Sur une généralisation possible des thèses de Freud. Le Disque vert. Par Jacques Rivière. 1924.

RIVIEREGENERALISATION0001Jacques Rivière. Sur une généralisation possible des thèses de Freud. Article paru dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 44-61.

Jacques Rivière (1886-1925). Ecrivain, il prépara l’agrégation de philosophie et rédigea une thèse en Sorbonne sur La Théodicée de Fénelon. Dès 1911 il devient secrétaire de la Nouvelle Revue Française. Nous renvoyons aux diverses recensions bio-bibliographqiues pour une approche complète.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité, les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. –  Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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SUR UNE GÉNÉRALISATION POSSIBLE DES THÈSES DE FREUD (1)

Je voudrais dans ce qui va suivre, non pas analyser en détail le doctrine freudienne, mais au contraire, la supposant connue de mes lecteurs, faire apparaître, si l’on peut dire, ses virtualités. Je voudrais présenter les trois grandes découvertes psychologiques dont il me semble que nous sommes redevables à Freud et montrer quelle lumière prodigieuse elles peuvent infuser dans l’étude des faits intérieurs et en particulier des sentiments. Je voudrais surtout faire sentir combien elles sont extensibles, quelle forme plus souple et, si l’on peut dire, plus généreuse encore que celle que Freud leur a donnée, elles peuvent revêtir.

Dans l’exposé des faits que lui ont suggéré la première idée de sa théorie et qui sont, comme on sait, l’ensemble des manifestations de l’hystérie, Freud insiste avec une force particulière sur la complète ignorance où se trouvaient ses patients des causes et des fins des actes qu’ils accomplissaient : « Pendant qu’elle exécutait l’action obsessionnelle, écrit-il, le « sens », en était inconnu à la malade aussi bien en ce qui concerne l’origine de l’action que son but. Des processus psychiques agissaient donc en elle, processus dont l’action obsessionnelle était le produit. Elle percevait bien ce produit par son organisation psychique normale, mais aucune de ses conditions psychiques n’était parvenue à sa connaissance consciente… C’est à des situations de ce genre que nous pensons quand nous [p. 45] parlons de processus psychiques inconscients » (2), Et Freud conclut : « Dans ces symptômes de la névrose obsessionnelle, dans ces représentations et impulsions qui surgissent on ne sait d’où, qui se montrent si réfractaires à toutes les influences de la vie normale et qui apparaissent au malade lui-même comme des hôtes tout-puissants venant d’un monde étrangler, comme des immortels venant se mêler au tumulte de la vie des mortels, comment ne pas reconnaître l’indice d’une région psychique particulière, isolée de tout le l’este, de toutes les autres activités et manifestations de la vie intérieure ? Ces symptômes, représentations et impulsions, nous amènent, infailliblement à la conviction de l’existence de l’inconscient psychique » (3).

Il ne semble pas, au premier abord, qu’il y ait, dans ces passages, une nouveauté bien extraordinaire et l’on pourra trouver paradoxal que nous y voulions apercevoir une des sublimités do la théorie freudienne. L’inconscient n’est pas une découverte de Freud. On citera tout de suite les noms de qui semblent réduire aux plus minces proportions son originalité sur ce point : celui de Leibniz déjà, ceux de Schopenhauer, de Hartmann, de Bergson, de bien d’autres.

Pourtant, je réponds :

1° qu’il y a une différence considérable entre une conception métaphysique et une conception psychologique de l’inconscient, qu’admettre l’inconscient comme un principe, comme une force, comme une entité, c’est tout autre chose que de 1’admettre comme un ensemble de faits, comme un groupe de phénomènes ;

2° qu’en réalité beaucoup de psychologues contemporains refusent encore d’admettre un inconscient psychologique ; [p. 46]

3° enfin qu’en admettant que l’inconscient psychologique sot reconnu de tout le monde en tant que royaume, en tant que domaine, Freud est le premier à le concevoir :

  1. comme un domaine, ou un royaume déterminé, qui a une géographie arrêtée, ou, sans métaphore : qui contient des tendances, des velléités extrêmement précises, dirigées vers des buts particuliers,
  2. comme un domaine, ou un royaume qui peut être exploité, en partant du conscient, et même qui doit l’être si l’on veut comprendre le conscient.

Ici, je retrouve confiance pour affirmer que la nouveauté me paraît entière, et d’une importance formidable. Il faut songer que jusqu’ici on a conçu le conscient comme une chambre close, où les objets, en nombre défini, étaient comme inscrits sur un inventaire et ne soutenaient de rapports qu’entre eux, et que, pour tel incident de notre vie psychique, si on voulait l’expliquer, on ne pouvait aller chercher qu’un fait dont nous nous fussions précédemment aperçus. Il faut songer que toute la psychologie se limitait à une explication logique de nos déterminations. Il faut songer au pauvre matériel causal dont elle disposait

et imaginer ce qu’elle peut devenir au moment où Freud lui ouvre l’immense réservoir des causes immergées.

Lui-même d’ailleurs a conscience de la révolution que cette seule proclamation de la réalité déterminée de l’inconscient peut produire dans l’histoire des idées et il ne se défend pas d’un mouvement d’orgueil : « C’est en attribuant une importance pareille à l’inconscient, dans la vie psychique, s’écrie-t-il, que nous avons dressé contre la psychanalyse les plus méchants esprits de la critique… »

Et pourtant « un démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce [p. 47] qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers, ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission de défendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. » (4).

Réfléchissons. Appuyons, si j’ose dire, contre nous ce principe de l’inconscient comme siège de tendances déterminées qui viennent modifier le conscient ; rapprochons-le de notre expérience. Autrement dit : Songeons à tout ce que nous ne savons pas que nous voulons.

Est-ce que notre vie n’est pas la recherche constante de biens, de plaisirs, de satisfactions non seulement que nous n’oserions pas avouer désirer, mais que nous ne savons même pas que nous désirons, que nous cherchons ? Est-ce que ce n’est pas presque toujours a posteriori et au moment seulement où nous l’accomplissons que nous nous rendons compte du long travail psychique et de toute la chaîne de sentiments latents qui nous a conduit vers un acte ?

Et encore : a quel moment l’inspection directe de notre conscience nous renseigne-t-elle exactement surtout ce que nous éprouvons et tout ce dont nous sommes capables ? Est-ce que nous ne sommes pas dans une constante ignorance du degré, et même de l’existence de nos sentiments ? Est-ce que, jusque dans la passion, il n’y a pas des moments où nous ne retrouvons absolument plus rien de cette passion, où elle nous paraît une pure construction de notre esprit ? Et est-ce qu’elle n’existe pas, pourtant, d’une façon, si j’ose dire, infiniment précise, à ce même moment, cette passion, puisque le plus petit accident qui survient pour en encombrer la carrière, ou rendre son but plus lointain, peut provoquer instantanément un [p. 48] bouleversement complet de tout notre être, qui se traduira jusque dans notre attitude physique et influera jusque sur la circulation de notre sens ?

Et ce qu’en amour, par exemple, un amoureux sincère n’en est pas constamment réduit à recourir à des expériences et presque à des trucs pour ausculter son sentiment et savoir s’il existe encore ? Et cela dans le moment même ou, si on venait lui annoncer qu’il doit renoncer à ses espoirs ou qu’il est trompé, il se découvrirait peut-être tout près du crime.

Donc une première grande découverte (qu’on pourra peut-être présenter comme négative, mais les découvertes négatives ne sont pas moins importantes que les autres) doit être inscrite au crédit de Freud : c’est celle qu’une considérable partie de notre vie psychique se passe, si l’on peut dire, en dehors de nous et ne peut être décelée et connue que par un travail patient et compliqué d’inférence,

Autrement dit : Nous ne sommes jamais tout entiers disponibles pour notre esprit, tout entiers objets de conscience.

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Cette première analyse doit faire comprendre dans quel esprit j’ai abordé l’étude de Freud et de quelle façon j’entends la poursuivre. Je ne prétends nullement accompagner pas à pas toutes les démarches de sa pensée; je recherche simplement et je saisis, les uns après les autres, sans me soucier de marquer comment ils se rattachent, les points de sa doctrine qui me paraissent pouvoir être agrandis en vérités psychologiques d’intérêt général. Je suis un profane qui pille égoïstement un trésor et qui l’emporte loin du temple. On peut me juger sévèrement au pont de vue moral ; mais en tous cas on ne doit pas considérer comme obligé à cette allure lente et processionnelle qui s’impose au prêtre de la psychanalyse. [p. 49]

Qu’on veuille donc sauter avec moi à l’examen d’une autre idée die Freud, qui me paraît être d’une importance considérable ; je veux parler de l’idée du refoulement, à laquelle il faut rattacher celle d’une censure des rêves.

On sait quelle en est l’essence : en se fondant sur son expérience de praticien, Freud croit constater qu’il y a chez tout sujet qu’on analyse ou même simplement qu’on interroge, une résistance instinctive à toute question, à tout effort pour pénétrer dans l’arrière-plan de sa pensée. Cette résistance est soumise d’ailleurs à des variations d’intensité. Le malade est plus ou moins hostile, plus ou moins critique, suivant que la chose que le médecin cherche à amener au jour lui est plus ou moins désagréable.

La résistance semble donc être l’effet d’une force, de nature proprement affective, et qui s’oppose à l’apparition dans la conscience claire, à l’illumination de certains éléments psychiques qu’elle considère comme incongrus, comme impossibles à regarder en face.

Cette force qu’on rencontre lorsqu’on veut travailler à la guérison du patient, est celle-là même qui a d’abord produit la maladie en refoulant un processus psychique qui de l’inconscient tendait vers le conscient ; la tendance ainsi entravée, s’est en effet transformée, déguisée, pour aller tout de même un peu plus loin, en un acte mécanique, sans signification apparente, mais qui s’imposent invinciblement au sujet : c’est le symptôme : « le symptôme vient se substituer à ce qui n’a pas été achevé » (5).

Freud met donc en lumière la présence dans la conscience d’une activité réductrice ou des formatrices de notre spontanéité obscure. Il ne la montre également à l’œuvre dans nos rêves et l’appel alors censure. Exactement comme la censure pendant la guerre, ou bien mutiler les articles de journaux, ou bien forcer leurs auteurs a ne [p. 50] présenter leurs pensées que sous une forme approximative où voilée, de même une force secrète modifie et travestit nos pensées inconscientes et ne leur permet d’aborder notre esprit que sous les espèces énigmatiques du rêve.

« Et les tendances exerçant la censure sont celles que le rêveur, dans son jugement de l’état de veille reconnaît comme étant sienne, avec lesquels ils se sont d’accord… Les tendances contre lesquels et diriger la censure des rêves… sont des tendances répréhensibles, indécente au point de vue éthique, esthétique et social… Sont des choses auxquelles on n’ose pas penser ou auxquelles on ne pense qu’avec horreur. » (6)

Les symptômes névrotiques sont « des effets de compromis, résultant de l’interférence de deux tendances opposées, et ils expriment aussi bien ce qui a été refoulé que ce qui a été la cause du refoulement et a ainsi contribué à leur production. La substitution peut se faire plus au profit de l’une de ces tendances que de l’autre; elle se fait rarement au profit exclusif d’une seule. » (7)

Le rêve de même est une sorte de composé ou plutôt de compromis entre les tendances refoulées, à qui le sommeil rend de la force, et les tendances représentant véritablement le moi, qui continuent à s’exercer par le moyen de la censure déformatrice.

Autrement dit symptômes névrotiques et rêves correspondent à un effort de nos diverses sincérités pour se manifester à la fois.

L’ensemble de cette conception me paraît d’une importance et d’une nouveauté extraordinaires. Peut-être Freud n’a-t-il pas aperçu lui-même toute la généralité qu’elle était susceptible de recevoir. [p. 51]

La découverte en nous d’un principe trompeur, d’une activité menteresse, peut cependant fournir une vue absolument nouvelle de toute la vie consciente.

Je vais tout de suite exagérer mon idée : Tous nos sentiments sont des rêves, toutes nos opinions sont le strict équivalent des symptômes névrotiques.

Il y a en nous, constante, obstinée, jamais à court d’invention, une tendance qui nous pousse à nous camoufler nous-mêmes. À tout prix, en toute circonstance, nous nous voulons, nous nous construisons autres que nous ne sommes. Naturellement le sens dans lequel s’exerce cette déformation et son degré varient extraordinairement suivant les natures. Mais en toutes le même principe de ruse et d’embellissement est à l’œuvre.

Partir dans l’étude du cœur humain sans être informé de son existence et de son activité, et sans s’équiper contre ses subterfuges, c’est vouloir établir la nature des fonds marins sans sonde et en se laissant guider au seul visage des eaux. Ou mieux, comme dit Jules Romains, c’est faire comme l’analyse traditionnelle qui « lors même qu’elle cherche les dessous se laisse diriger par les indications voyantes de la surface. Elle ne soupçonne un gisement de fer que si les taches du dessus sont toutes rouillées, un de charbon que si l’on piétine une poussière noire ».

Qui est de nous ne connaît ce démon que Freud appelle censure et qui fait sans cesse si subtilement notre toilette morale ? À chaque instant le tout de ceux que nous sommes, les gens tant la masse confuse et grouillante de nos appétits, épris en main est attirés par lui. Ils ne glissent dans nos plus bas instincts ce qu’il faut de noblesse pour que nous puissions le plus les reconnaître. Il nous fournit en abondance ces prétextes, ces couleurs dont nous avons besoin de couvrir les petites turpitudes qu’il nous faut accomplir pour vivre. Celui qui nous pourvoit de ce que nous appelons nos « bonnes raisons ». C’est lui qui nous maintient avec [p. 52] nous-mêmes dans cet état d’amitié et d’alliance sans lequel nous ne pouvons pas vivre et qui est pourtant si complètement dépourvu de justification qu’on ne comprend pas comment qu’il peut naître.

Mais je sens que je m’éloigne beaucoup de l’idée de Freud. Le principe qui préside au refoulement et à la censure, loin de travailler au triomphe de nos appétits, est, dans son esprit, ce qui les combat, ce qui les arrête. Il est le représentant des idées morales, ou tout au moins de la convenance, loin d’aider à la tourner.

Oui, mais il y a des cas .où il est vaincu, partiellement tout au moins : le symptôme névrotique, le rêve, le lapsus correspondent à des succès relatifs sur lui de la partie basse de nous-mêmes. Et s’il n’est pas directement agent d’hypocrisie, il le devient dans la mesure où il ne triomphe pas.

Quand je prétends que tous nos sentiments, toutes nos opinions sont des rêves ou des actes obsessionnels, je veux dire que ce sont des états impurs, masqués, hypocrites ; je veux dire une chose enfin qu’il faut bien voir en face : c’est que l’hypocrisie est inhérente à la conscience.

Poussant à bout l’idée de Freud, je dirai qu’avoir conscience, c’est être hypocrite. Un sentiment, un désir n’entrent dans la conscience qu’en forçant une résistance dont ils gardent l’empreinte et qui les déforme. Un sentiment, un désir n’entrent dans la conscience qu’à la condition de ne pas paraître ce qu’ils sont.

À ce point de vue, le chapitre que Freud consacre aux procédés qu’emploie la censure pour déformer le contenu latent du rêve et pour le rendre méconnaissable, mériterait de recevoir une extension considérable. Plusieurs de ces procédés sont utilisés certainement par nous à l’état de veille, pour nous aider à nous représenter nos sentiments sous une forme acceptable. Je n’en retiens qu’un exemple : le déplacement, le transport de l’accent sur [p. 53] un aspect de ce que nous ressentons, – avons besoin de ressentir en paix –, qui n’est pas l’essentiel. Autrement dit : la rupture par l’imagination du centre de gravité de nos complexes sentimentaux.

Soit dit en passant, si j’ai une tendance à me montrer sévère pour la théorie freudienne du rêve, c’est beaucoup parce que je regrette de voir Freud appliquer trop minutieusement à un phénomène particulier une idée qui me paraît d’une portée infinie. Son analyse du symbolisme des rêves va beaucoup trop 1oin ; elle réintroduit dans cette conscience dont il nous a montré la souplesse et l’extrême convertibilité quelque chose de fixe qui ne me paraît pas pouvoir y trouver place. Il faut garder à la pensée de Freud sinon un certain vague, du moins une certaine généralité pour bien en comprendre toute la valeur.

Avant de quitter cette idée de la censure, il faut encore en bien saisir un aspect qui est d’une importance considérable.

Quand je dis que l’hypocrisie est inhérente à la conscience, je dis trop ou trop peu. La censure, la force qui préside au refoulement, ce sont en partie des apports extérieurs ; elles sont créées principalement par l’éducation ; elles représentent l’influence de la société sur l’individu. Tout de même elles ne sont pas entièrement adventices, ni postiches ; elles finissent par former corps avec le moi. Freud les représente même comme les tendances constitutives du moi.

Et en effet ce serait simplifier beaucoup les choses que de représenter nos seuls instincts inférieurs comme vraiment constitutifs de nôtre personnalité. Ce qui les réprime fait partie de nous aussi.

Mais alors une conclusion s’impose. C’est qu’en tant que personnes morales, et même en tant que personnes [p. 54] tout simplement, nous sommes condamnés à l’hypocrisie. S’il en a des objectifs contre : hypocrisie, nous ne pouvons pas du moins éviter un autre mot ; c’est : impureté. Vivre, agir, si ce doit être dans un seul sens et avec méthode et de façon à tracer de nous sur la rétine d’autrui une image, c’est être composite et impur, c’est être un compromis.

Sincère vient d’un mot latin qui veut dire : pur, en parlant du vin. On peut dire qu’il n’y a pas de sincérité, pour l’homme, dans l’intégrité. Il ne redevient sincère qu’en se décomposant. La sincérité est donc le contraire exactement de la vie. Il faut choisir entre les deux.

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Le troisième point de la doctrine de Freud, qu’il me semble que nous pouvons, bien que dans de moindres proportions peut-être, agrandir, c’est la théorie de la sexualité.

On se rappelle quelle en est la ligne générale.

S’interrogeant sur la nature des tendances qu’arrête le refoulement et qui s’expriment par substitution dans les symptômes et dans les rêves, Freud, on le sait, croit constater qu’elles sont toutes de nature sexuelle.

Plusieurs nuances sont ici à noter. Freud ne dit pas, et même se défend d’avoir dit que tout ce qui paraît dans nos rêves est d’origine sexuelle. N’est d’origine sexuelle que ce qui apparaît camouflé.

D’autre part, Freud ne dit pas et se défend d’avoir dit (par exemple dans la lettre que le professeur Claparède a publiée en appendice de la brochure: la Psychanalyse) que tout notre être ce réduit aux tendances sexuelles, même que « l’instinct sexuel et le mobile fondamental de toutes les manifestations de l’activité psychique ». Au contraire : « la psychanalyse n’a jamais oublié qu’il existe [p. 55] des tendances non sexuelles, elle a élevé tout son édifice sur le principe de la séparation nette et tranchée entre tendances sexuelles et tendances se rapportant au moi, et elle a affirmé, sans attendre les objections, que les névroses sont des produits non de la sexualité, mais du conflit entre le moi et la sexualité. » (8)

Cependant il reste certain que l’ensemble des tendances spontanées et inconscientes de l’être lui apparaît comme identique dans son fond à l’instinct sexuel.

Il prend soin d’ailleurs, cet instinct, de le définir d’une manière très large, en le distinguant de l’instinct de procréation et même de l’activité proprement génitale. Pour bien marquer son caractère général, il l’appelle Libido.

Le concept de la libido n’est évidemment pas absolument clair. Il prend, par moments, une valeur quasi-métaphysique pour revenir l’instant d’après à signifier simplement l’appétit sexuel, le désir proprement dit.

Mais je me demande si au lieu de reprocher à Freud cette ambiguïté, si au lieu de vouloir le forcer à accrocher ce mot de libido à une tendance absolument particulière et bornée, on ne ferait pas mieux, au contraire, de lui savoir gré du vague où il le laisse et du battement qu’il lui permet. Je me demande si sa principale découverte, dans le domaine qui nous occupe n’est pas justement d’une seule tendance transformable, qui formerait tout le fonds de notre vie psychique spontanée.

En d’autres termes, l’idée que le désir est le moteur de toute notre activité, du moins de toute notre activité expansée, me paraît d’une nouveauté et d’une vérité admirables. Ou mieux encore l’idée que nous ne sommes créateurs, producteurs qu’en tant que nous allons dans le sens du désir. [p. 56]

Mais s’il faut se garder de trahir par trop de précipitation l’idée même de Freud, sa conception de la sublimation. Je reprends donc :

Freud, par une longue analyse, fortement appuyer de remarques expérimentales, qui remplit toute la petite brochure intitulée : Trois essais sur la théorie de la sexualité (8), établit que l’instinct sexuel n’a d’emblée ni l’objet ni le but que nous lui connaissons. Et le montre d’abord immanent pour ainsi dire au corps de l’enfant en cherchant, ni ne soupçonnant même aucune satisfaction extérieure. C’est la période qu’il appelle d’auto-érotisme.

Il le montre en même temps s’irradiant confusément et impartialement dans tous les organes et recevant des satisfactions presque indifféremment de tous.

Puis, l’expérience, qui peut être précédée d’ailleurs par des interventions étrangères, enseigne à la libido à s’extérioriser. Mais même après ce bond qu’elle fait, elle reste hésitante entre plusieurs satisfactions possibles et ne se met exclusivement au service de l’acte génital qu’au moment de la puberté et par une sorte d’opération synthétique fort complexe et sujette à une foule d’accidents.

Ce désir, qui à la fois est au-dessous de son objet et l’excède ou même le transcende, est une conception d’une hardiesse et d’une profondeur magnifiques.

On comprend tout ce qu’elle permet à Freud d’expliquer. Que la libido soit refoulée : de deux choses l’une : ou elle reviendra à un mode de satisfaction comme il dit prégénital, et on aura une perversion, par fixation. Ou elle produira un malaise qui engendrera la névrose.

Mais, d’autre part, le fait justement qu’elle n’est pas liée d’une manière constitutionnelle avec l’acte génital, lui permettra aussi de le dépasser et de se mettre au service de l’activité intellectuelle, d’irriguer pour ainsi dire nos facultés spirituelles. La sublimation consistera dans [p. 57] cette dérivation de la libido au profit de l’intelligence ou même de la moralité.

Voici comment on pourrait présenter les réflexions qu’inspire cette partie de la théorie freudienne :

1° Il est d’une importance considérable, au point de vue de la psychologie de la création, d’avoir établi les sources, si l’on peut dire, charnelles de toute création spirituelle. Cela est important non pas pour rabaisser celle-ci, mais pour faire comprendre l’unité de notre vie psychique et pour faire apparaître que nous ne disposons en somme que d’une espèce d’énergie dont toute notre liberté se borne à diriger l’emploi.

Cela est important pour expliquer l’émotion esthétique en face d’une grande œuvre et pour expliquer ce qu’elle a toujours, quand elle est sincère, quel que soit l’objet représenté, de sensuel.

Cela est important même au point de vue de la critique esthétique, en enseignant à rechercher dans l’œuvre, non pas, comme le font avec trop de précision à mon sens ceux qui ont appliqué jusqu’ici la psychanalyse à l’art, la petite histoire rentrée qui peut être à l’origine chez l’auteur, mais le courant du désir, l’entraînement, d’où elle est née. Et une sorte de critérium esthétique pourrait être établi, qui permettrait de distinguer les œuvres nées d’un penchant, de celle qu’a fabriquée à vouloir – la qualité esthétique restant réservé aux premières.

2° En analysant d’une part tout ce que la libido construit dans l’inconscient à l’abri du refoulement, et d’autre part tout ce que peut produire le refoulement de la libido dans la vie consciente. Freud ouvre à la psychologie un domaine prodigieux.

Je ne crois pas que l’analyse des rêves, pratiquée suivant l’orthodoxie freudienne, puisse mener à des constatations bien intéressantes. À cause surtout de cet étrange code préalable de signaux qui emprisonne l’interprétation.

Mais songez à ce que peut découvrir un psychologue [p. 58] sans prévention (ni freudienne, ni anti freudienne) et qui simplement est résolu à ne pas ignorer ce que je voudrais appeler la situation sexuelle des êtres qu’il étudie. Songez à cet abîme si mal exploré encore des attirances, et peut-être surtout des haines sexuelles. Songez quel accès au caractère individuel, quelle clef de toute une conduite peut donner la connaissance des expériences sexuelles faites par un être donné, et surtout des contrecoups provoqués par ces expériences.

Un romancier, jusqu’ici, même s’il ne les notait pas, prenait soin de réaliser pour son compte par la pensée la situation sociale, les conditions d’existence, la profession, les ascendances de chacun de ses héros. Il me semble impossible, après Freud, qu’il puisse se passer d’imaginer pareillement à l’avance, même s’il ne doit pas en dire un mot au cours de son récit (son récit peut même avoir pour but seulement de la suggérer) la situation sexuelle de chacun et sa relation — on comprend que j’emploie le mot dans son sens l’e plus général — au point de vue sexuel, avec les autres.

3° En détachant la libido de son objet, Freud se range implicitement à une conception subjectiviste de l’amour. Il est évident que ce désir mobile, déplaçable qu’il décrit, n’aura besoin de rien recevoir de l’objet qu’il choisira, ne pourra même rien en recevoir et que c’est de sa propre ressource toute seule que sera formée dans l’esprit de l’amoureux l’image de l’objet aimé.

Il parle quelque part de la « surestimation de l’objet sexuel », est sans doute il l’entend d’abord dans le sens physique, mais il est bien dans son esprit aussi que toutes les beautés morales dont l’amoureux par l’objet aimé correspondent à une projection sur lui de la libido. Il admet donc que tout amour est hallucinatoire et ne cherche dans les êtres étrangers qu’un prétexte à se fixer. Il n’admet donc pas l’appel, l’attraction d’un mètre sur un [p. 59] autre, n’est que l’amour puisse jamais naître d’affinités réelles et objectives.

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Il nous faut maintenant essayer d’envelopper d’un regard l’ensemble de la doctrine de Freud et de l’apprécier.

Freud nous apporte deux choses : un nouveau monde de faits, une « nouvelle famille de faits » (là-dessus j’e me sens d’un avis tout à fait différent de Jules Romains qui lui conteste cette sorte de découverte), et sinon une nouvelle « loi » de ces faits, du moins une nouvelle méthode pour les explorer, ou plus vaguement, une nouvelle attitude à prendre à leur égard.

Le nouveau monde, c’est le monde de l’inconscient pour la première fois conçu et montré comme un système de faits déterminés, de même nature, de même étoffe que ceux qui paraissent dans la conscience et en constante relation, en constant échange avec les faits conscients.

Parmi ces faits inconscients, Freud décèle la prodigieuse flore des tendances et des complexes sexuels. Même s’il les décrit avec trop de précision (c’est toujours un peu son défaut) et s’il les typifie par trop, c’est une nouveauté admirable que de seulement les dévoiler.

D’autres pourront entrer à sa suite avec plus de légèreté et un sens plus aigu de l’individuel dans cet étrange jardin.

Mais déjà il indique à ces autres — et c’est son deuxième apport qui est également sans prix — l’attitude à prendre pour y faire de bonnes observations. Cette attitude consiste à ne vouloir se connaître, si j’ose dire, que par les signes. Au lieu d’écouter le sentiment lui-même ou la [p. 60] sensation elle-même, Freud va les chercher dans leurs effets seulement, dans leurs symptômes.

Sans doute on avait essayé bien avant lui de saisir les phénomènes psychiques pour plus de sûreté indirectement, en particulier dans leurs conditions. Toute la psycho-physiologie fut un effort pour s’instruire de la conscience en partant de l’extérieur, de quelque chose qui n’en étaient pas, mais qui avait l’avantage qu’on pouvait le toucher, le mesurer, le faire varier. Mais elle commettait l’erreur, qu’a bien soulignée Berhson, de passer outre à la différence de qualité des phénomènes.

L’erreur de Bergson à son tour fut peut-être (je ne l’indique ici que de la manière la plus prudente et la plus hypothétique) de se plonger avec trop de confiance dans le pur flot psychologique et d’attendre trop naïvement la connaissance de son seul décours épousé. Peut-on relever le tracé d’un fleuve en y nageant ?

Freud échappe à l’erreur des psycho-physiologistes en n’acceptant comme renseignements sur la vie psychique que des faits psychiques. Il construit une psychologie indépendante, autonome. Et c’est une des raisons de la résistance qu’il a rencontrée.

Mais d’autre part, ces faits psychiques, il n’y croit pas ; je veux dire qu’il n’accepte pas leur visage. Il les regarde à priori à la fois comme menteurs et comme explicables. Il s’en sert comme de signes pour remonter inductivement à une réalité psychique plus profonde et plus masquée. Il s’arc-boute à contre-sens du courant vital.

Et ainsi il rend à l’intelligence ce rôle actif, ce rôle de défiance et de pénétration qui, dans tous les ordres, a toujours été le seul qui permît et favorisât la connaissance.

Il y aurait beaucoup à dire sur la foi complète au déterminisme psychologique. Mais comme méthode, dont il faut se servir le plus longtemps qu’on peut, le déterminisme est inattaquable. C’est en s’y rangeant seulement [p. 61] qu’on peut espérer remonter, avec quelque discernement et quelque profit pour la pensée, dans le chaos que notre âme envoie à notre rencontre.

JACQUES RIVIÈRE.

RESTIF DE LA BRETONNE (Monsieur Nicolas) :
« … Le mari préparait des échalas, et à chaque fois qu’il en avait appointé un, il venait embrasser sa femme et prendre d’autres libertés qui me causaient un naïf étonnement… Le mari lui tenait des discours singuliers, qui me déplurent, sans doute à cause de leur effronterie, ou peut-être plus encore par ce sentiment de jalousie, naturel aux mâles, et qui se montre, sous l’espèce humaine, même avant le développement de la faculté. »

NOTES

(1) Texte inédit de la conférence prononcée au Théâtre du Vieux-Colombier, le 10 janvier 1923.

(2) Introduction à la Psychanalyse. Troisième partie, chap. XVIII, p. 228 de la traduction française. (Payot, édit.).

(3) Idem, p 289.

(4) Introduction à la Psychanalyse, même chapitre, p. 296 de la traduction française.

(5) Introduction à la Psychanalyse, Deuxième partie, chap. IX, p. 145 de la traduction française.

(6) Ibid. Troisième partie, chap. XIX de la traduction française.

(7) Introduction à la Psychanalyse, Troisième partie, chap. XXII, p. 365 de la traduction française.

(8) Edition de la Nouvelle Revue Française, série des Documents bleus. @

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