Salomon Reinach. Les carnassiers androphages dans l’art gallo-romain. Extrait de la « Revue Celtique », (Paris) 25, 1904, p. 208-224

Salomon Reinach. Les carnassiers androphages dans l’art gallo-romain. Extrait de la « Revue Celtique », (Paris) 25, 1904, p. 208-224.

 

Salomon Hermann Reinach (1858-1932). Archéologue et historien de l’art. Esprit éclectique il laisse une oeuvre considérable, dans laquelle ses études sur l’histoire des religions, ainsi qu’un documentation encyclopédique dans des répertoires qui comprennent plus de 80.000 dessins.

Quelques publications :
— Gilles de Rais. Extrait de la Revue de l’Université de Bruxelles, décembre 1904. – Et tiré-à-part : Liège, Imprimerie électro-mécanique La Meuse, 1904. 1 vol. in-8°, 26 p., 1 ffnch. C’est de celui-ci que nous avons tiré le texte ci-dessous. [en ligne sur notre site]
— Cultes mythes et religions. Paris, Editions Rober Laffont, 1999. 1 vol. 1258 p. Dans la collection « Bouquins. Reprend plusieurs de ses publications.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 208]

LES
CARNASSIERS ANDROPHAGES
DANS L’ART GALLO-ROMAIN

FIG. 1. – Bronze d’Oxford (British Muséum).

En 1901, M. Chauvet, archéologue à Ruffec, fit connaître un petit bronze représentant un carnassier qui tient dans sa gueule jusqu’à mi-corps un homme dont les jambes sont pendantes ; ce bronze a été découvert à Fouqueure (Charente) et appartient au musée d’Angoulême (1).

Peu de temps après, en étudiant la collection des bronzes gallo-romains et britanno-romains du British Muséum, je remarquai une statuette d’un type analogue, découverte, me dit-on, près d’Oxford et donnée au Musée en 1883 par feu A. Franks. La figure d’Oxford, d’un travail plus soigné que celle de Fouqueure, en diffère par un détail d’ailleurs peu important : le corps de l’homme sort aux trois quarts de la gueule de l’animal, alors que la moitié seulement de la victime est encore visible dans la statuette du musée d’Angoulême. J’ai fait photographier celle du British [p. 209] Museum (fig. 1) et je les publie ici toutes deux à la même échelle (fig. 2 et 3).

Ce qu’il y a de particulièrement curieux dans ces deux bronzes, c’est que le carnassier, chien ou loup, n’est pas en mouvement, mais paisiblement assis sur son arrière-train. Il n’y a aucune indication d’une lutte entre l’animal et l’homme ; ce dernier pend de la gueule du carnassier plutôt à la façon d’un attribut que d’une proie.

Les proportions de l’homme, par rapport à celles de l’animal, sont très petites. D’autre part, c’est bien un homme et non un enfant; le dessin des jambes, assez élancées, ne laisse

FIG. 2 et 3. — Bronzes d’Oxford et de Fouqueure.

aucun doute à cet égard. Si donc le carnassier est de dimensions colossales, c’est qu’il est quelque chose de plus qu’un carnassier ordinaire ; c’est un animal divin ou un dieu à figure animale. Cette conclusion s’accorde fort bien avec l’air calme et la mine hautaine des deux fauves ; M. Chauvet trouvait à l’un d’eux « l’attitude du triomphe ».

Sur le vase de Gundestrup, dont les motifs sont empruntés à la mythologie celtique, on remarque également une grande disproportion entre le personnage debout, sans doute un dieu, qui tient entre ses mains un homme la tête en bas (2), et les personnages nus à mi-corps, à l’extérieur du vase, qui sont diversement groupés avec des hommes et des femmes beaucoup plus [p. 210] petits. Sur l’autel de Reims (3), la taille énorme du dieu aux jambes croisées et des deux divinités, Apollon et Mercure, debout auprès de lui, ressort non moins nettement de la petitesse du taureau et du cerf, placés devant le trône du dieu (4).

L’art grec et l’art romain ignorent cet artifice un peu puéril, familier aux arts orientaux, qui consiste à élever les dieux au-dessus des hommes en les représentant comme des géants ; dans les nombreux bas-reliefs, les peintures de vases, etc., où des dieux et des hommes sont réunis, la taille des premiers n’est presque jamais supérieure à celle des seconds.

Il n’y a d’exception que dans certains bas-reliefs votifs où les donateurs, s’approchant d’une divinité ou d’un héros, sont figurés à plus petite échelle (5) ; mais la disproportion n’est jamais aussi forte que dans les reliefs du vase de Gundestrup.

Pour mettre en lumière la nature divine d’un animal, les Asiatiques et, à leur exemple, les Grecs ont usé d’un autre procédé: ils lui ont attribué des ailes. Ainsi l’on peut dire qu’un lion ailé est l’équivalent d’un lion colossal, observation qui trouvera son application dans ce qui suit.

La preuve que le motif des statuettes d’Angoulême et du British Museum est bien indigène, que ce n’est pas un type gréco-romain emprunté, ressort du fait qu’on n’en connaît pas d’autres exemples ; ces deux figurines sont absolument isolées dans le riche trésor de l’art antique. Je crois être en droit d’affirmer cela, après avoir réuni et publié près de 15 000 statues et statuettes grecques et romaines. Je conclus que ce motif est celtique : 1° parce que les deux seuls exemples connus se sont rencontrés en pays celtique ; 2° parce que la différence très marquée entre la grandeur de l’animal et celle de l’homme n’est pas conforme aux traditions de l’art classique ; 3° parce que cette différence est très fortement accusée dans d’autres œuvres celtiques ou inspirées par la mythologie des Celtes.

Bien entendu, quand je parle de la mythologie des Celtes, je n’entends pas dire qu’elle ait été créée par des tribus parlant [p. 211] des dialectes celtiques ; il est bien possible que ces tribus aient adopté des conceptions mythologiques qui avaient été élaborées avant leur arrivée ou avant l’établissement de leur suprématie sur le sol de la Gaule, comme le firent les envahisseurs germaniques au Ve siècle. Cette réserve faite, le mot celtiquepeut être employé ici sans inconvénient.

Revenons à nos carnassiers. En dehors des deux exemplaires en ronde bosse que j’ai reproduits, il existe quelques motifs analogues, mais non identiques, isolés, eux aussi, dans le répertoire des types classiques et qu’il est intéressant de passer en revue.

D’abord, sur une des plaques extérieures du vase d’argent de Gundestrup (6), on voit un monstre à deux têtes dont chaque gueule a saisi la moitié du corps d’un homme (fig. 4); évi-

FIG. 4. — Relief du vase de Gundestrup.

demment, nous sommes ici en pleine fable, car l’animal n’est pas moins fantastique que la divinité barbare, avec torques au cou, qui domine la scène, tenant dans chacun de ses bras levés un autre animal fantastique également.

A ce propos, je veux protester une fois de plus (7) contre l’opinion répandue, commune aux archéologues scandinaves et à mon feu maître Alexandre Bertrand, qui place le vase de Gundestrup au 1er siècle avant l’ère chrétienne ou, au plus tard, aux environs de cette ère. J’ai toujours soutenu, et je maintiens encore, que ce monument appartient au moyen âge, ce qui est loin d’en diminuer l’importance à mes yeux, car la persistance des motifs de la mythologie celtique n’y est que plus intéressante à constater. Expliquer les éléphants du vase de Gundestrup par ceux qui figurent sur les monnaies de Jules César m’a [p. 212] toujours paru inadmissible ; il y a là un écho de sculptures romaines du Bas-Empire, en particulier d’ivoires. Mais voici un rapprochement qui me semble décisif. Le Musée du Trocadéro conserve le moulage d’un bas-relief du XIIe siècle, appartenant à la cathédrale de Bayeux; c’est la partie centrale du

FIG. 5. – Relief de la cathédrale de Bayeux.

 

tympan compris entre deux archivoltes de la nef (fig. 5) (8). Le relief figure un animal pourvu de griffes, dont le corps est semé de points circulaires qui représentent sans doute les mou-

FIG. 6 et 7. – Reliefs du vase de Gundestrup.

 

chetures de la peau d’un fauve. Or, comme nos figures 6 et 7 permettent de s’en assurer, cet animal, avec les mêmes cavités semées sur le corps, reparaît à plusieurs reprises sur les [p. 213] bas-reliefs du vase de Gundestrup (9) ; les corps des éléphants sont mouchetés de la même façon. Les sculptures de Bayeux sont normandes et c’est bien aux Vikings scandinaves, dont les envahisseurs de la Normandie sont une branche, que je crois devoir attribuer — sans pouvoir encore préciser la date — la fabrication du vase de Gundestrup.

Les carnassiers androphages paraissent sur une autre série de monuments beaucoup plus anciens, dont la plupart ont été reproduits par Alexandre Bertrand et moi en 1894 (10). Ce sont des couvercles en bronze et des seaux ou situles, ornés de gravures généralement disposées en zones. Le centre de fabrication des objets. dont il s’agit semble avoir été la Vénétie; on en a trouvé dans l’Italie du Nord et en Autriche, mais on n’en connaît pas qui proviennent de la Gaule ou de la vallée du Rhin. Les archéologues ne sont pas d’accord sur la date qu’il convient de leur assigner ; M. Hoernes les place, sans arguments bien solides, entre 500 et 350 av. J.-C., je les ferais plutôt remonter, avec M. Karo, jusqu’aux environs de l’an 550 (11). On les a autrefois qualifiés de celtiques, puis d’illyriens ; nous les avons appelés, Bertrand et moi, celto-illyriens, ce qui ne signifie pas grand’chose. J’ai montré d’ailleurs, à la suite de Brunn, que l’art grossier et évidemment dégénéré dont témoignent ces gravures se relie directement à l’art homérique, tel qu’il nous est connu par la description du bouclier d’Achille dans l’Iliade, et sans doute aussi à l’art mycénien, dont le rayonnement vers les rivages de la Mer Noire, vers ceux de la mer Baltique, vers l’Italie et la Sicile paraissait, dès 1894, suffisamment attesté (12).

Un des caractères les plus remarquables de ces gravures, c’est que les animaux herbivores tiennent souvent à la bouche une fleur ou une branche d’arbre, tandis que les carnivores (réels ou fantastiques) tiennent de même une cuisse d’animal ou un corps d’homme. Voici les exemples que j’ai relevés : [p. 214]

Cervidés tenant à la bouche une branche ou une fleur : couvercle de Hallstatt (Les Celtes, fig. 56) (13) ; situle de Watsch (ibid., fig. 72) ; situle d’Esté (ibid., fig. 76) ; situle de Nesactium en Istrie (Oesterr. Jahresh., 1903, Beiblatt, p. 69).

Lion ailé ou panthère tenant dans sa gueule une cuisse d’animal : couvercle de Hallstatt (Les Celtes, fig. 56) ; situle A de Boldù Dolfin (ibid., fig. 65).

Lion non ailé tenant le même attribut: situle de Watsch (ibid., fig. 72).

Lion ailé tenant dans sa gueule une cuisse d’homme: situle Zannoni de Bologne (ibid., fig. 68 ; ici, fig. 8 en bas).

FIG. 8. – Reliefs de la situle de Bologne.

Sur la situle trouvée à la Certosa de Bologne, dite situle Zannoni, on voit aussi deux musiciens assis sur une sorte de lit dont les extrémités sont décorées de deux protomés de lion ; l’un de ces lions tient dans sa gueule la moitié d’un corps humain ; l’autre paraît plutôt dévorer un animal, mais ce pourrait être un homme mal dessiné. Je reproduis ce groupe et un des animaux tenant une cuisse d’homme, d’après le moulage de la situle conservée au musée de Saint-Germain (fig. 8). Ces lions ont [p. 215] toute la placidité des carnassiers décrits au début de cet article ; comme les herbivores, ils ont moins l’air de manger pour satisfaire leur faim que de déclarer, à leur façon, de quelle espèce d’aliments ils font leur pâture. Ces végétaux, ces cuissots, ces corps ou ces jambes d’homme ne semblent pas des proies, mais des attributs.

Les mêmes types paraissent, à une époque plus ancienne encore, en Etrurie.

Sur les plus vieux vases noirs de fabrique étrusque, dits vases de bucchero, les motifs du lion ou de la panthère, tenant dans sa gueule une cuisse d’animal ou des jambes humaines, ne sont pas rares; on trouve aussi des herbivores tenant des rinceaux (14). Ces motifs sont associés à d’autres dont le caractère oriental est évident, notamment à des sphinx et à des animaux fantastiques ; sur une grande olladécouverte à Veïes (Karo, p. 6), des lions, tenant dans leur gueule des jambes humaines, voisinent avec des pugilistes identiques à ceux qui sont figurés sur plusieurs situles dites illyriennes. Sur une œnochoé (15), on voit une lionne marchant à gauche, la tête de face, et dévorant un petit quadrupède dont l’arrière-train émerge encore de sa gueule. Sur le même vase sont figurés un homme conduisant un cheval, une tête de Gorgone barbue, un sphinx à ailes recoquillées et un lion dévorant un homme dont les jambes et le ventre sortent de sa gueule.

Les lions tenant dans leur gueule des jambes humaines se sont aussi rencontrés sur des ivoires découverts en Étrurié et remontant, pour le moins, au vie siècle av. J.-C. (16).

Entre ces représentations et celles des situles, la parenté, bien qu’indirecte, est incontestable. En est-il de même entre les deux groupes de monuments étrusques et illyriens et les deux figurines gallo-romaines ? La réserve est d’autant plus commandée à cet égard que ces dernières sont séparées des premières par un intervalle d’au moins six siècles. En outre, s’il existe des analogies frappantes — tout d’abord celle des [p. 216] petits bonshommes à demi dévorés — les différences sont peut-être encore plus sensibles. Ainsi, sur les vases et les situles, les animaux sont en marche, tandis que les carnassiers d’Oxford et de Fouqueure sont assis. Dans les monuments illyriens et étrusques, il n’y a pas de disproportion entre les animaux et leurs victimes ; la nature divine des animaux est seulement indiquée — et encore ne l’est-elle pas toujours — par l’addition des ailes. On ne conçoit pas que l’imitation, sur le sol de la Gaule, d’une situle ou d’un vase étrusque ait pu donner naissance au type du carnassier androphage; tout ce qu’on peut admettre, c’est qu’en Étrurie, en Illyrie et en Gaule ces types divers reflètent une même conception, évidemment significative à l’origine, mais qui, sur les monuments italiens, a revêtu un caractère tout décoratif.

Cette conception, celle d’un fauve divin dévorant un homme, doit remonter à une antiquité très reculée et il peut sembler surprenant de ne la trouver attestée en Gaule que par deux bronzes de la fin du Ier siècle. Mais nous ne pouvons pas juger de l’ancienneté des motifs, non plus que de leur évolution, par les exemplaires en matières dures qui nous en sont parvenus. Il a dû exister, dans le monde antique, une imagerie populaire, consistant surtout en statuettes de bois dont il ne s’est naturellement rien conservé. Cette imagerie a sans doute mis en œuvre un grand nombre de motifs que nous ignorons ou que nous apprenons seulement à connaître le jour où ils affleurent, pour ainsi dire, dans un art industriel plus élevé, lorsque des artistes d’une condition moins humble se décident à les traiter dans une matière plus durable, l’argile, la pierre ou le métal. Ainsi peuvent et doivent s’expliquer, à mon avis, certains hiatusapparents, certaines solutions de continuité qui sont très embarrassantes pour les archéologues dès qu’ils se préoccupent, comme c’est leur devoir, d’expliquer la genèse et la filiation des types plastiques. On a reconnu, dans l’art roman de l’Europe occidentale, bien des motifs familiers à l’industrie celtique ou, du moins, étrangers à l’art gréco-romain; si l’on ne veut pas se contenter d’explications quasi-mystiques, parler, par exemple, d’une persistance obscuredes types nationaux, il faut bien admettre que ces analogies et ces survivances s’expliquent par l’existence [p. 217] d’une industrie populaire, opérant sur des matériaux très périssables, qui relie, à travers les quatre siècles de l’empire romain et les quatre premiers siècles de la barbarie du moyen âge, l’art celtique à l’art roman.

Précisément, le motif du carnassier androphage se retrouve dans l’art roman, alors qu’il n’y en a aucun exemple dans l’art

FIG. 9. – Aquamanile de Minden.

romain. J’en citerai comme exemple une aquamanile en bronze du xie siècle, conservée à la cathédrale de Minden (fig. 9) (17).

Elle affecte la forme d’un lion qui dévore un petit homme, sortant à moitié de la bouche du fauve. L’attitude du lion est aussi « triomphante «  et aussi placide que celle des carnassiers de Fouqueure et d’Oxford ; l’homme ne se défend pas davantage. Le lion est pourvu d’une corne que mord un serpent.

Que signifie cela ? Nous n’en savons rien ; l’artiste qui a fondu [p. 218] l’aquamanilen’en savait probablement rien non plus ; mais il s’inspirait de modèles plus anciens, les uns en métal, d’autres sans doute en bois, qui remontaient, d’échelons en échelons, jusqu’à l’art populaire de la Gaule ou des régions barbares de l’Europe du Nord.

Ce qui est particulièrement curieux, c’est que l’autre motif des vases noirs et des situles, celui de l’animal qui tient dans sa bouche un rinceau ou une fleur, se constate sur plusieurs chapiteaux romans, tant au Louvre qu’au musée du Trocadéro.

A l’époque gallo-romaine, on trouve, mais en Gaule seulement, quelques monuments inexpliqués représentant des fauves dévorant des hommes. L’un d’eux, en pierre, découvert à Noves (Vaucluse) et conservé au musée d’Avignon, paraît très ancien ; les têtes humaines sont presque aussi barbares que celles des bas-reliefs d’Entremonts. Il est vrai que cette extrême barbarie n’est pas une indication chronologique ; ce groupe de pierre, comme l’autel du musée d’Épinal (18) peut être du Ier siècle avant J.-C. comme du VIe après notre ère. Toujours est-il que le motif est inexpliqué et ne paraît pas décoratif, mais religieux (19). J’en dirai autant de celui d’une poignée de clef en bronze découverte à Siders, en Suisse, qui représente un lion dévorant un homme (20) ; ce n’est certainement pas une scène de l’amphithéâtre et la victime, ici comme dans d’autres monuments cités plus haut, ne semble offrir aucune résistance. Ces sculptures en matière dure, que le hasard nous a conservées, sont comme des jalons dans l’histoire de motifs rustiques, ordinairement traités en bois, dont l’évolution nous restera toujours inconnue, mais dont nous pouvons, à mon [p. 219] avis, constater à la fois la haute antiquité et la persistance. Je me demande si certains types de notre mythologie populaire, comme ceux de la Tarasque et du Graoulli, ne se rattacheraient pas à la même tradition iconographique, fondée elle-même sur un cycle de légendes dont cette tradition était l’écho.

Dans un article publié par la Revue des études anciennes(1904, p. 1-6), j’ai étudié récemment le motif du carnassier androphage en Lydie. Il est nécessaire que je revienne brièvement sur ce sujet avant de chercher à préciser la nature du carnassier androphage gallo-romain.

La population de la Lydie paraît s’être composée d’au moins deux couches, l’une commune à la Lydie, à la Phrygie et aux régions avoisinantes, l’autre venue du dehors à une époque que nous ne pouvons déterminer, mais qui ne doit pas être fort ancienne, puisque l’épopée homérique ne connaît pas les Lydiens, mais les Méoniens(21). Ces Méoniens parlaient probablement une langue indo-européenne : la langue des conquérants lydiens était apparentée à l’étrusque, c’est-à-dire non aryenne.

Un vers d’Hipponax nous apprend que Candaulès, nom royal, signifiait, en méonien, ϰυνάγχης ; c’est-à-dire « étrangleur de chiens ». Ce nom est indo-européen, car le chien se dit ϰύων, canisdans des langues aryennes et le second élément a été expliqué avec vraisemblance par le vieux slave daviti« étrangler » (Deecke). Cette seule synonymie bien attestée suffit à établir le caractère indo-européen de la langue méonienne ; c’est un point qui peut être considéré comme acquis.

J’ai montré que l’épithète de Candaulès « étrangleur de chiens » convient particulièrement à un lion ; le roi Candaule, dont Hérodote nous dit que le vrai nom (c’est-à-dire le nom lydien) était Myrsilos, portait comme titre une épithète divine qui l’assimilait au lion. Or, le lion était l’animal sacré de la Lydie et de la Phrygie; cela ne résulte pas seulement des monuments les plus anciens, y compris les monnaies, où le lion est figuré, tantôt seul, tantôt groupé avec un autre lion, niais de la nature de la grande déesse phrygienne Cybèle, que [p.220] l’on représente dans un char traîne par des lions ou entourée de lions. C’est une loi générale que l’animal, attribut d’une divinité à l’époque classique, n’est autre, primitivement, c’est-à-dire avant le règne de l’anthropomorphisme, que cette divinité elle-même. Cybèle devait être originairement une lionne et il est probable que son amant Atys était un lion aussi. A l’origine des traditions méoniennes, il y avait une ou plusieurs familles de lions totémiques, dont les historiens firent plus tard des dynasties, celles des Atyades et des Héraclides. Il est possible, comme le pense M. E. Meyer, que la dynastie des Atyades soit une invention postérieure; mais l’Héraklès lydien a si bien conservé sa nature léonine qu’on le figure, à la différence de l’Héraklès grec, revêtu d’une peau de lion. Avant la fin du vie siècle, l’Héraklès à la dépouille de lion ne se rencontre que sur la côte d’Asie, à Chypre, à Rhodes et dans l’art étrusque archaïque, où il fut introduit par les émigrés lydiens.

La preuve que le lion était bien, en Lydie, ce que les ethnographes appellent un totem, c’est qu’un ancien roi du pays avait eu, disait-on, un lion pour fils et que ce lion, promené autour de Sardes, avait rendu cette ville inexpugnable. On peut ajouter que Crésus, roi de Lydie, envoya à Delphes, comme offrande, un lion d’or du poids de dix talens (22).

Or, il devait exister, en Lydie, une très ancienne image représentant un lion dévorant un homme ; c’est ce type, inconnu de l’art grec classique, qui paraît dans l’art étrusque le plus ancien et dans l’industrie des situles illyriennes, apparentée à l’art étrusque primitif.

Si une telle image a existé, il ne pouvait manquer d’y avoir, à son sujet, une tradition sacrée, ce que les anciens appelaient un ίερός λόγος. Et quand le lion totem s’est anthropomorphisé, la légende a dû se transformer aussi : le carnassier royal a dû devenir un ogre royal.

Cette légende de l’ogre royal n’est heureusement pas un postulat: Athénée nous l’a conservée d’après l’historien Xanthos.

Un roi lydien, prédécesseur de Candaule, s’appelait Camblès ; une nuit, il coupa sa femme en morceaux et la mangea. Le [p. 221] lendemain matin, on vit la main (ou le bras) de la femme arrêté dans sa bouche; cela fit scandale et le roi se tua (23).

Dans le nom de Camblès, comme dans celui de Candaule, il y a l’élément can, chien (24) ; c’est donc probablement aussi une épithète de lion, signifiant, non plus l’étrangleur, mais peut-être le tueur de chiens. J’ai émis l’hypothèse que le mont Sambulosen Assyrie, où Tacite décrit un culte archaïque d’Héraklès chasseur (25), portait, en réalité, le même nom que le Kamblès lydien ; une montagne peut être appelée du nom de la divinité qui y est l’objet d’un culte (26). Entre la Lydie et l’Assyrie, il a certainement existé des relations non seulement politiques, mais religieuses; l’Héraklès lydien et l’Héraklès assyrien sont des divinités très voisines. Je ne puis entrer ici dans l’examen des analogies déjà signalées par O. Müller dans son célèbre mémoire Sandon und Sardanapal(27) ; il me suffit de dire que les rapprochements institués par lui ne me paraissent pas devoir être contestés, bien qu’on puisse en tirer d’autres conclusions et, notamment, ne pas accepter, comme il le fait, le caractère sémitique des dieux lydiens.

Si l’on explique ainsi le lion androphage lydien, il faut trouver une explication analogue et parallèle pour le carnassier androphage celtique, qui est un loup. A priori, il me semble qu’on peut admettre, chez une ou plusieurs tribus celtiques, un loup divin, considéré comme l’ancêtre des hommes de la tribu et considéré aussi comme leur protecteur, c’est-à-dire comme un totem.

Or, il y a de bonnes raisons de croire que certains peuples de la Gaule, à une époque très ancienne, ont connu un loup totémique. En effet, à l’époque où ‘prévalut l’anthropomorphisme, [p. 222] nous trouvons le dieu que César appelle Dispater, qui passait, nous dit-il, pour l’ancêtre des Gaulois (le totem finit toujours par passer pour l’ancêtre) et dont les images, d’un type analogue au Hadès-Pluton gréco-romain, portent souvent, comme on l’a remarqué, une peau de loup (28).

De même qu’il y avait, en Arcadie, un Zeus Lykaios, qui était un dieu-loup, il y avait à Rome un Jupiter Lucetius, que Festus identifie à Dispater (29). Silvain, auquel le Dieu-loup gaulois a certainement été assimilé dans la Gaule romaine, passait pour un « chasseur de loups », exactor luporumi(30) ; mais on sait qu’un des procédés constants de l’anthropomorphisme, quand il remplace le totémisme, consiste à faire de l’animal, autrefois identique au dieu, soit le compagnon du dieu (par exemple Apollon et le dauphin), soit sa victime (par exemple Apollon Sauroctone et le lézard), soit, plus rarement, son meurtrier (Adonis et le sanglier).

En Italie, Silvanus, le « forestier », est, à l’origine, un dieu-loup comme Mars, que Caton identifie formellement à Silvanus. Ce nom, « le forestier », est une épithète du loup, qu’il est dangereux de désigner plus clairement ; en Suède, on appelle ce fauve « le silencieux. » Silvia, dite à tort Rhea Silvia, est « la forestière » ; elle conçoit d’un loup, identifié à Mars, deux jumeaux qui sont allaités par une louve. Si les Héraclides de Lydie sont des lions, les Silvii d’Albe sont une dynastie de loups. Chez les Samnites, les loups s’appellent hirpi ; on donnait le même nom aux prêtres du mont Soracte, qui était aussi un dieu-loup. En Grèce, Hadès, qui porte une peau de loup αίδος ϰυνέη, doit avoir aussi, à l’origine, été conçu sous l’aspect d’un loup (31), il en est de même de Thanatos, qui, dans l’Alcested’Euripide (v. 845), s’arrête auprès d’une tom be pour boire du sang.

Donc, toutes les indications tendent à confirmer notre thèse : le dieu gaulois, avant d’être assimilé à Dispater, à Hadès, à Silvain, était un dieu-loup. C’est de ce dieu-loup que deux [p. 223] images, les seules qu’on connaisse encore, ont été découvertes à Fouqueure et à Oxford ; ces images relèvent d’une tradition iconographique soustraite à l’influence de l’anthropomorphisme et où, par suite, les bronziers gallo-romains ne devaient chercher qu’exceptionnellement des inspirations.

Le dieu gaulois dont parle César est un dieu nocturne comme le loup (lupus nocturnus obambulat, Virgile, Georg., III, 538) ; comme le loup, et comme le Zeus Lykaios d’Arcadie, il réclamait des victimes humaines. Le fait que César l’appelle Dispater et que les sculpteurs l’ont parfois figuré sous les traits de Zeus Serapis, prouve aussi qu’on lui attribuait un caractère infernal. Le dieu-loup du mont Soracte est également infernal, au témoignage de Servius (32). Or, dans les conceptions primitives, les démons infernaux sont androphages, comme cet Eurynomos de l’Enfer de Polygnote qui mange les chairs des morts et ne laisse que leurs os (33). Cerbère lui-même, avant de devenir le gardien des Enfers, a été le chien vorace, ϰέρδερος ώμηστής (33), qui se repaissait de la chair des trépassés. Un artiste aurait pu le représenter sous le même aspect que les carnassiers de Fouqueure et d’Oxford (34).

Les morts qu’avale le loup infernal ne se débattent pas, car ils sont morts. Or, nous avons fait observer que les deux [p. 224] statuettes gallo-romaines présentent ce caractère commun et surprenant, que l’homme à moitié dévoré par le fauve ne semble faire aucune résistance. A moins donc d’attribuer aux artistes une singulière impuissance d’observation — d’autant plus singulière, en l’espèce, qu’il y en aurait deux exemples — il faut admettre, je crois, que la proie du carnassier celtique est bien un mort. Tout s’explique alors très simplement. Le loup totem, ancêtre mythique de la tribu, joue le double rôle qu’on attribuera plus tard à la Terre et même au Dieu spiritualisé du monothéisme ; il est à la fois le père des hommes et leur tombeau ; ils viennent de lui et ils retournent en lui ; il les appelle à la vie et les résorbe quand ils ont vécu. C’est comme la traduction zoomorphique d’une idée qui, sous une forme moins grossière, est encore accréditée aujourd’hui, invoquée et variée à l’infini dans les oraisons funèbres, dans les discours et les missives de consolation. Si j’ai tort d’attribuer cette idée aux Celtes, ou du moins à certains Celtes, je suis tout prêt à reconnaître mon erreur, mais le jour seulement où l’on aura proposé, pour les deux statuettes qui font l’objet de cette étude, une explication plus satisfaisante.

Salomon REINACH.

Notes

(1) Revue archéol., 1901, I, p. 280. Il y a un moulage au musée de Saint-Germain.

(2) Bertrand, Religion des Gaulois, pl. 29.

(3) Bertrand, Religion des Gaulois, pl. 25. –

(4) Les légendes celtiques connaissaient des géants et des géantes (Diodore, V, 24 ; Denys d’Halicanasse, XIV, 1.)

(5) Le Bas-Reinach, Monumeuts figurés, pl. 41, 46, 49, 50, 51, 53, 54, etc.

(6) Nordiske Fortidsminder, t. II, pl. 12.

(7) Cf. l’Anthropologie, 1894, p. 456.

(8) Enlart, Manuel d’archéologie française, t. I, p. 359. M. Enlart a bien voulu m’autoriser à reproduire une partie de la gravure qu’il a publiée de ce curieux relief.

(9) Nordiske Fortidsminder, t. II, pl. 7, 10.

(10) A. Bertrand et S. Reinach, Les Celtes, p. 97 et suiv.

(11) Karo, De arte vascularia, p. 42.

(12) Bertrand et Reinach, Les Celtes, p. 218-228. La même idée a été reprise par M. Hoernes, Oesterr. jahreshefte, 1903, Beiblatt, p. 72, qui ne s’est pas souvenu de mon mémoire, antérieur de sept ans au sien.

(13) La légende porte à tort : de Grandate.

(14) Karo, De arte vascularia antiquissima, Bonn, 1896, p. 6, 18, 31, 38, 41 ; Monumenti antichi, T. IV, p. 330.

(15) Musée du Louvre, C 563 (Pottier, Vases du Louvre, p. 31).

(16) Karo, op. laud., p. 21, 42 ; Collection Tyskiewicz, p. 61.

(17) Baudenkitidler Westfalens, Kreis Minden, pl. 30.

(18) Revue archéol., 1885, pl. I-IV.

(19) Le fauve de Noves, généralement qualifié d’ours, est un lion, comme le prouvent sa crinière et sa longue queue. L’animal est assis sur son train de derrière. Sur chacune de ses pattes postérieures repose une tête barbue, qui supporte une patte antérieure du fauve. La gueule du lion, largement ouverte, contenait probablement la partie inférieure d’un corps humain (le groupe est mutilé en cet endroit), car deux tronçons de bras humains, dont l’un est orné d’un bracelet, semblent avoir appartenu à ce corps. Un croquis du lion de Noves paraîtra dans le T. III du Répertoire de la statuaire.

(20) Indicateur d’antiquités suisses, 1874, pl. III, 1.

(21)Cf. Kretschmer, Geschichte der griechischen Sprache, p. 384.

(22) Hérodote, I, 50, 84.

(23) Fragm. hist. graec., I, p. 39.

(24) Il est digne de remarquer qu’un chef gaulois s’appelaitCambaulès(Pausanias, X, 19, 5, 6). L’hypothèse d’une relation entre les Méoniens et les Celtes n’aurait rien d’extravagant, puisqu’ils parlaient des langues de la même famille.

(24) Tacite, Annales, XII, 13.

(26) Tacite, Hist., II, 78: Est Judaeam inter Syriamque Carmelus : ita vocant montem deumque.

(27) Otfr. Müller, Kleine Schriften, T. II, p. 100-113. Je n’ai pas été convaincu par la réfutation de M. E. Meyer, Zeitschrift der deutschen morgenlàndischen Gesellschaft, T. XXXI, p. 736 sq.

(28) S. Reinach, Bronzes figures, p. 141, 162.

(29) Ibid., p. 163.

(30) Lucilius, ap. Nonn., p. 110.

(31) Cf. mon article Galeadans le Dictionnairede Saglio, p. 1429.

(32) Serv.,ad Aen., XI, 785.

(33) Pausanias, X, 28, 7; cf. Dieterich, Nekyia, p. 47.

(34) Hésiode, Theog., 311. Les anciens expliquaient le nom de Cerbère par ϰρεοζόρος (mangeur de chair) et Servius l’assimile à la terre qui consume tous les corps : Cerberus terra est consumptrix omnium corporum(ad Am., VI, 395). Tout cela, bien entendu, est absurde, mais reflète, comme l’a vu M. Dieterich (op). I., p. 50), l’ancienne conception d’un chien mangeur de cadavres.

(35) L’Orcuslatin, père de nos ogres, semble avoir été conçu par le peuple comme un fauve vorace (fauces Orci (*)). L’ogre des contes est un Croquemitaine, comme le loup du Petit Chaperon Ronge ; il a une grande bouche et de longues dents. Dans les Mystères du moyen âge, l’ouverture de l’Enfer est représentée par une gueule de lion ou de dragon ; les diables sont enveloppes de peaux de loup. L’idée que le démon, qui participe à la nature du dieu infernal, est un loup ou un serpent, paraît encore dans une étrange histoire à la date de 1275 : une dame de Labarthe, à Toulouse, qui avait eu commerce avec le diable, accoucha d’un enfant à tête de loup et à queue de serpent (Dollmayr, Jahrbücher der Kaiserlichen Sammlungen, Vienne, 1898, p. 335).
(*) Virg., Aen., VI, 271.

 

 

 

 

 

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