Sur le délire d’indignité. Par Henri Aubin. 1947.

AUBIN0001Henri AUBIN. Essai d’explication sociologique du délire d’indignité. Extrait des comptes rendus du Congrès des Médecins Aliénistes et Neurologistes XLVe session – Niort (21-26 juillet 1947).

Aubin Henri Henry-Emmanuel-Marie (1903-1987) est considéré par beaucoup comme un pionnier de la pensée ethno-psychiatrique française, tout en restant un représentant marqué de médecine coloniale. Elève d’Antoine Porot il participa à son Manuel alphabétique de psychiatrie, Paris P.U.F. 1952, aux rubriques : Indigènes Nord-Africains, Primitivisme, Noirs (Psychopathologie des).

Quelques publications parmi les très nombreuses disséminée dans les revue :

Les délires de métapsychique. Thèse de médecine de la faculté de médecine de Bordeaux n°102. Bordeaux, Yves Cadoret, 1927. 1 vol. in-8°, 99 p.
Conceptions nosologiques actuelles en psychiatrie. Extrait des Annales de Médecine et pharmacie coloniale, 1935. Paris, Imprimerie Nationale, 1935. 1 vol. in-8°, 10 p., 1 fnch.
Introduction à l’étude de la psychiatrie chez les noirs. Extrait des Annales Médico-psychologiques, 1939, n°1-2. Paris, Masson et Cie, 1939. 1 vol. in-8°, 61 p., 1 fnch.
L’homme et la magie. Paris, Desclée de Brouwer, 1952. 1 vol. in-8°, 244 p.

Les [p.] renvoient aux numéros de pages originaux. Les autres indications sont nos notes. Nous avons respecté l’orthographe et la grammaire de l’époque. Les notes de l’auteur ont été regroupés en fin d’article afin de les rendre plus lisibles. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Extrait des comptes rendus
du Congrès des Médecins Aliénistes et Neurologistes
XLVe session – Niort (21-26 juillet 1947)

Essai d’explication sociologique du délire d’indignité

par H. Aubin (d’Alger)

En Afrique australe, au Groënland, au Kamtchatka, lorsqu’un homme tombe accidentellement à l’eau, ses camarades, loin d’essayer de le sauver, s’appliquent à le faire noyer ; on le renfonce s’il reparaît ; on l’empêche de remonter à bord, on lui donne un coup de rame sur la tête, s’il paraît vouloir échapper à son tragique destin.
Aux les Fidji, les rescapés d’un naufrage doivent être tués et mangés. Les prisonniers de guerre, en Nouvelle-Zélande et en de nombreuses régions du globe, sont exclus de la collectivité. Il en est de même des malades, à qui l’on ne songe à donner aucun soin, pas même la nourriture ; s’ils semblent condamnés, une terreur folle s’empare de l’entourage ; on les achève avant qu’ils aient rendu le dernier soupir ; l’on se hâte de les enterrer, avant qu’ils aient eu le temps de répandre le malheur autour d’eux et on les enterre en plaçant de grosses pierres sur leur poitrine : précaution contre les revenants.
Ces faits s’expliquent ainsi :
Les malheurs (y compris la maladie et même de simples déceptions) traduisent la colère et le déchaînement contre l’individu d’une puissance surnaturelle.
Dans les Sociétés où la notion de divinité n’est pas nettement expliquée, on sait qu’elle est remplacée par la Force magique (Mana), S’opposer à l’action de la Force mystique est une entreprise pleine de péril sacrilège (1), et presque inconcevable ; [p. 2] c’est une nécessité instinctive que d’aider à son accomplissement, même, comme nous venons de le voir, au prix d’un geste criminel.
La mort est l’aboutissement naturel de ce déchaînement. Elle est, dans ce sens, désirable. La vie de l’individu ne compte pas au regard, du processus formidable qui est en branle. Tout au plus, peut-on limiter les dégâts, localiser la mort, se contenter d’une mort partielle par une mutilation (2) ou un sacrifice. Nous, avons, l’an dernier, évoqué ce mécanisme (3).
La maladie est donc une malédiction. Elle est en même temps une souillure. Cette souillure témoigne, d’un crime, ignoré peut-être du sujet, comme, peut l’être l’état de sorcier (4); elle est, à ce -titre, contagieuse, toujours au sens magique du mot : si on ne laisse pas s’accomplir la triste destinée de la victime, le malheur, la maladie se répandront sur tout le groupe.
La souffrance et les accidents de toute espèce, auxquels l’humanité est « sujette, sont considérés comme une souillure et en portent le nom » (5).
Or, cette souffrance, cette douleur morale, cette hantise du malheur qui imprègne toute la personne, sont l’essence même de la mélancolie.
Voici donc, d’une part, une série de représentations collectives, répandues chez les primitifs dans les quatre coins du monde ; d’autre part, des complexes idéo-affectifs, réalisés par la dissolution morbide qui se ressemblent étrangement. Une fois de plus il nous a semblé que les premières éclairaient les secondes d’une vive lumière et que la désintégration partielle du psychisme laissait reparaitre les synthèses archaïques.
Les théories psychanalytiques, comme celles des classiques, loin de s’opposer aux données ethno-sociologiques précédentes, sont au contraire utilement complétées par elles. Dans les premières, le mécanisme de la fixation sur le moi du mal souhaité [p. 3] ou réellement fait à autrui se précise par la connaissance de ces faits.
Si 1’on s’en tient, comme point de départ, à un simple état de malaise psychosomatique à teinte dépressive, ils nous tracent clairement les voies du développement idéique.
Reprenons, en effet, l’étude de ces quelques propositions qui reviennent comme un leit-motiv dans tous les récits des voyageurs et qui démontrent la force d’une pré-liaison entre l’idée du malheur et celle de malédiction de crime, et de souillure contagieuse. Comparons-les aux lamentations quotidiennes du mélancolique.
« Je suis maudit, je répands le mal autour de moi (délire centrifuge), je fais, j’ai fait, je vais faire le malheur de tous les miens. » il ne veut ni pitié, ni consolation ; il sent qu’il ne doit inspirer que la haine et l’aversion et qu’il faut qu’il en sait ainsi. Les bonnes paroles ne peuvent être qu’une ironie de mauvais aloi; et il ajoute parfois : « On devrait m’abattre comme une bête. » Véritablement, les deux séries de propositions sont exactement superposables.

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L’idée du « crime » ne manque pas ; la plupart l’expriment et cherchent à la préciser. Ils ne trouvent souvent que des peccadilles. Peu importe ! Nous savons quelles ne doivent pas être évaluées suivant un barème moral, mais suivant un barème magique. Par « crime », il faut entendre tout ce qui ne doit pas se faire, non pas du point de vue moral, mais du point de vue magique : violation d’un tabou. Même s’il n’est pas déterminé, le sentiment du crime n’en reste pas moins vivace et l’on entend alors : « J’ai du commettre un crime », ou encore, comme cet indou dont j’ai rapporté l’histoire (6) : « J’aurai commis un crime dans une vie antérieure. » Parfois, le maladie s’indigne : « Pourtant, je n’ai commis aucun crime, je n’ai rien à me reprocher ! Mais visiblement, il n’arrive pas à se convaincre lui-même.  Il s’analyse en civilisé, discute sur le terrain de la morale quand il s’agit de l’Inconscient collectif, prémoral. Il veut faire usage de la Raison, là où l’Intuition règne en maître.
Pratiquement, l’attitude de révolte ne se voit guère chez les mélancoliques purs, pas plus que chez le primitif atteint par le malheur. Un seul signe de la défense divine l’incite à abandonner la lutte (7) ; à la lettre, il suffit, dans un combat, de [p. 4] la mort ou de la blessure grave d’un seul homme pour que sa tribu prenne la fuite ; celui qui est fait prisonnier ne cherche pas à se sauver ; un mauvais coup manqué (meurtre, vol, incendie) n’est jamais renouvelé.
De même la mélancolie, assez souvent, débute à la suite d’une déception ou d’un chagrin, même minime, qui l’incite aussi à abandonner la lutte. Les: familles insistent sur cette cause psychique du mal ; mais presque toujours, on trouve des signes prémonitoires antérieurs : le choc affectif n’a eu pour effet que de révéler la malédiction et de déclencher l’abandon de toute activité, l’enlisement dans la maladie.
Ce rapprochement si évocateur comporte une difficulté. C’est que les idées d’indignité et d’auto-accusation sont rares dans la plupart des populations indigènes. Nous en avons toutefois observé de beaux cas, chez les Sénégalais (dettes imaginaires, demande de rendre ses galons, s’accuser de trop manger) (8).
Mais beaucoup plus souvent, et surtout en milieu musulman (Afrique du Nord), on constate des idées de persécution.
Cela provient parfois d’une volonté de reniement, destinée à écarter les forces mauvaises. Mais aussi, semble-t-il, de la fragilité de la synthèse psychique et de la facilité avec laquelle se produit chez eux ce phénomène capital de projection, si bien étudié par les psychanalystes, qui aboutit au sentiment d’agressivité et d’hostilité de l’ambiance.

(1) Sacrilège est pris ici an sens du mot latin sucer qui, à l’origine, signifie « dangereux », pourvu d’une force redoutable. C’est dans ce sens aussi qu’il faut interpréter le « Res sacra miser » de Sénèque – le malheur est chose dangereuse, Sacer et Tabou sont à peu près synonymes. De même, dans un grand nombre dans un grand nombre de langages, « malheureux, impur » et maudit s’expriment par le même mot ; inversement, un même terme peut signifier « joyeux », « pur » et « innocent ».
(2) Aux îles Fidji encore, les indigènes qui veulent apaiser le courroux de leurs divinités, en cas de maladie, n’hésitent pas à se couper la première phalange de l’annulaire. Au besoin, ils répètent l’opération, si bien que la plupart d’entre eux sont privés d’un ou plusieurs doigts.
(3) Voir C.R. Congrès des Aliénistes, Genève, 1946.
(4) On peut être sorcier sans le savoir – seule l’ordalie le démontre – mais c’est une démonstration irréfutable, à tel point que le malheureux individu désigné comme tel, sachant que c’est pour lui un arrêt de mort, ne songe même pas à se disculper ct admet qu’il était sorcier sans le savoir, pendant son sommeil par exemple.
(5) Lévy-Bruhl. – La Mentalité Primitive, 382. Voir aussi note 3.
(6) Annales méd.-psych., février 1936.
(7) Lévy-Bruhl., op.cit., 382.
(8) Introduction à. la Psychiatrie chez les Noirs. Ann. méd.-psych., 1939, 1 et suiv.

CAHORS, IMPRIMERIE A. COUESLANT. — 77.050

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2 commentaires pour “Sur le délire d’indignité. Par Henri Aubin. 1947.”

  1. richard frerotLe mardi 2 mai 2017 à 11 h 59 min

    IL FAUT SAVOIR QUE LE DOC ETAIT ARTIISTE PEINTRE
    j’ai été un de ces modèles en 66 et 67 a solliès-pont (83)

  2. Michel ColléeLe jeudi 4 mai 2017 à 8 h 41 min

    Bonjour.Merci pour cette précision dont nous prenons bonne note. Cordialement.