Sur la paramnésie dans le rêve. Par Paul Tannery. 1898.

TANNERYPARAMNESIE0001Paul Tannery. Sur la paramnésie dans le rêve. Article parut dans la « Revue de Philosohie de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet à décembre 1898, pp. 420-423.

Paul Tannery (1843-1904). Polytechnicien, ingénieur des Tabacs, historien des sciences français, helléniste, il assure la suppléance de Charles Lévèque, à la chaire de philosophie grecque et latine professeur du Collège de France de 1892 à 1897. Parmi ses tès nombreuses publication nous avons retenu :
— Pour l’histoire de la science hellène, Paris, Félix Alcan, 1887.
— Recherches sur l’histoire de l’astronomie ancienne, Paris, Gauthier-Villars, 1893.
—Sur l’activité de l’esprit dans le rêve. Revue philosophique, 1898, 1, pp. 630-633. [à paraître sur notre site]
— Sur la mémoire dans le rêve. Revue philosophique, 1898, 1, pp. 636-640. [à paraître sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 420]

SUR LA PARAMNÉSIE DANS LE RÊVE

Monsieur et cher Directeur,

Si j’ai attendu trois ans pour répondre (1) à des observations de M. Egger, la très grande courtoisie qu’il témoigne à mon égard dans la dernière lettre qu’il vous a adressée (2) m’oblige peut-être à déclarer aujourd’hui que je me crois désormais en parfait accord avec lui, et que les quelques réserves qu’il formule, ou bien sont absolument justes, ou ont pour origine un léger malentendu dont je dois porter la responsabilité, mais que je vous demande la permission de dissiper.

Il est certain que je me suis insuffisamment expliqué si M. Egger a cru pouvoir résumer mon opinion en disant : « M. Tannery pense que son rêve est le signe d’une loi et que tous les souvenirs qui figurent dans les rêves dont nous gardons le souvenir au réveil se rapportent à des rêves antérieurs oubliés… (c’est) passer de quelques à tous et d’une seconde d’intervalle à davantage ou même au sommeil de la nuit précédente… »

Toutefois (premier point) si le lecteur veut bien se reporter à ma lettre, il verra que le passage au sommeil d’une nuit antérieure n’a été posé par moi (p. 636) que comme une hypothèse exclue dans ma conclusion (p. 639), dont je rappellerai les termes exacts :

« Je pense que les faits de souvenir illusoire en rêve, tels que je les ai observés chez moi, peuvent tous s’expliquer par un rêve immédiatement antérieur, mais oublié au réveil ».

Giorgio De Chirico 1888-1978). - La Fabrique des rêves 1.

Giorgio De Chirico 1888-1978). – La Fabrique des rêves 1.

Quant au passage de quelques à tous (second point), j’aurais sans doute dû rappeler plus explicitement ce que je disais dans ma première lettre (n° de décembre 1894), que je ne soumettais mes observations aux psychologues qu’à titre de document et que je ne prétendais nullement étendre à d’autres qu’à moi (ou à ceux qui me ressemblent) les conclusions que je pourrais paraître en tirer.

J’insiste sur ce point, car précisément je ne crois guère, pour les rêves, à des lois réellement générales ; j’estime, au contraire, que l’on ne peut, jusqu’à nouvel ordre, formuler que des règles empiriques [p. 421 plus ou moins valables pour tel ou tel, en raison de son tempérament ou de sa constitution psychologique. Ainsi, pour mon compte, je dois déclarer que, si mes rêves rentrent tous dans certains cadres dont Maurya donne des exemples, il y a d’autres cadres en dehors desquels ils restent toujours ; mais je puis dire aussi que j’ai observé au moins sur moi un cas que j’ai vu affirmer être sans exemple (3).

Sous le bénéfice de ces observations, il m’est peut-être permis de maintenir rigoureusement mes conclusions, en tant que personnelles à moi, tout en acceptant pleinement les réserves que fait M, Egger, soit en tant que, pour d’autres, la question peut être différente, soit en tant qu’il s’agit de paramnésies essentiellement distinctes des faits de souvenirs illusoires que j’ai observés sur moi et que j’ai essayé de décrire.

Ainsi, j’expliquerais beaucoup plutôt comme M. Egger son rêve du souvenir d’une résection de l’épaule, que par l’hypothèse du rappel d’un rêve antérieur. Dans la description qu’il donne, je note surtout cette circonstance que le soi-disant souvenir apparait comme résultant d’une phrase prononcée ultérieurement, et non point comme spontané et antérieur à toute image visuelle, motrice ou auditive, ayant pu, dans une certaine mesure, le provoquer.

J’attache une réelle importance à ce fait, parce que, comme je l’expliquerai plus longuement tout à l’heure, le caractère saillant de l’état de rêve consiste pour moi en ce que les divers organismes du cerveau qui, à l’état de veille, accomplissent des fonctions distinctes avec un accord satisfaisant sont, au contraire, pendant le rêve, dans une semi-indépendance vis-à-vis les uns des autres. Pour mieux me faire comprendre, je dirais que, pendant le sommeil profond, les engrenages de la machine sont complètement débrayés ; les pièces peuvent peut-être encore tourner, mais à vide, et sans produire aucun travail dont nous puissions avoir conscience. Le rêve est une période de mise en route, avec ses à-coups et ses accidents ; une fois tout réembrayé, le réveil a lieu.

Jamais, à l’état de veille, pour l’homme normal, il n’arrivera que l’on prononce une phrase énonçant un souvenir, à moins que ce souvenir n’existe réellement, ou bien que la volonté consciente n’intervienne contre la mémoire. Dans le rêve, au contraire, ce cas peut se présenter, car l’organisme de la parole agit, ou du moins peut agir, sans être commandé par celui de la mémoire ou celui de la volonté : mais, comme il y a néanmoins une liaison qui commence à se rétablir entre ces organismes, celui de la mémoire peut être actionné par celui de la parole, contrairement à l’ordre normal. Ainsi, dans le rêve de M. Egger, il a très bien pu se faire que l’énonciation de la phrase ait été provoquée par les causes qu’il a énumérées, et que la paramnésie [p. 422] résulte de cette énonciation, la mémoire n’ayant pas immédiatement réagi contre l’erreur.

René Magritte (1898-1967) - Du rêve à vendre (1928).

René Magritte (1898-1967) – Du rêve à vendre (1928).

Le rêve Gambetta, également cité par M. Egger, ne rentre pas davan­tage dans les faits de souvenirs illusoires dont j’ai voulu parler. Cette fois, il s’agit d’une fausse reconnaissance, ou plus exactement de la vision d’une personne sous une ligure qui n’est pas la sienne. Or, ce n’est point là un fait rare ; au moins pour moi, il est plutôt de règle, s’il s’agit d’une image forte, et c’est précisément là que je trouve la prouve du désaccord entre l’organisme de la mémoire visuelle et celui de l’idéation. En général, les personnes que je connais et qui paraissent dans mes rêves ne sont pas au centre du tableau ; je les sens là, comme moi-même, plutôt que je ne les vois, surtout de face ; leur image est à l’état faible et ne dépasse guère en intensité celle qu’éveille pour moi leur pensée à l’état de veille. S’il en est autrement, si elles ne sont plus secondaires dans le tableau du rêve, mais bien en vue, il est exceptionnel qu’elles m’apparaissent avec leur véritable figure. On peut distinguer trois cas :

1° Ou ce sont bien leurs traits, mais avec quelque particularité qui ne leur appartient pas ; il y a probablement fusion de deux images, la vraie, et une fausse qui se produit comme dans l’un des deux cas suivants ;

2° Ou bien je vois une personne bien connue sous les traits d’une autre que je connais également, mais dont le nom ressemble à celui de la première ; c’est même là une des causes de l’incohérence ou de l’absurdité de certains rêves. Ainsi mon frère et un de nos cousins portent le même prénom ; je verrai mon frère sous les traits de mon cousin. Mais ce sera bien mon frère pour moi, et non mon cousin. L’explication probable est la suivante : je pense inconsciemment à une personne A ; son nom est prononcé par la parole intérieure et éveille une image visuelle ; mais si c’était la vraie, c’est que l’organisme de mon cerveau serait déjà en état de fonctionner comme à l’état de veille, et je me réveillerais. L’image B qui passe au premier plan est donc celle d’un homonyme, probablement évoquée aussi à l’état de veille par la parole intérieure, mais n’atteignant pas alors le seuil de la conscience ;

3° Enfin, je puis voir une personne connue sous des traits bien caractérisés, mais que je ne reconnais pas. C’est le cas du rêve Gambetta, de M. Egger. J’admets qu’alors l’évocation de l’image B au lieu de l’image A doit s’expliquer d’une façon analogue à la précédente, avec cette différence que le lien d’association des deux images est difficile, parfois impossible à retrouver. Mais, pour moi, je le rechercherais toujours plutôt dans des similitudes de sons.

Bien entendu, M. Egger seul aurait pu retrouver ainsi, si elle est possible dans ce sens, l’explication de la substitution à l’image de Gambetta, dans son rêve, d’une autre toute différente ; mais pour bien faire comprendre ma pensée, j’emprunterai à Maury un exemple [)p. 423] classique (4). Pensant inconsciemment à un ami nomme Lepelletier, il rêve d’abord d’une pelle, puis de fourrures (pelleteries). Les trois centres de l’idéation, de la parole intérieure, de la production des images visuelles sont évidemment en communication, mais très imparfaitement.

Supposons l’embrayage plus avancé entre les deux premiers centres ; Maury aurait pu rêver de son ami, mais sous une autre figure, par exemple celle d’un quincaillier (pelle) qui, quelques jours auparavant, l’aurait incidemment frappé, sans qu’il en eût gardé le souvenir conscient.

Bien entendu, je ne veux pas exclure la possibilité d’associations tout à fait différentes ; j’ai voulu seulement faire comprendre comment les similitudes de sons peuvent suffire à des associations très difficiles à reconnaitre.

En tout cas, ces substitutions d’une image à une autre ne me semblent point de véritables paramnésies ; mutatis mutandis, c’est plutôt un phénomène analogue à celui que nous observons sur nous à l’état de veille, lorsque la langue nous fourche, que nous prononçons un nom pour un autre. Je pense à Platon, je dis Socrate ; Descartes pense Roberval, il écrit Balzac (5) ; à quel bachelier tel lapsus n’est-il pas arrivé ? et même parfois sans que l’examinateur, suivant aussi la pensée, non les mots, s’en soit aperçu ?

Dans le rêve, ce n’est pas la langue qui fourche le plus, c’est l’organe de production des images visuelles, au moins chez moi. Comme le rêve est très rapide, que la mémoire proprement dite est à moitié endormie et ne réagit que lentement, elle donne au premier abord un assentiment absurde et ridicule. Quand elle le reprend, c’est le moment du réveil.

PAUL TANNERY.

NOTES

(1) Dans le numéro de juin 1898, p. 636-640.

(2) Numéro de juillet 1898, p. 144-151.

(3) Rêver qu’on lit une phrase non connue d’avance et écrite dans une langue étrangère. Contrairement à l’affirmation que je rappelle, je suis persuadé que ce cas ne doit pas être relativement rare.

(4) N’ayant pas sous la main Le Sommeil et les Rêves, de Maury, il est possible que je cite inexactement cet exemple dans quelques détails ; mais, pour mon but, cela n’a point d(importance.

(5) Œuvres de Descartes, nouv. Édit. T. II, p. 70, I, 2.

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