Tcherpakoff. Avant-propos. Extrait de « Les fous littéraires : rectification et additions à l’Essai bibliographique sur la littérature excentrique, les illuminés, visionnaires, etc. de Philomestre Junior », (Moscou), 1883, pp. 5-14.

Tcherpakoff. Avant-propos. Extrait de « Les fous littéraires : rectification et additions à l’Essai bibliographique sur la littérature excentrique, les illuminés, visionnaires, etc. de Philomestre Junior », (Moscou), 1883, pp. 5-14.

 

Tcherpakof [pseudonyme de Auguste Ladrague]. Bibliothécaire français,grand  professionnel, travaillant à Saint-Pétersbourg.  . Jusqu’à présent nous ne possédons que très peu d’informations sur cet homme. Né « à la fin de l’empire, au centre de la Champagne », il vint à Moscou après 1812 ; il était étroitement lié à des Français « moscovites », y compris le Chevalier François-Joseph d’Ysarn de Villefort. Ladrague travaillait dans la librairie Gautier quand il entra au service des Ouvaroff., dont il connut à Porétchyé deux générations. Lui-même collectionnait les livres et nous avons trouvé son ex-libris sous celui d’Ouvaroff.

[p. 5]

Avant-propos.

Un libraire de Moscou m’a envoyé, il y a peu de temps, au fond de la province que j’habite presque toujours, un paquet de livres, dont un attira de suite vivement mon attention. Le titre était alléchant pour un vieux curieux : « Les Fous littéraires » tel était l’intitulé de cet ouvrage signé Philomneste junior, dont le vrai nom caché sous ce pseudonyme, n’est un mystère pour personne. Le sous-titre : « Essai bibliographique sur la littérature excentrique, des illuminés, visionnaires, etc. » me plaisait moins.

Quoique Philomneste junior se soit appuyé sur l’opinion de Charles Nodier, je ne crois pas que ce dernier aurait compris les illuminés dans la galerie d’écrivains qu’il indiquait dans sa « Bibliographie des fous » annexée aux N°N°21 et 23 du « Bulletin du bibliophile » (I-re série, 1834 — 35), car il ne parle que des livres excentriques, et ne cite que François Colomna, Guillaume Postel, Simon Morin, de Mons et Bluet d’Arbères, refusant positivement d’y inscrire Cyrano de Bergerac. [p. 6]

Quelle est la raison qui a empêché Ch. Nodier de remplir le cadre qu’il avait ébauché, lui qui a semé tant de notes curieuses, de tous les côtés, au grand contentement des bibliophiles et des bibliomanes ; je crains bien que ce soit la même qui l’a dissuadé de faire la bibliographie des livres perdus, dont parle le bibliophile Jacob dans son « Essai d’une bibliographie des livres français perdus ou peu connus » de ses « Recherches bibliographiques sur des livres rares et curieux » (Paris, 1880), pp. 88 — 110.

Il ne s’agit pas ici des opinions de Charles Nodier, mais des miennes, puisque je me permets de critiquer Philomneste junior, moi qui n’ai jamais tenu la plume pour communiquer mes pensées au public. Je prétends que les illuminés, les visionnaires, et les etc., comprenant les mystiques et les théosophes ne peuvent être compris, du moins le plus grand, nombre, parmi les fous : « Chacun sait que l’épithète de fou échoit facilement à ceux qui frayent des routes nouvelles, et que souvent ce sont les plus proches de l’homme hors ligne qui donnent l’exemple de sa mise hors la loi » dit Matter, en parlant de Swedenborg. Un assez long commerce avec les personnages en question m’a permis de voir dans leurs écrits, des idées qui partant d’un point de vue quelquefois erroné, sont enchaînées à la suite les unes des autres et arrivent par une déduction logique à un criterium [p. 7] qui s’impose à un assez grand nombre de personnes. On pourra m’objecter que ces personnes sont aussi folles que les écrivains qui les subjuguent par leurs écrits, et que les gens raisonnables ne s’y laissent pas prendre. À cela, je renverrai pour toute réponse à la définition, qu’on donnait en France, sous la restauration, entre les honnêtes gens et les gens honnêtes, et je dirai qu’il y a bien des distinctions à faire entre les personnes qu’on qualifie de raisonnables. Qu’on me permette de raconter à l’appui de mon opinion, un fait dont je fus témoin à Moscou, vers 1849 — 1850. J’étais dans une librairie étrangère tenue par un français, librairie qui n’a eu qu’une existence éphémère ; il s’y trouvait au moment où j’arrivai, deux étrangers qui causaient avec le maître de la maison. Quelques minutes après, entrait un grand monsieur que je sus depuis être un prince Ga…in ; nous nous éloignâmes, laissant le libraire à sa pratique. Le prince demanda au libraire de lui donner « le Destin de la France, de l’Allemagne et de la Russie, comme prolégomènes du Messianisme » (Paris, 1842, gr. in 8) et les autres ouvrages plus nouveaux d’Hoëné Wronski. Sur la réponse du libraire que son magasin ne contenait absolument rien concernant le messianisme, le prince se récria, disant qu’il ne comprenait pas comment les écrits mathématiques d’un homme destiné à renouveler toute la politique de l’Europe, ne se trouvaient pas au premier rang [p. 8] sur les rayons de toutes les librairies ; puis il se mit à parler messianisme. Au milieu de ses définitions, un éclat de rire partit à ses oreilles, il se retourna et vit une des trois personnes qui s’étaient éloignées à son arrivée, se rapprocher de lui et lui dire qu’il était étonnant qu’un homme raisonnable put avoir quelque croyance dans les écrits d’un manieur de chiffres prétendant expliquer tout par ses calculs mathématiques, que la chose était impossible, et il chercha à le prouver, même par des citations tirées des Ss. Pères et autres écrivains religieux ; ce fâcheux personnage était un précepteur suisse, ancien élève des jésuites de Fribourg. Le prince le regarda de haut, se retourna, et après l’avoir toisé, s’en alla en marmonnant : Sot et ignorant ! Sot, c’est possible, mais ignorant ne pouvait s’appliquer à ce précepteur qui, ainsi que je l’appris ensuite, était instruit et surtout bon helléniste, et était souvent mis à contribution par un prince Do…y qui, livré à l’étude des sciences occultes, avait recours à lui pour l’interprétation de passages d’auteurs grecs qu’il ne comprenait pas bien. J’étais resté a l’écart, causant avec l’autre chaland qui, je crois, était directeur d’un grand établissement industriel. Les éclats de voix de ces deux messieurs avaient attiré notre attention ; mon interlocuteur me dit : « Quels fous ! il faudrait les envoyer l’un et l’autre dans une maison d’aliénés ! Je me récriai en lui disant que bonnes [p. 9] ou mauvaises, ils émettaient des idées qui pouvaient être étudiées et peut-être conduire à un résultat imprévu ; mais il me répondit qu’il ne faisait aucun cas d’idées qui n’aboutissaient pas à un résultat pratique et qu’il n’avait d’estime que pour les sciences positives. On comprendra que moi qui avais un faible pour les rêveurs, je ne répondis rien. — Quelques moments après je me trouvais seul avec le libraire, auquel je demandai comment il avait pu conserver l’air indifférent qu’il affectait pendant la scène que nous avions eue ; voici ce qu’il me répondit : « D’abord mon intérêt de marchand et la discrétion m’imposent l’obligation de ne pas intervenir dans une discussion entre mes pratiques, tant qu’elles ne dépassent pas les bornes des convenances, ensuite une leçon que je reçus, il y a une vingtaine d’années, m’a rendu prudent. Je dirigeais à cette époque une librairie dont le propriétaire était absent ; un jour entre dans le magasin un monsieur de grand air et assez âgé, qui me demande si nous n’avions pas quelques-uns des ouvrages de Swedenborg ; je lui montrai le peu que nous avions, ce qui ne le satisfaisait pas. Tenant à lui vendre pourtant quelque chose, je lui dis que nous possédions plusieurs œuvres d’autres visionnaires et illuminés, telles que celles de Boeme et surtout de son traducteur français, Saint-Martin. En entendant ma proposition, ce monsieur me regarda d’un air sévère, et me dit avec gravité : [p. 10] « Savez-vous, jeune homme, de qui vous parlez en traitant Swedenborg de visionnaire ; ignorez-vous que vous parlez d’un des hommes les plus savans du siècle dernier, d’un écrivain qui a traité de toutes les sciences, et surtout des sciences positives de la manière la plus rationnelle. » Je répondis que je ne l’ignorais pas, mais que je m’étais servi d’une dénomination usitée en bibliographie. La figure de mon interlocuteur se rasséréna, il examina les livres que je lui proposais, dont il fit un choix ; depuis il revint plusieurs fois au magasin. C’était un monsieur Mou…off, haut fonctionnaire, qui avait administré un des gouvernements les plus éloignés de l’empire. Depuis ce jour j’ai toujours pris des précautions pour ne pas blesser mes pratiques ». Que prouve votre historiette ? pourra-t-on me dire, et pourtant il me semble qu’il y est question de cinq personnes réputées raisonnables, selon l’opinion reçue généralement ; je n’ose dire six après ce que j’ai dit à mon sujet.

Ex-libris de Tcherpakof [Auguste Madrague].

Comme ce n’est pas pour faire le procès à l’ouvrage de Philomneste junior que j’ai pris la plume, je vais en faire connaître le motif. Ce bibliographe a largement profité du Catalogue Ouvaroff, il en avait le droit, et je ne puis que l’en féliciter ; mais la précipitation avec laquelle il a consulté ce catalogue l’a entrainé à commettre un grand nombre d’erreurs. Le rédacteur du catalogue a mis le nom de l’auteur en vedette devant chaque titre [p. 11] d’ouvrage, nom qu’il a remplacé par un tiret — lorsque l’ouvrage suivant est du même écrivain, ou ainsi (—) lorsque l’ouvrage est anonyme sur le titre, mais dans ce cas le nom de l’auteur est toujours rétabli entre parenthèses () dans le titre. Lorsque l’ouvrage est resté anonyme, le nom en vedette a été remplacé par des points…., et, comme de juste, aucun nom ne se trouve dans le titre. Philomneste n’a pas fait attention à ces détails, et il s’en est suivi dans les attributions d’auteurs, un assez grand nombre d’erreurs. Ces erreurs auraient dû être relevées par M. Ladrague, le rédacteur du catalogue de la bibliothèque de M. le comte Ouvaroff, mais cet estimable bibliophile dit s’en désintéresser et le laisser à qui voudra s’en occuper ; j’use de la permission, voilà la raison de mon petit travail.

J’aurais pu m’en tenir à relever ces fausses attributions d’auteurs, mais ayant remarqué que dans le travail de Philomneste j., plusieurs articles étaient trop abrégés et même incomplets, j’ai pensé être utile aux possesseurs de son ouvrage en me permettant quelques développements à ses notes. Je n’ai pas craint d’augmenter le nombre des écrivains cités, sans avoir plus que lui, la prétention d’avoir épuisé la matière ; d’ailleurs l’aurais-je voulu, je ne l’aurais pu, car ma bibliothèque de campagnard est trop restreinte pour en avoir seulement eu la moindre velléité. On remarquera dans les [p. 12] articles ajoutés, la citation assez fréquente de l’« Histoire des sectes religieuses » par H. Grégoire, ancien évêque de Blois (Paris, 1828 — 45. 6 vol. in 8) ; Philomneste la cite aussi, mais il ma semblé qu’il avait usé avec trop de retenue de cet ouvrage vraiment utile pour le genre de recherches dont il est question ici.

Je demanderai aussi pourquoi il n’a pas fait d’excursions dans le domaine de l’alchimie ; car comme le fait observer H. Ladrague dans l’avant-propos du Catalogue Ouvaroff, ordinairement un alchimiste est doublé d’un mystique, et beaucoup de ces prédécesseurs de la chimie moderne ont cherché leur voie dans les œuvres des théosophes. Je fais comme lui, et me contente d’indiquer comme bon guide à consulter, la fort curieuse « Histoire de la chimie » par Ferdinand Hoefer (II-e édit rev. et. augm. Paris, 1866 — 69. 2 vol. in 8). Ce savant passe en revue les écrits des alchimistes depuis la plus haute antiquité et conduit les découvertes des chimistes jusqu’à la chimie moderne, c’est-à-dire jusqu’à Lavoisier.

Il est aussi un autre genre d’écrivains qui aurait eu le droit d’être cité dans « Les Fous littéraires », ce sont ceux qui ont écrit sur les tables tournantes, les médiums, le spiritisme, toute cette théurgie qui venue d’Amérique, s’est abattue sur l’Europe et dure encore, malgré les réclamations des Chevreul, Babinet, Littré, Figuier, Tissandier, Saveney et tant d’autres savants compétens ; les [p.13] universités elles-mêmes se sont prononcées, celle de Leipzig en 1872, celle de St. Pétersbourg en 1876. Philomneste dit, p. 215, au nom Merville : « Nous n’avons pas voulu donner place dans notre galerie aux écrivains qu’a inspirés le spiritisme, ils auraient tenu trop de place ». Mais je ne crois pas qu’une dizaine de pages aurait grossi son volume d’une manière démesurée, d’autant plus qu’il n’a pas hésité à citer des noms que, nous autres étrangers, nous sommes tout étonnés de trouver dans son livre. On pourra objecter que beaucoup de ces spirites ayant toute leur tête, rentrent dans une catégorie plus intelligente mais moins honnête (les frères Davenport et leurs représentations publiques ; le baron de Guldenstubbe et sa sœur dans le procès Beauvau-Craon, en 1869 ; le procès de mistress Lyon contre D. D. Home, en 1868, etc.). C’est vrai, j’ajouterai même qu’il y a des personnes qui jouissent d’une juste réputation de savoir, qui se sont laissées entraîner par ces erreurs (Voyez : « les Superstitions dangereuses pour la science, et leurs rapports avec les systèmes de la philosophie moderne » par Th.-Henri Martin, dans le « Journal général de l’instruction publique » 1863, et mieux dans : « Les Sciences et la Philosophie » de l’auteur, Paris, 1869, pp. 337 – 489). Le nom de ces derniers doit être respecté, quant aux autres, qu’ils entrent dans ce Bedlam littéraire ! J’en ai cité [p. 14] quelques-uns ; j’aurais bien pu augmenter la liste, mais comme nous vivons encore au milieu de ces toqués, tout le monde est à même de la compléter.

Je termine ici cet avant-propos qu’on trouvera sans doute trop long, mais j’espère qu’on me pardonnera, n’ayant pu résister au désir de dire ce que je pensais.

Av. Jv. Tcherpakoff.

Gouvernement de Smolensk,
12 (24) janvier 1881.

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