Un possédé de Rubens. La Transfiguration du musée de Nancy. Par Jean Heitz. 1901.

Pour faire suite à l’article de Paul Richer et Henry Meige, Documents inédits sur les démoniaques dans l’art, publié ici même. [voir article]

Extrait de la Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, (Paris), tome quatorzième, 1901, pp. 274-276, 1 pl. ht.

Les [p.] correspondent à la numérotation des pages originales des pages de l’article. – Par commodité nous avons déplacé les notes qui se trouvaient en bas de page, en fin d’article.

UN POSSÉDÉ DE RUBENS
La « transfiguration » du musée de Nancy

Par Jean HEITZ
Interne des hôpitaux

Tout semble avoir été dit, au sujet de la perfection du dessin et de l’observation dans les figures des démoniaques qui figurent à plusieurs reprises dans les tableaux de Rubens. Charcot et P. Richer ressortir toute leur valeur documentaire, et les épreuves instantanées de nos appareils photographiques ne nous donnent pas mieux l’hystérie que le pinceau de Rubens ne la traçait i y a trois siècles.
Or, dans le tableau du musée de Nancy, il est
 intéressant de voir le jeune peintre flamand, alors dans sa vingt-septième année, s’attaquer pour la première fois à une figure démoniaque ; il est surtout intéressant de la voir, dans un tableau imité de la célèbre Transfiguration de Raphaël (maintenant au Vatican), s’écarter de son modèle en ce qui concerne cette figure et la rendre, d’une manière originale, tout à fait différente de la conception du grand maître du siècle précédent.

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Le tableau de Nancy, relativement peu connu, est d’une authenticité qui ne prête à aucun soupçon. Enlevé en 1797 de l’église de la Trinité à Mantoue, lors de l’occupation française, il fut donné en 1801 au musée de Nancy. Une vieille chronique, trouvée par M Michel à la bibliothèque de Mantoue, nous apprend que ce tableau fut commandé à Rubens en 1604, avec deux autres, à l’occasion de la mort d’Éléonore d’Autriche, mère du duc Gonzague, et qui venait d’être enterrée dans ladite église de la Trinité. La chronique ajoute que ce tableau de la transfiguration fut très remarqué, et qu’on venait l’admirer de toutes parts.
Actuellement au musée de Nancy, l’œuvre, un peut dégradée, frappe par ses grandes dimensions, par ses brisques oppositions d’ombre opaque et de lumière. Par ce dernier caractère, il rappelle la manière de Caravage, dont l’influence, grande à cette époque, devait se faire sentir sur toutes les premières œuvres de Rubens.
Les emprunts à la composition de Raphaël sont extrêmement frappants. Trois ans auparavant, lors de son séjour à Rome, Rubens avait étudié de très près le tableau du Vatican, comme nous le prouvent les dessins de fragments de la Transfiguration que nous possédons au Louvre, et qui sont de main du jeune peintre. Ici, non seulement, il a pris à Raphaël le sujet, la manière de comprendre la scène, mais encore maints personnages, par exemple le Christ, quelques-uns des apôtres, la femme qui se trouve au premier plan. M. Michel (1) qui a étudié avec tant de soins toute l’œuvre de Rubens, note encore des réminiscences du Titien, des Bolonais ; mais déjà, il accuse dans cette œuvre de jeunesse plusieurs caractères profondément flamands, le type des hommes, avec des débordements de chairs, des caractères énergiques, des visage barbouillés de vermillon. Il trouve à l’ensemble du souffle, de la vie, et un sentiment très énergique du mouvement. Nous allons en donner tout à l’heure la preuve scientifique. Par l’étude, du point de vue médical, de la figure du possédé, entièrement différente de la même figure dans la Transfiguration de Raphaël, nous pouvons apprécier d’une façon rigoureuse les qualités si remarquables d’observation qui donnent et donneront à toute production de Rubens et de son école une vie si admirable, si profonde.
Le jeune démoniaque de la Transfiguration de Raphaël a été très critiqué, et a juste titre. Sir Charles Bell, le trouvait peu naturel ; selon lui, le jeune homme semblait feindre des convulsons qu’il n’avait pas. Charcot et P. Richer (2) en ont fait une étude très détaillée ; ils ont bien mis en évidence l’invraisemblance de cette bouche ouverte d’où s’échappent des cris en opposition avec le spasme des yeux convulsés vers le haut. Ils nous ont montré la bizarrerie de ce bras droit élevé verticalement, dans une position académique, de cette main gauche contracturée en extension. Il est en effet habituel de voir dans les crises hystériques la main fermée et en pronation, et le geste représenté par Raphaël ne se voit pas en clinique. Enfin, le calme, l’aplomb des membres inférieurs jurent avec la contracture de la partie supérieure du corps.
Et cependant cette figure a été très étudiée : Charcot et P. Richer rapportent deux dessins de la maison du maître, l’un à l’Albertine, l’autre à la bibliothèque Ambroisienne, qui prouvent bien que le jeune possédé avait été, comme les autres personnages de la scène, l’objet d’un travail préparatoire très sérieux. Or, il n’est pas admissible que Raphaël n’ait jamais assisté à une crise démoniaque. D’autre part, nous savons qu’il [p. 275] étudiait de près a nature, et l’on se demande avec quelle intention il a ainsi modifié la réalité, à quel idéal conventionnel de beauté, il a sacrifié les principes qui avaient dirigé jusqu’alors les écoles italiennes.
Rubens, lui, n’a pas hésité à suivre la voie qui lui semblait la plus droite, la plus franche. Dans l’exécution de son démoniaque, il a simplement copié, sans omettre aucun trait, ce qui se passait sous ses yeux, sans autre préoccupation que celle d’être vraie. L’enfant, soulevé de terre, porté par un homme vigoureux éprouve certainement une crise de violence extraordinaire. Aussi nous expliquons-nous facilement la terreur qui se peint sur le visage de tous les assistants. Les membres inférieurs qui ne supportent pas le poids du corps, sont saisis en pleine convulsion. La jambe droite est raidie en extension, le pied rétracté en flexion, la jambe gauche, au contraire, se relâche légèrement, comme de juste. La face est divisée à droite, rejetée en arrière, les yeux convulsés en haut, la bouche est légèrement entr’ouverte le cou gros, gonflé. Le bras droit, seul visible, est légèrement écarté du tronc, le coude en extension forcée, et nous retrouve au poignet l’attitude clinique ordinaire, le poing fermé, en pronation forcée. Ici, comme plus tard, dans les miracles de saint Ignace, que Rubens peindra en pleine possession de son génie, ici déjà il a réalisé du premier coup, sans effort, la perfection de la représentation de la crise démoniaque. Non seulement, il a pu la voir, la retracer, mais, fait qui n’avait pas été signalé, il a pu la voir et la retracer, malgré l’exemple illustre qui devait l’éblouir, lui fermer les yeux.
Dans une œuvre imitée, œuvre d’écolier où il se laissait guider par un maître que tous admiraient et copiaient de confiance, il a su s’arrêter au point précis où le maître avait failli. C’est ce point précis que notre méthode nous a permis de constater avec une certitude scientifique. Grâce à elle, nous pouvons apercevoir, éclatantes dans cette œuvre de jeunesse, les qualités déjà entières du grand artiste flamand : la sûreté de l’observation, la réalisation passionnée de la vie.

 

(1)  Rubens, Sa vie, son œuvre et son temps par Emile Michel (Hachette).

(2)  Charcot et P. Richer. Les démoniaques dans l’art, p. 30.

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