Rogues de Fursac. Un mouvement mystique en Allemagne au XXe siècle. Article paru dans « La Nouvelle Revue », (Paris), 1912, pp. 40-62.

Rogues de Fursac. Un mouvement mystique en Allemagne au XXe siècle. Article paru dans « La Nouvelle Revue », (Paris), 1912, pp. 40-62.

 

Marie Henri Joseph Pierre Étienne Rogues de Fursac (1872-1942). Médecin aliéniste. On sait très peu de chose de ce psychiatre dont la carrière se déroula essentiellement à l’hôpital de Villejuif. Appelé en 1932 avec ses confrères Georges Génil-Perrin (1882-1964) et Marc Trénel (1866-1932) à examiner Georges Gorguloff, l’assassin du président Paul Doumer, il démissionnera de ses fonction d’expert près des tribunaux pour protester contre l’exécution du condamné qu’il considérait comme irresponsable. On notera l’intérêt particulier qu’il portera constamment à la psychanalyse. Ses principales publications, dont deux restent des ouvrages de référence :
— Manuel de psychiatrie. Paris, Félix Alcan, 1903. 1 vol. in-12, VI, 314 p. — Deuxième édition revue et augmentée. Paris, Félix Alcan, 1905. 1 vol. in-8°, 3 ffnch., VI p., 351 p. — Troisième édition, Paris, Félix Alcan, 1905. — Quatrième édition. Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-8°, 3 ffnch., IV p., 371 p. — Cinquième édition revue et augmentée. Paris, Félix Alcan, 1917. 1 vol. in-8°, 3 ffnch., VI p., 509 p. — Sixième édition revue et augmentée, avec 4 planches hors texte. Paris, Félix Alcan, 1923. 1 vol. in-8°, XVI p., 906 p.
— Les écrits et les dessins dans les maladies nerveuses et mentales. (Essai clinique). 232 figures dans le texte. Paris, Masson et Cie, 1905. 1 vol. in-8°, X p., 306 p., 2 ffnch.
— L’avarice. Essai de psychologie morbide. Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-16, 2 ffnch., III p., 185 p., 1 fnch.  Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Le mouvement mystique contemporain. Le réveil religieux du Pays de Galles (1904-1905). Paris, Félix Alcan, 1907. 1 vol. in-12, 2 ffnch., 188 p.
— Un cas de lipomatose symétrique avec délire de possession. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), seizième année, 1921, p. 330. [en ligne sur notre site]
— Un cas d’obsession amoureuse d’origine onirique chez un perverti sexuel constitutionnel. Bulletin de l’Association française pour l’avancement des sciences, fusionné avec l’Association scientifique de France. Compte-rendu de la 44eesession, Strasbourg, 1920. Paris, Au secrétariat de la rédaction et chez MM. Masson et Cie, 1921, pp. 385-387. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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UN MOUVEMENT MYSTIQUE
EN ALLEMAGNE AU XXe SIÈCLE

Il est d’usage, en France, de considérer le mysticisme comme un champ d’études purement spéculatives, où se rencontrent des manifestations curieuses pour le psychologue, mais n’ayant plus aucune chance de revivre parmi nous, par conséquent sans intérêt pratique. Nous sommes à peu près assurés que nous ne reverrons plus les prophètes du désert cénevole, ni les convulsionnaires de Saint-Médard. Il y a bien Lourdes, mais le mysticisme ne s’y montre que d’une façon épisodique, à l’occasion des pèlerinages, et ne dépasse guère les abords de la grotte. Si les questions d’ordre religieux passionnent encore parfois l’opinion publique, ce n’est plus que par leur côté politique et social. Il n’en est pas ainsi partout et c’est peut-être un tort de l’oublier. Dans bien des pays, dans ceux-là même dont nous admirons volontiers l’évolution économique rapide et sur lesquels nous nous plaisons, parfois un peu à la légère, à prendre modèle, des mouvements mystiques se produisent encore de temps à autre, diversement accueillis, mais suffisamment importants pour que ni l’État ni le Peuple n’aient le droit de les ignorer ou de les considérer comme négligeables. Il n’y a pas longtemps (1), un vent de folie poussa les Duchoborze par milliers, en plein hiver, dans les plaines glacées du Canada, à la recherche d’un Messie imaginaire, fanatisés au point qu’il fallut l’intervention de le force armée pour les disperser et mettre un terme à leurs dangereuses extravagances. Le grand Réveil du Pays de Galles (2), qui, [p. 41]en quelques semaines, a fait plus de cent mille adeptes, ne date que de 1905. Enfin, plus récemment, un mouvement revivaliste protestant, parti de Christiania, gagnait successivement Stockholm, puis Hambourg et allumait, de ci de là. en Allemagne, de petits foyers de mysticisme. L’un d’eux qui occupait la Basse Hesse, Cassel et les environs, eut un moment d’éclat. La presse allemande en parla beaucoup et la presse française elle-même lui fit l’honneur de quelques entrefilets. Un petit nombre d’enthousiastes annoncèrent que le feu divin allait se répandre et embraser toute l’Allemagne. Il n’en fut rien. Le mouvement perdit bientôt de son intensité et s’éteignit sur place. Sa durée, bien qu’éphémère, a cependant été suffisante pour permettre de l’observer, de l’analyser, de juger comment l’Allemagne était disposée à accueillir les mouvements de cet ordre et dans quelle mesure ces manifestations bruyantes et désordonnées du sentiment religieux répondaient au tempérament et aux tendances. du peuple allemand. On peut considérer cette tentative de Réveil religieux comme une expérience fortuite, mais très concluante, et contenant de précieux enseignements .

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Voyons d’abord les faits.

Francesco Traini o Buonamico Buffalmacco- « Il Trionfo della Morte » (particolare) – 1325-1350 – affresco – Camposanto monumentale di Pisa, Toscana.

Plus discret que le mysticisme Gallois ou Américain (peut-être un peu par force et parce que l’autorité publique lui en, fait une obligation), le mysticisme allemand ne s’étale pas dans les rues et sur les places publiques. Il se cantonne dans un petit nombre de sanctuaires et se manifeste à heure fixe, dans des réunions ayant un caractère. semi-privé. Les fervents sont seuls conviés ; on expulse sans pitié tout individu qui, dans son langage ou dans son attitude, laisse deviner des sentiments hostiles ou sceptiques et paraît être un obstacle à l’œuvre de l’Esprit Saint. Au début du mouvement et pendant plusieurs semaines ces réunions avaient lieu tous les soirs. Plus tard, soit que les fidèles se sentissent surmenés, soit que la ferveur diminuât déjà, on les réduisait à quatre par semaine : samedi, dimanche et lundi soir, plus une réunion supplémentaire le dimanche après-midi. Elles portaient le nom de « Betestunde », mot difficile à traduire exactement en français, comme beaucoup de mots allemands, et qui répond à peu près à « prière », dans le sens où l’emploient les catholiques pour désigner les réunions pieuses de l’Avent ou du mois de Marie. C’est une de ces réunions, une de ces « prières » que je voudrais décrire ici. [p. 42]

Une grande salle pouvant contenir environ 300 personnes, avec des bancs de chaque côté ; au fond de la salle une chaire et à droite de la chaire un harmonium ;; des murs fraîchement peints, aucun décor : voilà pour le local. L’assistance, assez nombreuse, bien que tous les bancs ne soient pas occupés, est à peu près exclusivement composée de gens du peuple. Les sexes sont séparés, les hommes à droite et les femmes à gauche. Tout ce monde est vêtu proprement, mais modestement. Point de couleurs criardes, point de robes à coupe prétentieuse. La plupart des femmes portent encore l’ancienne coiffure allemande, les cheveux tressés et enroulés derrière la tête. Chacun prie silencieusement, sans attitudes ni gestes affectés, en attendant l’ouverture officielle de la réunion. En somme, on a l’impression de braves gens, simples, sérieux et sincères, « solides », comme disent les Allemands.

Enfin la « prière » proprement dite commence. Un jeune homme monte en chaire: trente ans environ, d’aspect grave, sévère et dogmatique. C’est le « Führer ». — Encore un mot à peu près intraduisible. — « Führer » signifie celui qui dirige, qui conduit les exercices de piété. Nous n’avons pas de substantif correspondant. « Conducteur », qui serait la traduction littérale, ne s’emploie guère dans ce sens. « Chef » me paraît être la traduction la moins mauvaise. — On chante d’abord quelques strophes d’un cantique. Puis, le chef, prenant pour texte un passage de la Bible, commence une allocution ou plutôt une sorte de leçon d’allure grave, sévère et dogmatique comme sa personne. Parfois il pose une question et un assistant répond. Si la réponse est juste, il approuve d’un signe de tête; sinon, il fait un geste de dénégation et interroge de nouveau. Si personne ne trouve la réponse qui convient, il la donne lui-même et les explications continuent. On se croirait dans une école. Je cherchais quel titre donner à ce jeune homme. C’est « maître » qu’il faudrait l’appeler, car on ne voit ici pour le moment qu’un instituteur et des élèves.

Bientôt les choses changent. Sur l’ordre du chef, toute l’assemblée s’agenouille et les prières commencent, prières ardentes, mais successives, non simultanées, comme dans les meetings du Revival gallois où l’on pouvait entendre 10, 20, 30 personnes et davantage prononcer en même temps des prières différentes. Puis, au bout de quelques minutes, on perçoit, venant des bancs de gauche les plus rapprochés de la chaire, une sorte de gémissement, de soupir, ou plutôt de sifflement singulier, paraissant produit par un courant d’air violent passant entre les arcades dentaires rapprochées l’une de l’autre, Ce bruit, d’abord isolé et intermittent, devient bientôt continu et se généralise aux quatre coins de la salle; on dirait maintenant åp. 43] un vent d’orage (3). Enfin, au milieu de l’exaltation qui va grandissant, éclate la première crise mystique ; on pourrait l’appeler aussi « trance mystique », par analogie avec les trances médiumniques des spirites, auxquelles elle ressemble beaucoup.

Le premier sujet qui entre en état de trance est une grande et forte fille d’une vingtaine d’années. Au moment où mon attention est attirée sur elle, elle est secouée par un tremblement atteignant l’intensité d’un grand frisson fébrile. Elle est à genoux, la tête relevée et un peu rejetée en arrière, les paupières baissées, les avant-bras demi fléchis et tendus en avant, les deux poings fermés et appliqués l’un contre l’autre. Je note cette attitude, car elle m’a paru en quelque sorte stéréotypée, se répétant non seulement chez cette jeune fille, chaque fois qu’elle est retombée en état de trance, mais chez la plupart des sujets qui, au cours de la réunion, ont présenté des crises analogues. Rapidement, le tremblement s’accentue, les secousses augmentent d’amplitude, le corps tout entier est agité par des soubresauts se succédant avec une extrême rapidité, la tête est projetée violemment de tous côtés. Un prêtre se croirait en face d’une possédée et un médecin pense aussitôt à une hystérique en attaque. Puis, brusquement, au milieu de cette agitation motrice désordonnée, le sujet prononce des syllabes sans suite qui, autant qu’il m’a été possible de les fixer dans ma mémoire paraissent être : taramarabarama. Cela est dit, ou plutôt hurlé sur un ·ton aigu et déchirant. L’impression qu’on éprouve est pénible et il faut convenir que ce phénomène, connu en médecine mentale sous le nom d’impulsion psycho-motrice verbale, rappelle beaucoup plus l’agitation d’une clinique de psychiâtrie que la ferveur d’un sanctuaire. Et pourtant, aux yeux des adeptes du mouvement, c’est là une manifestation éminemment spirituelle et divine, c’est la glossolalie (en allemand « Zungenreden ») telle qu’elle apparût chez les disciples le jour de la Pentecôte et telle. qu’elle continua longtemps à se manifester dans les assemblées des premiers chrétiens, comme nous l’apprennent les récits de l’Ecriture : le fidèle, sous l’influence du Saint-Esprit qui le domine, reçoit le don des langues et se [p. 44] met à prier et à prophétiser dans des idiomes étrangers. Il n’est pas besoin d’être un profond linguiste pour se rendre compte que — chez les mystiques de Cassel au moins — tout se réduit à une succession de syllabes parfaitement incohérentes et n’appartenant à aucune langue.

Cependant l’exemple ne tarde pas à être suivi. Une seconde, une troisième, puis une quatrième jeune fille cèdent à la contagion et tombent en état de trance. La physionomie des crises ne varie guère : même attitude stéréotypée, même tremblement violent et progressif, même caractère explosif de la glossolalie. Seule, la forme de l’impulsion verbale diffère. Chez l’une c’est une sorte de bégaiement beb-beb-beb-beb ; chez une seconde, ce sont des cris inarticulés et effroyables ; chez une troisième la glossolalie commence sur un ton très élevé et descend suivant le mode d’une gamme chromatique.

L’état de trance persiste plus ou moins longtemps, généralement quelques minutes, au cours desquelles la glossolalie se répète à plusieurs reprises, puis le tremblement s’atténue et finit par disparaître, souvent pour reprendre au bout d’un moment. Parfois les crises sont très rapprochées et deviennent même subintrantes, c’est à-dire qu’une crise se greffe sur la précédente, sans intervalle de calme complet. Parfois, au contraire, le sujet n’a que deux ou trois crises, ou même une seule, au cours de toute une réunion. Parfois encore la crise n’est qu’ébauchée. Tel fut le cas chez un jeune homme qui priait à côté de moi. Son visage pâlit, ses pupilles se dilatèrent, sa poitrine se souleva à diverses reprises dans une sorte d’inspiration convulsive, des contractions fibrillaires apparurent dans les muscles de la face et les mains commencèrent à trembler ; je crus qu’il allait avoir une crise. Mais, bientôt, le tremblement des mains et de la face cessa, la respiration redevint régulière et tout rentra dans l’ordre. La crise avait avorté.

Cependant, tandis que les crises se déroulent, l’assistance écoute et prie avec recueillement. Le chef suit avec intérêt les manifestations du Saint-Esprit. Non content d’observer et d’encourager, il dirige. A un moment donné la glossolalie apparaît en même temps chez deux jeunes filles. « Je vous en prie, pas de confusion », dit-il sur un ton impératif (Bitte, nicht durcheinander). Et, docilement, le Saint-Esprit se soumet. Jusqu’à la fin de la réunion, les phénomènes de glossolalie se succèdent, sans plus jamais s’entremêler.

Mais les phénomènes de glossolalie n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont interprétés. Autrement ils demeurent lettre morte et ne peuvent servir à l’édification des fidèles. Aussi, dès qu’ils apparaissent, [p. 45] le chef s’écrie : « Jésus ! fais que la traduction nous soit donnée ! » L’effet ne se laisse pas attendre. Bientôt une, puis deux, puis plusieurs femmes et aussi quelques hommes se mettent à traduire les syllabes prononcées par les jeunes filles. Traduction toute intuitive, bien entendu : l’interprète énonce la première idée qui lui vient à l’esprit et qui, pour lui, comme pour l’assistance, représente l’idée exprimée par le glossolalique. Dans certains cas, c’est le glossolalique lui-même qui donne la traduction. Quel que soit l’interprète, les idées exprimées sont assez banales et passablement monotones : versets bibliques, encouragements ou critiques à l’endroit de la réunion, phrases énigmatiques et prédictions quasi sibyllines.

Cependant, l’assemblée, au gré du chef, manque de ferveur. « Il y a ici, déclare-t-il d’un ton sec, des frères qui, par leur tiédeur, sont un obstacle à l’action du Saint-Esprit. Si cela continue, il va être obligé de les prier de sortir… » On chante un cantique, on prononce quelques prières, puis les crises reprennent et la réunion se termine au milieu d’un véritable feu d’artifice de manifestations glossolaliques immédiatement suivies de traduction.

Ainsi s’est déroulée la réunion à laquelle il m’a été donné d’assister. Elle peut servir de type. Cependant chaque « prière » présente sa physionomie propre et diffère des autres par certains détails dans la forme et dans l’intensité des phénomènes. Je note quelques-uns des faits les plus curieux qui m’ont été racontés ou dont on a pu lire la relation dans les journaux et dans les brochures consacrées au mouvement.

Les accidents nerveux ont atteint parfois une intensité extrême.

Dans une des premières réunions qui marquèrent le début du mouvement, un jeune homme présenta, pendant plus d’une heure, des crises de contracture en arc de cercle, le corps ne reposant que sur les talons et sur la nuque. La contracture alternait avec des soubresauts si violents qu’on dut emporter le sujet de la salle commune dans une petite pièce à côté. Là, les mêmes phénomènes continuèrent et il fut remarqué que leur intensité était subordonnée à celle du bourdonnement de la prière. Si la prière cessait, les mouvements et la contracture cessaient aussi, quitte à reprendre avec elle. Dans une autre réunion un homme demeura pendant une heure complètement immobile, dans une sorte de raideur cadavérique, ne donnant aucun signe de vie, sauf de très légers soupirs que l’on pouvait percevoir en approchant l’oreille de sa bouche et au milieu desquels on pouvait distinguer le mot « Jésus ». — Certaines réunions ont été remarquablement tumultueuses. On peut citer entre autres celle dont M. le Pasteur Francke a donné la description : « …Alors, [p. 46] dit-il, deux, trois personnes commencent à prier en même temps ; le bourdonnement se généralise, interrompu brusquement par les cris sauvages d’une femme: Ta-ta-ta-ta-ta-ta. Et l’on bat des mains et l’on frappe sur les bancs. Le vacarme devient général. Une jeune fille pousse des cris et s’affaisse entre deux bancs, en proie à des convulsions. Un vieillard ne cesse de crier : « C’est sublime ! sublime !) et de battre des mains, emporté par le ravissement. Tout cela est accompagné de soupirs bruyants, de prières, d’appels et de coups violents frappés sur les bancs et sur les genoux. On se croirait au milieu d’épileptiques. » Et le pauvre pasteur s’en va, écœuré. Dans une autre réunion de Cassel le Saint-Esprit, s’exprimant sous la forme de glossolalie, fit le procès de l’assistance avec une naïveté qui n’est pas exempte d’un certain comique.

« La salle est pleine .de voleurs ! » déclare tout d’un coup un des fidèles en état de trance. Un cri d’effroi accueillit cette révélation du Seigneur. Les glossolaliques annoncèrent ensuite qu’il y avait là des gens qui avaient volé des pommes, dérobé de l’argent au service militaire, négligé de payer la note de leur tailleur ; des ménages dans lesquels le mari dissimulait à sa femme l’argent qu’il recevait et réciproquement ; des individus qui avaient, dans leur maison, une cachette pour mettre l’argent qu’ils avaient volé… » Et les frères qui n’étaient pas en paix avec leur conscience furent priés de sortir. Cependant, comme l’assemblée n’était sans doute pas suffisamment purifiée, un glossolalique continua : « J’en dévoilerai davantage, je préciserai, j’écrirai vos péchés sur votre front, je prononcerai des noms… Le frère Untel fera bien de sortir. » (Un nom fut donné qui en Allemagne est à peu près aussi répandu que celui de Meyer).

« Vers la fin de la réunion, les glossolaliques en vinrent à parler des péchés contre la fidélité conjugale. Comme l’extrême limite de ce qui peut être confessé publiquement dans ce domaine paraissait atteinte. Le chef de l’assemblée interrompit les confessions et engagea les fidèles à discuter et à arranger tout ce qui se rapportait à cette question, chez eux, entre mari et femme. »

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Dans cet ensemble de faits il convient de distinguer ce qui est collectif et ce qui est individuel. Autrement dit, nous avons à faire deux psychologies : celle de l’assemblée et celle du fidèle:

La première, la psychologie de l’assemblée, n’est qu’un cas particulier de la psychologie des foules. En effet, cette réunion de mystique [p. 47] constitue bien une véritable foule, au sens psychologique du mot, une foule nerveuse et impressionnable, suggestible et impulsive, absolue dans ses convictions, « ne connaissant, comme dit G. Lebon, ni le doute ni l’incertitude », parce qu’elle ne raisonne pas et qu’elle ne pense que par intuition.

Le caractère essentiel, celui qui domine tous les autres et qui, en quelque sorte, crée la personnalité de la foule, c’est une harmonie parfaite dans la manière de penser, de sentir et d’agir des individus qui la constituent. Les éléments composants s’associent, se groupent, réagissent les uns sur les autres, travaillent dans un même but, comme les cellules d’un organisme vivant ; c’est, incontestablement, à la foule mystique que s’applique avec le plus de rigueur la grande loi de l’unité psychologique si heureusement formulée par G. Lebon.

Cette unité résulte de ce qu’un même instinct puissant agit au fond de toutes les .consciences et de ce qu’un même idéal luit à tous les yeux. L’instinct, c’est l’instinct religieux, le besoin de communier avec l’invisible qui se retrouve dans tous les cultes et dans toutes les modalités du sentiment religieux, depuis le fétichisme grossier d’un Australien jusqu’à l’idéalisme d’un Emerson. L’idéal, c’est la manifestation du surnaturel. L’aspiration religieuse vague et indécise qui oppresse la conscience de la foule tend à s’objectiver sous la forme. d’une image précise, vive surtout. La nature de l’image varie suivant le culte. A Lourdes, c’est le miracle matériel par l’intercession de la Vierge. Dans un milieu spirite, c’est l’apparition de quelque héros du passé ou de quelque habitant de Mars. Ici, dans cette réunion de protestants nourris d’Écriture Sainte, c’est la répétition des scènes de la Bible. Inconsciemment, emportée par le flot d’images bibliques qui monte du subconscient, l’imagination des fidèles s’efforce de réaliser les épisodes les plus marquants du christianisme primitif, de préférence ceux qui comportent la plus large part de merveilleux. Comme les apôtres, comme les fidèles de l’Église de Corinthe, ils ont le don des langues et le don de prophétie ; comme eux, ils usent de la prière pour expulser les esprits impurs ; comme eux, ils ont des extases et des convulsions. Leur chef leur parle comme Saint Paul parlait aux membres de son Église, et, s’ils lui obéissent si docilement, c’est qu’ils retrouvent dans ses ordres, presque mot pour mot, les enseignements et même les formules qu’ils sont accoutumés à rencontrer dans la Bible. « Parlez l’un après l’autre, dit le chef, et que quelqu’un traduise, sinon votre glossolalie est sans valeur. » C’est exactement ce qu’écrivait saint Paul : « S’il y en a qui parlent [p. 48] une langue inconnue, qu’il n’y en ait que deux ou trois au plus qui parlent, et cela l’un après l’autre, et qu’il y en ait un qui interprète.

« Que s’il n’y a point d’interprète, que celui qui prie se taise dans l’Église et qu’il parle à lui-même et à Dieu » (4).

S’ils ont à endurer les railleries du monde, ils se rappellent que les premiers chrétiens les ont endurées avant eux, et ils n’oublient pas qu’au jour de la Pentecôte, les Apôtres passèrent pour « être pleins de vin doux ». (5). Probablement, si l’ère des persécutions, au moins des persécutions féroces et sanglantes, n’était close, si, au lieu du gouvernement libéral et tolérant (tout est relatif) d’un Kaiser allemand du XXe siècle, ils vivaient sous la tyrannie d’un Néron et qu’il fallût sceller leur croyance avec leur sang, ce serait encore l’image des martyrs chrétiens qui flotterait à leurs regards.

En résumé, une foule possédant au plus haut degré les attributs psychologiques des foules, poussée par un instinct puissant qui est l’instinct religieux, entraînée par un idéal qui se peint à ses yeux sous la forme d’images bibliques : telle est, dans ses traits essentiels, la psychologie de l’assemblée.

Passons à la psychologie des individus.

Il y a d’abord la masse des fidèles. De ceux-là peu de chose à dire. Émotionnables et crédules, pénétrés de Bible jusqu’à la moëlle, ignorant la critique, simples de cœur et d’esprit, leur rôle est de subir docilement la suggestion du milieu. Ce sont, si l’on veut, les soldats de l’armée mystique.

Il y a ensuite ceux que, faute d’un meilleur mot, j’ai appelés interprètes, ceux que nous avons vu traduire pour l’assemblée les manifestations glossolaliques. Leur psychologie est au fond la même que celle des premiers avec, en plus, un certain degré d’automatisme mental. L’émotion religieuse suscite dans leur conscience l’apparition d’idées parasites. Ne pouvant en découvrir l’origine, convaincus qu’elles sont le fruit d’une inspiration divine, ils les prennent et les donnent pour la traduction des discours glossolaliques. C’est là un mode de penser inaccessible au raisonne­ ment, tout intuitif, et dont les résultats ont un caractère de certitude absolue. Soit une suite de syllabes incohérentes prononcées par un glossolalique. Au même instant surgit à la conscience de son voisin cette phrase du Psalmiste: « Lave-moi de plus en plus de mon péché, et nettoie-moi de mon iniquité. » Sans hésiter, le [p. 49] voisin l’énonce comme la traduction des syllabes prononcées par  le glossolalique. Pourquoi ? Parce qu’il sent qu’il en est ainsi, parce que les idées qu’il exprime ne sont pas de lui ; mais de l’Esprit qui parle par sa bouche. C’est bien là de l’automatisme mental pur, de cet automatisme qui, chez les aliénés, crée les idées fixes et les hallucinations.

Enfin, après les simples fidèles et les interprètes, il y a les grands sujets, ceux qui, au nombre de trois ou quatre par réunion, présentent les crises et la glossolalie.

Là encore, l’automatisme domine et résume la situation, au point que l’état de trance mystique pourrait se définir une explosion d’automatisme mental. Les différents systèmes neuro-psychiques qui composent l’axe cérébro-spinal échappent au contrôle de la volonté, entrent en jeu spontanément, comme poussés par une force aveugle et irrésistible et produisent les manifestations délirantes des réunions mystiques. Les réactions du sujet (tremblement, convulsions, contractures, glossolalie), portent si bien l’empreinte de cet automatisme que les faits dont on vient de lire le récit pourraient servir d’illustrations à une leçon de psychologie. Tous les caractères de l’automatisme mental s’y retrouvent : soudaineté, violence, incohérence, monotonie allant jusqu’à la stéréotypie. Ces caractères ressortent suffisamment des descriptions données plus haut. Il est inutile d’y insister. Par contre il importe de nous étendre un peu sur un autre phénomène non mentionné jusqu’ici et qui constitue en quelque sorte la signature de cette activité mentale désordonnée : je veux parler de l’amnésie consécutive.

Si, au sortir d’une crise, on interroge un mystique sur ce qu’il vient d’éprouver, la réponse est invariable : le sujet ne se rappelle rien, absolument rien ; il ignore tout ce qui s’est passé pendant qu’il était en état de trance, et le tremblement, et la chute sur le sol, et les contractures et la glossolalie. Il n’est renseigné sur ses propres actes que par le témoignage des autres : « Je sais que j’ai tremblé et que j’ai parlé en une langue étrangère, me disait l’un d’eux, parce qu’on me l’a dit, mais je ne me souviens ni d’avoir tremblé ni d’avoir parlé. Je me rappelle que j’ai prié à haute voix, puis que j’ai éprouvé comme une constriction à la gorge, puis plus rien, jusqu’à ce que je me sois retrouvé chantant un cantique avec le reste de l’assemblée. »

On ne saurait demander un témoignage plus précis ni imaginer une amnésie plus complète. Nous sommes ici en face d’une application rigoureuse d’une des lois les mieux établies de la [p.50] psychologie morbide : toutes les fois que, chez un sujet, l’automatisme mental devient prédominant au point d’annihiler complètement l’influence de la volonté et de réaliser une désagrégation psychique avancée, la crise est suivie d’amnésie. Qu’il s’agisse d’un délire épileptique, d’un accès de confusion mentale ou d’un état de trance mystique, le sujet reste amnésique pour tous les faits qui se sont passés pendant la crise. L’automatisme mental, quand il atteint une intensité suffisante, rompt la continuité de la vie psychique. Les minutes, les heures, les jours, pendant les­ quels la ‘crise a évolué, sont comme effacés de la vie.

Il y a un mot qui, de lui-même ; se présente à l’esprit du lecteur et que l’on s’étonne sans doute de ne pas avoir déjà trouvé sous ma plume, c’est « inconscience ». La crise mystique telle que l’on vient de la décrire, n’est-elle pas le type de la crise inconsciente, où tout se réduit à des manifestations motrices purement mécaniques, qui échappent non-seulement au contrôle de la volonté, mais à la perception de la conscience, où l’individu n’est plus que l’animal automate rêvé par Descartes, sans pensée, sans plaisir et sans douleur .. Peut-être, mais comment le savoir ? Sur quoi est fondé ce diagnostic d’inconscience dont nous sommes si prodigues en psychologie et en psychiâtrie ? Sur deux critères bien insuffisants l’un et l’autre. Le premier consiste dans ce fait que, pendant la durée de la crise, le sujet est comme étranger à son milieu, qu’il ne perçoit plus les excitations qui lui viennent de l’extérieur. Mais qu’un individu paraisse ne rien voir, ne rien entendre, ne rien sentir, qu’il se laisse piquer, brûler, mutiler même, sans réagir, cela prouve bien qu’il n’a plus de réactions, mais non qu’il ne sent plus rien. L’insensibilité et l’indifférence peuvent fort bien n’être qu’apparentes. Le second critère, que l’on invoque généralement et qui n’est autre que l’amnésie étudiée précédemment, n’est pas plus sûr que le premier. En effet, que le sujet ne se rappelle rien de ce qu’il a éprouvé pendant sa crise, cela indique qu’il y a un trou dans sa mémoire, mais non qu’il y a eu auparavant un vide dans sa conscience. Conclure, comme on le fait si souvent en médecine mentale, de l’amnésie à l’inconscience, c’est supposer que tout état conscient doit laisser une trace dans la mémoire. Or, rien ne légitime cette supposition. L’état de la conscience, dans certaines conditions anormales, qu’il s’agisse de mysticisme ou de pathologie, constitue un problème insoluble, aussi insoluble que cet autre problème, sur lequel se sont acharnés les philosophes, de la conscience chez les êtres inférieurs. Un état de conscience est quelque chose d’essentiellement [p. 51] subjectif et ne peut nous être connu (et bien imparfaitement encore) que par l’apparition des signes extérieurs qui lui sont habituelment associés et par la description que le sujet nous en donne. L’amibe est-il conscient ? L’épileptique en attaque est-il conscient ? Le mystique en crise est-il conscient ? Vaines questions qui resteront éternellement sans réponse.

Cette prudence, qui s’impose toutes les fois que la conscience est en jeu, est particulièrement nécessaire ici et nous avons une grosse raison de révoquer en doute le diagnostic d’inconscience qui, au premier abord, paraît s’imposer chez nos mystiques en état de trance. Le lecteur n’a pas oublié un petit fait mentionné plus haut. La glossolalie s’étant manifestée chez deux sujets en même temps, le chef s’éleva contre cette confusion. Ses observations ne furent pas perdues. L’une des glossolaliques se tut immédiatement, et jusqu’à la fin, les phénomènes de glossolalie se succédèrent, sans plus jamais se superposer. L’injonction du chef avait donc produit l’effet voulu. Serait-ce possible si elle était venue se heurter à une inconscience absolue ? Sans doute on pourra parler d’action subconsciente. L’ordre est enregistré par le subconscient, par ce moi profond et caché que l’on appelle en psychologie « subliminal ». « Ne parlez pas deux à la fois », dit le chef, et l’ordre pénètre dans l’esprit, sans passer par la conscience, pour aller inhiber le centre psycho-moteur verbal, autrement dit le centre cérébral qui préside à la fonction du langage. C’est là une vue de l’esprit ingénieuse, sans doute, et qui, parce qu’elle est ingénieuse, a fait fortune. Mais c’est une simple vue de l’esprit, qui ne repose et ne peut reposer Sur aucun fondement d’expérience. La thèse opposée, d’après laquelle le sujet en état de crise serait conscient et de ses propres actes et des impressions qui lui viennent du dehors, quitte à tout oublier, la crise une fois passée, cette thèse est tout aussi défendable que la précédente. Que l’on prenne parti pour l’une ou pour l’autre, c’est affaire de préférence individuelle; non d’appréciation scientifique.

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Une explosion de réactions automatiques, violentes et essentielle­ ment modifiables par des suggestions appropriées, associées à un état d’inconscience apparente et suivies d’amnésie : tel nous apparaît l’ensemble de phénomènes, on dirait en médecine le syndrome, qui constitue la crise mystique. Sur ce syndrome il est facile de mettre une étiquette et, pour peu qu’il possède quelques notions [p. 52] de psychologie morbide, le lecteur a déjà fait un diagnostic, celui de crise hystérique. Le diagnostic est juste. Cette crise est hystérique non seulement par son appareil symptomatique, c’est-à-dire par ses manifestations extérieures, mais aussi par, son origine, qui est essentiellement émotive. La crise mystique n’est, en résumé, qu’un mode de réaction anormal à une émotion intense. Ainsi se trouve établie son identité avec la crise hystérique qui se définit: un complexus de réactions émotives psycho-dynamiques susceptibles d’être reproduites, modifiées et enrayées par la suggestion.

Cette constatation a son importance. Elle nous montre que la crise mystique n’est pas un phénomène religieux spécifique, qu’elle constitue simplement un cas particulier dans un vaste groupe pathologique. Elle nous met en garde contre une’ erreur fort répandue dans tous les milieux, croyants aussi bien que sceptiques. Cette erreur consiste à considérer les phénomènes étranges qui marquent certains mouvements mystiques comme l’expression parfaite et idéale du sentiment religieux. Si, comme cela ne me paraît pas douteux, il s’agit d’une pure réaction hystérique, il faut y voir simplement une manifestation d’une tare individuelle, relevant de cette diathèse nerveuse spéciale que M. Bernheim appelle diathèse hystérique et qui n’est elle-même qu’une modalité du tempérament névropathique. Sans doute l’émotion qui réveille cette diathèse présente un caractère religieux, mais ce caractère disparaît dans la crise, qui est-une crise d’hystérie banale, telle qu’aurait pu la déclancher la vue d’un accident ou l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Supposons une des crises décrites plus haut se produisant non plus au sein d’une assemblée religieuse, mais dans une salle d’hôpital et un médecin survenant’ au moment le plus dramatique. Il reconnaîtra immédiatement une crise d’hystérie. Mais il lui sera impossible, fût-il le plus fin clinicien du monde, de découvrir son origine religieuse. La glossolalie elle-même ne peut avoir une signification particulière’ que pour les initiés. L’exaltation’ religieuse n’a donc que la valeur d’une cause occasionnelle, à laquelle on pourrait trouver une foule d’équivalents.

On a vu des déséquilibrées hystériques présenter des crises au théâtre : dira-t-on que la pièce jouée est responsable de la crise et demandera-t-on de l’interdire au nom de la santé publique ? S’il n’est pas douteux que, dans ce dernier cas, la crise est quelque chose de surajouté à l’émotion dramatique, il est non moins évident que la glossolalie, les convulsions et les autres phénomènes morbides qui s’observent à l’occasion d’un mouvement [p. 53] mystique sont des phénomènes indépendants du sentiment religieux. Il est donc tout aussi injustifié d’y voir des critères de sainteté que d’en tirer argument pour taxer de folie toutes les manifestations du mysticisme et les condamner en bloc.

J’ai parlé, il y a un instant, de tempérament névropathique et j’ai dit que, sous la forme de diathèse hystérique, il constituait le substratum de la crise mystique. Ce n’est pas là une supposition gratuite et absolument a priori. Remarquons tout d’abord que les crises mystiques frappent de préférence des individus jeunes et du sexe féminin: à la réunion que j’ai décrite, tous les glossolaliques, sans exception, étaient des jeunes filles de 15 à 25 ans environ. Or, cette double prédilection, au point de vue de l’âge et du sexe, se retrouve dans la plupart des affections nerveuses à base d’émotivité et de suggestibilité morbides, dans l’hystérie en particulier,

Il serait fort utile que nous eussions pour chacun des sujets qui se sont distingués par l’intensité des manifestations névropathiques (convulsions, glossolalie, etc…), une anamnèse complète, nous faisant connaître avec quelque précision son passé pathologique. Nous sommes malheureusement assez mal documentés à cet égard.

Mais, si les renseignements sont peu nombreux, ils sont, par contre, assez significatifs. D’après M. Otto Schopf, parmi les sujets qui, à Cassel, ont les premiers présenté la glossolalie, l’un était atteint d’une « faiblesse nerveuse » et l’autre avait été « souffrant » (6). Des deux sœurs norvégiennes qui sont restées un moment à la tête du mouvement et qui ont importé la glossolalie en Allemagne, rune au moins passe pour être hystérique. On cite encore deux glossolaliques qui, antérieurement au mouvement, ont éprouvé des crises convulsives ; un autre qui a présenté un accès neurasthénique grave, plusieurs qui étaient connus pour leur tempérament nerveux et émotionnable… Sans doute ce ne sont là que des faits isolés, mais cependant, comme on dit, « bien suggestifs ».

Mais, si la crise mystique, phénomène essentiellement pathologique, n’apparaît que chez des prédisposés, cette constatation n’implique nullement que l’exaltation religieuse au milieu de laquelle elle apparaît soit quelque chose d’absolument anodin. Il s’en faut de beaucoup. [p. 54]

Tout d’abord, les individus incontestablement tarés seraient-ils seuls atteints, ce serait déjà fort regrettable, car l’influence des crises sur ces cerveaux dégénérés et déséquilibrés, loin d’être bienfaisante, n’est même pas indifférente. Chaque crise affaiblit un peu la volonté et aggrave l’état du malade, qui tend de plus en plus à devenir un véritable automate, sans contrôle de ses réactions, le jouet de toutes les impressions et de toutes les suggestions.

Mais là n’est pas le seul danger. En effet, en dehors des malheureux dont il vient d’être question, il y a une foule de sujets qui sont placés aux frontières du normal et de l’anormal et dont la santé psychique dépend des conditions intellectuelles et morales dans lesquelles ils vivent. Or, l’atmosphère de fanatisme qui règne autour d’un Réveil constitue un excellent milieu de culture pour les germes de névropathie et d’hystérie qui sommeillent chez un sujet et qui, dans d’autres conditions, seraient peut-être restés à l’état latent.

Tel qui, s’il n’avait jamais assisté à une assemblée revivaliste, aurait conservé son équilibre psychique et aurait eu une vie sociale et religieuse normale, se laisse entraîner par la contagion et stimuler par l’exemple. Convaincu que les cris, le tremblement et la glossolalie sont des marques de la faveur divine et des gages de salut, il reproduit sans arrière-pensée les extravagances dont il est témoin et, au bout de quelques jours d’entraînement, il égale et dépasse ses modèles.

Il y a là un point noir qu’il ne faut pas chercher à se dissimuler et on comprend les préoccupations de beaucoup d’hommes de bon. sens, clercs ou laïques, devant cette exaltation violente et, disons le mot, malsaine.

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Pour les épidémies religieuses, comme pour les épidémies de maladies infectieuses, auxquelles on les a souvent comparées, la puissance de la contagion est, avant tout, fonction de la nature du terrain. Une épidémie de peste qui se répand avec une rapidité foudroyante aux Indes est immédiatement enrayée à Marseille ou à Hambourg, parce que la maladie ne trouve pas à Marseille ou à Hambourg les conditions d’hygiène défectueuses dont elle a besoin pour se développer. De même, un mouvement mystique, assuré de faire fortune dans le Pays de Galles ou en Amérique, s’étiole bientôt dans un pays où les conditions psychologiques et sociales se montrent différentes. Tel fut le sort du mouvement religieux [p. 55] hessois. Le germe mystique apporté de Scandinavie dépérit rapidement, parce qu’il était tombé sur un sol mal préparé pour le recevoir. L’accueil fait au Réveil et aux Revivalistes par les divers éléments de la nation allemande ne laisse aucun doute à cet égard.

D’abord les autorités. Elles furent très modérées. Dans certains milieux on les accusa même de mollesse ; on les somma en quelque sorte d’intervenir avec plus d’énergie et de réprimer avec rigueur des manifestations dangereuses et vis à vis desquelles l’indulgence pouvait passer pour une approbation. Elles persistèrent à demeurer tolérantes, jugeant avec beaucoup de bon sens qu’il valait mieux laisser le fanatisme s’user de lui-même que l’exalter en lui donnant des martyrs. Cependant quelques mesures de prudence s’imposaient au nom de l’ordre public. A Cassel même, toute manifestation dans la rue (prières, professions de foi, chants, processions, etc.,) fut rigoureusement interdite. Au début les réunions de prières se prolongeaient très tard dans la nuit, ce qui parut malsain (ungesund). La clôture obligatoire des meetings fut fixée à 11 heures. A Grossalmerode, petite ville des environs de Cassel, où le mouvement, encouragé par le pasteur du lieu, se montrait particulièrement ardent et se compliquait de difficultés existant depuis des années entre le pasteur et une partie de son Église, une crise aiguë se produisit qui menaçait d’aboutir à un schisme. Le ministre des cultes envoya une commission, qui, après avoir étudié la situation sur place, et, d’accord avec le consistoire de la province, décida que le pasteur resterait en place, mais qu’on lui donnerait un coadjuteur, de façon à ce que tous les fidèles, mystiques ou non, aient un culte officiel. Ce fut tout. La répression n’alla pas plus loin. On voit que les adeptes du mouvement auraient tort de crier à la persécution.

Après les autorités, le clergé. Son opinion, dans l’ensemble, s’est montrée sévère. Sans. doute, au début, un certain nombre de pasteurs, ne voyant que le renouveau de ferveur et la résurrection de l’esprit religieux, saluèrent avec sympathie le mouvement naissant et même l’ encouragèrent. Mais la forme bruyante que prirent les réunions ne tarda pas à les effrayer, soit qu’ils vissent dans la glossolalie et les crises convulsives des manifestations diaboliques, soit que, plus positifs et plus modernes, ils les considérassent simplement comme des phénomènes pathologiques, dangereux pour les nerfs de leurs ouailles et menaçant de répandre le discrédit sur le culte dont ils étaient les ministres. Le cri d’alarme fut jeté de plusieurs côtés. A peu cl’ exceptions près, le clergé se sépara résolument des Revivalistes. Chose significative, personne ne voulut accepter la responsabilité des événements, Méthodistes, Baptistes, et autres [p. 56] sectes indépendantes proclamèrent bien haut qu’elles n’étaient pour rien dans cette explosion de fanatisme. La société de tempérance de la Croix-Bleue, qui avait prêté ses locaux aux Revivalistes, ne cacha pas son mécontentement. Sitôt que le laps de temps pour lequel elle s’était engagée fut écoulé, elle refusa de leur continuer plus longtemps son hospitalité. Autre fait bien typique: nulle part on ne voulut les accueillir. Les Méthodistes, à qui ils s’adressèrent par deux fois, refusèrent catégoriquement.

Le consistoire de la province à qui incombe la haute direction des différentes églises évangéliques (c’est-à-dire des églises officielles) rédigea un manifeste qui fut lu du haut de la chaire dans toutes les paroisses. Le ton en est modéré, trop modéré même au gré des intransigeants qui réclamaient la répression à outrance. Mais l’ esprit en est ferme et les fidèles y sont soigneusement mis en garde « contre des enseignements et des pratiques qui ne sont pas toujours fondées sur les saines pratiques du christianisme ». Parmi les diverses publications émanant de membres du clergé, une des plus intéressantes, de celles qui contiennent le plus de vues justes, est sans contredit la brochure du pasteur R. Francke intitulée : « Die Versammlungen in Casseler Blaukreuzhause in nüchterner Beleuchtung ». Selon M. Francke, le mouvement mystique en question n’est, au moins pour une grande part, qu’une imitation maladroite et déplacée du méthodisme anglo-saxon. Certes, M. Francke est un chrétien, mais un chrétien allemand, et c’est avec tristesse qu’il voit l’anglomanie pénétrer partout, jusque dans le domaine religieux : « C’est, malheureusement, écrit-il, un travers allemand de mettre tout ce qui est étranger et extraordinaire au-dessus de ce qui nous vient de notre propre patrie. Ce travers se manifeste même en matière de religion. On remplace nos magnifiques vieux cantiques par les airs de valse et les chansons populaires des Anglais ; on ne croise plus les mains et on ne s’agenouille plus, mais on met la main devant ses yeux et on incline la tête sur sa chaise, etc… Ces façons anglaises font remarquer, rendent intéressant, si mince que soit le sens qu’on puisse y attacher. Tout ce qui est nouveau, extraordinaire, a une grande puissance d’attraction, surtout pour les femmes. Un prédicateur qui n’est pas du pays, ou mieux encore qui vient d’Angleterre, a, cela va de soi, une valeur bien supérieure à n’importe qui, et un étranger qui écorche abominablement l’Allemand et qui a tout juste une demi-instruction, ou encore une Norvégienne à tempérament hystérique, doit évidemment avoir le pas sur le vieux pasteur qui, pendant des années, a exercé avec dévouement son saint ministère près de ses [p. 57] paroissiens et qui connaît à fond la parole divine. On court à l’étranger, on lui ouvre son âme; quant au pasteur, on ne croit plus en lui ; les cœurs sont fermés et il n’y a pas de clé, qui puisse les ouvrir. »

Parmi les remèdes préconisés par le Pasteur Francke contre les excès néfastes et condamnables du mouvement actuel, il en est un qu’il est ‘intéressant de signaler, parce que le seul fait d’y avoir songé dénote, chez l’auteur, un esprit large et des idées modernes. Après avoir proposé différentes mesures d’ordre religieux ou administratif, il continue :

« Il faudrait enfin que nos psychiâtres se mettent résolument à l’étude des manifestations pathologiques qui se produisent dans ces sortes de réunions, et qui ont eu à Cassel une influence particulièrement considérable… On sait qu’elles se montrent tout aussi bien chez les spirites, les hypnotisés et les guérisseurs par la prière de Berlin, comme aussi dans les solennités idolâtres des Indous. Qu’un mot de nos psychiâtres fasse seulement tomber l’auréole qui entoure ces manifestations et du coup elles perdront toute leur puissance. »

Un ecclésiastique n’hésitant pas à coller l’étiquette « morbide » sur des phénomènes d’exaltation religieuse et appelant les aliénistes à son secours, voilà qui étonnera bien des gens en France. Il n’est que juste de reconnaître que cette hardiesse ne parait pas absolument exceptionnelle dans le clergé allemand.

Mais les autorités et le clergé ne décident pas à eux seuls du sort d’un mouvement religieux. Si la destinée du christianisme à son berceau avait été entre les mains des grands et des prêtres, nous ignorerions sans doute aujourd’hui jusqu’au nom de Jésus. Le seul souverain est ici le peuple. C’est dans le peuple et sous sa. protection que la religion chrétienne a commencé à grandir, et c’est parce qu’ils étaient. protégés par le peuple .que les apôtres purent, malgré l’hostilité des pouvoirs publics et de la synagogue, jeter les fondements du christianisme. Malheureusement pour le mouvement mystique hessois, le peuple n’était pas pour lui. Il n’y a pas à en douter, le public s’est montré, dès le début, sceptique, hostile et railleur. A Cassel, les fidèles entrent dans leur salle de réunion au milieu des quolibets et des sifflets de la foule massée devant la porte, et, à la sortie, ils sont l’objet d’une conduite bruyante à travers les rues adjacentes. A certains jours le désordre est tel que la police est obligée d’invervenir et que des arrestations sont opérées. Les gamins des rues s’amusent à imiter les crises mystiques et à prophétiser. « On nous singe » (man macht uns nach) disait tristement un brave homme [p. 58] qui s’était acquis une certaine réputation comme glossolalique.

A côté de ces manifestations d’un goût douteux, nous devons enregistrer d’autres témoignages qui, pour être plus corrects, n’en sont pas moins significatifs. Dans la petite ville de Grossalnlerode 160 membres de l’église paroissiale ont démissionné, refusant d’appartenir plus longtemps à une collectivité où des faits qu’ils considéraient comme scandaleux étaient non seulement tolérés, mais ouvertement encouragés. Parmi ceux qui sont restés, beaucoup, dit-on, se sentaient mal à l’aise et réclamaient l’intervention des autorités. Nous avons vu que leur appel fut entendu et qu’on remédia à la situation en donnant un coadjuteur au pasteur du lieu.

Cette impopularité du Réveil allemand se retrouve dans les journaux. Dès le début, les mystiques eurent une mauvaise presse. Les titres sous lesquels les correspondants rendent compte des événements sont déjà significatifs : Fanatisme scandaleux (Gazette de Francfort), Délire religieux (Gazette de Hambourg), Épidémie religieuse (Gazette de Cassel). Les adeptes du mouvement sont couramment traités de fanatiques hessois, d’ hypnotisés, de drôles de saints et on les compare volontiers à des hystériques ou à des épileptiques. C’est avec un malin plaisir qu’on raconte les miracles ratés, comme celui-ci qui a fait le tour de la presse allemande : « Une jeune fille, écrit le correspondant de la Gazette de Francfort (31 août1907), vient de payer cher sa foi fanatique. Malade depuis de longues années et se traînant péniblement à l’aide de béquilles, elle reçut, d’un individu qui croyait sentir en lui le pouvoir de faire des miracles, le conseil de jeter ses béquilles, car elle était guérie ! La pauvre fille, confiante dans cette folle assurance, jeta effectivement les béquilles et … naturellement tomba sur le sol. Elle se blessa si grièvement que, la nuit suivante, il fallut appeler un médecin. »

Les lignes les plus dures qui aient été écrites sur le mouvement mystique hessois ont paru dans le Casseler Tageblatt und Anzeiger, à la date du 29 juillet 1907. Les promoteurs du mouvement y sont comparés aux marchands du temple, que Jésus devrait jeter dehors à corps de fouet. « Ne se croirait-on pas dans une foire, dit l’auteur, quand on considère les confessions publiques et les bégaiements inconscients des extatiques, et le vacarme des cris et des gémissements par lesquels on arrive à troubler les esprits faibles au point de leur faire perdre conscience. N’est-ce pas déshonorer la religion que de vouloir considérer de tels ébranlements du système nerveux comme une manifestation de l’esprit divin et de se réjouir à la vue d’un malade qui se roule sur le sol et jette ses membres de tous côtés ? » Comme le Pasteur Francke, [p.59] l’auteur anonyme de l’article attribue ces manifestations malsaines à l’orgueil qui, dans la sphère religieuse comme dans les autres sphères, pousse certains individus à vouloir à tout prix se distinguer, de la masse : l’amour du prochain qui est la base du christianisme peut suffire à la religion du vulgaire, mais à des âmes d’élite il faut quelque chose de mieux et ce n’est pas trop de s’égaler aux apôtres par quelques convulsions et un peu de glossolalie. Un autre facteur, toujours selon notre auteur, est une sorte de sensualité mystique. On veut jouir à tout prix et cette soif de jouissance « n’en est pas plus belle, quand elle prend un masque religieux. Chaque soir, on veut avoir quelque chose de nouveau, quelque chose de particulièrement intéressant, et, si le palais commence à devenir insensible, quelque chose de fort qui gratte un peu. » Cet excitant nécessaire, on le trouve au meeting revivaliste, qui devient ainsi un foyer d’émotions artificielles et dangereuses.

En résumé, autorités laïques, clergé et opinion publique, d’un commun accord, ont condamné le mouvement religieux hessois et ‘uni leurs efforts pour l’étouffer à sa naissance. L’Allemagne a présenté en face de l’épidémie mystique dont elle était menacée une réaction de défense générale à laquelle tous les éléments de l’organisme national ont participé.

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Il ne pouvait en être autrement et cette réaction de défense était fatale. L’Allemagne ne pouvait faire bon accueil à un Revival parce qu’un Revival heurte deux qualités fondamentales de l’âme allemande.

La première est la tendance rationaliste si répandue en Allemagne et dont l’action « antimystique », si j’ose m’exprimer ainsi, est puissante.

Tout d’abord, le rationalisme conduit, quoiqu’on en dise, facilement et vite au scepticisme et l’esprit rationaliste devient bientôt l’esprit de libre-pensée, De fait, l’Allemagne compte beaucoup de libres-penseurs avoués ou discrets et quiconque a fréquenté un peu la jeunesse des Universités sait qu’il s’y trouve pas mal d’athées et énormément d’indifférents. Certes, il ne faut point exagérer. Le sentiment religieux est encore vivace en Allemagne et la religion constitue dans ce pays une force qui n’est point négligeable. Mais, même au sein de la religion, le rationalisme allemand fait sentir son influence et c’est parce que, sous la forme du dogmatisme —  j’entends par là l’étude rationnelle des dogmes — il a depuis longtemps pénétré [p. 60] dans les églises, qu’il les a rendues inaptes à recevoir et à développer le germe mystique.

Considérons un mouvement mystique contemporain, le Réveil Gallois si l’on veut. Que voyons-nous ? Des explosions de ferveur, des cris, des chants, des prières passionnées, des accès de désespoir, des joies extatiques, l’intuition de la réalité mystique et la sensation du divin, mais pas le moindre dogmatisme. Pas un dogme nouveau n’a été apporté par le Réveil Gallois. Quant aux dogmes anciens, ils comptaient si peu que toutes les confessions chrétiennes (catholiques exceptés) ont communié dans une fraternité parfaite. C’est que le Gallois, nerveux, émotionnable et rêveur, ne cherche pas à préciser ses croyances. Il n’a pas besoin de dogmes.

L’Allemand, lui, en a besoin. Qu’il s’agisse de philosophie, de socialisme ou de religion, il lui faut des principes fixes et solides, au moins en apparence, et sur ces principes, construits suivant les lois de la logique, des systèmes. Sa ferveur ne va pas sans théologie. Son cœur ne saurait être complètement satisfait, si sa raison ne l’est pas un peu, et cela seul suffisait à écarter du Réveil beaucoup de sympathies.

Mais il y a plus. Cette tendance à systématiser, ce besoin d’explications rationnelles est si puissant qu’il s’est glissé jusque dans les meetings revivalistes. Il était curieux d’entendre, au sortir des réunions bruyantes où s’étaient montrées à plaisir les crises mystiques et la glossolalie, de braves gens simples de cœur et d’esprit, mais théoriciens quand même, analyser les faits, discuter la part de l’intervention divine (göttliches), diabolique (dämonisches) et naturelle (seelisches), cataloguer les différentes formes de possession diabolique, distinguer le péché accidentel du péché d’habitude, décrire le mécanisme de l’expulsion de l’esprit impur par l’intervention divine, etc… Il y a déjà là toute une petite théologie, bien naïve sans doute, mais qui n’en indique pas moins une forte tendance à la systématisation et au dogmatisme. Or, dogmatisme et mysticisme sont deux ennemis irréconciliables. Quand un mouvement religieux commence à philosopher, quand les dogmes sont nés, quand les aspirations du cœur et les rêves de l’imagination se cristallisent en des formules de théologie, la période de vrai mysticisme est passée et le .mouvement est condamné à décliner. Cet élément rationaliste qui, très vite, s’est manifesté dans le Réveil hessois constituait en quelque sorte son arrêt de mort.

Le second élément de défense qui protège -le peuple allemand contre les excès d’un réveil religieux, c’est l’esprit de discipline. [p. 61]

Il découle naturellement du premier : l’esprit de discipline n’est qu’une forme du rationalisme appliquée à la vie pratique (7). Il n’y a peut-être pas dans le monde un pays. où cet esprit soit aussi puissant, pas un pays où l’obéissance volontairement consentie à la loi soit aussi absolue, où l’autorité soit plus forte et le souci de l’ordre plus évident.

Or, un réveil religieux comporte la négation de cet esprit de discipline. Tout y est spontané; l’ordre est chose superflue, l’autorité ne compte pour rien et il n’y a d’autre loi que la volonté de l’Esprit Saint se manifestant dans les actes et les paroles des fidèles, autrement dit, la libre inspiration individuelle. Dans un meeting revivaliste gallois, chacun parle quand bon lui semble, interrompt la prière de son voisin ou l’allocution du prédicateur, entonne un cantique pendant qu’un autre fidèle paraphrase un verset de la Bible. C’est l’anarchie complète au sens propre du mot, c’est-à-dire qu’il n’y a ni règle ni direction d’aucune sorte. Cette anarchie ne choque pas le tempérament gallois; au contraire, plus l’incohérence est complète et plus l’assemblée se sent dans la main de Dieu ; plus le désordre grandit et plus l’âme éprouve, selon l’expression d’un pasteur, « ce sentiment d’une harmonie supérieure et divine ».

Il semble que tout à fait au début du mouvement hessois les réunions religieuses aient présenté ce caractère anarchique. Mais il s’atténua très vite. Comme l’esprit de rationalisme, l’esprit de discipline ne tarda pas à se réveiller dans le cœur des revivalistes allemands et à réglementer dans une certaine mesure les phénomènes d’exaltation religieuse. Dans la réunion dont j’ai donné plus haut la description, il y ava it un chef et ce chef exerçait une autorité quasi-despotique, ordonnant les prières, faisant taire le Saint Esprit, menaçant les assistants qu’il soupçonne de tiédeur de les mettre à la porte ; clôturant la cérémonie de sa propre autorité quand il juge qu’elle a suffisamment duré. Il était obéi passivement, militairement, en quelque sorte. Son ascendant venait de ce qu’il incarnait la loi biblique gravée dans le cœur de chaque fidèle. Un mot suffit à caractériser la psychologie d’un « Führer » : c’est la psychologie du commissaire de police, dont le rôle consiste essentiellement et exclusivement à appliquer la loi dont il est le représentant. Ainsi le réveil hessois devint en. peu de temps, [p. 62]

un réveil discipliné. Mais entre ces deux mots réveil religieux et discipline il existe une antinomie irréductible. Un réveil discipliné est condamné à s’éteindre bientôt.

C’est parce qu’il a senti d’instinct cette antinomie que le peuple allemand a fait au mouvement religieux hessois un accueil si parfaitement hostile. Il lui faut dans le domaine religieux, comme dans tous les domaines de la vie sociale, des principes, des lois et des chefs. Il cherche à assurer son salut par les mêmes moyens qui lui servent à assurer son bien-être matériel. L’ordre, les limitation précise de l’initiative et de la responsabilité individuelles, le respect absolu de la hiérarchie servent merveilleusement ses intérêts dans ce monde ; il compte que les mêmes facteurs assureront son bonheur dans l’autre. « Les Allemands, me disait un pasteur anglais, se présenteront au jugement dernier en bataillons serrés, encadrés par leur clergé et, avant de conduire ses ouailles devant le juge suprême, chaque pasteur criera : numérotez-vous. » Cette image me paraît juste. Il n’y a de trop que l’ironie (8).

J’ignore, en effet, si, en agissant de la sorte, les Allemands marchent à la conquête du ciel plus sûrement que les autres peuples. Mais il me paraît certain que la soumission à la loi, le respect de l’autorité, répétons une fois de plus le mot, l’esprit de discipline qui règne dans toutes les classes de la société et qui se retrouve même dans les partis les plus avancés, constitue pour l’Al1emagne un puissant facteur de succès. Il faut reconnaître que l’organisme social, ainsi minutieusement réglé, fonctionne plus aisément et plus sûrement et produit un travail meilleur. N’en déplaise aux individualistes à outrance : l’homme tend de plus en plus à devenir un simple rouage dans la formidable machine où, qu’il le veuille ou non, il se trouve engrené. M. Lebon a dit que l’ère où nous entrons sera l’ère des foules, il serait plus juste de dire l’ère des collectivités disciplinées. Les Allemands l’ont compris ou, du moins leur instinct les a admirablement façonnés pour cette ère nouvelle, et c’est parce qu’il ne tient pas compte de ce fait capital, qu’un mouvement religieux, bruyant et incohérent comme un Réveil, est assuré de s’étioler rapidement chez eux.

M. ROGUES DE FURSAC.

Notes

(1) SPITZKA. Auftreten von Epidemien des religiösen Fanatismus in-20 Jahrhundert. Arch. fur Critminalanthrop, vol. XIV Il 9. — LOWENSTEIN. Die Sekte der Duchoborzen , Arch. fur Criminalanthrop, Vol. xv p. 65 — DECHTEREV. La suggestion et son rôle dans la vie sociale. Traduict. Keraval, Paris, 1910.

(2) J. ROGUES DR FURSAC. Un mouvement mystique contemporain (Le Réveil religieux du Pays de Galles (.1904-1905). Bibliot. de philos contemp. Félix Alcan, 1907. — Id. La psychologie des conversions. Rev. philos. Mai 1907. — H. BOIS. Le Réveil Gallois, 1906.

(3) Cette manifestation assez étrange de l’exaltation mystique fait songer à ce passage de l’Écriture :
« Le jour de la Pentecôte étant arrivé, ils (les disciples] étaient tous d’un accord dans un même lieu.
« Alors il se fit tout d’un coup un bruit qui venait du ciel, comme le bruit d’un vent qui souffle avec impétuosité ; et il remplit toute la maison où ils étaient assis. » (Actes II, 1 et 2)
On est tenté de voir chez les mystiques hessois une imitation symbolique du souffle surnaturel qui passa sur les disciples au jour de la Pentecôte. Je n’ai pu obtenir d’éclaircissements à cet égard. — Peut-être aussi peut-on considérer ce bruit singulier comme une manifestation spontanée de l’émotion religieuse, qui se serait produite autrefois dans l’Assemblée des Apôtres, comme elle s’est produite de nos jours dans l’Assemblée hessoise, et aurait servi de base à la légende racontée dans les Actes.

(4) 1 Cortnth , XIV, 27 et 28.

(5) Acles Il, 13.

(6) Zur Casseier Bewegung.— Il est bien évident que « faiblesse nerveuse » et surtout « souffrant » ne sont que des euphémismes. S’il se fut agi d’une maladie de poitrine ou d’une crise de rhumatisme, il est peu probable que l’auteur eut jugé le fait digne d’être noté.

(7) Cette assertion paraitra peut-être paradoxale. Cependant si l’on veut bien remarquer qu’il s’agit là non de la discipline imposée pas la peur, mais de la discipline volontairement acceptée, on reconnaîtra que cet esprit de discipline systématise les rapports sociaux comme le dogmatisme systématise les croyances religieuses.

(8) V. au sujet de l’esprit de discipline en Allemagne le livre de Huret, En Allemagne. (Rhin et Westphalie).

 

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