René Allendy. Mythes et rêves collectifs. Extrait de la revue « Visages du monde – Le rêve dans l’art et la littérature », (Paris), n°63, 15 mars 1939, pp. 51-52.

René Allendy. Mythes et rêves collectifs. Extrait de la revue « Visages du monde – Le rêve dans l’art et la littérature », (Paris), n°63, 15 mars 1939, pp. 51-52.

Très rare revue, réservée au corps médical, et donc hors commerce. Absente de la B. n. F.

René-Félix Allendy (1882-1942.). Médecin et homéopathe, il s’intéressa à la psychanalyse dès 1920 et devint psychanalyste après avoir fait son analyse avec René Laforgue. Un des douze fondateurs, à l’initiative René Laforgue et Marie Bonaparte, de la Société psychanalytique de Paris en 1926. Il aura comme patient, entre autres, Antonin Artaud et Anaïs Nin.
Sa thèse de médecine, L’alchimie et la médecine, dénote son intérêt précoce et jamais démenti pour l’occultisme. Nous retiendrons son rapprochement des théories surréaliste et l’ouvrage qu’il écrivit Capitalisme et sexualité, qui semble aujourd’hui de toute actualité. – Quelques autres articles de cet auteur :
Le rêve. Paru dans la revue « L’Esprit nouveau », (Paris), n°25, 1924, non paginée. [en ligne sur notre site].
— La libido. Article parut dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 38-43. [en ligne sur notre site]
— La psychanalyse et les sciences anciennes. Les doctrines philosophiques. Article paru dans « l’évolution psychiatrique », (Paris), 1925, pp. 258-276. [en ligne sur notre site]
— Les présages du point de vue psychanalytique. Article paru dans l’Evolution psychiatrique, (Paris), Editions Payot, 1927, pp. 229-244. [en ligne sur notre site]
— Explication d’un rêve. Extrait de la« Revue française de psychanalyse », (Paris), vol. 4, n°4, 1930, pp. 710-714. [en ligne sur notre site].

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination. – Les images sont celles de l’article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire personnel sous © histoiredelafolie.fr

[p. 51, colonne 1]

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MYTHES ET RÊVES COLECTIFS

per le Dr René Allendy

Les hommes rêvent non seulement pour oublier la réalité et détendre la dure contrainte de celle-ci, à la faveur des satisfactions imaginaires où s’apaisent leurs désirs ; ils rêvent encore pour faire le lien entre leur conscient et leur inconscient : le processus onirique montre par quelles voies s’accomplit l’intégration de l’expérience consciente dans les automatismes accumulés de l’inconscient et de l’instinct, pour réaliser la synthèse du psychisme ; il montre aussi comment, en un cheminement inverse, les tendances obscures de l’âme sont ramenées à la conscience, leurs pulsions sourdes s’habillant des images symboliques du rêve [p. 51, colonne 2],pour gagner la perception lucide et s’y maintenir. Le rêve accomplit une fonction primordiale dans l’unification incessante de la personne humaine, établissant des ponts entre l’actuel et le passé le plus archaïque, entre l’expérience la plus claire et les ressouvenances les plus latentes.

Les hommes ne rêvent pas seulement lorsqu’ils dorment : leurs rêveries de veille continuent les mêmes opérations et inspirent leurs créations poétiques, les représentations imaginaires qu’ils se plaisent à élaborer et à exprimer — de sorte que la place de la stricte objectivité est, en vérité, fort restreinte dans leurs occupations.

Persée tuant la Gorgone, métope de Salimonte. Musée de Palerme.

Persée tuant la Gorgone, métope de Salimonte. Musée de Palerme.

Les rêveries des individus différents arrivent à coïncider sur certains grands thèmes, parce que ces thèmes traduisent les efforts d’adaptation ou les conflits auxquels tous se trouvent soumis : le renoncement à l’enfance, l’acceptation des responsabilités, la difficulté de poursuivre les buts amoureux dans le cadre rigide de l’ordre social, la nécessité de s’affirmer contre les aînés, l’acceptation de la mort, etc. Ou, encore, ces thèmes reflètent le souvenir ancestral des grandes étapes de l’espèce humaine, de ses origines animales, de sa lutte forcenée contre les éléments, de ses mœurs archaïques et, peut-être, des grandes épreuves traversées : cataclysmes cosmiques tels que les périodes glaciaires, les effondrements continentaux. Il existe en effet, comme l’a montré C.G. Jung, derrière l’inconscient individuel, fait d’expériences particulières enregistrées depuis la naissance ou même depuis la conception, un inconscient collectif, inné, dans lequel le premier plonge ses’ racines, sorte d’âme commune sur laquelle sont greffées les individualités et grâce à laquelle elles communient par des zones d’une profondeur insoupçonnée. Cet inconscient humain collectif serait lui-même une branche encore attachée à l’âme du monde, au « Spiritus Mundi » dont parle si clairement Paracelse, et capable d’en percevoir les données primordiales, au point de reconstruire dans ses mythes, le souvenir des étapes géologiques : uranienne, plutonienne, neptunienne, etc.

Oeudipe et le Sphinx.

Oedipe et le Sphinx.

Dès lors, il arrive que les hommes retiennent plus spécialement leurs rêves particuliers où se reflètent ces grands thèmes : ils sont sensibilisés aux récits qu’ils s’en font mutuellement et élaborent, par échanges réciproques. des images symboliques de plus en plus parfaites. Tels sont les mythes, qu’on peut considérer comme les rêves collectifs de l’humanité. [p. 52, colonne 1]

Tous les peuples ont leurs mythes, et les spécialistes de la mythologie comparée s’émerveillent des ressemblances foncières entre ces fables que les hommes se sont racontées en tous les coins du monde, au point qu’ils ont pensé à une grande transmission à partir d’une origine commune. Aujourd’hui, l’analyse méthodique des rêves de chacun révèle la persistance ou la résurrection, chez les plus incultes, non seulement des grands thèmes permanents, mais des mêmes images symboliques pour les traduire, et il semblerait plutôt que les parentés mythologiques doivent s’expliquer par les effets d’un inconscient collectif commun à toute l’humanité. Dans l’élaboration onirique de l’homme de la rue, par exemple, le passage dans l’eau se montrera en rapports affectifs certains avec l’idée de naissance — et cette imagination du premier venu s’apparentera, avec évidence, aussi bien aux rites séculaires de l’eau purificatrice nécessaire à un renouvellement de la vie, à une naissance spirituelle, qu’aux légendes de Vénus, image de la vie organique, émanée de l’onde, ou de Vischnou, son pendant indien, représentée sous la couleur verte des flots.

Typos et Thanatos transportant le corps de Sarpédon au pied du trône de Zeus. Grand cratère. Musée du Louvre.

Typos et Thanatos transportant le corps de Sarpédon au pied du trône de Zeus. Grand cratère. Musée du Louvre.

Les Grecs de l’antiquité ont poussé à l’extrême l’élaboration des mythes, au point d’en faire toute leur religion. On trouve, dans leurs légendes, non seulement un reflet de l’histoire astronomique ou géologique de la planète avec le règne d’Ouranos (la Nébuleuse), de Pluton (phase ignée), de Poseidon (précipitation des océans), etc… mais encore une histoire de l’humanité avec celle des héros et des demi-dieux : les Titans par exemple. On y trouve surtout le reflet des grands conflits de l’âme humaine ou, comme nous disons aujourd’hui, des grands complexes. Les luttes des hommes contre les monstres, comme celle de Thésée contre le Dragon, symbolisant les conflits entre la raison et l’instinct ; les épreuves successives de la vie au cours des époques critiques : naissance, sevrage, puberté, représentées par les travaux d’Hercule. Telle est encore la castration d’Ouranos par Chronos et de Chronos par Jupiter ; la légende trop connue d’Œdipe pour [p. 52, colonne 2] représenter la difficulté du fils à se détacher de l’amour maternel et à accepter l’autorité du père ; la légende moins interprétée des Danaïdes, où Marguerite Svalberg a proposé de voir l’histoire des filles devenues frigides par suite de l’amour exclusif du père et condamnées à l’insatisfaction perpétuelle. Icare, c’est le danger des imaginations solitaires ; Prométhée, le péché originel ; Narcisse, le processus schizophrénique.

Imaginer un rêve, le représenter, lui donner un corps, c’est accomplir une projection de ses propres luttes intérieures hors de soi-même : il y a là une sorte d’élimination salutaire, de « catharsis », au sens aristotélicien. En célébrant ses dieux et ses héros, la religion grecque remplissait ce but primordial que tous les hommes poursuivent inconsciemment dans leurs cultes et leurs liturgies : se délivrer de leurs conflits psychiques. On peut dire que leurs mythes, rêves collectifs, tendaient à un soulagement psychique collectif, par cette même fonction d’unification synthétique, entre le conscient et l’inconscient, que nous avons reconnue au rêve individuel.

Peut-être souffrons-nous aujourd’hui de ne plus croire à des mythes vraiment humains, agents d’harmonie interhumaine, et d’en être réduits aux chaotiques rêveries individuelles, aux trop personnelles productions poétiques et littéraires, le plus souvent peu assimilables pour la collectivité.

Dr René ALLENDY.

La Rene Mâya voit en rêve le Bodhisattva descendre en sonsein sous la forme d'un petit éléphant blanc. Bharhout (Inde).

La Rene Mâya voit en rêve le Bodhisattva descendre en sonsein sous la forme d’un petit éléphant blanc. Bharhout (Inde).

 

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