Un cas de dédoublement de la personnalité. Par R. Juranville. 1882.

JURANCILLE0001René Juranville. Un cas de dédoublement de la personnalité. Article parut dans la revue « L’Encéphale, journal des maladies mentales et nerveuses », (Paris), deuxième année, 1882, pp.475-476.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ainsi que les notes bibliographiques ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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UN CAS
DE DÉDOUBLEMENT DE LA PERSONNALITÉ
Observation recueillie dans le service de M. le Professeur Ball,
à la clinique Sainte-Anne ,

Par R. JURANVILLE, externe du service.

S…, célibataire, âgé de 30 ans, entre à la clinique le 10 février 1882. Dans les antécédents héréditaires que nous ne développerons pas, pour raisons particulières, nous trouvons une longue longévité chez les ascendants des côtés paternel et maternel.

Les antécédents personnels sont des plus intéressants. Tout enfant, le malade fut sujet à des convulsions fréquentes qui persistèrent jusqu’à l’âge de 3 ou 4 ans. Elles étaient d’une violence intensité ; la face se cyanosait, le corps lui-même prenait une teinte bleuâtre, et des secousses convulsives agitaient tous les membres.

À 6 ans, fièvre scarlatine.

À 7 ans, étant à Milan, il monta avec son père au sommet de la cathédrale, par une chaude journée d’été ; là, l’action des rayons du soleil détermina chez lui une insolation suivie d’une longue perte de connaissance. Après un long espace de temps, il revint à lui, mais ne fut en état de quitter le lit que 6 semaines après.

Entre 10 et 12 ans, il eut une série d’accès de fièvre rhumatismale ; presque sans discontinuité ; les articulations étaient à peu près respectées, mais les douleurs musculaires, dans la continuité des membres, étaient très vives ; enfin, phénomène singulier, les séreuses, tant du cœur que de ses enveloppes, à l’inverse des séreuses articulaires, furent assez sérieusement atteintes. Le malade semble avoir eu, à cette époque, de l’endo-péricardite. Il fut énergiquement traité (révulsion à la région précordiale au moyen de plusieurs larges vésicatoires dont les traces se voient encore nettement) ; mais néanmoins, depuis lors, il eut à souffrir de palpitations survenant au sujet d’une émotion, fût-elle légère. L’auscultation ne laisse plus entendre aucun frottement ; mais les bruits du coeur, bien que réguliers, sont mal frappés et lointains au niveau de la pointe, et le premier temps y est prolongé et légèrement soufflant. Aujurd’hui, le pouls est régulier et assez fort, mais le malade déclare déclare que, dans les accès de palpitation ; les médecins ont grand-peine à sentir ses pulsations.

Le malade a toujours fait des excès vénériens, il répétait souvent le coït 7 ou 8 fois dans la nuit. À 19 ans, à Bukarest, il contracta une syphilis grave. Le chancre fut suivi d’éruptions cutanées et de plaques muqueuses. A 24 ans, apparurent quelques gommes de la peau, [p. 473] on voit aujourd’hui les traces spécifiques sur les avant-bras. En même temps, une grande partie de la langue était détruite par une large ulcération très profonde. Ce fut le dernier accident de la vérole. Il avoue, de plus, avoir contracté dans son existence une douzaine de blennorragies.

Il a toujours fait des excès alcooliques, et, dans des parties de plaisir fréquemment renouvelées avec ses amis, il allait jusqu’à s’enivrer. Aussi ses nuits étaient généralement mauvaises et troublées par des cauchemars : visions d’animaux, hallucinations terrifiantes, chutes dans des précipices.

Il nous raconte avoir toujours été d’un caractère impressionnable, émotif, irritable, avec des impulsions à se livrer à des voies de fait sur les personnes qui le contrariaient. Enfin, il nous dit que, depuis sa naissance jusqu’à 21 ans, il était constamment sujet à des évanouissements. Leur nombre diminuait à mesure qu’il avançait en âge, mais il ne se passait guère de jours qui ne fussent marqués par un accès. Celui-ci survenait à toute heure, tant le jour que la nuit, le matin que le soir. Ils cessèrent brusquement à 21 ans. Ces accès ne l’empêchèrent cependant pas de s’instruire, il fit des études classiques, mais il était isolé, dans les pensions, et soumis à un régime spécial.

À 25 ans, le malade, dont l’occupation principale était de voyager, se trouvant à Montévidéo, fut atteint d’une seconde insolation. Il resta sans connaissance pendant un mois, et le choc fut si violent qu’il ne recouvra son état physique antérieur que 18 à 20 mois après. Dès lors, il souffrit toujours dans les régions occipitales et frontales, et ces douleurs persistent encore aujourd’hui.

Or, c’est au cours de la convalescence de cette maladie que S… accusa les étranges phénomènes qui constituent le sujet de cette observation : 3 ou 4 jours après avoir repris connaissance, il entendit distinctement une voix d’homme, nettement articulée, qui prononça la phrase suivante : « Est-ce que vous allez mieux aujourd’hui ? » Croyant avoir affaire à une personne se tenant dans la chambre, le malade répondit, et une courte conversation s’engagea. Le lendemain, même question. Intrigué, cette fois, notre malade regarde et ne voit personne dans la chambre qu’il occupait. Qui êtes-vous demande-t-il. «  Monsieur Gabbadge », répond la voix, et la conversation continue ainsi pendant quelques instants. Ce ne fut que plusieurs jours seulement après l’avoir entendu, que le malade entrevit son interlocuteur. À dater de ce jour, celui-ci s’est toujours présenté sous les mêmes traits et le même costume, tel qu’il apparaît encore aujourd’hui. Cette hallucination de la vue est aussi pure que celle de l’ouïe, et voici le tableau que fait S… de son fictif interlocuteur.

On le voit toujours en face, mais en buste seulement. Il est constamment en haut de chausse. C’est un homme vigoureux et bien fait [p. 474] de 36 ans environ, avec une forte barbe. Le teint est châtain foncé. Les yeux sont grands et noirs, les sourcils fortement dessinés. Cet homme ne consentit jamais à donner sur lui d’autres renseignements que son nom, jamais malgré les instances réitérées de S…, il ne dévoila sa profession ni sa manière de vivre. Ainsi S… se procura-t-il tous les Bottins, anglais, français, américains, etc., sans y rencontrer jamais l’adresse mystérieuse de Gabbadge.

Les nuits qui suivirent furent mauvaises : Gabbadge empêcha notre malade de dormir, en lui adressant une foule de questions auxquelles celui-ci se sentait dans l’impossibilité de ne pas répondre.

À partir de ce jour, s’établit entre eux une lutte de tous les instants, de tous les jours, de toutes les nuits ; lutte qui prendra un caractère de plus en plus violent et, par conséquent, plus pénible pour le malade, lorsque Gabbadge en viendra à ordonner des actes les plus insensés, les plus criminels. Ces combats sont si intimes, ils semblent si bien se livrer dans l’esprit même du malade, enfin, ils sont suivis parfois de maux de tête tellement atroces que S… en est venu à imaginer qu’il a deux cerveaux, l’un, le gauche, à Gabbadge, l’autre à lui-même. Telle est l’origine de ses idées de résistance, car il n’arrive pas à concevoir que, ces deux cerveaux fonctionnant dans sa propre tête, la victoire doive se ranger fatalement du côté de son adversaire.

Gabbadge ne laissera plus maintenant passer, sans y prendre part, aucun événement, si insignifiant qu’il soir, de la vie de l’infortuné S…, dont les efforts ne parviendront jamais a le dégager de sa puissante étreinte. Plusieurs fois le jeûne absolu fut prescrit, pendant cinq ou six jours, par ce personnage fictif, et les médecins se virent dans la nécessité de nourrir S… par des lavements alimentaires. Aujourd’hui, le malade nous raconte que, depuis quelque temps, toute espèce de viande lui est interdite ; il se nourrit de légumes. Ayant voulu résister une fois encore, il avala une bouchée de viande ; Mais, quelques instants après, il ressentait les phénomènes de l’ivresse et une céphalgie excessive/.

Revenons au début de la maladie, et reprenons notre halluciné lors du rétablissement physique complet des suites de son insolation, c’est-à-dire de 20 à 22 ans après cet accident ; nous nous contenterons de coter quelques exemples entre mille, pris au hasard, dans la vie de S… pour bien établir l’influence autoritaire du personnage fictif sur les décisions de celui dont le faible cerveau moi a donné l’existence.

Un jour que, retiré chez lui, il lisait son journal, assis devant un ardent feu dans une cheminée, soudainement conseillé par Gabbadge, il jette dans les charbons sa chaîne et sa montre, et ne se décide à quitter sa place qu’après avoir constaté la destruction totale de ces objets. — Quelques jours après, il va louer un coupé et se fait conduire par le cocher, sans aucun but, à travers les rues de Londres, [p. 475] pendant un jour et une nuit consécutifs, s’arrêtant à peine pour prendre quelque nourriture, si bien que le cocher, s’apercevant avoir affaire à un fou, le conduit au poste de police, où il se fait payer son cheval qui tombait exténué de fatigue. Là, S… déclara avoir obéi à Gabbadge, et, pour cette raison, il fut envoyé chez son médecin, le Dr Bond. — Souvent des sommes d’argent importantes furent perdues aux cartes, pour avoir suivi les inclinations traitresses de Gabbadge. Parfois, enfin, celui-ci se fait prophète, et, récemment, un matin à l’hôpital, il prédit, pour le soir, la mort d’un malade voisin de S…, qui, bien que condamné, n’avait pas présenté ce jour-là d’aggravation dans son état. Par un hasard étrange, la prédiction se réalisa.

Il nous reste enfin, à exposer deux sortes d’impulsions criminelles irrésistibles : la tendance au meurtre, la tendance au suicide.

Environ 3 ou 4 ans après l’apparition de Gabbadge, S… reçoit l’ordre de faire périr un jeune enfant qui lui est désigné. Il se procure à cet effet un flacon de « Chloridine » et le fait absorber de force à sa délicate victime, qui succombe quelques heures après.

Le lendemain il employa le même poison pour se détruire lui-même, mais il fut sauvé par d’abondants vomissements que détermina l’absorption de cette substance.

À peu de temps de là, toujours guidé par son funeste conseiller, il s’embarque seul, un soir, sur une légère chaloupe, et arrivé au milieu de la baie de Montévidéo, s’enveloppe d’un plaid et se jette à la mer. Les mouvements sont paralysés par le vêtement, si bien qu’en quelques instants il perd connaissance. Quand il revint à lui, il était sur le rivage, entouré de pécheurs qui lui donnaient des soins empressés après l’avoir recueilli presque expirant dans leur barque, contre laquelle il était venu providentiellement se heurter.

Plusieurs autres essais de suicide suivirent ceux que nous venons de rapporter ; ainsi, lors de son retour à Londres, pendant la traversée, il se précipita une seconde fois dans les flots, et fut encore ramené à bord par un des hommes de l’équipage. Peu de jours avant son entrée actuelle à l’asile, il avala dans le même but, un collyre qu’employait un de ses amis pour une affection des yeux. Cette fois encore il en fut quitte pour des vomissements suivis d’un malaise de quelques jours.

Nous terminerons la longue énumération de ces funestes insanités, en rappelant une dernière tentative de meurtre qu’il fit en arrivant à Londres. Quelques-uns de ses amis passaient à tour de rôle les nuits auprès de lui, tant pour le surveiller que pour lui prodiguer des soins que nécessitait son état. Gabbadge lui désigna l’un d’eux comme une victime ; ce fut donc pour lui plonger un couteau dans le cœur que S… sortit un soir de son lit, et le crime allait être consommé, si l’ami, qui se tenait sur ses gardes, ne s’était jeté sur lui pour le désarmer.

Tous ces actes criminels affectent profondément S… dans ses [p. 476] moments de Iucidité, et souvent il déplore amèrement I’impossibilité dans laquelle il se trouve de ne pouvoir tirer de lui-même l’énergie suffisante pour triompher de son impitoyable dominateur.

Pendant le temps qu’il a été soumis à notre observation, S… a continué à recevoir les visites de son mystérieux ami. Un matin il m’apprend que Gabbadge lui a conseillé de se défier de ses médecins et de ne rien faire de ce qu’on lui prescrit. C’est avec beaucoup de difficulté que nous parvenons à triompher de ses préventions. Il obéit dans une certaine mesure à nos conseils, mais il continue à recevoir les visites de ce personnage, qui se plait à contrarier notre influence.

Un jour, dans un intervalle de lucidité relative, pressé de questions, il finit par nous dire que Gabbadge est très probablement un mauvais esprit ou tout au moins l’âme d’un homme mort depuis longtemps, puisque son adresse ne se trouve dans aucun Annuaire. Il n’en reste pas moins convaincu que ce personnage possède la moitié gauche de son corps. Un jour on lui pratique une injection sous-cutanée de morphine du côté gauche. ll s’écrie aussitôt : « Vous ayez fait I’injection du côté .de Gabbadge, elle ne pourra donc me taire aucun bien. »

Ajoutons enfin que ce malade, tourmenté par une incessante insomnie, souffre bien davantage de ses hallucinations pendant la nuit que pendant le jour.

Nous voyons donc ici en plein dix-neuvième siècle, un possédé comparable à tous ceux qui ont rempli l’histoire des temps passés. Il est intéressant de remarquer qu’aucune idée religieuse ou mystique ne se lie à ces observations, qui pressentent le caractère le plus prosaïque et le plus banal qui se puisse imaginer. Leur netteté même en est preuve. Le malade semble s’apercevoir lui-même dans un miroir. Et se prendre par une personne étrangère. On ne saurait imaginer un cas plus net de dédoublement de la personnalité.

R. Juranville.

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