U. de Medonça. Essai de psychologie individuelle ou psychologie négative. Partie 1. Extrait de la « Revue anthropologique », (Paris), quarante-deuxième année, 1932, pp. 321-342.

U. de Medonça. Essai de psychologie individuelle ou psychologie négative. Partie 1. Extrait de la « Revue anthropologique », (Paris), quarante-deuxième année, 1932, pp. 321-342.

 

La seconde partie est en ligne sur notre site Interne

Nous ne savons rien, ou très peu, de cet auteur, qui semble inconnu aux historiens de la psychanalyse comme Olivier Douville, Alain de Mijolla et Elisabeth Roudinesco. A découvrir donc…

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 321]

ESSAI DE PSYCHOLOGIE INDIVIDUELLE
OU PSYCHOLOGIE NÉGATIVE

par U. DE MEDONÇA.
Membre de l’I. I. A. et de la Société Hellénique d’Anthropologie.

DÉFINITION.

Il est généralement reconnu, aujourd’hui, que l’on ne saurait faire avec profit que de la Psychologie individuelle. J’entends par là, non pas la Science du Psychique des individus mais bien celle de chaque individu pris en particulier. De cette façon d’envisager les choses, il résulte que la Psychologie individuelle ne s’oppose pas à ce qu’on pourrait appeler Psychologie des foules ou à la Psychologie collective et ne nie pas ce travail de la Psychologie collective que d’ailleurs Freud lui-même appelle « un jeu stérile ». La Psychologie individuelle ne nie que la Psychologie officielle (1), d’où le nom que depuis plusieurs années je me suis permis de lui donner de « Psychologie négative », c’est-à-dire la tendance à la généralisation, l’ensemble de principes, de doctrines ou de lois qui permettraient à un psychologue imbu de science livresque de pénétrer l’âme de n’importe quelle personne soumise à son examen.

Or, dit M. Stefan Zweig dans son beau livre sur Freud, « jamais l’homme ne fut plus curieux de son propre Moi, de sa personnalité, qu’en notre siècle de monotonisation croissante de la vie extérieure. Le siècle de la technique uniformise et dépersonnalise de plus en plus l’individu dont il fait un type incolore touchant ; un même salaire par catégorie, habitant les mêmes maisons, portant les mêmes vêtements, travaillant aux mêmes heures, à la même machine, cherchant ensuite un refuge dans le même genre de distraction, devant le même appareil de T. S. F., le même disque phonographique, se livrant aux mêmes sports, les individus sont, extérieurement, d’une [p. 322] manière effrayante, de plus en plus ressemblants ; leurs villes aux mêmes rues sont de moins en moins intéressantes, les nations toujours plus homogènes, le gigantesque creuset de la rationalisation fait fondre toutes les distinctions apparentes. Mais, cependant que notre surface est taillée en série, et que les hommes sont classés à la douzaine conformément au type collectif, au milieu de la dépersonnalisation progressive des modes de vie, chaque individu apprécie de plus en plus l’importance de la seule couche vitale de son être inaccessible et qui échappe à l’influence du dehors : sa personnalité unique et impossible à reproduire. »

La seule excuse de cette longue citation est la perfection avec laquelle elle reflète ma pensée ou plutôt la facilité avec laquelle elle peut être comprise de tous. Car, je dois reconnaître que le terme de « Psychologie individuelle » peut prêter à confusion. Freud lui-même, il me semble, ne paraît l’employer que dans le sens de « Connaissance du Psychique d’un individu donné ». Je lui donne, ainsi que son talentueux biographe (Zweig : Sigmund Freud) le sens le plus vaste de Science de l’Unité psychique ou de l’Individu, avec un caractère de nécessité. C’est-à-dire que, d’après moi, il ne saurait exister, en tant que Science, d’autre Psychologie en dehors de la Psychologie individuelle et que tous les efforts scientifiques qui tendraient à construire l’édifice psychologique en partant de la Masse, de la Foule ou de la Collectivité, pour comprendre tous les individus qui les composent, seraient dès le début voués à un échec certain.

Freud, dans son ouvrage sur la « Psychologie collective et l’Analyse du Moi » dit : « Il doit être possible de transformer la Psychologie collective en Psychologie individuelle. » Le grand psychanalyste et le seul, — nous expliquerons plus tard pourquoi —oublie sans doute qu’il n’a étayé ses spéculations et élevé son brillant édifice psychologique qu’après-coup, en prenant comme point de départ le cas de Dora et d’autres cas semblables, c’est-à-dire en s’élevant du particulier au général. La confusion provient de ce qu’il prend le mot « Psychologie » dans le sens « d’état d’âme ». Il dit, en effet : « La psychologie individuelle est aussi ancienne que la psychologie collective, car il a dû y avoir dès le commencement la psychologie des individus composant la masse et celle du père, du chef, du meneur. » Or, que peut être la psychologie du père, du chef, du meneur sinon la psychologie d’un seul individu ? Freud veut certainement parler ici du pouvoir, de l’influence que le père, le chef ou le meneur exercent sur la masse. Mais, qu’est-ce que cela veut dire sinon qu’il s’agit en la circonstance d’une psychologie spéciale qui échappe peut-[p. 323]être pour le moment à notre analyse, mais qui ne fait que confirmer par son existence même ce que nous avançons plus haut ? Dans ce domaine, plus qu’en tout autre peut-être, il est de toute première nécessité de s’entendre sur le sens précis des mots qu’on doit utiliser. Pour moi, la Psychologie est la Science du Psychique de chaque Etre humain pris en particulier et si, dans la recherche de l’âme individuelle, appliquée à plusieurs personnes, nous trouvons des points de ressemblance, des points communs, ce ne sera qu’un pas en avant fait dans la Connaissance de tous les Etres humains en général et dans l’élaboration des lois psychiques humaines.

Ici aussi il faut nous garder de confondre ces lois avec ce que l’on appelle aujourd’hui « »Psychologie collective ». Plusieurs individus assemblés constituent une foule ou même une collectivité dont l’état d’âme n’est pas la somme des psychiques de tous les individus, chacun pris à part, qui la composent. Les psychologues qui se sont occupés de cette question reconnaissent ce fait fondamental. En ce qui concerne plus particulièrement la foule, il nous faut remarquer que l’individu qui en fait partie se dépouille de sa propre personnalité pour revêtir une « personnalité impersonnelle qui n’est en vérité celle d’aucun individu de la foule mais extérieure à tous, comme un uniforme qui doit être endossé pour pouvoir être admis dans une masse homogène. Le Dr Gustave Le Bon désigne ce phénomène sous le nom « d’évanouissement de la personnalité consciente ». Et il ajoute : « Prédominance de la personnalité inconsciente ». Il s’agit de savoir jusqu’à quel point cette dernière observation pourrait être démontrée et justifiée.

Pour être plus clair, on pourrait ici se servir d’une comparaison empruntée à la Chimie : Deux molécules d’un corps, d’hydrogène par exemple, peuvent très bien se combiner à une molécule d’oxygène. Le résultat est un corps nouveau : l’eau. Mais une masse est par définition un corps homogène, ne comprenant que des molécules chimiquement identiques. Maintenant, d’où provient cette « Personnalité impersonnelle », cette individualité-type, en d’autres termes cette âme de la foule que tous les individus qui la composent sont obligés d’adopter ? Mais ça, c’est une autre affaire…

Le second terme du nom « Psychologie individuelle » mérite aussi d’être défini. L’individu, qui est un monde en soi, n’est pas toutefois indépendant ou bien en dehors des autres individus ou des autres mondes en soi. Il fait partie d’une société civilisée qui le pénètre de son influence et qu’il pénètre à son tour. C’est pourquoi la remarque suivante de Freud ne me paraît pas justifiée : « La Psychologie [p. 324] individuelle, dit-il, a pour objet l’Individu et recherche les moyens dont il se sert et les voies qu’il suit pour obtenir la satisfaction de ses désirs et de ses besoins mais, dans cette recherche, elle ne réussit que rarement et dans les cas tout à fait exceptionnels, à faire abstraction des rapports qui existent entre l’individu et ses semblables. C’est qu’autrui joue toujours dans la vie de l’Individu le rôle d’un modèle, d’un objet, d’un associé ou d’un adversaire et la psychologie individuelle se présente toujours, dès le début, comme étant en même temps, par un certain côté, une psychologie sociale dans un sens élargi mais pleinement justifié, du mot. »

Psychologie sociale ou psychologie collective seraient, d’après moi, des dénominations qui pourraient fort bien être employées l’une pour l’autre. Il faut entendre par « Psychologie des foules » autre chose que ce que l’on entend par « Psychologie collective ou sociale ». Quant à la Psychologie individuelle elle ne prétendra jamais, comme semble le croire Freud, faire abstraction des rapports qui existent entre l’individu et ses semblables. « Ce ne serait plus alors, en effet, de la psychologie individuelle que l’on ferait mais bien une psychologie vide d’objet, d’un individu idéal, d’une âme robinsonienne, dont l’utilité psychologique serait contestable et la portée pratique essentiellement nulle.

NÉCESSITÉ DE LA PSYCHOLOGIE INDIVIDUELLE.

Puisqu’il est déjà question d’utilité, je veux faire remarquer ici que celle de la Psychologie individuelle est d’ordre essentiellement pratique, en vertu de sa propre nécessité. D’après ma conception, en effet, une psychologie générale est non seulement inutile et quelquefois même nuisible par les erreurs de toute sorte qu’ille peut nous entraîner à commettre lors de son application, mais elle est aussi tout à fait impossible dans l’état actuel des choses. Il est étonnant que notre société, si farouchement individualiste, ne se soit pas occupée de l’individu en tant qu’Etre psychique. Les deux efforts importants tentés en ce sens à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci sont, à mon avis, celui de Mme Maria Montessori dans le domaine de la Pédagogie et celui de Freud dans le domaine de la Connaissance de l’âme individuelle humaine.

Pourquoi la Psychologie individuelle est la seule possible ? Parce que, ainsi que tous les psychologues l’admettent, « il n’y a pas dans le monde deux êtres humains parfaitement identiques, psychologiquement [p. 325] parlant, et superposables à la manière de deux circonférences ayant le même rayon ».

C’est ce que Zweig exprime, comme nous l’avons vu plus haut, par ces termes : « Chaque individu apprécie de plus en plus l’importance de la seule couche vitale de son être inaccessible et qui échappe à l’influence du dehors sa personnalité unique et impossible à reproduire. »

J’ai dit « dans le monde ». Sans doute, j’exagère. L’affirmation de Zweig a aussi besoin de correction. En effet, il ne semble pas impossible, quoique cela soit en fait très difficile, de trouver dans le monde deux ou plusieurs individus dont le Psychique de l’un ne soit que la copie de celui de l’autre. C’est sans doute aussi le sens qu’il faudrait attribuer au magnifique exemple — ou plutôt à la superbe constatation d’Henry Ford (dont les échafaudages économiques et sociaux sont, par ailleurs, fort critiquables et dans tous les cas, fort sujets à discussion), constatation, dis-je, d’après laquelle ses milliers de voitures toutes du même type, toutes fabriquées en série, se comportent différemment sur la route. Extérieurement, elles sont toutes parfaitement semblables et pourtant un chauffeur expérimenté reconnaîtrait la sienne entre mille à la marche. Ford s’appuie sur ce point pour élever sa théorie des différences humaines et sociales et c’est là, comme on peut s’en rendre compte, que réside la principale cause de fragilité de son édifice. Contrairement à cette différenciation de la Matière, qui doit obéir à des circonstances encore obscures ou plus simplement à quelque défectuosité microscopique et pratiquement négligeable des machines qui la transforment, la différenciation psychique des individus est d’un ordre plus subtil et plus important, dans le sens de la profondeur et de l’élévation, puisqu’elle obéit à des lois biologiques et psychologiques qui restent à dégager mais dont la connaissance nous ferait égaler Dieu puisqu’elle nous permettrait de créer l’homme.

Donc, s’il est vrai que dans les discussions scientifiques il est oiseux de parler d’Absolu, comme il est fantastique de prétendre qu’il n’y a pas dans le monde deux individus parfaitement identiques, au physique ou au moral, —ou ce qui revient au même — qu’il n’y a point que « des personnalités uniques et impossibles à reproduire. » il n’en est pas moins vrai que, entre un individu et l’autre, il existe des différences remarquables. Et ces différences, précisément, fort atténuées chez des êtres identiques et superposables, serviraient déjà à elles seules à justifier la « Psychologie individuelle » si celle-ci n’était utile et indispensable pour beaucoup d’autres raisons également.

Dans les cas de maladies mentales notamment, c’est la Psychologie individuelle qui est appelée à intervenir, sa méthode étant la même que celle de la Psychanalyse. La Méthode psychanalytique elle-même est la preuve de la Psychologie individuelle.

CRITIQUE DU VERBALISME.

Prenons le mot feuille, par exemple. Qu’est-ce que ce mot veut dire ? J’ouvre le premier dictionnaire qui me tombe sous la main.

Feuille, lat. folium, expansion membraneuse, ordinairement plane et verte, qui naît sur la tige et les rameaux des plantes. Tous les hommes sont, je suppose, parfaitement d’accord sur la définition ci-dessus. Tous les hommes sont également d’accord qu’il « n’y a point deux feuilles qui se ressemblent ». Quelle est la conséquence de cette curieuse constatation ? Feuille est un mot : c’est le nom commun d’une chose ou, ce qui revient au même le symbole verbal de cette chose. C’est un mot inventé par les hommes, pour eux, pour permettre le langage parlé ou écrit ou plutôt la communication de la pensée.

Mais entre le symbole et la chose elle-même l’écart est parfois beaucoup plus considérable qu’on ne se l’imagine. Une expérience intéressante à tenter serait la suivante :  Prononcer le mot « feuille » dans une classe de quarante élèves et ordonner à ces derniers d’écrire les associations d’idées que ce mot suscite en eux ou plutôt l’écho que ce mot éveille en leurs âmes (2).

Donc, pour chaque objet de la nature il y a trois choses à considérer :

1° L’objet lui-même ;

2° Le nom que, par convention, les hommes lui ont donné pour permettre le langage parlé ou écrit ou, si l’on veut, la communication de la pensée ;

3° La représentation que les hommes se font de cet objet lorsque le nom conventionnel qui le désigne est brusquement prononcé devant eux en l’absence de l’objet lui-même. [p. 327]

Or, il est incontestable que les mots n’éveillent pas toujours chez tous les hommes les mêmes représentations. Ce fait est indiscutable et le terme de « malentendu » a été justement créé par les hommes pour le désigner. Pour s’en convaincre expérimentalement il suffit de faire lire un livre, « Le Crime de Sylvestre Bonnard » d’Anatole France, par exemple, ou tout autre, par un certain nombre d’individus. Après lecture, on s’étonnera de constater que tel a trouvé l’ouvrage excellent, tel autre médiocre, tel autre encore franchement mauvais. Tel aimera tel chapitre, tel autre telle phrase, tel autre encore telle scène ou description.

Les mots vivent de leur vie propre et leur signification varie au cours des siècles (3). Qu’est-ce à dire sinon que les représentations qu’ils éveillaient dans l’âme de nos ancêtres ont cessé de répondre à nos propres besoins ou bien que ces représentations ont évolué avec notre conception des hommes et des choses, en un mot en même temps que notre Civilisation ?

L’illustration la plus frappante de ce que nous venons d’avancer se trouve dans cette catégorie de mots qu’on appelle des « mots abstraits ». Ici, la première des trois choses que nous avons eu à considérer c’est-à-dire l’objet lui-même qui pourrait malgré tout servir de base et auquel on pourrait à chaque instant se reporter fait totalement défaut. Il ne nous reste que le Symbole et la Représentation que nous nous en faisons, ou plutôt que chacun de nous se fait conformément à sa psychologie individuelle. Tel est, par exemple le mot « Bonheur » qui a fait couler des flots d’encre, l’Humanité ayant toujours fait d’une façon étonnante une regrettable confusion entre le Symbole et sa Représentation.

Or, une telle représentation n’a aucune importance en soi. Elle n’en acquiert une que par rapport au Psychique individuel de chaque personne prise en particulier.

S’occuper des mots seuls, c’est faire du Verbalisme. C’est introduire dans la Psychologie un élément de confusion et de désordre semblable à l’élément anarchique qui mine une société civilisée. Tout le monde est unanime à reconnaître que les mots ayant perdu leur signification originelle sont oiseux, lourds et tyranniques et j’ai même vu des consciences s’insurger contre ce qu’elles appelaient « la tyrannie des mots ». Or, pour des individus vivant en société, l’essentiel est de se comprendre. J’ai démontré ailleurs et je le ferai encore plus bas, [p. 328] que dans l’état actuel de la Société, il est impossible aux hommes de se comprendre. •

IMPOSSIBILTÉ D’UNE COMPRÉHENSION COMPLÈTE ENTRE LES HOMMES.

Pourquoi ?

Parce que, biologiquement et psychologiquement, les hommes sont différents l’un de l’autre.

D’où proviennent ces différences ?

Quoique n’attachant aucune espèce d’importance à l’Histoire générale des peuples qui n’est, selon la forte expression de Freud, « qu’une longue série de crimes » autorisant et justifiant les crimes à venir, je n’en tiens pas moins pour certain que le développement divergent des hordes primitives, des tribus, des familles, des sociétés a, au cours des siècles, différemment influencé la psychologie individuelle. Les conditions climatériques, géographiques et autres, les divers modes d’existence, la nourriture, l’habillement, l’éducation enfin ont fait de chacun de nous ce que nous sommes. Il faut ajouter à tout cela l’hérédité biologique et psychologique.

Il me paraît inutile d’insister sur le phénomène de l’hérédité qui est tellement patent qu’il se passe de toute démonstration. Le premier soin des femmes du peuple ignorantes lorsqu’elles se trouvent en présence d’un enfant, est de lui chercher des ressemblances physiques avec ses parents. Or, ces ressemblances qui, au physique, sont visibles et évidentes, n’existent pas moins au psychique quoiqu’elles soient moins visibles et plus atténuées. Lorsque l’enfant naît, son Moi est vide de tout contenu psychique. Sa vie psychique se réduit à l’expression extérieure de quelques instincts primaires, que l’on pourrait appeler les Instincts de Vie. Mais il n’en est pas moins certain que son Moi a déjà depuis lors le pli imprimé par les générations qui l’ont précédé et qui forment pour lui une chaîne dont il n’est que le dernier chaînon.

Au fur et à mesure qu’il prend conscience du monde extérieur, qu’il apprend de son entourage les noms des objets qui l’environnent, des actes qu’il réalise, des besoins qu’il satisfait, son psychique bien entendu se développe et s’enrichit de connaissances nouvelles. Mais toutes ces connaissances ont pour lui un sens qui est propre à son individualité psychique, un sens rarement identique, différent souvent, parfois même opposé à celui que son entourage accorde à ces mêmes connaissances.

Pourquoi ne s’en est-on pas rendu compte depuis toujours ? [p. 329]

Parce que le contact de notre Moi avec le Moi de nos semblables qui constituent notre entourage n’est pas un contact profond, intime, psychique en un mot. Autrement dit, dans nos rapports avec nos semblables, nous ne cherchons pas à connaître leur âme. Nous nous contentons de ce mode commode de communication de la Pensée qui s’appelle le Langage. Or, ce contact de notre Moi avec celui de nos semblables est un contact verbal et verbeux. Les Evocations suscitées en nous par la parole de nos sembables ne sont pas toujours précisément celles qu’ils auraient bien voulu y éveiller. Nous sommes donc obligés d’admettre que toute proposition, toute phrase peut avoir deux sens différents :

1° Le sens réel, qui exprime bien l’idée de la personne qui la formule ;

2° Le sens apparent ou rapproché, qui nous échappe parce qu’il «st celui, intime, que l’âme de chaque auditeur veut attribuer à cette proposition.

Exemple soit la proposition « Le Soleil brille ».

Chez l’un, cette proposition évoque l’idée d’une belle journée, d’une promenade possible chez l’autre, un souvenir d’amour d’une belle journée de l’automne passé chez un troisième, la proposition « Le soleil brille » évoque l’idée de Bonheur chez un quatrième, celle d’une jeune vierge dont la possession serait désirable.

La grammaire reconnaît à plusieurs mots, expressions ou gallicismes un sens différent (sens figuré) de celui qu’il est convenu de leur attribuer dans la réalité objectale (sens propre). Qu’est-ce à dire sinon que le bon-sens populaire reconnaît la réalité du phénomène et a adopté, avec le temps, le « sens apparent ou rapproché » qui était attribué au mot ou à l’expression par un certain nombre d’individus ? Toutes ces considérations ainsi que plusieurs autres sur lesquelles il serait vain de s’étendre mais dont on pourrait multiplier le nombre à volonté, démontrent suffisamment que les noms concrets ou abstraits n’ont pas, pour tous les hommes, une seule et même signification. Cela est si vrai que la Méthode psychanalytique pour la guérison des maladies psychiques, pour mettre à découvert autant que faire se peut l’âme du patient, en d’autres termes pour permettre au médecin de bien le comprendre, possède une branche spéciale, peut-être la plus importante de toutes, qui s’appelle l’Interprétation. Le malade ne pourrait-il pas s’exprimer d’une façon plus claire, plus compréhensible ?

Je ne le pense pas.

Il faut maintenant faire l’inverse précisément de ce que nous avons [p. 330] fait dans le chapitre précédent, c’est-à-dire surprendre le travail de la « traduction » du Moi en mots. Il traverse trois phases successives :

1° Localisation de la représentation (évocation, image) à extérioriser ;

2° Choix du mot (travail de la traduction de l’image en mot ou en symbole) ;

3° Vision extérieure de l’objet lui-même auquel ce mot correspond. Exemple soit à traduire en mots pour communiquer ce que je sens à un ami qui m’écoute une image qui est en moi.

Première phase : Je localise l’image en question, c’est-à-dire que je l’isole, je l’écarte des autres images qui au même moment se meuvent en moi. Ce travail de localisation effectué, j’ai ainsi une évocation (image ou représentation) qui domine pour l’instant toutes les autres, qui surgit au premier plan et les éclipse. Soit, pour fixer les idées, l’image d’une radieuse journée de l’automne dernier, au cours de laquelle j’ai fait une agréable promenade avec une personne aimée.

Deuxième phase : Je choisis les mots ou symboles qui traduisent en paroles mon image extérieure. Dans le cas qui nous occupe, j’exprimerai donc la proposition « Le soleil brille ».

Troisième phase : J’ai enfin la vision extérieure de l’objet lui-même que ma phrase évoque. Je sens parfaitement que je me suis mal exprimé. C’est comme un éblouissement. Cependant, si je veux être absolument plus clair, pour mieux me faire comprendre de mon ami, je peux commenter cette proposition, la compléter à l’aide d’autres phrases, d’autres mots, d’autres symboles. Dans le cas contraire, c’est à-dire si je veux garder cette image pour moi tout seul, si je ne veux pas livrer ce que je sens à un étranger, même à un ami, je n’en fais rien et je me tais.

Mon ami a entendu la proposition « Le soleil brille ». Il a compris « quelque chose », c’est-à-dire que ces mots ont évoqué en lui une autre image conforme à son Moi à son individualité psychique. Il se contente de cet « à peu près », il se tait aussi. Voilà comment on se comprend.

Les synonymes, dont toutes les langues du monde sont riches — et plus une langue est riche plus elle en contient — constituent la preuve la meilleure du choix que nous faisons pour traduire en mots ou symboles nos images, représentations ou évocations intérieures.

Une autre preuve irréfutable est le rappel constant à la base commune des valeurs établies, le recours fréquent aux définitions du Dictionnaire, aux étymologies, aux objets eux-mêmes, que nous constatons au cours d’une discussion entre deux ou plusieurs amis. En [p. 331] effet, on les entend souvent dire : « Moi, je comprends par ce mot… C’est cela que je veux dire. Ce n’est pas cela que je dis… Vous ne me comprenez pas, je tâcherai de m’expliquer mieux… J’appelle ainsi telle chose (définitions)… etc., etc. » Pourquoi les hommes ne peuvent-ils donc pas se comprendre ?

THÉORIE DES ANTÉCÉDENTES ET DES CONSÉQUENTES.

En dehors du pli héréditaire — pli biologique et psychologique — l’Education et l’Instruction jouent un grand rôle dans la formation des individualités psychiques, du Moi de chacun. A la naissance, nous l’avons dit, le psychique de l’enfant est vide de tout contenu, n’ayant qu’une certaine prédisposition à concevoir les choses de telle façon plutôt que de telle autre, à les voir sous un angle spécial, individuel. Cette prédisposition provient du « pli héréditaire », c’est-à-dire de la façon de voir, d’interpréter ou de comprendre les choses qui découle de la longue lignée de générations qui l’ont précédé. Mais, au fur et à mesure que les années passent, son Moi s’ouvre à la Connaissance. Supposons qu’après un certain nombre d’années, l’enfant ait acquis les notions a, b, c, dw.

C’est justement ces notions que j’appelle les antécédentes. Si l’enfant veut acquérir les notions x, y, z, je prétends qu’il ne peut le faire qu’à condition de posséder les « antécédentes’ »a, b, c, dw..

Les notions x, y, z, qui découlent des antécédentes, sine qua non, s’appellent des conséquentes.

Le phénomène dans son ensemble prend le nom d’assimilation.

D’où la règle suivante

« Il est impossible au Psychique d’un individu d’assimiler une idée x, sans assimiler au préalable toute la série logique des antécédentes de même nature. »

Exemple : Il est impossible d’expliquer à un jeune étudiant le 31e théorème de géométrie, ou bien une loi quelconque de la Physique avant de lui faire comprendre tous les 30 théorèmes précédents ou toutes les lois qui devancent celle-là.

Cet exemple mathématique, je ne le choisis que pour son indiscutable clarté mais la marche de l’assimilation est la même pour toute catégorie de notions, concepts ou idées car, d’après moi, l’esprit humain est plus mathématique qu’on ne semble communément le croire. La confirmation pratique du phénomène est fort aisée, pourvu qu’on se donne tant soit peu la peine de surprendre en pleine action le travail de l’assimilation. [p. 332]

Conséquences : Ce qui précède nous permet de tirer les conséquences suivantes :

1° Toute conséquente, une fois assimilée en vertu des antécédentes de même nature qui la précèdent, devient à son tour une antécédente qui favorise et permet l’assimilation d’une nouvelle notion (concept ou idée). C’est là, comme on peut le voir, la seule explication rationnelle, nécessaire et suffisante, du progrès humain.

2° Si, en apparence, un individu admet une « conséquente » sans posséder la chaîne complète des antécédentes qui doivent la précéder, c’est que le raisonnement lui permet de reconstituer les chaînons manquants.

Soit, par exemple à faire assimiler la notion X par un individu qui possède les antécédentes de même nature a, b, c, d…. x, y, v. Nous remarquons que dans le cas qui nous occupe l’antécédente w manque. Eh bien, cette solution de continuité n’est qu’apparente seulement car le raisonnement permet à l’individu en question de reconstituer tout seul l’antécédente w, sur la base des antécédentes qu’il possède déjà en vue de l’assimilation de la conséquente X.

Exemples pratiques : Cette théorie des antécédentes et des conséquentes (ou plus simplement de l’Assimilation) nous permet de comprendre comment les hommes placés devant un problème de n’importe quel genre (Mathématiques en général, Physique, Chimie questions financières, économiques, commerciales problèmes sociaux, philosophiques, etc.) peuvent ou non en trouver la solution.

PARODIE DE LA PSYCHOLOGIE INDIVIDUELLE.

Ce qui précède, m’objectera-t-on, qui est en quelque sorte la négation de la Psychologie individuelle nous indique la voie à suivre.

Si nous voulons donc faire disparaître les différences psychologiques individuelles, en d’autres termes rendre tous les hommes identiques et superposables, faire une Psychologie sociale ou collective au lieu d’une Psychologie individuelle, nous n’avons qu’à partir du même point A et leur faire parcourir dans tous les domaines de la vie psychique la même série de conséquentes b, c, d, etc. z.

C’est ce que l’Armée, l’Eglise et surtout l’Ecole font depuis longtemps.

Je me hâte de dire que je n’y vois pas d’inconvénient mais que, pour arriver à un résultat satisfaisant il faut supprimer l’hérédité [p. 333] ou si l’on veut bien la Famille (les nations, les peuples, les races).

Je n’ai jamais prétendu qu’il n’y ait point parmi les hommes des « points communs », c’est-à-dire des concepts, notions, idées, propositions sur lesquels ils s’entendent parfaitement. Je l’ai dit plus haut et je consacrerai un chapitre spécial à cette question. Ces points communs comprennent les concepts, notions, idées ou propositions inférieurs (c’est-à-dire portant sur des choses concrètes) que j’oppose aux concepts, notions, idées ou propositions supérieurs (c’est-à-dire portant sur des choses abstraites).

Or, ce sont justement ces derniers qui sont les plus importants pour l’individu, parce que c’est avec leur aide qu’il trace sa règle de vie. Il serait en effet ridicule de prétendre que si, comme dirait Molière, j’ordonne à ma femme de chambre : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles », celle-ci, au lieu d’obéir à mon injonction, se met au piano et me joue une Rhapsodie de Liszt.

De même, il est évident que la possession collective des antécédentes mathématiques, par exemple, permet à tous les élèves d’une même classe de donner la même solution au même problème d’algèbre, de géométrie, de Physique ou de Chimie qui leur est posé. Mais c’est lorsqu’il s’agit d’abstractions que les différenciations individuelles deviennent évidentes.

Freud reconnaît ce phénomène en ces termes : « Les impulsions instinctives des autres hommes échappent naturellement à notre perception. Nous les inférons d’après leurs actes et leur manière de se comporter que nous rattachons à des mobiles ayant leur source dans la vie instinctive. Mais, dans un grand nombre de cas, la conclusion ainsi obtenue est erronée. Les mêmes actions, bonnes lorsqu’on les envisage sous l’angle de la vie civilisée, peuvent dans certains cas être dictées par des motifs nobles, dans d’autres non ». Mais ici Freud parle d’impulsions instinctives. Je soutiens que ce sont les actes conscients qui échappent aussi à notre perception, ou plutôt à notre entendement. Surtout les idées, les choses abstraites. D’ailleurs, Freud se contredit lui-même lorsqu’il dit : « les mêmes actions, bonnes lorsqu’on les envisage sous l’angle de la vie civilisée, etc. « Or, des actions qu’on peut envisager sous l’angle de la vie civilisée et qui ont des motifs nobles ou non ne peuvent évidemment pas s’appeler des « impulsions instinctives » mais bien des actes conscients.

On pourrait m’objecter qu’il serait inutile de s’arrêter à de telles futilités et qu’il serait préférable de passer outre sur ces petites différences pratiquement négligeables. Lorsque M. A et M. B ont la [p. 334] malaria, le Médecin leur administre de la quinine sans tenir compte de leur différenciation biologique.

Sans doute ! Mais, tout d’abord, nous ne sommes pas bien certains que le médecin n’a pas agi à la légère en prescrivant à ces deux malades le même traitement. Et ensuite, en va-t-il de notre faute si, dans le domaine psychologique, ce n’est plus la même chose ? Comme nous avons eu l’occasion de le dire plus haut, la méthode de traitement psychanalytique elle-même est la preuve irréfutable et la meilleure en faveur de notre thèse.

Lorsque je vois mon ami A. s’approcher de la table, étendre la main, prendre le verre qui s’y trouve, le remplir, je me dis : « Mon ami A. veut boire. » Parfois même, je suis si certain de mon raisonnement que je m’empresse d’aller au-devant de son propre désir. Je m’empare du verre, je le fais rincer, je le fais remplir d’une eau spéciale que je conserve ailleurs et qui, j’en suis sûr, fera davantage plaisir à mon ami que j’aime. Je lui présente le verre. Il en avale le contenu d’un trait.

Qu’est-ce à dire ? Pouvons-nous inférer de tout cela cette loi générale applicable à tous les individus Loi. Toutes les fois qu’un individu s’approche d’une table, étend la main et s’empare d’un verre, est-ce qu’il veut boire ?

Le ridicule d’une telle proposition saute aux yeux car, non seulement tous les individus qui accomplissent ces actes ne boivent pas, mais encore plusieurs d’entre eux font des actions qui nous déroutent et que nous ne pouvons comprendre qu’en demandant des explications.

Tout le monde se rappelle à ce propos le vieux dicton populaire « Entre la coupe et les lèvres… »

M. B. porte son verre à ses lèvres. Je m’attends à le voir avaler le contenu. Brusquement, il se retourne avec une certaine expression de dégoût, fait quelques pas, lance l’eau par la fenêtre dans la cour. Je m’en étonne. Je lui demande l’explication de son geste. Que prouve cette demande d’explication sinon que son acte me déroute, qu’il est pour moi incompréhensible ?

Il m’explique : Dans l’eau, il avait vu une fourmi. Ah bon. Certainement, dans son cas, je suis sûr que j’aurais agi de même. Mais tous les hommes, nécessairement, feront-ils comme lui, et moi ? On connaît l’anecdote où il est question d’un Anglais qui, ayant aperçu des mouches dans sa bière, s’écria en avalant la boisson : « Vous avez voulu boire ma bière ? Eh bien, il est juste que je vous avale à mon tour… » [p. 335]

Lorsque M. C. s’aperçoit que sa femme le trompe, il arme son revolver et lui loge quelques balles dans la cervelle.

Règle générale : Toutes les fois qu’ils sont trompés par leurs femmes, les hommes arment leurs revolvers et leur logent quelques balles dans la cervelle.

La stupidité d’une telle règle est patente car, depuis l’homme qui massacre sa femme jusqu’à celui qui, en personne, lui apporte des clients, il y a toute une gamme de nuances, conformément au Psychique de chaque Individualité.

LES POINTS COMMUNS.

Est-ce à dire que les individus sont essentiellement différents les uns des autres et qu’on ne pourrait pas établir entre eux des points de ressemblance ou de contact, des « points communs » ? Je ne l’ai jamais prétendu.

Ces points communs existent et il serait même fort intéressant d’établir une échelle de différenciations. Pour ma part, je penche vers la classification à trois degrés suivante :

Premier degré

Concepts, notions, idées ou propositions inférieurs, communs à tous les individus.

Deuxième degré

Concepts, notions, idées ou propositions moyens, à peu près communs, c’est-à-dire dépendant déjà du Psychique individuel.

Troisième degré

Concepts, notions, idées ou propositions supérieurs, totalement différents d’un individu à l’autre.

Je suis tout à fait convaincu que les actes que Freud appelle « Impulsions instinctives, c’est-à-dire ceux qui sont réalisés conformément aux injonctions des instincts primaires suivants :
A. — Instincts de Conservation (ou de Défense).
B. — Instincts de Nutrition.
C. — Instincts sexuels
sont communs à tous les hommes.

Au deuxième degré de cette Echelle il faudrait situer les concepts, [p. 336] notions, idées ou propositions simples découlant de ces instincts primaires, autrement dit des actes de la Vie animale.

Enfin, le troisième degré doit comprendre les abstractions, autrement dit la vie spirituelle supérieure de l’individu. C’est ici en effet qu’on remarque le plus de différences entre un individu et l’autre.

Exemples :

Premier degré : Lorsqu’on sent venir le sommeil, on se met au lit. C’est commun à tous les hommes.

Deuxième degré : Le concept « lit » est à peu près commun à tous les hommes. Commun, lorsqu’il est simple et se rapporte à l’objet dans lequel on s’étend pour se reposer. Différent, lorsqu’il forme un complexe particulier à l’individu à un moment donné. Par exemple : « Si ce soir dans mon lit il y avait une belle jeune fille, je serais heureux. »

Troisième degré : Le concept abstrait de « Bonheur » particulier à chaque individu pris à part.

LA VIE EN SOCIÉTÉ.

Si, comme nous l’avons vu plus haut, la suppression de l’Hérédité (Famille, nation, etc.) peut avoir pour heureuse conséquence la disparition des différences psychiques individuelles, en d’autres mots peut entraîner l’uniformisation des individualités psychiques, on pourrait bien se demander si les hommes ont avantage à vivre seuls ou en société.

Je me hâte de dire que c’est là, à n’en pas douter, une importante question d’avenir d’ordre plutôt philosophique, dont les psychologues qui s’efforcent d’analyser ou de connaître l’âme de leurs contemporains n’ont pas à se soucier.

Il est indiscutable que si les diverses conditions d’existence actuelles conditions géographiques, climatériques, sociales, économiques (Freud ajouterait aussi « surtout sexuelles ») venaient brusquement à changer, toute la Psychologie humaine telle, disons, que nous la connaissons aujourd’hui, subirait également une transformation radicale.

Un vaste champ d’expériences est ouvert au Psychologue qui parviendrait à faire varier artificiellement ces diverses conditions extérieures pour observer et surprendre les variations correspondantes qui surviendraient dans l’âme humaine. Ce psychologue réussirait de la sorte à dégager les lois d’après lesquelles les éléments [p. 337] extérieurs influent sur les variations psychologiques, aussi bien que les Physiciens ou les Chimistes font changer les conditions de température ou de pression d’un corps qu’ils soumettent à leur examen pour en observer les modifications correspondantes.

Quelques constatations assez importantes ont été déjà faites dans ce domaine, quoique d’une façon fortuite. Par exemple, il a été remarqué que les révolutions, les guerres et autres événements de ce genre qui bouleversent les peuples se produisent surtout en été (Révolution française de juillet 1789, Guerre mondiale d’août 1914). On pourrait en tirer la conclusion que la Chaleur et une foule d’autres conditions encore imperceptibles et qui mériteraient d’être étudiées à fond, telles que la légèreté de l’air, la position des astres par rapport à la terre ou du Système solaire dans l’Univers, le régime alimentaire, la tiédeur et la beauté des nuits, la longueur des jours, etc., etc.) exercent incontestablement une certaine influence sur les esprits qui sont alors surexcités.

Mais tout ce qui précède ne doit pas nous occuper ici.

Nous examinons l’homme actuel, c’est-à-dire tel qu’il est en tant que membre d’une société civilisée.

Certes, s’il vivait à l’état de nature (et par ces mots j’entends seul dans une île déserte ou dans une forêt vierge) sa psychologie n’en serait pas moins individuelle et plus près de la réalité cosmique. Mais là encore, la Psychologie d’un tel individu ne serait pas exempte de toute influence extérieure car si l’homme peut par la pensée et théoriquement supprimer la société de ses semblables, il lui sera toujours impossible de supprimer celle de la Nature. Nous avons vu que ce n’est pas seulement ses semblables qui exercent sur lui une influence quelconque mais aussi la foule de circonstances extérieures telles que la nourriture, l’habillement, le climat, le relief du sol, etc. (Expressions populaires : II vit dans « la société » de ses animaux, de ses plantes., etc.).

L’Homme-type, psychologiquement pur, est impossible à obtenir. Ce qui est remarquable — ce qui nous intéresse et que nous nous efforçons de démontrer — c’est que, quoique vivant en société, l’individu conserve son propre Moi, sa psychologie indépendante et spéciale.

Nous pouvons en tirer cette importante conclusion : la société ne peut uniformiser les individualités psychiques.

Pourquoi existe-t-elle donc ? Quelle est son utilité ?

La réponse à ces questions ‘est la suivante : La base de toute société humaine est V intérêt individuel. [p. 338]

Les hommes ont intérêt à se grouper, à former des sociétés organisées, un intérêt individuel et différemment entendu par chacun d’eux, pour satisfaire les instincts primaires dont nous avons parlé, à savoir : a) instincts de conservation ou de défense : b) instincts de nutrition : c) instincts sexuels. Nous avons établi que ces instincts sont communs à tous les individus (1er degré). Ils permettent donc la fondation d’une société (Communauté ou Collectivité).

Que fait l’homme alors de la partie du Moi (2e et 3e degrés) qui ne correspond pas à celle de ses semblables, qui est différente de celle des autres ? La conserve-t-il ? La rejette-t-il ?

Comment pourrait-il la rejeter, c’est-à-dire se débarrasser d’une partie de son être psychique, à la manière de ces lézards qui abandonnent volontiers leur queue ?

Sans doute, il la conserve.

Mais il est obligé de rentrer en lui-même les arêtes trop saillantes, qui s’embarrasseraient dans celles de ses semblables et provoqueraient des conflits douloureux. Autrement dit, il sacrifie sa psychologie individuelle au respect de la morale établie, de la Religion commune, de l’Etat. Il replie en lui-même, il refoule pour employer le terme freudien, la partie de son Moi qui est différente de celle de ses semblables. En un mot, il fait des concessions.

Donc, dans le développement de toute société humaine on pourrait distinguer les deux phases suivantes :

1° Formation de la société grâce à l’intérêt individuel ;

2° Maintien de la société, grâce aux concessions individuelles ;

La troisième phase, soit celle de la dissolution, découle des deux précédentes et ne se réalise qu’au moment où tous les membres de la société s’accordent à retirer leurs concessions.

J’ai employé plus haut le mot refoulement mais ici je m’écarte sensiblement de la conception freudienne qui ne porte que sur la partie libidineuse du Moi.

A mon avis, le refoulement porte sur la partie du Moi que nous avons établie sur les 2e et 3e degrés de l’Echelle des Différenciations, et plus notamment sur les abstractions.

Pour illustrer ceci, je me servirai de l’exemple suivant :

Supposons un Etat bourgeois dans lequel vit un communiste (ou inversement). Celui-ci peut ou bien faire des concessions, c’est-à-dire renoncer aux idées qui heurtent celles de ses semblables, ou bien les maintenir. Dans ce dernier cas, la société est dissoute pour lui. (Expression populaire : Vivre au ban de la société.)

Nous avons établi plus haut que la base de toute société humaine [p. 339] est l’intérêt individuel. Je prévois ici une foule d’objections d’ordre sociologique (patriarcat, matriarcat, horde primitive, possession de la femme). Voir le dernier ouvrage de Freud : La déchéance de notre civilisation dont la discussion nous mènerait très loin.

Qu’il me suffise seulement de dire ce que les psychologues reconnaissent et ne me contesteront point — que nous donnons ici en plein dans le domaine des hypothèses. Autrement dit, nous nous écartons sensiblement de la réalité psychologique objective que je me suis proposé de respecter dans la présente étude. Admettre, par exemple avec Freud, que la supériorité de l’homme sur la femme provient de ce qu’il peut se rendre maître du Feu et l’éteindre en urinant dessus, ce que la femme, de par sa constitution physiologique même est incapable de faire, est à mon avis aussi osé que d’admettre la solution du plus ardu problème de géométrie (par ex. celui de la quadrature du Cercle) par le plus ignorant des paysans. Nous ne pourrons jamais, malgré toute notre bonne volonté, parvenir à concevoir une telle chose.

Cependant, de par notre propre théorie qui admet une différenciation infinie des Psychiques individuels, aussi variés que la Faune et la Flore terrestres, allant de plus l’infini à moins l’infini, en termes plus simples, qu’on peut trouver en ce monde les hommes les plus bizarres et les idées les plus abracadabrantes, je m’empresse de reconnaître qu’une telle idée a pu peut-être germer dans l’esprit d’un de nos primitifs ancêtres puisqu’elle a pu également s’ancrer dans l’esprit du plus grand psychanalyste — et du seul — de notre temps. Mais, de là à l’élever en dogme, en principe sur la base duquel se serait formée la horde primitive, il y a loin.

Ouvrons ici une parenthèse. J’ai dit au début de cette étude et je l’ai répété ici : « le seul Pourquoi Freud serait-il le seul psychanalyste authentique, puisque tant d’autres médecins pratiquent — quelquefois même avec succès —cette science ?

Je veux parler ici de la Théorie psychanalytique, de la conception que deux ou plusieurs savants se font de cette science. Or, nous avons établi qu’il n’y a point deux individus, psychologiquement parlant, exactement identiques et superposables. L’expérience d’ailleurs le démontre irréfutablement ; Dissidence de l’Ecole de Burghôzli — dissidence des collaborateurs de Freud, Docteurs Adler, Jung, etc. Il n’y a que le Dr Ferenczi que Freud reconnaît comme son disciple le plus fidèle et là encore je ne suis pas tout à fait certain qu’il y ait une superposition, une ressemblance en tous points parfaite entre leurs conceptions psychologiques. [p. 340]

Pour revenir à ce qui nous intéresse, et puisque tous les psychologues ont usé et abusé des hypothèses, qu’on me permette à moi aussi d’en augmenter le nombre d’une unité encore, en rapport avec l’histoire de la formation d’une société humaine. Je le ferai pour mon plaisir et pour mon amusement puisque l’on sait, par définition, qu’une hypothèse ne tire pas à conséquence. Je le ferai aussi par goût de la simplicité, pour protester contre l’inexplicable tendance de nos savants à compliquer les choses. Or, il me semble que tout ce qui est dans la Nature est plus simple qu’on ne le croit. Donc, au début des âges les hommes devaient vivre à l’état de nature, c’est-à-dire isolés. Ce genre d’existence n’a pas dû se poursuivre longtemps car (ainsi que nous le disent diverses fables vieilles comme le monde Fable de l’estomac et des autres organes du corps, fable des roseaux liés en faisceaux, etc.) les hommes ont dû vite s’apercevoir que l’union est préférable à l’isolement pour la satisfaction des instincts primaires de défense ou de nutrition. D’où le groupe ou horde primitive dont nous n’avons aucune idée exacte. C’est là l’embryon de notre société moderne dont l’évolution serait fort intéressante à étudier pour le sociologue, l’historien et aussi pour le psychologue car ce dernier pourrait y découvrir des données fort intéressantes qui faciliteraient la connaissance de la Psychologie de l’homme d’aujourd’hui.

Mais qui pourrait reconstituer tous les chaînons de cette immense chaîne des temps ?

En supposant même que cela fût parfaitement possible, le psychologue tout particulièrement se trouverait encore en face de difficultés insurmontables, car il nous est humainement impossible aujourd’hui de nous reporter par la pensée au Ier siècle de l’ère chrétienne, par exemple de reconstituer le milieu psychologique de l’époque, de comprendre l’âme de tel ou tel individu. Cette psychologie de l’Homme du passé n’a pas laissé de monuments impérissables comme l’architecture, la sculpture ou la musique. On me dira que c’est justement l’architecture, la sculpture ou la musique qui nous permettent de comprendre l’âme des temps passés. Fort bien, mais il faut convenir que tout cela est très aléatoire et que, pour bien comprendre un individu il faut, selon la forte expression populaire « se mettre dans sa peau ».

Si nous admettons en outre que les conditions extérieures de climat, de relief, de nourriture, etc. exercent une influence qui me paraît incontestable sur le Psychique humain et que ces conditions ont pu varier au cours des âges, on comprendra pourquoi toute [p. 341] tentative de restauration exacte de l’âme d’un individu ou d’une époque des temps historiques ou préhistoriques me paraît vaine et vouée d’avance à l’échec.

On ne peut donc que se contenter d’« à peu près » sans valeur scientifique absolue.

Une seule chose est certaine, puisque nous constatons aujourd’hui des différences si importantes entre les diverses psychologies humaines : C’est que le développement des sociétés humaines, dans l’espace et dans le temps, n’a pas été uniforme.

Autrement dit : plusieurs hordes primitives se sont développées en même temps et dans des directions rarement parallèles, souvent divergentes et parfois même opposées.

Il nous reste maintenant à établir la distinction nécessaire entre ce que j’entends par le mot : « société » (Collectivité ou Communauté) et par le mot : « Foule ». Si je le fais c’est parce qu’il me semble qu’une confusion s’est établie entre ces deux concepts dans l’esprit même de Freud. En effet, ce dernier commence son ouvrage Psychologie collective et analyse du Moi (traduction française de M. Jankélévitch, Payot, éditeur) par une longue citation empruntée à l’ouvrage du Dr Gustave Le Bon « Psychologie des foules ».

J’appelle Collectivité (Communauté ou Société) une réunion permanente de plusieurs individus, obéissant aux mêmes lois, et dont le but suprême est d’assurer la satisfaction des instincts primaires des membres qui la composent dans la limite des concessions consenties.

Par contre, la « foule » est une réunion temporaire ou provisoire de quelques individus pour la satisfaction d’un besoin commun immédiat, déterminé et de courte durée.

Cette distinction peut encore se résumer de la sorte, suivant les propres termes du Dr Le Bon : « Par le seul fait qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend, donc de plusieurs degrés sur l’échelle de la Civilisation. »

Tout au contraire, dans une société civilisée, chaque-individu peut monter de plusieurs degrés sur la même échelle.

On pourra m’objecter que le nom de l’ouvrage (Massenpsychologie und Ich Analyse) ne fait rien à la chose, que c’est là une erreur du traducteur et que dans l’esprit de Freud c’est bien « Psychologie des foules » qu’il veut entendre par les mots de « Psychologie collective ». Je l’accorde volontiers. Mais qu’il me soit quand même permis de relever que dans le corps même de l’ouvrage, Freud parle indistinctement de foule et de société ; et de déplorer que l’auteur de la psychanalyse laisse s’accréditer de telles possibilités de confusion. Nous [p. 342] avons relevé plus haut (p. 333) une autre erreur du même genre : c’est lorsque Freud parle « d’impulsions instinctives et d’actions qu’on peut envisager sous l’angle de la vie civilisée et qui ont des motifs nobles ou non. Or, des impulsions instinctives qui tombent sous le coup de notre conscience sont évidemment des actes conscients. D’après le Dr Gustave Le Bon, l’intérêt (l’avantage) personnel chez l’individu est la seule explication possible de la société, puisqu’il démontre qu’il n’y a pas d’intérêt (avantage) chez les personnes qui composent la foule. La seule explication de la foule, pour lui, est la Suggestion ou plutôt la Suggestibilité, qui remplace alors l’intérêt personnel.

Freud ajoute, pour l’une comme pour l’autre, l’amour.

(A suivre.)

Notes

(1) Ou, si l’on préfère, Spiritualiste.

(2) J’ai tenté l’expérience dans une classe de 22 élèves, de 17 à 19 ans.
Le mot « feuille » a éveillé l’idée d’arbre chez 15, l’idée de papier chez 13 d’entre eux. Ce sont les acceptions les plus commune.
7 ont pensé à l’automne pendant lequel les feuilles tombent, 3 à des fabriques d’objets en bois, 2 à des romans-feuilletons, 1 à un journal, 1 à l’hiver, 1 à La Fontaine, 1 à la maison, 1 aux éFeuilles d’automneé de Victor Hugo, et 1 enfin a exprimé une idée philosophique, vestige probable de quelque lecture.

(3)  Voir à ce propos: A. Darmesteter : La Vie des mots, Paris, 1928.

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE