Sur l’activité de l’esprit dans la rêve. Par Paul Tannery. 1894.

TANNERYACTIVITEREVE0001Paul Tannery. Sur l’activité de l’esprit dans la rêve. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger), (Paris), tome XXXVIII, juillet à décembre 1894, pp. 630-633.

Paul Tannery (1843-1904). Polytechnicien, ingénieur des Tabacs, historien des sciences français, helléniste, il assure la suppléance de Charles Lévèque, à la chaire de philosophie grecque et latine professeur du Collège de France de 1892 à 1897. Parmi ses tès nombreuses publication nous avons retenu :
— Pour l’histoire de la science hellène, Paris, Félix Alcan, 1887.
— Recherches sur l’histoire de l’astronomie ancienne, Paris, Gauthier-Villars, 1893.
— Sur la mémoire dans le rêve. Article parut dans la « Revue de Philosophie de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLV, janvier à juin 1898, pp. 636-640. [en ligne sur notre site]
— Sur la paramnésie dans le rêve. Article parut dans la « Revue de Philosohie de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet à décembre 1898, pp. 420-423. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 630]

SUR L’ACTIVITÉ DE L’ESPRIT DANS LE RÊVE

Monsieur et cher Directeur,

Les judicieuses réflexions émises par M. Fr. Paulhan (1), à propos de la question soulevée par M. Le Lorrain (2), m’engagent à vous communiquer quelques observations personnelles sur mes rêves. Il est bien entendu que je ne les soumets aux psychologues qu’à titre de document et que je ne prétends nullement étendre à d’autres qu’à moi (ou à ceux qui me ressemblent) les conclusions que je pourrai paraître en tirer.

Je voudrais tout d’abord signaler la possibilité de faire, au moins si l’on se trouve dans certaines conditions favorables, des observations méthodiques sur les rêves.

li y a plus de quinze ans, je me suis trouvé amené à essayer sur moi-mème de pareilles observations, que j’ai poursuivies pendant près d’un mois. Je couchais dans une alcôve, les yeux tournés vers la fenêtre ; les rayons du soleil provoquaient mon réveil à une heure déterminée et généralement il se trouvait précédé d’un rêve ; je regardais aussitôt l’heure à ma montre, et la prenant dans ma main, j’essayais de me rendormir sans d’ailleurs changer de position. Lorsque je sentais le sommeil me gagner, je jetais un nouveau coup d’œil à ma montre et, après avoir perdu conscience, j’étais de nouveau et à bref délai réveillé par le soleil, à la suite d’un nouveau rêve. En recommençant [p. 631] comme ci-dessus, je parvenais, assez régulièrement, à obtenir en un quart d’heure, après mon premier réveil, trois périodes de sommeil (avec rêves) d’environ deux minutes chacune, avec des intervalles conscients d’environ trois minutes.

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 Marcel Caram

Je me proposais, dans ces observations, un but spécial, ce qui fait qu’en réalité je ne les ai pas vraiment poursuivies avec méthode et surtout que je ne me suis pas attaché à noter régulièrement mes rêves. Je ne suis d’ailleurs pas parvenu à atteindre la solution du problème que je m’étais posé et qui est peut-être assez intéressant pour que je me laisse aller à une digression afin d’expliquer en quoi il consiste.

J’avais observé plusieurs fois, dans mes rêves, une illusion de mémoire particulière ; il me semblait que je me souvenais de tel ou tel fait qui, en réalité, ne m’était pas survenu. L’illusion était assez puissante et souvent le détail assez insignifiant pour que j’eusse parfois peine, une fois réveillé, à savoir exactement si ce souvenir, que j’avais eu en rêve, était vrai ou faux. Je me demandai s’il ne provenait pas d’un autre rêve, oublié ou non parvenu à la conscience, et ayant eu lieu, soit dans une nuit antérieure, soit dans la même nuit (3). J’essayais donc, en me rendormant, d’arrêter mes pensées sur le rêve qui venait de cesser, je cherchais à le recommencer, pour observer si alors il contiendrait comme élément un souvenir du rêve immédiatement précédent, et avec quels caractères se présenterait ce souvenir. Il ne m’arriva que très rarement (une fois ou deux) de retrouver un rêve ayant une analogie véritable avec le précédent ; mais, quant au souvenir, je ne pus rien remarquer de précis. L’inutilité de mes tentatives me fit cesser mes observations.

Quelque grossières qu’elles aient été au point de vue du temps (car, en regardant l’heure, je me proposais surtout de ne pas rester trop longtemps au lit), ces observations ne m’ont pas moins montré, d’une façon très convaincante pour moi, que la perte de la conscience est accompagnée de l’impossibilité de se rendre compte du temps qui s’écoule et que des rêves, qui semblent demander un intervalle considérable, n’exigent en réalité que quelques instants. Souvent, quand je n’avais dormi que deux minutes comme je l’ai dit (et rêvé probablement pendant un temps beaucoup plus court), je me figurais avoir eu, d’après ce rêve même, un sommeil d’une demi-heure, d’une heure ou rnèrue de deux heures. Mais je considérais le fait comme trop constant pour attacher à sa confirmation une importance particulière ; j’avais lu, je n’ai pas besoin de le dire, l’ouvrage du Sommeil et des [p. 632] Rêves d’Alf. Maury, et je regardais comme décisif l’exemple qu’il donne et que M. Le Lorrain a révoqué en doute.

Pour expliquer comment mon opinion à cet égard est loin d’avoir changé, je dois tout d’abord entrer dans quelques détails sur les différents types auxquels je rapporte mes rêves.

Dans les uns, provoqués par une sensation physique de la périphérie, domine un trait caractéristique, affectant profondément le moi, trait qui est d’ailleurs agréable, sensuel ou, au contraire, pénible, douloureux ou simplement ridicule (4). Les événements d’un tel rêve peuvent être bizarres ou absurdes ; ils ne sont pas réellement incohérents,

Un autre type, provoqué au contraire par une idéation inconsciente, consiste en une suite de tableaux très nets, très distincts, où le moi ne joue qu’un rôle relativement effacé. Aucun de ces tableaux ne présente d’élément bizarre ou étrange ; ils se succèdent comme le spectacle d’une lanterne magique sans empiéter les uns sur les autres et sans avoir aucun lien apparent. Je vais en donner un exemple, avec quelques détails qui montrent que cependant ils ont un lien réel et qui permettent de reconnaître la nature de ce lien.

Je me réveille un jour en m’entendant articuler le mot Baron ; c’est le nom d’une personne avec laquelle je dois avoir dans la matinée une entrevue qui n’est pas sans me préoccuper ; cependant j’ai le sentiment très net qu’avant de m’être entendu prononcer son nom, son idée n’était pas présente à mon esprit ; je dormais franchement et je me réveillais après un rêve à quatre tableaux d’où cette idée était absente pour ma conscience. Voici quels étaient ces tableaux :

1° Je suis à mon bureau ; un étranger, du nom de Gondremark (5), est venu me voir et m’entretient d’affaires de service ;

2° Je me trouve à déjeuner avec mon cher ami et camarade, le professeur Brisse (6) ; nous nous rappelons nos souvenirs d’enfance ;

3° J’assiste à un lancement de ballon, dans une fête locale ;

4′) Je fais voir une ménagerie à mes deux jeunes neveux qui s’appellent Barrault.

Les rêves de ce type sont relativement rares ; le plus souvent en effet les tableaux qui se succèdent empiètent les uns sur les autres, ce qui produit l’incohérence, comme si, dans une pièce à grand spectacle, après un changement de décor, une partie des éléments du tableau précédent restait en place par une faute du machiniste. Il [p. 633] est alors ordinairement difficile de reconstituer les tableaux réellement différents, et de retrouver le fil qui les unit, le motif latent de l’association. Cependant j’ai noté, en fait, une demi-douzaine de rêves à tableaux distincts (de trois jusqu’à cinq), qui tous offrent cette particularité d’être reliés par une association de mots (7) tournant autour d’une même idée absente de la conscience avant le réveil. Quelques­-uns de ces rêves sont encore peut-être plus topiques que l’exemple que j’ai choisi ; mais, plus que tout autre, il met bien en évidence ce fait que le mot, qui est au fond du rêve, a provoqué tout d’abord deux images visuelles sans apparaître aucunement ; puis l’élément auditif intervient, avec certaines déformations ; dès que le mot a été effectivement prononcé, le réveil a lieu (8).

Or je ne crois pas que personne puisse mettre en doute que les quatre tableaux du rêve que j’ai décrit, et dont chacun m’a laissé l’impression d’une durée non définie, mais en tout cas relativement notable, ne me soient apparus pendant le temps, certainement très court, qui a suffi pour que les centres moteurs actionnassent mes organes vocaux et leur fissent prononcer le mot Baron.

Supposons maintenant que si, au lieu de former un spectacle sautant d’un ordre d’idées à un autre, ces quatre tableaux eussent été reliés par un lien logique, qu’ils eussent constitué un petit drame, il me parait évident que ce drame m’eût paru durer une ou deux heures au minimum, tandis qu’il m’était représenté dans un intervalle de quelques secondes au plus.

Or le rêve de la guillotine de Maury me paraît précisément présenter ce caractère; dans la description qu’il en fait, et où il exagère sans doute au reste dans certaines limites assignables, lorsqu’il parle d’une infinité d’événements qu’il serait trop long de rapporter, on peut distinguer assez facilement plusieurs tableaux bien séparés. Ces tableaux, au lieu de former, comme dans mon rêve ci-dessus, un spectacle incohérent, ont correspondu à des actes successifs d’une histoire logiquement liée et se déroulant pendant un laps de temps énorme. Mais cette histoire, Maury ne l’a pas vécue comme un roman qu’on lit, il l’a vue comme un spectacle de lanterne magique et la part d’illusion sur le temps due à son imagination après le réveil consisterait au plus en ce qu’elle aurait relié les différents tableaux de ce spectacle.

Paris, le 2 novembre 1894.

PAUL ‘l’ANNERY.

NOTES

(1) Revue philosophique, novembre 1894.

(2. Numéro de septembre 1894.

(3) Voici un exemple : un jour, j’apprends par une lettre de faire-part la mort d’une personne habitant la même ville, mais avec laquelle je n’étais pas particulièrement lié et dont j’ignorais la maladie. La nuit suivante, je rêve que j’assiste à son enterrement et qu’en même temps je me souviens très nettement que sa mort m’a été apprise par un ami commun qui m’aurait même donné à ce sujet certains détails (non conformes d’ailleurs à la réalité).

(4) Par exemple le rêve de se trouver déculotté au milieu da la rue ou d’une société plus ou moins nombreuse. Comme l’a remarqué Maury, ce rêve provient simplement de la sensation que l’on a d’être nu dans son lit.

(5) J’avais assisté, peu auparavant, à une représentation de la Vie parisienne ou l’on sait quel est le rôle du baron de Gondrernark. Mais l’étranger que je vois en rêve n’est pas baron.

(6) Les personnes de mon âge peuvent encore se rappeler les 366 menus du baron Briss

(7) Maury a donné des exemples analogues, ainsi un rêve sur le mot Pelletier.

(8) Il convient peut-être de remarquer que les phénomènes appartenant au type auditif sont chez moi, à l’état de veille, à peu près indiscernables ; ceux du type moteur sont au contraire assez sensibles ; mais je suis surtout visuel typographique : depuis que ce type spécial prédomine en moi, je rêve beaucoup moins (ce qui d’ailleurs peut tenir à une autre cause), et je ne vois plus guère de tableaux bien nets ; il m’arrive au contraire assez fréquemment de rêver que je lis (et cela aussi bien dans une langue étrangère, même en grec).

 

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