René Allendy. La psychiatrie de Paracelse. Extrait de l’ « Évolution psychiatrque », (Paris), fascicule 2,1936, pp. 3-16.

René Allendy. La psychiatrie de Paracelse. Extrait de l’ « Évolution psychiatrque », (Paris), fascicule 2,1936, pp. 3-16.

 

René-Félix Allendy (1882-1942.). Médecin et homéopathe, il s’intéressa à la psychanalyse dès 1920 et devint psychanalyste après avoir fait son analyse avec René Laforgue. Un des douze fondateurs, à l’initiative René Laforgue et Marie Bonaparte, de la Société psychanalytique de Paris en 1926. Il aura comme patient, entre autres, Antonin Artaud et Anaïs Nin.
Sa thèse de médecine, L’alchimie et la médecine, dénote son intérêt précoce et jamais démenti pour l’occultisme. Nous retiendrons son rapprochement des théories surréaliste et l’ouvrage qu’il écrivit Capitalisme et sexualité, qui semble aujourd’hui de toute actualité. – Quelques autres articles de cet auteur :
— Le rêve. Paru dans la revue « L’Esprit nouveau », (Paris), n°25, 1924, non paginée. [en ligne sur notre site].
— La libido. Article parut dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 38-43. [en ligne sur notre site]
— La psychanalyse et les sciences anciennes. Les doctrines philosophiques. Article paru dans « l’évolution psychiatrique », (Paris), 1925, pp. 258-276. [en ligne sur notre site]
— Conceptions antiques et populaires du rêve.] Extrait de l’ouvrage « Le rêve et la psychanalyse (René Laforgue (Ed.) », (Paris), 1926, pp. 1- 17. [en ligne sur notre site]
— Les présages du point de vue psychanalytique. Article paru dans l’Evolution psychiatrique, (Paris), Editions Payot, 1927, pp. 229-244. [en ligne sur notre site]
— La psychiatrie de Paracelse. Extrait de l’ « Évolution psychiatrque », (Paris), fascicule 2,1936, pp. 3-16. [en ligne sur notre site]
— Les présages du point de vue psychanalytique. Article paru dans l’Evolution psychiatrique, (Paris), Editions Payot, 1927, pp. 229-244. [en ligne sur notre site]
— Explication d’un rêve. Extrait de la« Revue française de psychanalyse », (Paris), vol. 4, n°4, 1930, pp. 710-714. [en ligne sur notre site]
— Mythes et rêves collectifs. Extrait de la revue « Visages du monde – Le rêve dans l’art et la littérature », (Paris), n°63, 15 mars 1939, pp. 51-52.  [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoute par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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R. ALLENDY

La psychiatrie de Paracelse

Paracelse vécut de 1493 à 1541. L’influence considérable qu’il exerça sur les esprits cultivés de son temps et des périodes ultérieures est justifiée par le fait qu’ayant puisé à des sources d’érudition très diverses, Paracelse sut construire une synthèse extrêmement vaste et harmonieuse des courants dynamiques de son époque.

Cette époque, celle de la Renaissance, est d’ailleurs des plus caractéristiques et des plus riches dans l’histoire de la culture humaine. On peut considérer qu’elle marque une résurrection des aspirations et de l’esprit foncièrement indo-européen contre les dogmes de l’Église.

L’esprit ecclésiastique et romain se confond avec la culture officielle du moyen-âge. On sait que la philosophie scholastique et aristotélicienne répartissait l’univers en catégories fermées s’opposant en systèmes dualistes : dans l’univers, on voyait d’un côté Dieu, de l’autre le monde, essentiellement distincts, le premier dominant entièrement le second. Dans l’homme, l’âme et le corps formaient de même un système dualiste et antagoniste. En Philosophie, la Forme et la Matière ou bien l’Essence et la Substance, en Morale le Bien et le Mal, Dieu et le Diable, le Vrai et le Faux ne souffrent aucune compromission. La dualité étant un état d’opposition et d’antagonisme, l’équilibre ne peut être obtenu que par la subordination absolue d’un terme à l’autre ; autrement dit, le monde étant un objet de bataille, le but étant la victoire d’un principe et l’asservissement de l’autre. On comprend mieux, vu sous cet angle, le vieil esprit romain de conquête et d’esclavage, de même que les principes [p. 4] tyranniques de l’Église dogmatique, inquisitoriale et persécutrice. Une telle compréhension ne souffre pas de conciliation, pas de nuances, pas d’évolution. Le monde était considéré comme créé selon des divisions absolues et tout devait se résoudre par un jugement sans atténuation : le ciel éternel ou l’enfer sans fin. Dès lors, toutes les règles devaient prendre un caractère d’immuabilité et de certitude. Le Moyen-Âge, au moins dans l’expression de sa pensée officielle, a été figé dans ce vase clos.

Dès lors, on peut bien prévoir que les idées nouvelles destinées à faire craquer ces cadres rigides devaient être d’inspiration moniste et évolutionniste. Les catégories opposées devaient tendre à se fondre dans la même unité et leur antagonisme apparent devait être résolu par une transmutation ou, si l’on préfère, une dialectiqueuniverselle. Tels sont les caractères de la Philosophie Alchimique ou Hermétiste qui inspire tout l’enseignement de Paracelse. Le Credo des Alchimistes qui devait être formulé peu après lui dans la fameuse Table d’Émeraude comme une profession de foi commune à tous les adeptes commence ainsi : « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas et ce qui est en bas est comme ce qui est en haut pour accomplir la Chose unique. Et comme toutes choses ont été et sont venues de Un, ainsi toutes choses sont nées de cette Chose unique par adaptation. » Ce monisme dialectique caractérise l’esprit fondamental des Argens non inféodés à l’esprit de l’Église, romaine. On le voit fleurir dans l’Inde, dans la Grèce antique. On en trouve également des traces chez les Druides et dans la vieille Gaule. Il est la suprême conviction du paganisme panthéiste. C’est lui qui fit irruption à la Renaissance et Paracelse en fut le champion le plus éminent.

En vérité, cette philosophie nouvelle ne fit pas dans les esprits une brusque irruption. Les dogmes romains étaient trop bien défendus par les prisons et les bûchers. Elle dut, au cours des siècles, se frayer un passage souterrain. Elle pénétra à la faveur des Croisades, de la culture arabe et de la Kabbale juive.

C’est par une conséquence curieuse que les Croisades, entreprises pour assurer la domination de Rome sur l’Orient, ramenèrent sournoisement dans le moyen-âge occidental, ces principes de monisme évolutionniste. L’initiation des Chevaliers de Malte, mais surtout les hérésies des Albigeois, des Vaudois et des Templiers en furent directement inspirées, surtout sous l’angle métaphysique pur. [p. 5]

Les Arabes, bien que s’en éloignant plus ou moins dans leur conception religieuse, véhiculèrent le monisme dialectique dans leur science. Il ne faut pas oublier qu’ils héritaient directement de ces premiers alchimistes grecs de l’École d’Alexandrie, dont un certain nombre de manuscrits, datés des cinq premiers siècles de l’ère chrétienne, ont été réunis par Marcellin Berthelot, en collaboration avec Ruelle, Bibliothécaire de Sainte-Geneviève, et dont la formule partout répétée était : « ‘E To » (Un le Tout, c’est-à-dire : l’Univers est un dans son essence). Les Arabes ont été les premiers, en partant de cette idée, à rechercher la transmutation des corps chimiques comme application pratique. Ils ont été les propagateurs de l’Alchimie qui devait constituer plus tard toute une philosophie.

La Kabbale juive, enfin, paraît remonter aux Esséniens, ces néoplatoniciens de la langue hébraïque. Toujours est-il qu’elle voisine avec l’Alchimie des Arabes et que, partie des célèbres écoles d’Espagne, en plein moyen-âge, elle rayonne sur tous les esprits cultivés du XVe siècle. Il faut se rappeler les écrits sensationnels du kabbaliste Pic de la Mirandole. Kabbaliste également était l’abbé Trithème auprès duquel Paracelse, étudiant, délaissant l’enseignement officiel de l’Université de Bâle, vint chercher les lumières capables de satisfaire son ardente et curieuse adolescence, de même que le célèbre Cornélius Agrippa, et très peu d’années après lui.

Il semble que la Philosophie hermétique soit née d’une fusion entre la Kabbale et l’alchimie arabe, cette dernière assez pratique et matérielle dans ses recherches. Les idées subversives de la Kabbale pouvaient sans inconvénient s’abriter sous le manteau de théorie chimique et déjouer ainsi l’Inquisition. Ainsi les écrits alchimiques prirent-ils un caractère initiatique et symbolique sous les métaphores duquel nous aurions tort de ne chercher que des descriptions de réactions chimiques. Il s’agit de bien autre chose : il s’agit des principes du monisme dialectique.

Tout ceci n’est pas inutile pour comprendre les idées de l’Alchimiste Paracelse, mais avant d’étudier ce qu’il a écrit sur les maladies mentales, il nous faut rappeler dans les grands traits ses conceptions de la structure du monde et de la constitution de l’homme.

Toute la physique et toute la médecine du moyen-âge reposent sur la théorie des quatre éléments et des quatre humeurs. Dans ce système, [p. 6] le chaud s’oppose au froid comme la lymphe à la bile et l’humide au sec, comme le sang à l’atrabile (l’atrabile étant l’équivalent de la cholestérine). Il y avait là un système d’oppositions contradictoires. Sans doute, des médecins alchimistes qui avaient précédé Paracelse, comme Arnaud de Villeneuve (1240-1311) s’étaient-ils efforcés pour sortir de la fixité ainsi assignée aux choses, de décrire le cycle de transformation selon lequel la terre (solide) peut se changer en eau (liquide), et l’eau en gaz aérien (vapeur). Malgré ce point de vue assez neuf pour leur époque, ils n’avaient pas réussi à dégager la nature d’un cycle perpétuel de révolutions périodiques comme le cycle des saisons ou des âges. Paracelse, lui, cessant d’envisager la nature sous l’angle de ses manifestations matérielles, évidemment soumises aux vicissitudes des antithèses, préféra la regarder sous l’angle des principes énergétiques qui sont en action dans cette nature, et il reprit la vieille idée du médecin arabe Geber d’un principe de mouvement, d’un principe de masse et d’un principe de stabilité. Ceux qui connaissent la philosophie hindoue reconnaîtront là les trois principes des Védantins : Rajas, Tamas et Sattwa, productions spécifiques du génie indo-européen. D’ailleurs les Kabbalistes dont la singulière mission semble avoir été de conserver cette philosophie indo-européenne qui avait fécondé leur tradition enseignaient l’existence de trois principes semblables ou trois éléments majeurs correspondant dans leur symbolisme, aux trois lettres majeures de l’alphabet hébraïque : la Terre pesante au Mem, le Feu léger au Schinnet l’air intermédiaire à l’Aleph. Comme il avait fallu donner à ces principes un nom occidental et éviter la confusion avec les éléments (qui sont non des principes mais des modes de manifestation), Geber les avait appelés Soufre, Mercure et Sel. Le symbole n’est pas mal choisi : d’abord il cachait mieux l’idée philosophique hérétique sous l’apparence de pures constatations chimiques. Ensuite, il faut bien reconnaître que les sels, les oxydes surtout, sont les plus stables de toutes les combinaisons chimiques et représentent bien la stabilité, que le mercure est le plus pesant et le plus plastique de tous les corps et exprime bien l’idée de masse, enfin, que le soufre, entièrement et éminemment combustible, était de tous les corps alors connus, le plus propre à figurer l’énergie interne capable de se manifester en chaleur et en lumière.

Paracelse.

Quand Geber écrit que les différents métaux sont formés d’un soufre [p. 7] et d’un mercure plus ou moins purs, il serait un peu sot de croire qu’il se les figurait comme des sulfures d’hydrargyre. En se rappelant qu’il s’agissait là de modalités d’énergie, on fera mieux de comparer ces principes aux ultimes éléments que les Physiciens reconnaissaient dans la matière : la vitesse, la masse (ou la charge électrique), et la cohésion des systèmes électroniques. C’est parce qu’on avait oublié la signification toute dynamique de ces principes au XVIIe siècle, qu’on crut pouvoir maintenir la croyance à la matérialité du principe comburant (ou Soufre) dans la théorie du Phlogistique.

Et, de même que nos physiciens, grâce à leur conception énergétique de l’atome, trouvent tout naturel le phénomène de la transmutation, de même les alchimistes avaient besoin d’une théorie énergétique comme celle des trois principes pour maintenir leur croyance en la possibilité d’une transformation universelle des formes matérielles ou, si l’on veut, d’une dialectique chimique. La théorie des quatre éléments, même considérés en un cycle fermé, ne pouvait expliquer que les changements d’état : fusion, vaporisation, désintégration, etc. Seule, la théorie énergétique des trois principes pouvait soutenir la croyance en une transmutation incessante et universelle de tout ce qui existe. Elle était aussi nécessaire à la conception de l’évolutionnisme chimique (tel que le comprennent nos astronomes avec la condensation des nébuleuses et la désintégration finale) que les théories énergétiques de la Physique moderne concernant l’atome et la matière.

Ces trois principes avaient encore l’avantage, si on les poussait à la plus extrême abstraction métaphysique, de correspondre à ce triple aspect de toute force créatrice : expansion, condensation, réalisation, que les religions d’inspiration indo-européennes avaient placé à l’origine du monde et incarné en figures mythologiques telles que Brahma, Siva, Vichnou, ou toutes les autres trinités dérivées comme celles des Égyptiens : Osiris, Isis, Horus. Il fallait à l’évolutionnisme intégral, une communauté d’essence entre la plus dense matière et la plus subtile énergie, pour rendre possible le passage d’un extrême à l’autre à travers les plus multiples intermédiaires. Les Alchimistes, guettés par le bûcher, avaient beau jeu d’invoquer la Sainte Trinité et de prendre à l’Église tout ce qu’ils pouvaient. C’est pourquoi leurs écrits paraissaient si souvent, à ceux qui ne voient que les apparences, empreints de la plus naïve piété. [p. 8]

Les naïfs ne sont pas là où on pense. On n’aurait guère pu, sans encourir la Sainte Inquisition, affirmer que Dieu et le Plomb, c’est-à-dire l’énergie la plus élevée et la matière la plus vile, sont de la même essence, mais on pouvait dire que la Trinité divine se reflète dans le Soufre, le Mercure et le Sel : les initiés savaient ce que cela voulait dire. De mêmes comprenaient-ils l’analogie entre l’Incarnation et la condensation de l’énergie, entre la Rédemption et la libération de l’énergie.

L’idée que l’Homme et l’Univers sont deux organisations en étroite analogie réciproque, au point que tout ce qui se passe dans l’Univers affecte l’Homme, ou que l’Homme contient en lui toutes les énergies du monde, constituait l’enseignement central de la Kabbale : le Microprosope et le Macroprosope. Paracelse en fit de même le centre de sa compréhension cosmique. Il proclame à tout instant l’analogie et la correspondance réciproques entre le Microcosme et le Macrocosme. Par ce moyen il tire l’Homme de sa situation de créature isolée, séparée aussi bien du monde animé que du monde spirituel par d’infranchissables abîmes, selon la conception ecclésiastique, pour le situer en plein mouvement d’évolution cosmique. Il le soustrait à la seule, implacable et inexorable volonté d’un Dieu étranger à son essence, suspendu entre un ciel et un enfer absolus, pour le rendre à la mère-nature et le placer en fraternité avec les autres créatures. En cela, il est clair que la théorie kabbalistique, vitalisée par Paracelse, contient virtuellement en elle-même tout le Darwinisme. Par ailleurs, et du point de vue plus exclusivement médical, elle ressuscite l’esprit d’Hippocrate après un galénisme millénaire ayant méconnu l’influence primordiale du milieu extérieur au bénéfice des seuls facteurs intrinsèques. Et, parce qu’il est hippocratiste, parce qu’il croit à ce dynamisme évolutionniste de la Natura medicatrix, Paracelse fit tomber les barrières artificielles entre l’entité-santé et l’entité-maladie pour ne plus voir dans la médecine qu’une Physiopathologie vitaliste, pour rétablir la continuité entre le processus vital et le processus pathologique et restaurer, en définitive, la vieille foi du Similia Similibusformulée par le Père de la Médecine. Il faut lire, dans Paracelse et ses disciples, la théorie du venin qui contient son remède, du mal capable, par transmutation, de causer la santé, pour y discerner en germe toute la vaccinothérapie, toutes les médications de choc et de substitution que la médecine croit vraiment avoir inventées. Il faut [p. 9] méditer ses textes où il est question de la sympathie des organes et où l’opothérapie est déjà préconisée. Il faut approfondir ses enseignements sur la Quintessence, la similitude et la petite dose pour saisir non seulement ses idées de précurseur dans leur aspect fragmentaire, mais dans leur merveilleuse harmonie d’une compréhension générale du monde. Le médecin ne saurait être complet s’il n’est philosophe.

Ceci posé, nous pouvons maintenant nous efforcer de suivre Paracelse dans l’exposé de ses théories sur la constitution de l’Homme et les influences qui découlent de cette constitution.

Paracelse considère l’Homme comme l’assemblage complexe, la synthèse momentanée d’éléments ou plutôt d’entités diverses. Reprenant la traditionnelle théorie des sept constituants que l’Inde désirait élaborer sous la forme des sept Koshas ou sept étuis de la Philosophie Védantine, théorie septénaire intégralement adoptée par les Égyptiens de l’antiquité, aussi bien que par les Taoïstes chinois et véhiculé par la Kabbale à laquelle il avait certainement puisé, Paracelse reconnaît, à côté du corps matériel, une sorte de fluide vital plus subtil (l’Archée ou la Mumie), puis ce qu’il appelle un corps sidéral, analogue à ce que les occultistes d’aujourd’hui appellent corps astral. Paracelse nous dit que ce corps sidéral procède de la même matière primordiale (Limbus) que le Macrocosme, et que, par cette communauté d’origine avec la nébuleuse originelle, il participe à tout ce qui se passe dans le monde : sous forme d’Evestrum, il possède la clairvoyance ; sous forme de Trarames, il agit à distance. Les rêves sont de son domaine. Il correspondait à l’inconscient collectif de Jung. Puis vient l’âme triple, dont chaque aspect constitue un constituant humain : âme animale (inconscient), âme raisonnable (conscient), âme spirituelle (correspondant à certaines formes d’intuition). Enfin, vient le septième principe, l’esprit pur, que Paracelse appelle l’Homme du Nouvel Olympe, sorte d’émanation supérieure ou divine, qui ne s’incorpore en l’Homme que progressivement, au cours de sa vie.

Tout ce qui existe : plantes, animaux, planètes, possède une âme. C’est l’âme qui organise la matière pour former et entretenir le corps. L’âme donne à l’Homme son intelligence et cette intelligence est double : animale ou spécifiquement humaine. L’âme animale est comme la synthèse de tous les éléments animaux du monde qui ont évolué avant [p. 10] l’apparition de l’homme et par laquelle l’homme se rattache à son passé évolutif, noyé dans l’animalité. L’âme animale peut raisonner, apprendre, devenir savante. L’âme spécifiquement humaine peut seule s’unir t l’esprit et acquérir ainsi l’immortalité. Cette spiritualisation de l’âme s’opère par l’amour.

S’il ne nous appartient pas ici de suivre Paracelse dans son enseignement spiritualiste sur le plan religieux ou métaphysique, nous devons remarquer, sur le plan psychique, l’extrême importance de cette distinction entre plusieurs étages de l’âme. Nous avons encore présentes à l’esprit les difficultés par lesquelles nous avons dû passer pour retrouver et intégrer les notions de conscient et d’inconscient. Nous pouvons donc mesurer l’importance théorique de l’enseignement de Paracelse, formulant entre autres choses, cette distinction capitale, et cela d’une façon absolument catégorique. D’autre part, en rattachant l’âme inférieure ou bestiale à ses origines animales dans l’évolution, Paracelse nous indique à la fois tout le mode des instincts biologiques que la science officielle (je veux dire ecclésiastique) de l’époque méconnaissait absolument, et ses processus évolutifs. Sans doute ce n’est là que le rappel de notions familières à l’antiquité (car l’âme animale ou inconsciente était clairement connue de tous les penseurs de cette époque et il suffit de lire Platon pour la retrouver) mais il y avait, à ce rappel, une singulière clairvoyance et un remarquable courage. L’Église était résolument hostile à toute interprétation évolutionniste de l’âme, et ses enseignements sur la responsabilité humaine, le salut et la damnation, s’accommodaient mal de la notion d’hétérogénéité psychique et d’inconscient. C’est pourquoi la notion de l’âme animale, bien qu’indiquée par certains Pères de l’Église, était pratiquement tombée. Elle ne devait d’ailleurs pas tarder à être condamnée. Il y avait un insigne mérite à proclamer une théorie des instincts quatre siècles avant Freud.

En outre, la distinction des constituants de la synthèse humaine devait aboutir, chez Paracelse, à une étiologie morbide éminemment compréhensive. Il distingue nettement cinq modalités étiologiques ou entités morbides :

1) Il existe des maladies qui résultent d’influences astrales agissant sur le corps sidéral de l’homme et, par ce moyen, atteignant secondairement le corps physique. [p. 11]

2) Il existe d’autres maladies causées par les impuretés, les toxines ou les obstructions internes.

3) Une troisième étiologie morbide est produite par un mauvais fonctionnement des appareils physiologiques, un genre de vie défectueux, ou par les blessures venant du milieu extérieur.

4) D’autres maladies dérivent de causes purement psychologiques : désirs, passions, vices et troubles de l’imagination.

5) Enfin, certaines maladies ont une cause spirituelle et dépendent d’une sorte de destinée prénatale, conformément à ce que les occultistes appellent le Karma.

On voit la large part accordée par Paracelse aux influences psychiques dans la genèse des maladies, ce qu’il nous a fallu re-découvrir avec Charcot et Freud.

Paracelse avait aussi une théorie des rêves. Selon lui, le sommeil favorisait l’activité du corps sidéral (selon la conception des anciens).

Il distinguait deux sortes de rêves : les rêves naturels, dépendant à la fois des excitants physiologiques internes et externes, des troubles splanchniques ou humoraux et surtout des sentiments : joie ou tristesse. Il ajoute qu’un joueur rêvera de cartes, un soldat de batailles, un buveur de vin et un larron de vol. (De Caducis.) S’il ne dit pas expressément que de tels rêves sont l’expression d’un désir, du moins il semble le sous-entendre par ses propres termes : « La lecture des rêves est un grand art, car ceux-ci ne sont pas dépourvus de sens. » (Des Rêves). A côté de ces rêves, Paracelse admet des rêves surnaturels, sortes de visions prophétiques, mais nous savons tous que le rêve peut exprimer, au delà du désir, une sorte d’intuition prophétique ou télépathique et, pour ma part, j’en ai observé quelques exemples remarquables.

Dans son traité « Philosophia Sagax », Paracelse nous dit exactement ceci : « Les rêves peuvent être purs ou impurs, sages ou fous, selon la position que l’homme occupe vis-à-vis de la lumière de la nature. Les visions prophétiques sont causées par le fait qu’un homme possède un corps sidéral uni à la substance de l’âme universelle. Le premier entre en rapports avec la seconde chaque fois que l’attention du corps sidéral n’est pas nécessitée par les exigences du corps physique. Autrement dit, tout ce qui se passe dans le monde externe est reflété dans le [p. 12] monde interne de l’homme et apparaît sous forme de rêve ». Ne trouve-t-on pas ici une analogie singulière avec la théorie de l’Inconscient collectif ou cosmique de Jung ?

Paracelse a aussi écrit un Traité sur la Puissance de l’Imagination. « L’Imagination, dit-il, agit sur la matière invisible, l’âme, et, par là, peut atteindre le corps. C’est l’imagination des femmes enceintes qui cause des taches de naissance. La même imagination peut être projetée sur autrui et agir comme une suggestion à distance ou produire de véritables effets de magie. »

L’œuvre plus spécialement psychique de Paracelse, à laquelle nous arrivons, maintenant, est exposée dans son Traité des Lunatiqueset dans son Traité des Origines de l’Insanité. Par Lunatique, il semble bien qu’on doive entendre le névrosé.

Dans le Traité des Lunatiques, Paracelse commence par exposer que l’homme, dès sa naissance, est habité par deux âmes : l’âme de la vie, vraiment humaine, et l’âme du Limbus ou âme animale. « Ce sont deux éléments antagonistes, dit-il. Pour vivre en homme, il faut vivre selon la première et réprimer la seconde. Il s’agit de bien faire cette distinction pour comprendre les lunatiques, bien que ceci concerne aussi les manies et les vésanies. Chez certains malades l’âme animale envahit toute la personnalité : rusée comme le renard, coléreuse comme le loup, etc., etc., et on peut classer les malades selon l’animal qui prédomine en eux. Chez d’autres, l’âme animale est dissociée ; c’est ainsi que les lunatiques sont fous quant à leur âme animale, tout en conservant la raison qui procède de leur esprit humain. L’âme animale est la seule qui subisse l’influence astralologique. L’esprit spécifiquement humain n’en est pas affecté. La soumission de l’âme animale aux astres n’en justifie pas moins le nom de « lunatiques » donné à certains malades. Ce n’est jamais que l’âme animale qui est frappée de folie, mais l’esprit humain avec sa sagesse, sa raison, parvient plus ou moins à la dominer ou se laisse entraîner, d’où les divers types de maladies mentales. L’homme doit toujours se défendre contre les influences astrales pour maintenir son intégrité psychique.

L’âme animale est plus puissante chez l’homme que chez les bêtes car l’homme est la synthèse de toutes sortes d’animaux à laquelle se [p. 13] joint le jugement, l’habileté, le discernement et la prévision. L’homme peut traiter une croyance avec son esprit animal, lequel est capable, d’ailleurs, de certains raisonnements, mais alors, les capacités de l’esprit animal se trouvent rapidement dépassées : il en résulte une perturbation qui entraîne la raison vraiment humaine dans la chute. (Nous dirions aujourd’hui qu’à aborder certains problèmes sous le seul angle affectif on ne tarde pas à déraisonner.) Toute activité qui n’a pas sa source convenable dans la raison (mais qui procède trop du sentiment animal) tend à devenir folle. Elle est soumise aux vicissitudes des astres.

« Pour classer les maladies mentales, il faut donc connaître les influences des astres et leurs caractères, savoir par exemple que l’avarice appartient à Saturne et agir en conséquence. Le traitement consiste à surmonter l’intelligence animale. On raisonne le malade. « Si les moyens préventifs font défaut et s’il arrive que les malades deviennent fous et sauvages, ne se connaissant plus eux-mêmes, je ne peux vraiment conseiller autre chose que ceci : d’abord, s’il leur reste un peu de bon sens à côté de leur folie, il faut s’y référer, mais si ce bon sens manque totalement, il convient d’employer les remèdes que le Christ a indiqués pour les possédés : les traiter par le jeûne et la prière en les invitant à méditer le précepte : « Aime ton prochain comme toi-même ». Enfin « si cela ne sert à rien, emprisonnez-les pour qu’ils ne mettent pas tout l’entourage en révolution avec leur esprit animal ».

« Quant aux remèdes naturels, sachez que la nature en possède contre la manie aiguë. Mais le remède naturel ne soulage pas le lunatique ».

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L’autre traité psychiatrique s’appelle « De l’origine de l’insanité »(ou de l’idiotie. Ueber die Entstehung der Toren). Paracelse déclare étonnant que l’homme, en venant au monde, né dispose pas de l’intelligence nécessaire pour comprendre la volonté de Dieu. Il s’étonne encore plus que ces insuffisances mentales ne s’observent que dans l’espèce humaine. Pour les troubles innés, nous ne disposons pas de remèdes minéraux ni végétaux capables de les guérir et ils sont incurables. Il faut donc admettre que les troubles psychiques congénitaux [p. 14] résultent du fait que le malade a été façonné, pendant sa vie embryonnaire, par une force naturelle imparfaite, un « Vulcanus ». Il y a beaucoup de tels « Vulcanus » à l’œuvre, c’est pourquoi rares sont les hommes créés tout à fait exempts de folie. La diversité des types humains, avec leurs diversités mentales, s’explique par le travail individuel de chaque « Vulcanus » suivant l’emploi de ses outils. Là-dessus, Paracelse remarque que les idiots portent souvent des difformités telles que des goitres. « Ces objets ou corps étrangers, dit-il, proviennent des minéraux métalliques (sels métalliques) et des eaux minéralisées, qui produisent des goitres spéciaux. Mais la raison profonde est la trop grande place tenue par l’élément animal chez de tels sujets. Ce n’est jamais que la nature animale qui est manquée : l’esprit spécifiquement humain, même s’il est complètement enfoui et caché, demeure intact. Lorsque le corps animal est sain, il constitue un outil par lequel l’homme normal peut exercer son pouvoir. Chez l’idiot, le corps animal défectueux ne peut plus exprimer la raison.

Ici, Paracelse différencie le fou, dont l’état résulte soit d’une faiblesse de l’esprit, soit d’une influence astrale perturbatrice, de l’aliénépar excès de l’âme animale. Il faut donc fortifier l’esprit humain pour lui assurer la domination sur l’âme animale, seule soumise aux astres.

Les fous conservent, au fond d’eux-mêmes, une sagesse qu’on devine comme on devine la lumière du soleil à travers le brouillard. Cette sagesse, chez eux, s’efforce de pénétrer le corps animal défectueux et voudrait s’extérioriser mieux que par les actes qui sont produits.

« Sachez en outre, dit Paracelse, que les fous manifestent plus d’intelligence profonde que les personnes saines. En effet, la sagesse vient de l’esprit raisonnable et immortel mais se manifeste dans l’essence animale et à travers celle-ci. L’homme sain, qui dispose d’un corps animal bien adapté, tend à laisser ce dernier agir le plus possible et atrophie ses facultés proprement humaines. On voit sa vraie sagesse s’éclipser, tandis qu’il vit en animal comme un renard ou un loup. Le fou n’est pas maître de son corps animal, mais dès que ce dernier somnole, l’intelligence immortelle s’efforce de s’exprimer et fait parler le fou. C’est pourquoi il convient d’attacher plus d’importance à écouter le fou parler, qu’à écouter l’homme sain. [p. 15]

« Les prophètes ont pu être considérés comme des fous : ils avaient un corps animal fou pour pouvoir exprimer la vérité sans y faire obstacle. En effet, l’esprit (ou intuition supérieure) de l’homme, ne peut s’exprimer directement que lorsque la nature animale, en lui, renonce à intervenir. Cette âme animale, en voulant donner une forme à la production de l’esprit supérieur, risque de la déformer. Il faut donc écouter les paroles des fous qui ont franchi ce barrage ».

Tels sont, soigneusement résumés, les deux traités psychiatriques de Paracelse. On peut, du point de vue moderne, leur reprocher d’abuser des entités hypothétiques, comme ces « Vulcanus » qui présideraient à l’élaboration de l’homme pendant sa vie fœtale. Il est certain que l’état d’esprit de son époque, formé par les idées religieuses d’un côté, par les enseignements kabalistiques de l’autre, était favorable à cette personnification des énergies ou des influences naturelles, mais nous pouvons nous demander si cette personnification est plus ridicule que la tendance du XIXe siècle à imaginer des substances chimiques pour expliquer toutes les propriétés biologiques (antitoxines, opsonines, précipitine, etc.). On peut même dire, en faveur des personnifications de Paracelse, que lui, au moins, ne croyait pas à la réalité matérielle de ce qu’il n’avait pas vu : il se bornait plutôt à individualiser d’un nom particulier, une influence naturelle d’un mécanisme inconnu. Au demeurant, si nous étions si sévères, nous devrions blâmer Pasteur d’avoir si souvent mêlé le nom de Dieu, cette notion extra-scientifique, à ses travaux.

Ce que nous devons plutôt retenir comme enseignement plus original et plus valable théoriquement, c’est cette distinction perpétuelle entre le conscient (humain) et l’inconscient (animal), c’est-à-dire entre le rationnel et l’affectif, avec cette remarque que l’âme animale, pour Paracelse, est capable de manier le syllogisme et d’allouer logiquement des idées, tandis que le propre de l’âme spécifiquement humaine est une sorte d’intuition directe. Si l’on considère, qu’après lui, pareille distinction est pratiquement tombée dans l’oubli jusqu’à ces toutes dernières années, il faut reconnaître que Paracelse fut un précurseur génial en psychiatrie.

De même peut-on penser ce qu’on voudra de ses influences astrologiques, puisque pareil déterminisme (auquel je crois pour ma part) n’est pas encore admis officiellement à l’instant où nous vivons. Il n’en reste [p. 16] pas moins que c’est une forme du déterminisme par les influences cosmiques que Paracelse a introduite, en accord complet avec les grands principes hippocratiques. C’est autant qu’il enlevait aux attributs, jusqu’à lui conservés, de Dieu, des Saints et du Diable, pour le rendre à des facteurs dont il faut reconnaître, en tout cas, qu’ils sont naturels, dépourvus de mystère et susceptibles d’investigation scientifique. Il faut sans cesse se représenter ce qu’avaient été la science et la psychologie du moyen-âge, enseignées officiellement jusqu’à son temps, pour saluer en Paracelse un véritable rationaliste.

Nous n’avons certes pas de grand profit clinique à nous pencher sur l’œuvre de Paracelse, mais, du point de vue théorique, celle-ci nous montre comment ont été élaborées des notions qui sont devenues tout à fait primordiales dans notre conception actuelle : la continuité et l’unité des manifestations naturelles, les principes de l’évolutionnisme, les connexions de la vie humaine avec la vie animale, les influences) considérables des facteurs cosmiques, la substitution des facteurs objectifs et susceptibles d’investigation scientifique, à des abstractions d’inspiration plus « animiste » comme les anges ou les démons. Paracelse a indiqué l’importance considérable de l’élément psychique dans l’étiologie de toutes les maladies. Dans le domaine spécialement psychiatrique, il a développé la notion centrale de conflit entre le conscient et l’inconscient, ou entre l’affectif et le rationnel, ou si l’on préfère, entre l’instinct et la logique, notion qui nous apparaît aujourd’hui comme la plus indispensable à la compréhension de la psychopathologie. On serait mal venu de lui reprocher certains côtés peut-être un peu vieillots ou désuets de son expression quand on songe à l’aspect vraiment révolutionnaire que revêtait sa compréhension de l’homme et du monde à une époque où flambaient les bûchers des hérétiques.

R. ALLENDY.

 

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