ferait de cet étrange serpent, une espèce à part dans le règne animal. Ou plutôt, il ne va pas si loin; il ne se rend pas compte de tout cela. Taudis que la raison sommeille encore, la folle du logis eu profite pour se livrer à ses rêveries. Mais, à mesure que la raison s’éveille, le mythe s’évanouit et, plus tard, dans les [p. 12] jeux les plus insignifiants de l’imagination, on veut, à toute force, trouver des idées sublimes. C’est l’âge du symbole, beaucoup plus moderne. Si donc l’on veut voir un symbole dans le récit de la chute, il faut nécessairement retrancher de son antiquité .. De plus, si c’est un symbole, il ne peut être que d’une époque postérieure, époque où la démonologie étant déjà constituée et familière à tous, le mot de serpent était synonyme de celui de Satan, On nous parle aujourd’hui du serpent, et nous comprenons sans peine, sous ce mot, le tentateur, dont il est le type immortel. Mais, à une époque où l’idée du diable était inconnue, on ne pouvait, sous le mot de serpent, entendre cette idée Or, ces idées n’eurent cours qu’après la captivité. « Quelque interprétation que l’on veuille donner du récit de la tentation , dit M. Nicolas (7), récit qui avait assurément pour but d’expliquer l’origine du mal, il est certain que ce mythe ou ce fait, qu’on le prenne comme on voudra, n’eut aucun écho dans l’antique hébraïsme. Il n’en est fait mention , la Genèse mise à part, dans aucun des livres posté· rieurs à la captivité de Babylone. »

Nous concluons donc: ou c’est un fait, et alors l’auteur n’y voit que ce qu’il nous dit, c’est-à-dire un serpent, rien n’autorise à y voir autre chose, ou c’est un symbole, ce que nous ne croyons pas, et alors il doit être nécessairement contemporain d’une époque où les idées démonologiques étaient familières au peuple juif.

On est donc réduit à ces deux alternatives : ou de ne voir, dans ce récit, qu’un serpent, ou d’y voir le diable, mais à la condition d’en reporter la composition jusqu’après la captivité (8). [p. 13]

D’autres raisons nous déterminent à croire que l’auteur ne pensait qu’au serpent et non à un esprit du mal ; c’est d’abord le rôle que joua cet animal dans l’antiquité, et surtout en Orient (9). De nos jours. encore, le serpent y est regardé comme très-rusé. Sa prudence était proverbiale, Mat. X, 16. Mieux que tout autre animal, il pouvait ras¬ sembler en lui les traits qui distinguent un tentateur.

Peut-être l’auteur a-t-il voulu aussi expliquer cette haine que l’homme nourrit contre le serpent, cette inimitié qu’il y a entre sa postérité et celle de la femme.

Cette horreur du serpent s’explique surtout en Orient, dans les pays chauds, sur un sol brûlant, où ce reptile est particulièrement dangereux. Ceci pourrait expliquer le culte dont il fut si souvent l’objet, surtout en Égypte et en Phénicie. L’homme divinise peut-être plus facilement ce qu’il craint que ce qu’il aime. Et alors, selon l’époque où l’on place la date du récit; il faudrait peut-être y voir une sorte d’intérêt dogmatique. L’auteur ayant vu le culte dont le serpent était l’objet chez les peuples environnants, aurait voulu mettre en garde les Hébreux contre ces idolâtries.

Dans tous les cas, nous concluons : l’auteur du mythe de la Genèse nous a donné ce récit comme véritable et comme historique. — Ils méconnaissent la pensée du narrateur ceux qui le regardent comme un mythe. — Ils la [p. 14] méconnaissent aussi ceux qui le prennent comme un symbole. Ils acceptent la forme et rejettent l’idée.

Ainsi, jusqu’à présent, nous ne voyons pas de démonologie à l’époque de la Genèse (10).

§ 2. Le bouc expiatoire (Lév. X, 8, 22, 26).

Il est un autre passage dans l’hébraïsme (Lév. X, 22, 26) où l’on a voulu voir, sinon le prince des démons (comme Hengstenberg), du moins un démon. Voyons ce qu’il faut en penser ; et pour cela il ne sera pas inutile d’examiner les diverses explications qu’on a données de ce passage difficile. L’étymologie pourrait jeter quelque lumière sur le sens du mot. Mais elle est aussi incertaine que tout le reste. Voici le fait dont il s’agit : le jour de la fête des expiations, deux boucs doivent être amenés sur lesquels on jettera le sort. L’un sera destiné à Jéhovah, l’autre à Hazazel (לואועל). Celui qui sera désigné pour Hazazel, on l’emmènera au désert à Hazazel (ou pour Hazazel).

Ce mot ne se trouve qu’en cet endroit de l’A. T. Les uns le prennent pour le nom du bouc lui-même, en le dérivant de עז אזל, capra abiens. Les Septante traduisirent par άποπομπαἳος mot qui ne signifie pas seulement emissarius, comme traduit la Vulgate, mais encore averruncus. Symmaque le rend par άπεϰομένος. Aquilée par άπολελυμένος et Luther par « der ledige bock » ; Lightfooth partage cette [p. 15] opinion. Parmi les théologiens plus modernes, Heine, Geddes, Vater et Bauer, l’ont aussi soutenu. Mais grammaticalement cette interprétation est inadmissible ; עז ne signifie jamais bouc. Le contexte s’oppose aussi à une pareille explication.

D’autres pensent que c’est le nom du  lieu où le bouc devait être conduit. C’était une montagne, escarpée, du haut de laquelle il devait être précipité. Aben Esra prétend même que ce lieu était situé non loin du Sinaï.

Cette opinion se rapproche beaucoup de celle qui consiste à voir dans Hazazel le nom d’une contrée stérile, d’une solitude inhahitable dans le désert. Dans ce cas, il serait dérivé d’un radical arabe qui signifie removere. Vatable, Deyling, Bochart, Carpzow, Jahn le croient ainsi. Mais il y aurait, dans ce cas, au verset 10, une tautologie, et au verset 8, l’antithèse entre Dieu et Hazazel ne serait pas observée.

Elle ne le serait pas davantage d’après l’interprétation de Winer. Il fait venir le mot controversé du radical hébreu עזל (removit) et l’interprète dans le sens de éloignement, séparation complète (Zu ganzlicher hinwegschaffung). Il appuie cette étymologie, sinon cette signification de l’autorité d’Ewald (Krit, gramm.). Paulus (théol. Literaturbl. 1835), Tholuck, Bahr, Philippson partagent cette opinion. Selon eux, le bouc n’expie pas les péchés du peuple; il les emporte. Le peuple n’est plus coupable d’un péché qui n’est plus dans son sein.

Mais, on le voit, l’antithèse du verset 8 ne subsiste plus. On a une abstraction opposée à un être personnel, Jehovah. Peut-être, cependant, pourrait-on ne voir dans ce verset qu’une opposition semblable à celle que nous trouvons dans le Lév. XIV, 4, ss. On prend deux colombes ; [p. 16] on offre l’une en sacrifice, on donne à l’autre la liberté, en signe de la disparition du mal.

Reste une dernière opinion. partagée par un grand nombre de critiques. Cet énigmatique Hazazel ne serait-ce pas un mauvais démon auquel on dévouait le bouc expiatoire ? On le sait, et nous le verrons au paragraphe suivant, le peuple hébreu reléguait ses démons dans les bois, dans les lieux déserts et inhabités. C’est donc une création semblable que nous aurions dans Hazazel. Bretschneider, Ammon, Rosenmuller, Colln, le croient. Gesenius (Handworterbuch) pense que c’était là le nom d’un faux dieu. Mais ce n’est que plus tard, et dans le judaïsme, qu’on fit passer les noms des faux dieux à des démons ; parce qu’on croyait que les démons se faisaient adorer à la place des idoles.

Hengstenherg, nous l’avons déjà dit, a même voulu voir en Hazazel le diable en personne. La démonologie des Juifs postérieurs à l’exil semblerait confirmer cette opinion. L’on trouve, en effet, dans le livre d’Hénoch, X, un mauvais démon, ange déchu, désigné sous le nom d’Hazazel. Chez les Chrétiens eux-mêmes, Origène regarde ce mot comme un des noms nombreux de Satan. C’est aller un peu loin. Jamais les Hébreux n’ont sacrifié au diable. Ont-ils davantage sacrifié aux démons ? Le passage du Lévit. XVII, 6 (Ils ne sacrifieront plus leurs victimes aux boucs, après lesquels ils vont se prostituant) semble le dire. On le sait, à côté d’institutions salutaires, les Hébreux empruntèrent encore aux Égyptiens de funestes erreurs. Le bouc Hazazel fut peut-être du nombre de ces dernières. Le culte du bouc était en grand honneur en Égypte (11). Or, il est une règle [p. 17] constante que l’on remarque dans toutes les religions. Les dieux victorieux sont toujours les vrais dieux ; les dieux vaincus, les faux dieux, et ceux-ci deviennent toujours des démons ; c’est ce qui eut lieu dans la religion indienne. C’est ce qui eut lieu pour les chrétiens à l’égard des dieux du paganisme. Les Septante traduisent toujours par δαιμονία, tous les passages où il est parlé des dieux des nations étrangères (12). L’hébreu n’a pas de mot qui réponde à notre mot de démon. Peut-être donc que nous sommes ici en présence d’une interpolation (13), ou mieux, d’une superstition populaire en contravention avec la loi de Moïse. Je pencherais plutôt pour ce dernier sens. Quoi qu’il en soit, nous sommes en face d’une énigme. Ce passage ne peut rien prouver d’une manière positive sur les idées démonologiques des Juifs (14). Ceci nous mène maintenant à l’examen des superstitions démonologiques. [p. 18]

§ 3. Les Démons.

Nous n’avons pas dans l’hébraïsme de démons proprement dits, c’est-à-dire des esprits mauvais, des anges déchus en guerre ouverte avec la divinité. Ces démons ne sont que des inventions de la peur, des traditions populaires, comme il y en a dans tous les contes de fées pour effrayer les petits enfants. Voici les passages où nous trouvons de ces êtres fabuleux, dont nous ne pouvons guère traduire le nom. Ce sont d’abord les שׁערּם (Lev. 17/7) que les Septante traduisent par τά ματαία, Luther par Feldteufeln ou Feldgeister, la Vulgate par Dæmones. Cf., 2 Chr. XI, 15.

Ce mot signifie bouc (15). Il est fait allusion, dans ce verset, au culte de ces animaux , que les Hébreux avaient rapportés d’Égypte. Ces boucs ou êtres velus, que l’on personnifia ensuite, l’imagination les reléguait dans le désert ou dans les bois. C’était là la demeure de toutes ces créatures. Les prophètes ne dédaignaient pas de mettre à profit ces superstitions populaires pour embellir leurs tableaux poétiques. Ainsi, quand Esaïe, XIII, 21, XXXIV, 14, veut nous dépeindre toute l’horreur des ruines de Babel ou la désolation qui régnera dans ces campagnes dévastées de l’Idumée, il nous les représente comme hantées par des fantômes et des spectres nocturnes : les chacals y auront leur gîte, les autruches y séjourneront, ce sera le rendez-vous des bêtes du désert et des loups, les satyres s’y rassembleront….. Dans ce dernier mot, nous avons les sheirim ; [p. 19] cette expression, toute grecque qu’elle est, est celle cependant qui rend le mieux l’idée hébraïque. Ces boucs. velus ont été transformés, par la superstition populaire, d’abord en hommes des bois, et puis en satyres (16), et voilà ce que, plus tard, les Septante, ont regardé comme des démons (17). Tous ces mots, dont on devine plutôt qu’on ne dé finit le sens, les Septante comme la Vulgate, les ont rendus par des synonymes : dracones, struthiones, pilosi, sirenes. Nous ne nions pas le lien qui a pu, dans la suite, rattacher ces idées à la démonologie judaïque. Ce que nous constatons, c’est que nous n’avons ici que de vagues superstitions.

Nous en dirons autant des לילית (loc. cit.), espèces de spectres nocturnes à figures de femmes, qui passaient, dans la nuit, pour tendre des embûches aux petits enfants. Ils répondent à peu près aux Lamies des Grecs et des Romains (18). Il en est de même de l’énigmatique עלוקה (19), que l’on ne trouve qu’une fois, Prov. XXX, 15 , et dont le sens littéral doit être équivalent au mot hirudo ; il est un monstre avide de sang et insatiable, qui parait répondre assez exactement au vampire de nos légendes (20).

Ces objets de la teneur populaire ne font pas plus partie .de la dogmatique que les superstitions ne font partie de la religion. Il existe chez tous les peuples des croyances pareilles. L’art de la divination, des enchantements, les sortilèges de la magie ont toujours vécu côte à côte avec la foi religieuse. On ne doit jamais les confondre. Les sheirim, les lilith, les halouka ne sont pas plus des idées démonologiques que les loups-garou, croquemitaines et leurs pareils. Peut-être faut-il mettre parmi eux le bouc Hazazel.

§ 4. Les Esprits. — Les Anges de punition.

Nous avons encore d’autres êtres qu’il nous faut examiner. Ils apportent aux hommes des calamités, mais ils sont encore des instruments dans la main de Dieu, bien loin de lui’ être hostiles. Ils ne sont ni mauvais ni corrompus de leur nature, ils sont toujours les messagers fidèles des ordres . divins. Nous avons réuni les anges et les esprits dans le même paragraphe, car leurs fonctions et leurs caractères sont presque identiques. Ils ne sont même souvent dans l’esprit des écrivains, que des symboles d’un mal ou d’une punition.

Nous trouvons d’abord dans le 1er livre des Rois XXII, 18-23, un esprit de mensonge qui entre dans la bouche de plusieurs prophètes. Il faut faire sans doute la part du langage poétique que parle Michée. Mais malgré cela que trouvons-nous? L’esprit qui s’avance se trouve dans les [p. 21] conseils de Jéhovah, il est comme les autres un ange bon ; ce n’est qu’une mission qu’il remplit, mission qui lui est confiée par Jéhovah lui-même. Cet esprit nous paraît n’avoir aucune réalité objective. Il n’est guère dans la bouche du prophète qu’une personnification du mensonge (21). C’est comme s’il avait dit, une inspiration menteuse. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas ici un être mauvais, mais un serviteur docile aux ordres de Jéhovah.

Il y a encore un esprit de ce genre dans 1. Sam. 16/14, 18/10, 19/9, C’est celui qui tourmente Saül. Ici aussi nous avons une personnification ; le démon de la jalousie (comme nous dirions nous-mêmes) tourmente Saül. Il tombe dans une noire mélancolie. Que faire pour dissiper ces accès d’humeur sombre ? Appeler un joueur d’instruments ; le mauvais esprit ne résistera pas aux accents de la musique. Peut-être même l’auteur croit-il, sans se l’expliquer, à la réalité d’un pareil génie ; nous pouvons l’accorder, mais nous ne verrons pas cependant en Saül le premier démoniaque — et dans David, le premier exorciste. — Ce génie est envoyé de la part de Jéhovah lui-même; cet esprit a sa place marquée dans l’ordre des dispensations divines.

Les bons anges fonctionnent eux aussi comme anges de punition. Dans le psaume 78/49, il est dit que Dieu envoya aux Égyptiens une troupe d’anges méchants, allusion évidente aux plaies d’Égypte qui sont personnifiées dans ce passage. Nous avons aussi l’ange destructeur 2 Sam. 24/15, 17. C’est lui qui sévit quand Jéhovah envoie la peste en Israël. Cet ange destructeur n’est que le symbole de la calamité. Cf. I. R. 19/35, 2 Chr. 32/21, Es. 37/36, Il Y a l’ange de la [p. 22] peste, l’ange de la mort, l’ange de la tempête. Au lieu de diviniser les phénomènes de la nature, la poésie (qu’on nous permette ce barbarisme,) les a angélisés. Bien plus, l’auteur ne craint pas de nous montrer à l’œuvre Jéhovah en personne. Dans I. Sam. V, 9-11, il est dit : « La main de Dieu étrangla les hommes ; » dans l’Exode XII, 1, 12, 23, 27 : C’est lui, l’Éternel, qui égorge les premiers nés de l’Égypte. Tous ces actes émanent donc de la volonté divine. Ces anges du mal ou ces esprits mauvais ne sont que ses obéissants serviteurs ; ils ne sont nullement mauvais au point de vue moral ; ils sont toujours des άγγέλοι, des messagers ; il est impossible de voir en eux des démons.

Ainsi jusqu’à présent nous n’avons trouvé aucune trace de démonologie proprement dite, c’est-à-dire d’une puissance rivale de celle de Dieu, qui dit non, quand l’autre dit oui. Dieu seul règne et tout lui obéit ; c’est lui qui dispense à son gré le mal comme le bien ; c’est sa colère qui frappe et qui tue ; c’est sa miséricorde qui sauve et qui guérit. Pour les hébreux, il n’y a pas d’être hostile à Dieu. Est-ce à dire pour cela qu’il n’y ait pas dans l’hébraïsme de point d’attache avec la démonologie juive postérieure ? Nous n’allons pas si loin ; ces idées vraies ou fausses, ces opinions où la superstition semble avoir plus de part que la foi religieuse, furent pourtant comme les pierres d’attente d’un édifice démonologique plus complet. Au contact des idées dualistes des Perses, le serpent devint le diable, Hazazel un démon, les anges de punition autant de démons, jusqu’à ce que l’on arrive à la démonologie du N. T. Alors l’édifice est achevé; les anges des ténèbres peuvent rivaliser avec l’armée céleste; le prince des démons peut résister à Jéhovah; les deux royaumes sont en lutte ; ce qu’on appelle le dualisme chrétien est constitué. [p. 23]

Voilà le développement que nous allons remarquer. Ce sera l’objet de notre dernière partie.

II.

LE JUDAISME

§ 1. Satan.

L’exil, sous plusieurs rapports, fut un grand bienfait pour Israël. Ce peuple n’avait guère médité sur les questions métaphysiques. Il ne s’était pas demandé d’où vient le mal. A quoi bon ? La réponse était toute faite : Dieu a tout créé ; c’est lui seul qui endurcit ou amollit à son gré le cœur de Pharaon ; c’est lui qui frappe les premiers nés ; c’est lui qui pousse David à faire le dénombrement 2 Sam. 24/1 ; il est l’auteur de toute calomnie (Am. 3/6). On était à l’époque des croyances naïves. La raison n’était pas encore venue avec son impitoyable pourquoi.

En Asie, au contraire, les spéculations étaient très avancées. Là existait un système, le plus simple, sinon le plus vrai, de tous les systèmes. Dieu qui est un être tout bon, s’était-on dit ; ne peut avoir créé le mal. Il ne peut même le supporter en spectateur impassible, s’il dépend de lui de le supprimer en un instant. Et on avait conclu à l’existence de. deux êtres également puissants, éternellement [p. 24] en lutte. Chacun de ces chefs avait sous lui une armée d’êtres supérieurs. Les hommes aussi, et jusqu’aux êtres inanimés, tous étaient enrôlés dans l’un ou l’autre camp. Les Juifs, qui n’avaient jamais cherché d’explication du mal, furent frappés de la clarté de celle-ci et l’adoptèrent, mais en l’accommodant au monothéisme. Ils rapportèrent Satan de l’exil. Tandis qu’Ahriman est un principe égal à Ormuzd, celui-là est un être créé, inférieur à Jéhovah ; il semble même n’être dans le prologue de Job qu’un ange de punition devenu ami du mal et ennemi de l’homme, soumis pourtant à Dieu par nécessité. C’est une transition entre l’hébraïsme et le christianisme.

Trois passages dans les livres canoniques postérieurs à l’exil, nous parlent de Satan : Job 1/6, Zach. 3/1, 1 Chr. 21/4.

1° Pour la première fois, dans le prologue du livre de Job, nous trouvons en toutes lettres le nom de Satan שםד (22). Voyons le rôle qu’il joue ; on ne s’accorde pas sur ce sujet.

L’auteur nous transporte à la cour de Jéhovah. Les anges (les fils de Dieu), viennent se présenter à lui ; Satan vient aussi avec eux et l’éternel lui demande s’il a remarqué la fidélité de son serviteur Job ? — Oui, lui répond-il, il te craint, cela est vrai, mais c’est par intérêt : c’est parce que tu l’as comblé de biens. Dépouille-le de ces biens et tu verras s’il ne te renie pas en face. — Fais-en l’épreuve, [p. 25] répond Jéhovah, je le laisse à ta disposition. On sait quel fut le résultat.

Le prologue semble n’avoir été placé là qu’après coup pour expliquer l’idée du poème qui est celle-ci : les bons ne semblent pas toujours être les plus heureux, mais qu’on se rassure, la Providence a son secret : elle sait ce qu’elle fait. Voilà ce qu’a voulu prouver l’auteur.

Il y a eu de ce passage plusieurs interprétations. Ceux qui ne veulent y voir qu’un bon ange préposé à la surveillance des mœurs, dérivent le mot. de שים (23). ramer, puis courir ca et là pour épier (περιοδευτής). Satan remplirait alors le rôle (qu’on nous permette ces expressions modernes) de juge d’instruction et de ministère public. Satan est un ange non mauvais par nature, mais chargé par Dieu de cette fonction, fonction pénible, il est vrai, mais dont il ne faut rendre que Dieu responsable.

C’est l’opinion de Michaëlis, de Herder, d’Eichhorn, d’Ilgens, de Stuhlmann.

Elle a été combattue par B. Crusius, Bauer, Gésenius, Schmidt, de Wette, Colln, Winer, Rosenmuller, Hase, etc. Ceux-ci ont vu dans le personnage de Satan le génie du mal. C’est lui, disent-ils, qui rend suspecte la fidélité de Job, lui qui engage Jéhovah à tenter I’épreuve ; c’est à lui enfin qu’est confié le soin de frapper Job ; Jéhovah le laisse maitre. Il y a là plus qu’un ange de punition et nous le croyons aussi. Qu’on le remarque, Jéhovah n’ordonne pas, mais permet seulement, on pourrait presque dire qu’il se résigne ; il demande qu’au moins la vie de son serviteur lui soit épargnée. Et après la première épreuve, il lui adresse [p. 26] ces mots significatifs : » As-tu vu mon, serviteur Job ? — Il est encore ferme dans sa piété, et c’est gratuitement que tu m’excites à le perdre. » – Il y a ici plus qu’un inspecteur des mœurs, il y a une intention, une volonté étrangère à celle de Dieu, Sans doute, cette volonté, on le sent, dépend d’une volonté plus haute; mais cette volonté plus haute n’ordonne pas, elle consent.

De plus, si c’était un ange comme les autres, il ne serait pas distingué des Benei Elohim (Satan vint aussi). Dieu ne lui demanderait pas ce qu’il. vient de faire. Il n’en aurait pas besoin s’il n’agissait que par ses ordres.

Voici donc ce que. nous pensons au sujet de ce Satan.

L’auteur a connu la démonologie persane. Son Satan est déjà le rival de Dieu ; mais celui-ci est sûr de la victoire, tandis que l’autre cherche à la gagner. — Il est donc bien distinct de l’Ahriman Perse. Jamais, du reste, celui-ci ne serait allé visiter Zara-Thustra. Mais ce qu’il ne se serait pas permis, l’auteur, dans sa fiction poétique, a osé le supposer. Dieu, bon comme il est, permet l’épreuve parce qu’il est sûr d’avance du résultat. C’est une manière comme une autre de punir Satan et de lui faire toucher du doigt l’inanité de ses efforts. Satan, confondu, ne reparait plus dans tout le poème. Ce Satan n’est donc pas Ahriman. Cette croyance est encore jeune, mais elle est déjà née. C’est le premier pas vers le dualisme chrétien.

De sa chute, de son exclusion des conseils célestes, des démons, ses acolytes, il n’est pas question. Ce n’est pas encore l’ange rebelle qui s’efforce de détrôner Dieu, c’est déjà l’ange du mal. Il n’est pas l’ennemi de Jéhovah, mais il est déjà celui de l’homme. C’est une transition.

2° Dans Zacharie 3/1, nous pouvons constater un progrès de plus. On y voit Satan en opposition avec l’ange de [p. 27] l’Éternel. Il se tient debout à la droite de Josué le grand prêtre pour l’attaquer. Le grand prêtre était, dans l’ancienne Alliance, le représentant du peuple. Il vient d’être pardonné par Jéhovah. Cependant Satan ne veut pas lâcher sa proie. Il persiste à accuser Josué même après son pardon. C’est alors que Jéhovah indigné le tance vertement. Ainsi, Dieu est encore ici supérieur à Satan. Jamais les doctrines Perses ne se sont complètement introduites dans le Judaïsme. Le monothéisme s’y opposait ; mais à coup sûr les Juifs ont beaucoup emprunté au mazdéisme.

3° Dans Chroniques 21/1, le rôle de Satan s’accentue. Il n’a pas besoin ici de la permission de Dieu pour agir, et son action est directement nuisible à David. Sa position est bien marquée : il se dresse contre Israël et invite David à faire le dénombrement du peuple. Nous avons bien ici l’esprit du mal. Chose curieuse et instructive, dans les passages parallèles, cet acte de Satan est attribué à la colère de Jéhovah. On peut ainsi, facilement, mesurer la marche des idées démonologiques. Autrefois, dans l’hébraïsme, Dieu lui-même faisait tout, lui ou ses anges qu’il ne faut pas séparer de lui, car ses anges n’étaient souvent que des manifestations de sa puissance ou des personnifications de ses attributs. Maintenant une autre puissance, grâce il l’exil, a pris naissance : celle de l’esprit du mal, de Satan. Les livres de Samuel datent de l’hébraïsme ; ils se terminent à la mort de David. Les Chroniques, au contraire, sont d’une époque beaucoup plus récente. Ils nous racontent l’histoire de tous les rois d’Israël jusqu’à la captivité. De l’hébraïsme au Judaïsme, on voit le progrès qu’ont fait les idées démonologiques. Dans le Judaïsme lui-même, ce progrès est sensible. « Il est évident (24) que le Satan de [p. 28] Zacharie et des Chroniques se rapproche plus que celui de Job de l’idée qu’on se fait d’un esprit du mal, sans avoir cependant tous les caractères qui appartiennent à un vrai démon. Mais aussi les temps ont changé et déjà à l’époque où vivait Zacharie et, plus encore, à celle où furent rédigés les livres des Chroniques, la démonologie était en voie de formation parmi les Juifs de la Babylonie et de la Palestine.

Ce n’est cependant ici que le premier moment de cette doctrine, un moment de transition. Satan, dont le nom ne parait dans aucun livre apocryphe de l’A. T. (25), est comme un compromis entre l’ange qui, dans l’hébraïsme, exécute les jugements du Très-Haut, et le démon qui, dans le judaïsme, « est un esprit mauvais par nature, et tourmente les hommes pour sa propre satisfaction, après les avoir poussés lui-même au mal. »

§ 2. La Démonologie.

Il n’y a pas de traces de démons dans les livres canoniques. Nous n’allons trouver que des démons et pas de Satan dans les livres apocryphes. Quand je dis pas de Satan, je me trompe. Il y a deux passages où il est fait allusion au diable : l’un se trouve dans Sirach 21/27 ; il a peu d’importance : « Quand l’impie maudit Satan, il se maudit lui-même, » y est-il dit. Celui qui se trouve dans la Sapience 2/24 est plus significatif ; il y est fait allusion au serpent de [p. 29] la Genèse. C’en est une explication : « Dieu avait créé l’homme, nous dit l’auteur, pour l’immortalité ; il lui avait donné sa propre image; mais par l’envie du diable (διαζόλος), la mort est entrée dans le monde. C’est par jalousie que Satan a précipité les premières créatures dans l’abîme. » Se voyant maudit de Dieu, il a voulu entraîner l’homme avec lui dans sa chute. Il serait difficile de ne pas voir ici les traces du Zoroastrisme. Ce serpent s’est transformé en génie du mal, sous l’influence du Zend Avesta. Ce qui n’était chez les Hébreux qu’un animal, est devenu chez les Juifs, au contact des Parses, l’esprit du mal. Ahriman est aussi représenté dans le Mazdéisme sous la forme d’un serpent, et c’est sous cette forme qu’il tente les proto¬ plastes Meschia et Meschiane.

Voilà tous les passages relatifs à Satan que nous trouvons dans les livres apocryphes (26).

En revanche, ils nous parlent beaucoup des démons ; Tobie et Baruch en sont remplis. La démonologie populaire, paraît, d’après ces livres, avoir pris une grande extension. Tobie 6/7 nous parle des δαιμονία ή πνεύματα πονρά. Ce sont des êtres mauvais. Ils habitent dans les endroits déserts, dans les ruines, dans les lieux dévastés. Bar. 4/35, Tob. 8/3,  Cf. Es. 13/21, 34/14. Est-ce un souvenir de l’hébraïsme ou bien un emprunt fait à l’Orient (27) ?

Ces esprits malins sont les faux dieux des païens, Bar. 4/7 (vous avez irrité votre créateur en sacrifiant aux démons et non pas à Dieu). Cf. 3 Mos. 17/7, 2 Chr. 11/15, 5 Mos. 32/17, Ps. 106/37, Ps. 95/5, Dans presque tous ces passages, le mot schèdim (domini), est traduit par δαιμονία chez les Septante, Feldteufeln chez Luther (Vulg. dæmonii). [p. 30]

Ils tendent des embûches aux hommes, s’emparent d’eux, les obsèdent et leur occasionnent de graves maladies, surtout des maladies mentales. C’était à eux qu’étaient attribuées l’épilepsie et autres maladies mystérieuses. Les possédés, les fous sont considérés en Orient comme des êtres sacrés (28). Les gens éclairés se moquaient de cette croyance, les médecins cherchaient à expliquer, d’une manière rationnelle, la cause de ces maladies (29). Cette croyance semble donc originaire de l’Orient. Il est vrai que, d’un autre côté, on trouve déjà, dans l’hébraïsme, Saül tourmenté par un malin esprit, 1 Sam. 16/14, 18/10, 19/9.

Il Y a plusieurs moyens de chasser ces démons. Nous venons de parler de Saül. Pour chasser le démon qui l’obsédait, et qui n’était autre que le démon de la jalousie, on lui conseille de chercher un homme qui sache jouer des instruments. Aux premiers accents de la harpe, sa fureur se calme et il reprend ses sens.

Mais tous les démons n’étaient pas aussi commodes. Il y en avait d’autres plus tenaces. Pour ceux-là, il fallait des prières et des moyens magiques. Dans Tob. 3, 6/7, 8/1, Azaria conseille au jeune Tobie de prendre le cœur et le foie du poisson qui avait failli le dévorer. On les met sur des charbons ardents. On fait approcher le possédé, et le parfum qui s’en échappe met en fuite le démon qui va se cacher à l’extrémité déserte de la Haute-Égypte (30). [p. 31]. C’est surtout dans le livre de Tobie que nous trouvons la démonologie populaire développée. Ces démons sont parfois voluptueux. Tel est ce démon Asmodée dont nous parle ce livre. Epris de Sara, fille de Raguel, il étrangle successivement, la nuit de leurs noces, les sept jeunes gens qui ont [p. 32] eu l’imprudence de l’épouser. D’où vient cette démonologie ? Pour le savoir il faudrait d’abord connaître le lieu où ce livre a été composé; cette question est encore indécise, cependant on s’accorde généralement à trouver dans cet écrit une grande connaissance de la Mésopotamie. L’auteur a peut- être habité dans cette contrée; à coup sûr il y a voyagé. La démonologie persanne lui était familière. « Il en fit entrer dans son ouvrage, dit M. Nicolas (31), tout ce que le monothéisme pouvait en supporter sans pousser jusqu’au dualisme mazdéen qui ne figure dans aucun livre et sans faire du démon une puissance rivale de celle de Dieu (32). »

Et maintenant faut-il voir dans ces démons l’influence des Dews persiques ou celle des Sheirim des hébreux ? Il y a un peu de l’une et de l’autre. Il y a des rapports, nous l’avons déjà dit, entre ces croyances et les superstitions populaires des hébreux. Mais les sheirim tiennent davantage du caractère fabuleux. Ce sont des imaginations vagues, des terreurs presque enfantines que l’hébraïsme avait personnifiées ; nous voyons entre elles et les croyances juives la même différence qu’entre les farfadets et les démons. Les dews comme les démons juifs se rapprochaient davantage de la religion, si l’on peut appeler ces croyances de ce nom. Ils soutenaient une lutte contre les hommes pieux. Les sheirim au contraire ne semblent inventés que par la peur et pour la peur. Le hibou, le chacal et dans le domaine [p. 33] de l’imagination les satyres, les vampires, voilà quels sont les objets de la croyance démonologique des hébreux. Les démons des juifs avaient plus de réalité, plus de personnalité dirai-je, et par là semblent tenir plutôt des dews persiques. Ces démons avaient des noms particuliers; les sheirim, les lilith n’avaient que des noms collectifs. Ils avaient des fonctions déterminées. Les sheirim n’étaient que des objets de terreur.

CONCLUSION .

Nous voici parvenus au terme de cette étude. Même quand nous n’aurions convaincu personne (ce qui n’est pas rare dans les questions de critique), ce travail n’aura pas été sans fruits. Nous avons vu la démonologie, à peu. près nulle dans l’hébraïsme, prendre un plus grand développement après la captivité. Sans nier la part qu’ont eue dans la formation. de ces idées, la poésie, l’angélologie et même les superstitions populaires de l’hébraïsme, nous pouvons dire que c’est du contact des idées persanes que les croyances démonologiques naquirent et se développèrent. Nous ne saurions, du reste, mieux conclure que par ces paroles de M. Nicolas (33).

« La croyance juive aux mauvais esprits se forma sous l’influence du mazdéïsme, mais cette influence, arrêtée par la résistance que lui opposait l’esprit sémitique, ne produisit que des idées peu sensibles. Le dualisme de la religion des Perses ne put vaincre ni même altérer le .monothéisme hébraïque. Il ne réussit tout au plus qu’à donner un peu plus de consistance aux antiques imaginations populaires sur les mauvais esprits. »

Notes

(1) M. Nicolas, Doctr. relig. des Juifs.

(2) Nous aurions peut-être du faire précéder ce travail de quelques remarques critiques sur les livres que nous citons. Les bornes que nous nous sommes prescrites ne nous l’ont pas permis. Nous avons pris les dates le plus communément reçues, quitte à les justifier à la soutenance, s’il y a lieu.

(3) C’est une croyance populaire chez les Orientaux, même chez les Grecs et les Romains, que le serpent mange de la terre, quoique ce ne soit pas là son unique nourriture.

(4) Les rabbins croyaient même que séance tenante, et malgré des cris épouvantables, Dieu lui avait ôté les pieds et coupé les ailes. C’est de ce jour seulement qu’il rampe. Josèphe le croit aussi. (V. plus bas.)

(5) A moins qu’on ne dise, comme on l’a cru longtemps, que la postérité de la femme est J.-C. qui devait écraser la tête du serpent, c’est-à-dire le diable. Par malheur l’exégèse est contraire à cette trop clairvoyante interprétation. Il ne faut voir dans ce passage qu’une explication naturaliste, trop simple pour qu’on l’ait trouvée du premier coup : « La postérité de la femme s’attaquera à ta tête (on écrase le serpent avec le pied) et tu t’attaqueras à son talon (c’est au talon que pique d’ordinaire ce reptile). »

(6) Josèphe prend aussi ce récit à la lettre : « Or, quoique en ce temps-là il n’y eût point de discord entre les bêtes et que le serpent conversât familièrement avec Adam et sa femme, il ne pouvait supporter qu’une telle félicité leur advint, s’ils persévéraient à rendre obéissance aux commandements de Dieu… » Et voici comment il explique la malédiction de Dieu : « Puis après, il ôta la voix au serpent, se courrouçant contre lui pour la malice de laquelle il avait usé envers Adam : et voulut qu’il y eût du venin en la langue d’icelui, et le déclara ennemi tant de l’homme que de la femme, et le rendit suspect à endurer plaies en la tête : en partie parce que la mort de l’homme gît en icelle, en partie aussi que cette bête est facilement opprimée par tel moyen. Et outre cela, lui ayant ôté les pieds, il ordonna qu’il rempât et se traînât sur la terre. » Josèphe, Ant. Jud. l, trad. Arnauld d’Andilly.

(7) Op. cit.

(8) Plusieurs personnes acceptent ce dernier point de vue. Elles croient [p. 13] même que l’auteur a connu un mythe semblable qui se trouve dans le mazdéisme. Là aussi le premier couple humain, Meschia et Meschiane, est séduit par Ahriman sous la forme d’un serpent. — Ce tentateur est encore souvent appelé dans la langue zend : « Menteur, dès le commencement, prince des ténèbres, etc. »

(9) V. plusieurs articles du Realworterbuch bibl. de Winer, le dragon, etc.

(10) Il va sans dire que la conclusion resterait la même quand on parviendrait à prouver que ce récit ne remonte qu’à la captivité, et qu’il est une copie du mythe mazdéen.

(11) V. sur l’adoration du bouc chez les Égyptiens, Hérod. II, 42.

(12) (4) Nous ne prétendons pas que les Hébreux aient regardé cette divinité comme un démon. Ce n’est que dans le Judaïsme que l’on voit les (lieux étrangers devenir des démons. Tout ce que nous voulons dire, c’est que ce sacrifice offert à un bouc peut être un souvenir du culte égyptien rendu à cet animal.

(13) Gesenius observe que les Juifs de l’exil connaissaient un mauvais démon du nom d’Asasil. — Faudrait-il faire Hazazel contemporain de cette croyance ?

(14) « On accorderait même que ce terme est le nom d’un des démons qui hantent les lieux dévastés, qu’on n’aurait presque rien gagné ; car cet Hazazel n’est pas plus connu des écrivains hébreux postérieurs que le serpent de la Genèse… Il Y a plus encore. La cérémonie prescrite dans Lév. XVI, ne paraît pas avoir été jamais célébrée en Israël. Il se présente dans l’histoire des Hébreux de fort nombreuses occasions d’offrir un sacrifice solennel d’expiation ; les cérémonies accomplies dans ces circonstances ne ressemblent en rien à celles du sacrifice des deux boucs. » Nicolas, op. cit. p. 242.

(15) Proprement : pilosus, hirsutus, hircus (a pilorum asperitate).

(16) V. Bochart. liv. Il, § 44.

(17) Les Arabes et les Chaldéens croyaient que les démons avaient coutume de se présenter sous la forme de bouc. Ne trouve-t-on pas encore de nos jours dans certaines contrées des restes de cette superstition ?

(18) V. Creuzer, Comment. sur Hérod.

(19) V. pour toutes ces superstitions : Bochart, Il, § 34 ; Buxt. Gen, eom. Jes. 34/14′

(20) Nous n’avons pas parlé des שכיס, Deut. 32/17 et Ps. 106/37, Il est évident que ce mot qui signifie dominus (παντοχράτωρ, omnipotens) désigne dans ces deux passages les dieux étrangers, comme les םילעפ désignaient les idoles des Phéniciens, et particulièrement des Tyriens (Bel). Noua avons ici probablement dans ces deux versets une allusion aux sacrifices humains offets en l’honneur de Moloch. Les Septante ont traduit par [p. 20] δαιμονία, parce que, d’après les idées judaïques, les idoles des peuples étrangers n’étaient que des démons sc faisant adorer comme des dieux. Mais cette opinion ne se remarque jamais dans l’hébraïsme.

(21) Gesenius n’y voit comme nous qu’une prosopopée du don prophétique. Cf. 2 Chr. 18/20.

(22) Ce mot est pourtant souvent employé comme nom commun, avant de l’être comme nom propre. Partout il a la signification de ennemi, 1 Rom. 5/18, 11/14, 23, 21 ;; 4 Sam. 29/4, in bello hostis ; Ps. 109/6 ; Cf. Zach. 3/1, in foro adversarius, accusateur. Ce mot dit plus que contradicteur, comme traduit M. Nicolas. C’est celui qui s’oppose à un autre pour l’empêcher d’arriver à un but. 2 Sam. 19/23 ; Nomb. 22/22. L’Ange est envoyé pour arrêter Balaam, לשםן. Avec l’art c’est l’adversaire. χατ’ έξόχην.

(23) Grammaticalement, cette étymologie est impossible ; à moins de voir dans le mot Satan une interposition du point-diacritique, et de lire schatan.

(24) M. Nicolas, op. cit. p. 244.

(25) Il est assez étrange que Satan, dont le nom paraît oublié chez les Juifs depuis le moment de la rédaction des Chroniques, reparaisse dans le N. T. comme le représentant du mal. Nous signalons ce fait sans prétendre J’expliquer.

(26) Josèphe ne parle jamais de Satan. Il semble ne pas le connaître.

(27) V. Creuzer, l, 725.

(28) On rencontre souvent de ces démoniaques dans les Évangiles.

(29) Hippocr. Du mal sacré.

(30) Il ne sera peut-être pas sans intérêt, quoique cela sorte un peu de notre sujet, de voir ce que pensait Josèphe de ces exorcismes. Il nous raconte Antiqq. VIII, 2, comment les exorcistes juifs s’y prenaient pour bannir les mauvais esprits. Et à ce propos il cite un fait dont il a été le témoin, et qu’on ne saurait mettre en doute par conséquent. Il prétend [p. 31] que l’art de chasser les démons avait été transmis par Salomon qui l’avait découvert. Mais laissons-le parle : « J’ai connu, dit-il, dans ma tribu, un certain Eléazare, qui délivrait, en présence de Vespasien, de ses fils, de ses généraux et d’un grand nombre d’officiers, ceux qui étaient possédés du démon. Le mode de guérison était le suivant : l’exorciste approchait des narines du possédé une bague, qui avait sous son cachet une racine de l’espèce que Salomon avait indiquée ; alors Eléazare retirait du nez de celui qui respirait l’odeur de la racine, le démon dont le malade était tourmenté. L’homme, tombant aussitôt par terre, l’exorciste se servit des conjurations et cantations dont Salomon avait fait usage, et qui devaient à jamais empêcher le retour du démon. Éléazare voulant persuader les assistants de ses facultés, et leur en donner des preuves indubitables, plaça devant le malade une coupe pleine d’eau ou un bassin , et commanda au démon de renverser le vase en sortant de l’homme, pour faire voir aux spectateurs qu’il avait abandonné l’homme. » Il raconte cela pour qu’il soit notoire à tous de quelle nature excellente était doué le roi Salomon, et comment il a été aimé de Dieu.
Dans la guerre des Juifs 1 VII, 6, ce grave historien trouve bon de décrire cette plante merveilleuse et nous fait connaître le moyen de s’en emparer : « Dans la vallée qui environne Machéron du côté du septentrion, se trouve à l’endroit nommé Bara une plante qui porte le même nom (de םעד brûler), et qui ressemble à une flamme; elle jette, sur le soir, des rayons resplendissants et se retire. On ne la saurait toucher sans mourir, si on n’a dans la main une racine de la même plante; mais on a encore trouvé un autre moyen de la cueillir sans péril. On creuse tout à l’entour, en sorte qu’il ne reste plus qu’un peu de sa racine; et à cette racine qui reste, on attache un chien qui, voulant suivre celui qui l’a attaché, arrache la plante et meurt aussitôt, comme s’il rachetait de sa vie celle de son maître. Après cela on peut, sans péril, manier cette plante, et elle a une vertu qui fait que l’on ne craint pas de s’exposer à quelque péril pour la prendre. Car ce que l’on nomme des démons et qui ne sont que les âmes des méchants qui entrent dans le corps des hommes vivants, et qui les tueraient si on n’y apportait point de remède, les quittent aussitôt que l’on approche d’eux cette plante. » —(Trad. d’Arnauld.)
Ainsi pour Josèphe les démons ne sont que les âmes des méchants.

(31) Op. cit.

(32) S’il était jamais prouvé, comme le veut Reland, que l’étymologie du mot Asmodée est réellement persane et signifie, tentateur, ό πειράζων (Cf. Matt. 4/3), on aurait une preuve à peu près certaine de l’origine orientale de ce livre. Winer pense comme Reland. Mais d’autres dérivent ce mot du radical hébreu שבד, perdidit, άπολλύειν.

(33) Op. cit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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