Sur les lapsus de la vision. Par Victor Egger. 1878.

Quetzalcoatl-human.

Quetzalcoatl-human.

Victor Egger. Sur les lapsus de la vision. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), troisième année, tome VI, juillet à décembre 1878, pp. 286-289.

Victor Egger (1848-1909). Psychologue et épitémologue , il enseigna la philosophie et la psychologie à Paris. Il fut à l’origine de la première description de ce que l’on nomme l’expéreince demort imminente. Quelques publications :
— La physiologie cérébrale et la psychologie. Revue des Deux mones. 1877.
— La naissance des habitudes 1880.
— La parole intérieure : essai de psychologie descriptive: thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris. 1881.
— Le moi des mourants, Revue Philosophique 1896, XLI : 26-38.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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NOTES ET DOCUMENTS

SUR LES LAPSUS DE LA VISION

Tout le monde connait par expérience les lapsus linguœ et les lapsus calami ; la famille des lapsus comprend d’autres espèces encore : ainsi les coquilles des imprimeurs, qui sont une sorte de lapsus digitorum, et les fautes des copistes, dont la théorie a été faite par les philologues pour les besoins de la critique des textes. Il y a aussi des lapsus memoriœ et des lapsus oculorum ; ces deux variétés n’ont pas été, que je sache, étudiées jusqu’à présent.

Ces derniers présentent une particularité qui leur donne un intérêt spécial. Les visa sont essentiellement étendus d’une étendue superficielle ; le lapsus peut-il porter sur l’élément formel du visum ? L’état de distraction et la rapidité de la vision peuvent-ils induire en erreur notre faculté d’intuition sur les dimensions superficielles d’un objet ?

A priori, la chose parait invraisemblable, si du moins on admet les propositions suivantes :

— Une erreur de localisation suppose que la localisation est secondaire et non primitive, non donnée à l’esprit avec l’objet, mais ajoutée par l’esprit à l’objet en vertu d’associations d’idées antérieures ;

— Or les deux premières dimensions sont données avec les visa, la troisième ajoutée par l’esprit comme interprétation de certaines particularités accessoires de la vision.

D’où il résulterait que toute erreur dans la localisation des visa doit porter sur la troisième dimension, aucune sur les deux premières.

J’ai noté quelques lapsus oculorum qui peuvent paraître à première vue contraires à cette conclusion, car ils semblent contenir des erreurs sur la dimension superficielle des objets visibles. Celui que je vais citer me parait propre à faire voir qu’il n’en est rien en réalité et à montrer le véritable mécanisme de ce genre de phénomènes.

Je me trouve sur une place de Bordeaux : quittant quelques amis, je fais une volte-face rapide, durant laquelle mes yeux rencontrent une [p. 287] série d’affiches de toutes couleurs qui couvrent un mur. Le temps et l’attention m’ont également manqué pour en remarquer spécialement aucune ; mais, aussitôt le mouvement terminé, mon imagination me représente cette inscription en gros caractères : VELPEAU ; c’est un état faible, comme les visa intérieurs du souvenir. Je suppose immédiatement que cette image a pour cause une des affiches que mon regard vient de parcourir sommairement ; mais le nom du grand chirurgien en tète d’une affiche de couleur, d’une affiche-réclame, cela a quelque chose d’anormal. Alors, pour me rendre compte du fait, je tourne la tête en sens inverse, et, cette fois, j’arrête le mouvement, mes yeux ayant rencontré une affiche en tête de laquelle se lisent en gros caractères les mots : VILLE DE PAU. Mon esprit a raisonné ainsi : (J’ai vu des affiches ; or j’ai présente une image en caractères d’affiches ; ce qu’elle représente, j’ai dû le voir ; pourtant .. ? vérifions. Et une seconde expérience, expérience attentive celle-là, a convaincu l’image d’inexactitude. Le couple de faits, vision et image, constitue donc ce que l’on peut appeler un lapsus oculorum, produit par l’extrême rapidité de la vision, jointe à l’inattention d’un esprit occupé ailleurs.

Ce lapsus semble se décomposer en deux erreurs simultanées, l’une portant sur l’élément formel, l’autre sur l’élément matériel du visum. De là la tentation d’attribuer deux causes différentes à l’ensemble du lapsus :

1° L·espace occupé par l’inscription m’a paru plus petit qu’il n’était, parce que la vision a été très-rapide ; si cette hypothèse était vérifiée, il faudrait admettre que l’espace apparent est, dans une certaine mesure tout au moins, proportionnel à la rapidité du mouvement de l’œil ; l’étendue serait fonction de la durée.

2° Les conditions de la vision dans l’espèce ayant normalement déterminé une certaine étendue, restait à remplir cette étendue par une image colorée ; mais l’espace était insuffisant pour contenir l’inscription VILLE DE PAU, et, de plus, l’image colorée réelle avait fait sur mon œil une impression faible, faute de durée ; le commencement et la fin seuls, c’est-à-dire les lettres V et AU, que leur position détachait plus nettement sur le papier de couleur, ont subsisté intacts ; l’espace intermédiaire a été rempli par l’imagination ; et l’acte de l’imagination a été déterminé, comme il arrive toujours dans les lapsus, par le concours de deux causalités ; l’image produite a été : 1° analogue à l’image qui aurait dû être produite à sa place, ou, dans l’espèce, à l’impression visuelle ; 2° identique à une image déposée antérieurement dans l’esprit et qui par conséquent avait par elle même une certaine tendance à la reproduction. La première cause a donné la forme majuscule des lettres, et les lettres E, E, L, P, sans compter le V initial et le AU final, la seconde, l’ordre de ces lettres, c’est-à-dire le nom bien connu de Velpeau.

Dans cette hypothèse, le mouvement de l’œil rendrait compte de [p. 288] l’amoindrissement de l’étendue ; l’imagination ne serait responsable que de la modification apportée à l’image colorée ; le mouvement de l’œil, en déterminant une certaine étendue, aurait obligé l’imagination à trouver un mot n’occupant que les 7/12 de l’étendue réellement parcourue (7 lettres, au lieu de 10 lettres plus 2 vides), problème difficile, que néanmoins l’imagination a résolue sans le moindre effort aussi heureusement qu’il était possible. Faut-il donc croire que, si le nom de Velpeau s’était écrit Vellepeau, il eût été par là même écarté, bien qu’il eût été alors moins différent de l’inscription réelle ?

D’ailleurs le lapsus peut être décomposé : 1° EL au lieu de IL ; il y a là non-seulement une addition de couleur, mais encore une addition d’étendue, car il faut plus de place pour un E que pour un ; 2° rien au lieu de LE DE, c’est-à-dire suppression de 4 lettres et 2 vides, anéantissement d’une étendue et de la couleur qui s’y trouvait ; 3° PE au lieu de P ; ceci peut s’interpréter de deux façons : ou le dernier E a été transposé, ou un E a été ajouté entre le P et l’A ; dans le second cas, il y aurait une addition d’étendue colorée. En ce qui concerne l’étendue, le phénomène n’a donc pas été une simple suppression, mais une suppression insuffisamment compensée par une addition au moins, peut-être par deux. Or, si la rapidité de la vision peut paraître expliquer la suppression d’une portion d’étendue, elle ne peut rendre compte du phénomène contraire.

Je conclus donc qu’il faut écarter l’hypothèse d’une influence de la rapidité du mouvement de l’œil sur l’étendue apparente. Le phénomène est simple, et une explication simple lui suffit.

Il y a eu une vision inconsciente ; elle a suscité un conséquent conscient qui était une image visuelle faible, en partie conforme à la vision, en partie inventée, et, en tant qu’inventée, conforme à une tendance préalable, la tendance générale au nom du célèbre Velpeau, soit sonore, soit écrit, et écrit soit d’une façon soit d’une autre. Cette image visuelle est un fait d’imagination venu à la suite d’une sensation et lié à celle-ci par un rapport d’analogie. Il s’est produit conformément aux lois générales de la succession des idées. L’élément étendu et l’élément couleur de la sensation ont disparu en même temps, c’est-à-dire en même temps qu’ils apparaissaient, puisqu’elle a été inconsciente. L’élément étendu de l’image a été créé avec l’élément coloré ; tous deux sont nouveaux, sont l’œuvre de l’imagination. Ces deux éléments sont inséparables ; l’étendue du second fait a été moindre que celle du premier, parce que l’élément coloré du premier demandait pour s’étaler moins d’étendue que l’élément coloré du second ; elle eût été plus grande dans le cas contraire, en dépit de la rapidité du mouvement de l’œil.

Ce qui est original dans notre fait, c’est que sans doute, si le visum n’avait pas été inconscient, il n’eüt pas suscité d’image ; conscient et net, le visum eût dispensé de l’image ; faute d’un visum conscient, d’une intensité et d’une netteté suffisantes, il ya eu une image visuelle, laquelle a pris la place du visum normal, ce qui en a fait un lapsus. Il [p. 289] semble qu’il y ait là une application de la loi qui gouverne l’âme pendant toute la durée du sommeil, loi qui peut s’exprimer ainsi : faute de sensations, des images, ou : l’imagination supplée la sensation empêchée. La distraction reproduit ainsi d’une manière intermittente au milieu même de la veille plusieurs des faits caractéristiques du sommeil. Réciproquement, l’on peut dire que l’activité cohérente propre à la veille est proportionnelle au degré de l’attention.

Il ne faudrait pas croire que toute vision rapide et inattentive soit nécessairement suivie d’une image inexacte : cela arrive seulement de temps en temps, et il est difficile de déterminer dans quelles conditions le phénomène se produit, dans quelles conditions il n’a pas lieu. D’autres fois, l’image est exacte, bien que postérieure de quelques instants à la vision ; d’autres fois, il n’y a aucune image. Mais le lapsus oculorum, quand il a lieu, a toujours les caractères que je viens d’indiquer : il consiste toujours dans la substitution à un visum trop faible pour être conscient, d’une image visuelle douée par elle-même d’une tendance préalable à la reproduction, et d’ailleurs analogue à ce visum ; pour le commencement et la fin des mots, cette analogie va volontiers Jusqu’à l’identité.

VICTOR EGGER.

 

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