Quelques mots sur la Sorcellerie dans le Jura. Par le docteur E.-L. Bertherand. 1864.

AS PUTAS DO DIABO (détail) de Armelle Le Bras-Chopard.

AS PUTAS DO DIABO (détail) de Armelle Le Bras-Chopard.

E.-L. BERTHERAND. Quelques mots sur la Sorcellerie dans le Jura. Article parut dans le « Bulletin de la Société d’agriculture, sciences et arts de Poligny (Jura) », (Poligny, 5eme année, 1864, pp. 86-90.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 86]

Quelques mots sur la Sorcellerie dans le Jura.

Par le docteur E.-L. BERTHERAND,

Membre honoraire, ex-secrétaire perpétuel de la Société.

« L’histoire est un bon livre ; il guide sans rudesse,
il montre après le crime un résultat moral, et nous
prescrit me bien par les dangers du mal. »

 

Cette profonde vérité, si bien exprimée par de Montesquieu dans sa fable, Le jeune Lièvre et sa Mère, nous est venue très-à-propos en mémoire à l’occasion de quelques recherches sur la sorcellerie dans le Jura. Les détails que nous avaient fournis sur cette incroyable aberration sociale les belles études du docteur Calmeil (1), de M. Alfred Maury (2), de Walter Scott (3), se trouvèrent complétées par les renseignements de Chevallier (4) et de M. Alph. Rousscet (5) pour ce qui concerne ce [p. 87] département. Tout récemment, un savant mémoire de notre honorable correspondant, M. Dey (6), a permis d’ajouter à nos notes des documents précieux précieux, puisés à de nombreuses sources, et d’autant plus intéressants pour le point de vue où nous nous étions placés, qu’ils concernent exclusivement le comté de Bourgogne. Telle est la riche moisson de faits dont la présente note a pour but de présenter un résumé.

Les querelles dogmatiques qui agitèrent la France dès le 12e siècle, et eurent pour premier résultat d’affaiblir dans les consciences la foi religieuse et le respect de l’orthodoxie, préparèrent insensiblement l’invasion de l’hérésie et de la sorcellerie. L’esprit public dévié par tant de controverses se jeta dans les croyances du surnaturisme. Quelque temps avant que Jacques de Molay auquel le canton de Chemin (Jura) revendique l’honneur d’avoir donné naissance, expiât dans les flammes (1314) les torts de son ordre trop puissant et trop riche, un habitant de Molain avait été condamné (1305) à la confiscation de tous ses biens pour « mécréance, hérésie et vaudoiserie », et Chevalier ajoute que, le prieur du monastère de Vaux ne fit que plus tard remise de cette peine à la famille de l’accusé (7). — La sorcellerie ne gagna cependant que très-lentement nos contrées jurassiennes, et c’est surtout aux 16e et 17e siècles que les faits se manifestèrent avec assez d’intensité, pour que le 3 décembre 1575, le Parlement de la province donnât un règlement de chasse aux sorciers, et loups-garous. Or, il y avait déjà plus de 250 ans que sous Charles lV des persécutions énergiques avaient été dirigées contre les magiciens du royaume (1323). Voici quelques détails sur des faits de sorcellerie relatifs au Jura.

On voyait dans l’église des dominicains de Poligny, un tableau représentant trois sorciers, Udon, Montot et Grospierre, de Plasne) transformés en loups-garous, armés d’un couteau, et lesquels avaient été exécutés pour avoir, dans ce travestissement, tué et mangé plusieurs personnes (1521).

La même année, au mois de décembre, on brûlait à Besançon deux individus, Borgeot et Verdun, qui avouaient avoir été transformés en loups-garous près de Château-Chalon et y avoir dévoré quatre enfants.

En 1571, dans le comté de Rochefort, des enfants furent étranglés et mangés par des hommes déguisés en loups.

En 1597, Prost, Guillaume et Paget, habitants d’Orsières, près Long-­chaumais, avouèrent nu grand juge de Saint-Claude, s’être mis en loup et avoir, en ce costume, tué et mangé plusieurs enfants, notamment une jeune fille qui cueillait des fraises.

En 1605, les habitants de Nezan, près Moirans, massacraient une jeune femme soupçonnée de s’être déguisée en loup pour blesser mortellement au cou un nommé Bidel, qui récoltait des fruits sur un arbre.

En 1607, on brûlait à Dole, la nommée Guillemette Jobard, de Quintigny, accusée de crime de sorcellerie, et soupçonnée d’avoir fait la grêle qui tomba avant les fêtes de la Pentecôte. [p. 88]

Deus la mème ville, le même supplice était infligé aux nommés Gressor et Vernier, des Granges, qui avaient, à l’aide de sortilèges, l’un, fait subitement tarie le lait de l’une des vaches de sa voisine ; l’autre, celui d’une nourrice.

A la Croya, près de Villard-Saint-Sauveur, un nommé Jacques ensorcelait les poules, qui tout aussitôt, grimpaient contre les murailles, puis se jetaient violemment contre terre.

A Croyrocères, près des Boucboux, il suffisait à la nommée Secretain de toucher avec une baguette toute espèce de bestiaux, pour qu’à sa parole ils vinssent à succomber.

A St-Claude , on brûla vif, comme loup-garou, le nommé Gaudilhou, qui avouait s’être changé en lièvre.

Aux Bouchoux, la nommée Gaillard soufflait en pleine église, à fa figure de la femme Perrier, qui devint incontinent étique et mourut peu après.

A Saint-Claude, un jeune homme, ensorcelé par son instituteur, rendait avec l’urine des morceaux de papier couverts les uns de signes étrangers, les autres de divers passages de I’Écriture sainte.

A la Balise, près de Septmoneel, on attribuait à la sorcellerie des brouillards qui s’élevant subitement de l’étang, allaient détruite toute la récolte des noix de la Grande du Courant, près les Molunes.

Au 17e siècle, on brûlait à Dole, la nommée Mouillet, dite la meunière du moulin Fleuret, convaincue d’avoir été plusieurs fois au sabbat, aux Combes d’Arloz, près Bracon, et dans un autre endroit, près de Saizenay.

On s’imaginerait difficilement le nombre d’incendies allumés dans le Jura, au 16e siècle, par les sorciers.

C’est surtout au commencement du l7e siècle que le canton de Salins fut infesté de démoniaques.

La dernière sorcière brûlée à Dole, en 1607, était une nommée Gaillard, du Grand-Vaux, accusée d’avoir, en urinant dans un trou, donné naissance à une grêle qui dévasta le pays.

En 1658, Marie-Françoise d’Ivry, de Beaufort, était jugée à Lons-le-Saunier pour avoir été obsédée par le diable depuis cinq ans, avoir été plusieurs fois au sabbat, conduite sur une remasse, avoir fait souvent la grêle et quantité de petits serpents vus sur les arbres, dans le but de perdre la révolte des fruits, etc. Elle fit amende honorable en chemise, tète et pieds nus, sur le seuil de l’église Saint-Désiré, puis conduite par I’exécuteur des hautes œuvres aux fourches patibulaires de Montmorot, elle y fut étranglée, après quoi son corps brûlé et réduit en cendres ; elles furent dispersées ensuite à tous vents.

J.-M - Musial  -  Le grand silence des Sorcelleries - Un dessin par nuit. Encres et pastels sur papier bâché.

J.-M – Musial – Le grand silence des Sorcelleries – Un dessin par nuit. Encres et pastels sur papier bâché.

Pour donner une faible idée des atrocités commises au nom de la loi contre les sorciers de notre département, rappelons que Boguet, né à Pierrecourt (Hte-Saaône) vers le milieu du 16eme siècle, fit, en, qualité de grand juge de l’inquisition de la terre de Saint-Claude, brûler quinze cents de ces malheureux. Son zèle n’eut pas d’heureux résultats : car s’il lui valut la place de conseiller du Parlement de Dole. Ses nouveaux collègues lui manifestèrent tant de répulsion à l’admettre dans leur sein, qu’il en de chagrin peu de temps après (1619). [p. 89]

L’Inquisition dont Jean de Chamon, comte de Bourgogneavait obtenu l’établissement en Franche-Comté de la part d’Innocent IV (1247), recrutait la majeure partie des grands juges chez les Dominicains de Poligny. Symard, né à Mondon (Doubs), en 1620, et mort à 60 ans, et Cournaux (1668), tous deux prieurs de ce couvent, out joui de la triste célébrité de fougueux inquisiteurs. Ces hauts fonctionnaires de la justice avaient le concours de la Sociéré dite cruce signatorum, vivement appuyée par le pape, et qui devint plus tard la confrérie de la Croix : les membres portaient le costume des pénitents noirs et ne sortaient que la tète encapuchonnée. Ces associations furent installées à Dole en 1579, à Salins en 1583, à Arbois en 1590, à Poligny 1591. Lors de réunion de la Franche-Comté, ces confréries prirent peu à peu le caractère de Sociétés charitables, destinées surtout à venir en aide aux malheureux détenus ; ainsi à Sellières, en 1703, à Orgelet en 1730, etc.

Heureusement, disons-nous, la conquête de la Franche-Comté (1674) était venue arrêter la chasse sanglante que l’on faisait, aux ensorcelés ; mais l’habitude était si bien enracinée de les rechercher et de les martyriser, qu’il fallut huit ans .après une ordonnance particulière de Louis XIV pour faire mettre en liberté tout coupable de démonomanie, et affranchit de poursuites tout prévenu de sortilèges.

Notre savant archiviste, M. le professeur Henri Cler, se rappelle parfaitement une femme de Polifgny qui, tout au commencement de ce siècle, prétendait être poursuivie par un bouc chaque fois que, le soir, elle revenait du fout banal. — Lequinio, dans son Voyage dans le Jura, imprimé en l’an IX, dit aussi à la page 343 du 2e vol. : Les endroits où les sorciers tenaient leurs sabbats sont très-connus ; les héritiers de ces hommes infortunés , que la superstition décima, subsistent encore : les noms, les familles, les lieux, tout se retrouve aujourd’hui même, et je me garderais bien d’avancer que la croyance n’est plus. Qui la croira totalement détruite à Coirières, à Longehaumois , à la Mouille et dans plusieurs autres communes des environs, où l’on vous montre encore, avec un intérêt si vif, les lieux du sabbat ? Il est vrai qu’on ne rôtit plus les gens ; mais les fruitiers ou faiseurs de fromages se donnent encore pour sorciers et sont acceptés pour tels. »

Tout était spécial dans la juridiction contre la sorcellerie : le supplice le plus commun était l’étranglement ayant d’être jeté aux flammes ; les grands coupables, ceux qui, sous l’influence de Satan, avaient commis des meurtres, étaient brûlés vifs. Quant aux enfants, on se contentait de leur donner le fouet.

Pour justifier l’exceptionnalité de la sévérité et des procédures contre les possédés, le tribunal inquisitorial prétendait que, le crime de la sorcellerie étant d’une nature toute spéciale, puisqu’il se commettait d’habitude la nuit et dans le plus grand mystère, il fallait aussi que la pénalité fût extraordinaire. Les chefs d’accusation étaient aussi nombreux que peu sérieux : ainsi, malheur à celui que la nature avait doté d’une mauvaise physionomie ou d’un signe quelconque sur le corps ; à celui qui baissait les yeux devant ses juges ; qui n’avait point de croix à son chapelet, qui négligeait de dénoncer un hérétique ou un sorcier, qui [p. 90] possédait des poudres ou des graisses non habituelles (8), ou bien que la voix publique accusait, même à la légère, d’être ensorcelé, malheur à lui ! car tant de preuves caractéristiques d’une criminalité certaine, l’amenaient infailliblement devant le tribunal, le plus souvent au supplice. Ne suffisait-il pas, pour convaincre d’une culpabilité irréfutable, du témoignage d’un enfant non arrivé à la puberté.

Pantacle.

Pantacle.

Comment donc notre historien Polinois a-t-il pu dire, au nom de la vérité, que « les informations de l’inquisiteur ou de son lieutenant étaient assujetties à des formes et des précautions qui faisaient que l’on ne devait pas redouter cette juridiction plus que celle des officiaux et de tous autres juges ! » Pour l’honneur de l’humanité et de nos ancêtres franc-comtois, il faut au contraire, se plaire ç penser que les procédures des officiers ordinaires avaient un point de départ, des moyens d’instruction, une conclusion pénale plus en harmonie avec la droiture et la conscience la plus vulgaire. Comment, enfin, Chevalier ose-t-il ajouter que « lecture des procédures des inquisiteurs est propre à nous guérir des préjugés. et condamne la liberté que l’on s’est donnée d’accuser de crédulité et de faiblesse les juges et les magistrats qui punissaient du dernier supplice ceux que l’on appelait sorciers et hérétiques ? » Eh ! quoi !: « mettre en usage des pratiques superstitieuses, employer des drogues, se mêler de divinations, contrefaire des convulsionnaires, invoquer le démon, » il y avait là de quoi être rationnellement accusé, rationnellement mis à la torture, rationnellement étranglé ou brûlé vif ? Infliger des peines sévères à ceux qui commettaient des crimes contre la vie des personnes, c’était justice , mais à la condition, toutefois, que l’on eût tenu compte comme circonstances atténuantes, de la monomanie épidémique qui régnait alors sur le moral de la société. Mais condamner à la peine, capitale pour s’être travesti en loup, pour avoir invoqué Satan, pour avoir été au sabbat à cheval sur un bâton, pour avoir pris on fait prendre une drogue stupéfiante, pour avoir été simplement accusé de sortilège, n’était-ce pas là montrer un aveuglement, une passion, une atrocité bien autrement responsables et immorales que la prétendue faute qu’on voulait punir ?

Nous n’aurions pas insisté sur ces réflexions, sl nous n’eussions été peinés du langage de l’auteur si estimé et si estimable des annales de Poligny ; et l’histoire à « la vérité » de laquelle Chevalier fait appel n’a que trop répondu déjà par le sentiment d’une juste horreur et d’une douloureuse pitié qu’on a la fois inspirées à tous les honnêtes gens, les extravagances , les infamies et les abus de pouvoir commis à cette époque au nom de la religion. La persuasion, l’enseignement de la vérité, la démonstration des erreurs et des préjugés, au besoin la séquestration et le traitement dans des hôpitaux spéciaux, n’auraient-ils pas eu plus de succès et plus de mérite que la violence et la cruauté ?

Jésus-Christ n’avait-il pas répondu à ses disciples, l’interrogeant sur les lypémaniques du pays des Géraséniens : «  Ces sortes de démons ne peuvent se autrement que par la prière et par le jeûne ?

AS PUTAS DO DIABO (détail) de Armelle Le Bras-Chopard.

AS PUTAS DO DIABO (détail) de Armelle Le Bras-Chopard.

NOTES

(Nous avons repris et complété les notes bibliographiques originales afin de les rendre exploitables).

(1) Calmeil Louis-Florentin (1798-1895). De la folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire. Depuis la renaissance des sciences en Europe jusqu’au dix-neuvième siècle; description des grandes épidémies de délire, simple ou compliqué…Paris, J.-B. Baillière, 1845. 2 vol. in-8°. – Réédition anastatique : De la folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire. Avant-propos de Michel Collée. Marseille, Jeanne Laffitte, 1982. 2 vol. 15.5/22. Dans la collection « Psychiatrie clinique »

(2) Encyclopédie moderne, tome 12e, et tome 25e.

(3) Lettres sur la démonologie. Scott Walter (1771-1832). Histoire de la Démonologie et de la Sorcellerie, dédiée a J.-G. Lockart. Traduction de Defauconpret. Paris, Furne, 1832. 1 vol. in-8°. – Réédition : Démonologie et sorcellerie. Traduit de l’anglais par Paul Lebret. Paris, Editions Payot,1973. 1 vol. in-8°. Dans la collection « Aux confins de la science ».

(4) Chevalier François-Félix. Mémoires historiques sur la ville et seigneurie de Poligny, avec des Recherches relatives à l’Histoire du comté de Bourgogne & de ses anciens Souverains, et une collection de chartes intéressantes. A Lons-le-Saunier, De l’imprimerie de de Pierre Delhorme, 1767-1769. 2 vol. Voir le tome 2e.

(5) Annuaire du Jura, 1850, p. 75.

(6) [Dey Aristide. Histoire de la sorcellerie au Comté de Bourgogne.] in « Mémoires de la Commission d’archéologie de la Société d’agriculture, sciences et arts de Vesoul », tome 2, 1861, Repris en réédition anastatique : (Histoire de la sorcellerie au Comté de Bourgogne. (1861). Suivi de : Jules Finot. Procès de Sorcellerie au Bailliage de Vesoul de 1606 à 1636. (1875). Présentation de Michel Collée. Marseille, Jeanne Laffitte, 1983. 1 vol. 15/22, 6. Dans la collection « Sorcellerie ».

(7) T. 2e, p. 157.

(8) Les allucinations [sic], les aberrations des ensorcelés s’obtenaient aisément avec des drogues composées d’opium, ou de ciguë, ou de jusquiame ou de

 

 

 

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