Paul Sérieux et Joseph Capgras. Les psychoses à base d’interprétations délirantes. Extrait dela revue les « Annales médico-psychologiques », (Paris), soixantième année, huitième série, tome quinzième, 1902, pp. 441-480.

Paul Sérieux et Joseph Capgras. Les psychoses à base d’interprétations délirantes. Extrait dela revue les « Annales médico-psychologiques », (Paris), soixantième année, huitième série, tome quinzième, 1902, pp. 441-480.

 

Texte princeps dans lequel les auteurs délimitent le concept de Psychose à base d’interprétation délirante, l’isolant des persécutés-persécuteurs 

Pour une introduction bio-bibliographique sur ces deux auteurs, très souvent associés, nous envoyons à notre : Notre bio-bibliographique sur Paul Sérieux et Joseph Caperas : Les folies raisonnantes. A propos du délire d’interprétation et des travaux aux titres éponymes de Paul Sérieux et de Joseph Caperas. Suivi d’un essai bibliographique des publications de ces deux auteurs. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité, les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées parlons soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 441]

Les Psychoses à base d’interprétations délirantes,

par MM. P. SÉREUX et J. CAPGRAS.

L’interprétation délirante est une manifestation banale de nombreuses maladies mentales. Connue depuis longtemps, son étude ne nous paraît pas cependant avoir suffisamment été approfondie : l’importance­ clinique de ce symptôme, trop souvent confondu avec l’illusion et avec l’hallucination, nous semble en effet avoir été quelque peu méconnue.

Falret père (1850) avait déjà signalé la facilité avec, laquelle on décore de simples interprétations du nom d’hallucinations. Il estime qu’on a beaucoup exagéré le nombre des hallucinés : tandis que pour Esquirol la proportion était de quatre-vingts hallucinés pour cent aliénés, elle n’est pour lui que de 30 p. 100. « Souvent , dit-il, il nous est arrivé de diagnostiquer des hallucinations, et un examen plus attentif, ou un concours de circonstances plus favorables nous ont démontré que le phénomène dont nous étions témoins avait sa cause première dans le monde extérieur. Il est très probable qu’on tombe dans l’erreur en admettant sur la simple assertion des aliénés les hallucinations qu’ils disent avoir ressenties. Dans les asiles, les paroles étranges prononcées par les malades voisins peuvent très bien impressionner l’aliéné, et devenir la source d’interprétations qu’il sera presque impossible de ne pas prendre pour des hallucinations. »

Baillarger, à la même. époque, distingue avec une précision remarquable les interprétations délirantes des illusions : « Les illusions des sens, dit-il, diffèrent essentiellement des faux jugements portés à. l’occasion des [p. 442] sensations. Dans les unes il y a réellement une fausse sensation. Dans les autres la sensation est perçue comme à l’état normal, mais le malade l’interprète d’une manière fausse. » Une malade voit, par exemple, un visiteur lever sa canne d’une certaine façon, et en conclut que ç’est l’ordre pour elle de quitter l’asile : « Cette femme, dit Baillarger, a-t-elle eu une illusion des sens ? Assurément non, elle a interprété d’une certaine manière une sensation bien réelle ; elle a porté un faux jugement, on plutôt elle a eu une conception délirante à l’occasion d’une sensation. Rien de plus ordinaire que ces faits chez les hallucinés, et rien de plus difficile que de reconnaître an milieu de tout cela les véritables hallucinations. »

Cette difficulté de diagnostic, sur laquelle. M. Séglas a de nouveau insisté (1894), est dans certains cas tellement grande qu’on tranche parfois la question, non point d’après le symptôme en lui-même, mais suivant le sujet qui l’a présenté. Tout un groupe de maladies ont les unes bénéficié, les autres soufferts de ces erreurs de diagnostic. Les hallucinations sont devenues un symptôme quasi nécessaire du délire de persécution ; elles sont au contraire — à tort, croyons-nous — considérées comme exceptionnelles dans la paralysie générale.

Nous voudrions essayer de mettre en relief l’importance, parfois même la prédominance exclusive des interprétations dans un certain nombre de psychoses Il est possible d’établir dans cette étude trois divisions d’après la valeur très inégale que les interprétations délirantes possèdent dans les divers complexus morbides :

1° Les interprétations délirantes n’ont qu’une valeur épisodique ;

2° Les interprétations délirantes représentent un syndrome dont l’importance est plus ou moins considérable, mais qui est commun à diverses psychoses ;

3° Les interprétations délirantes caractérisent une espèce clinique spéciale qui doit être nettement différenciée des délires de persécution hallucinatoires et de la folie des persécutés-persécuteurs.

  1. — Nous n’insisterons pas sur la première catégorie. [p.443] Il n’est pas rare de voir apparaître, an cours des psychoses les plus différentes quelques interprétations délirantes. Ces troubles sont en général sous la dépendance de phénomènes sensoriels qui les provoquent, ils sont plus ou moins éphémères, et sans influence notable sur la marche du délire. Ces faits sont bien connus. Il nous suffira de les mentionner.
  2. — Arrivons immédiatement à la seconde catégorie. Ici des interprétations délirantes multiples, actives, se tiennent au premier plan du tableau symptomatique. Il ne s’agit plus d’un épisode banal, mais bien d’un syndrome déterminant en grande partie la marche de la maladie.

Ce syndrome, qui peut se montrer dans les psychoses les plus variées, revêt deux aspects différents. Tantôt les interprétations délirantes surgissent d’emblée sous forme de bouffée aiguë, sans systématisation, et de courte durée : tel est le cas dans la folie des dégénérés, dans la folie intermittente, dans les délires toxiques, la mélancolie présénile, la démence précoce, etc.

Tantôt, an contraire, elles se systématisent et se montrent au cours, ou comme première phase, d’une psychose chronique (délires systématisés de persécution et de grandeur, délire de persécution sénile, démence précoce, folie des persécutés-persécuteurs).

La diminution du sens critique qui empêche les malades de redresser leurs erreurs de jugement est due, sans parler de la prédisposition psychopathique, dans le premier cas à un état émotif, ou, à un état de confusion mentale, dans le second à des idées obsédantes, ou encore à l’affaiblissement intellectuel.

Il est inutile d’insister sur l’importance des interprétations délirantes à la première période des délires chroniques de persécution, non plus que dans les délires de persécution de la sénilité. Dans ces derniers cas les troubles réels, physiques ou psychiques, dus à l’involution sénile (perte de la mémoire, diminution de la volonté, etc.), servent de point de départ à des interprétations délirantes (1) ; le malade prétend qu’il n’a plus [p. 444] son libre arbitre, qu’on l’hypnotise, qu’on le suggestionne, qu’on le magnétise pour lui prendre sa volonté : une de nos malades se plaint que ses ennemis se servent d’appareils pour « lui pomper sa pensée », qu’on lui fait perdre la mémoire, etc. Dans d’autres cas ce sont des faits sans signification spéciale qui déterminent, grâce à l’affaiblissement du sens critique, des interprétations manifestement erronées.

Nous ne ferons que mentionner les interprétations délirantes qui apparaissent chez les mélancoliques ; surtout dans les paroxysmes anxieux. M. Séglas, dans son étude sur le délire des négations, a parfaitement observé que le délire mélancolique est essentiellement à base d’interprétations, les hallucinations n’y jouant en général qu’un rôle secondaire.

Certains cas aigus cependant méritent plus qu’une brève mention : ce sont ceux où la richesse des interprétations contraste avec l’absence ou la rareté des hallucinations pendant toute la durée — généralement courte (quelques mois) — de la maladie. C’est là une variété distincte que l’on peut sans prétendre en faire une espèce clinique autonome, décrire sous le nom de psychose aiguë à base d’interprétations délirantes.

Dans certains cas, des réactions assez spéciales peuvent se manifester, qui donnent aux malades la physionomie de persécutés-persécuteurs véritables. Il est, par exemple, certaines observations de persécuteurs amoureux ou jaloux qu’on pourrait prendre à première vue pour des cas appartenant à la folie des persécuteurs (à base d’idées obsédantes), et qui doivent en réalité rentrer dans le cadre de la psychose à base d’interprétations des dégénérés.

Nous donnerons trois exemples de psychose aiguë à base d’interprétations délirantes :

Notre première malade est une héréditaire qui, à la suite d’une grippe, présente une bouffée d’interprétations délirantes remarquables par leur polymorphisme, leur niaiserie. C’est une litanie d’absurdités qui satisfont son esprit. Ces interprétations sont alimentées par de nombreuses illusions ; mais les hallucinations, si elles existent, semblent peu actives. Les bruits extérieurs lui font croire qu’on vient l’assassiner. Ses sensations organiques [p. 445] (bronchite, angine) lui font dire qu’elle a des morceaux de verre dans la poitrine ou que des araignées la piquent à la gorge. Pendant plusieurs mois ses conceptions s’accompagnent d’anxiété allant parfois jusqu’à la panophobie, puis la réaction émotionnelle disparaît, malgré la persistance des mêmes interprétations, et fait place à une attitude indifférente ou satisfaite. L’affaiblissement intellectuel, manifeste aujourd’hui, nous montre qu’il s’agit soit d’une démence secondaire chez une débile : soit d’une démence paranoïde ayant débuté par une psychose aiguë à base d’interprétations délirantes.

OBS.1. — Mme L…, Eugénie, âgée de quarante-trois ans est entrée à la maison de santé de Ville-Evrard le 29 juin 1900.

Une sœur de la malade, à la suite d’un chagrin, a séjourné un mois dans une maison de santé.

Mariée à vingt ans, Mme L… a eu trois enfants, tous morts en bas âge (un de méningite, un autre de convulsions). Elle a toujours été nerveuse (sensation de boule montant à la gorge), mais n’a pas de stigmates hystériques. Elle touche à la ménopause : sa menstruation est très irrégulière depuis un an.

Il y a trois mois, une forte grippe paraît avoir déterminé l’éclosion du délire : la malade présente au début des craintes d’être assassinée, revenant par accès dans la journée, et s’accompagnant d’une angoisse et d’une agitation intenses. C’étaient alors des cris d’effroi à la vue d’objets insignifiants : les personnages des tableaux, un buste de son mari vont l’assassiner ; il y a des gens cachés dans les armoires. Elle fait même une tentative de suicide, essaye de se jeter dans un puits. Dans l’intervalle de ces accès elle est calme, s’occupe de son ménage, mange et dort bien. Cet état émotionnel parait avoir été aggravé par les reproches parfois très vifs et un traitement maladroit de son entourage.

À son arrivée elle dit en pleurant que son mari à voulu se débarrasser d’elle parce qu’elle était méchante. Elle se rend compte que son cerveau est malade depuis quelque temps, mais est préoccupée surtout, à juste raison d’ailleurs, par l’état de ses poumons. Elle présente des signes physiques de tuberculose pulmonaire ; elle est très amaigrie. Taches de vitiligo aux deux mains. Pupilles égales ; réflexe lumineux faible ; réflexes patellaires vifs. Tachycardie.

L’anxiété très vive provoque de la dyspnée ; la malade gémit sans cesse, il lui est difficile de fixer son attention. Nos questions l’inquiètent, elle n’y répond qu’avec hésitation : « N’écrivez [p. 446] pas, dit-elle, ne me faites pas de mal », et elle demande d’un air effrayé si l’on ne va pas l’assassiner. Pendant plusieurs mois les mêmes craintes persistent, déterminant une angoisse extrême, une agitation qui s’accentuent encore durant la nuit : elle crie au feu, au secours. L’alimentation est difficile. On ne peut approcher de Mme L… , sans qu’elle pousse des cris de terreur : elle fuit de tous côtés, et sa frayeur l’entraîne parfois à une véritable folie d’opposition. À d’autres moments, elle se cramponne aux infirmières, les suppliant de la protéger, de ne pas la laisser seule. Elle ne peut sortir d’une chambre sans pousser des cris, par peur de ce qui se trouve derrière la porte. Un jour, désespérée, elle déchire sa chemise avec l’intention de se pendre. Quand son attention le permet, il est facile de reconnaître qu’il n’y a ni confusion mentale ni désorientation. La mémoire est conservée. Les opérations psychiques semblent ralenties : elle arrive avec peine à donner un résultat faux de soustraction ; elle est, il est vrai, d’un niveau intellectuel faible, et n’a reçu qu’une instruction élémentaire. Dans les périodes d’anxiété, au contraire, il est impossible d’obtenir une réponse sensée : il y a douze ans qu’elle est ici, dit-elle, puis elle ajoute en gémissant : « On me souffle mes réponses, on me fait dire des bêtises. »

Ce qui domine le tableau symptomatique, ce sont les interprétations délirantes multiples provoquées par les sensations visuelles, auditives, olfactives, gustatives, cutanées et viscérales. Au point de vue de la couleur du délire, ou note des idées de persécution, des craintes d’empoisonnement et d’assassinat, des préoccupations hypocondriaques.

Voici quelques exemples de ces interprétations délirantes d’origine visuelle ou auditive.

Mme L… prétend qu’on va la tuer ; « on a rempli, dit-elle, des machines d’eau bouillante pour l’y jeter. Deux messieurs la guettaient tantôt avec un revolver. Sa voisine l’a prévenue qu’on allait lui lancer de la poudre dans les yeux ». « Ayez pitié de moi, supplie-t-elle, ne me faites pas trop souffrir, mettez­-moi un bandeau sur la figure, que je ne voie pas mes bourreaux. » Elle a vu un fourneau tout préparé pour elle dans la cour ; c’est le chariot à vivres qu’elle prend pour un four crématoire. Elle entend remuer les seaux, les couteaux que l’on apprête. « Oh ! ces morceaux de viande ; oh ! ces couteaux », a-t-on dit à la cuisine : c’est d’elle qu’il s’agit. De l’eau tomba goutte à goutte au dessus de sa chambre ; il doit y avoir des assassins là-haut. Les médecins préparent des fers rouges pour lui mettre aux pieds et au ventre ; aura-t-elle la force de le supporter ? On va lui attacher les pieds et les mains, la plonger dans l’eau bouillante. Des hommes vont venir lui relever la chemise pour la [p. 447] voir toute nue, puis ils là tueront ; elle les entend marcher au-­dessus de sa tête ; quand il fera sombre, ils descendront pour la couper en trois morceaux. Voit-elle passer quelqu’un, elle s’écrie : « Les voilà, ils viennent me tuer ! » On lui a annoncé qu’on la ferait monter sur le toit, puis la maison s’écroulera. Aperçoit-elle un chien, il va lui manger les jambes, la dévorer. On lui enfoncera des couteux dans le ventre : « Ça rentrera comme dans du beurre », dit-elle. On va lui donner des coups de marteau sur la tête, et sa cervelle jaillira de tous côtés sur les murs. Son mari vient d’ordonner qu’elle soit guillotinée. Elle entend planter des clous…, c’est pour l’enfermer dans une machine où ses cris seront étouffés. On doit la conduire dans une autre maison où on la martyrisera ; la voiture qui ramènera est passée tantôt. On va la mettre dans un cercueil ; elle a vu une procession de personnes en blanc, c’est pour lui montrer comment sera son enterrement. Elle croit entendre parler sa mère et sa sœur ; elles sont dans le pavillon ; on l’empêche de les voir. On l’a accusée de faire le malheur des siens, d’envoyer des lettres anonymes. Se promène-t-elle, à chaque instant elle se retourne, croyant deviner quelqu’un derrière elle. Elle suit les mouvements de chacun, écoute attentivement ce qui se dit, persuadée que l’on s’occupe d’elle sans cesse, à l’affut des moyens de la faire disparaître. On veut la ruiner ; chaque jour on ajoute de nouvelles dépenses à ses notes. On lui attribue toute sorte de défauts, on change le sens de ses paroles. Prononce-t-elle « Mon Dieu », on l’accuse d’avoir dit « Nom de Dieu ».

Toutes ces idées délirantes, sans lien aucun, sont dues à des propos qu’elle entend ou à divers objets qu’elle aperçoit. Elle ne semble pas avoir de véritables hallucinations de l’ouïe : « C’est par des signes, avoue-t-elle, qu’on me fait comprendre tout ce que je dis. »

Le goût et l’odorat sont aussi le point de départ d’interprétations délirantes : on met du poison dans ses aliments ; on a fait bouillir un chien, et c’est cette eau qu’on lui donne à boire. On lui fait manger du rat. « Voyez ce vin, dit-elle, c’est de la peinture et ce bouillon, goûtez-le, c’est de la sciure da bois. » Il y a dans sa chambre des odeurs de chat grillé, de pipi de chien. Cela sent tellement mauvais qu’elle regarde ses vêtements, se demandant si elle n’a pas gâté.

Même richesse d’interprétations au sujet des troubles de la sensibilité générale. Elle a le corps cassé en deux. Elle n’a plus de poumons. Elle a le cerveau vide. On lui a mis du blanc d’Espagne sur les yeux. Elle se croit enceinte, elle sent remuer. Un autre jour tout est brisé dans son corps ; elle a des morceaux de verre plein la poitrine ; on lui a mis un phoque dans [p. 448] le corps, un autre jour des chiens crevés ; cela lui fait venir de grosses bosses au ventre. On lui a fait avaler des araignées de mer qui la piquent à la gorge (la malade avait une amygdalite à ce moment). Elle sent des bêtes lui courir dans le dos. C’est la dame du roi de Siam (elle désigne ainsi une infirmière très brune de teint) qui fait tomber ces bêtes par les fentes du plafond ; elle ne les voit pas, mais elle devine qu’elles montent doucement sur son lit, grimpent le long de son épine dorsale pénètrent dans son ventre, entrent dans sa bouche. Pendant toute une semaine, en proie à un effroi extrême, elle court jour et nuit dans sa chambre, pousse des cris perçants, se cache dans son lit, derrière les chaises. Plus tard (5 juillet 1900), elle se dit raide comme un morceau de bois : impossible de s’asseoir, elle aurait des syncopes. Quant à marcher, elle ne peut, et de fait, à peine debout, elle fait des faux pas, titube, étend la main pour trouver un point d’appui ; c’est une vraie astasie­abasie. La veille, elle s’est laissée tomber raide, esquissant quelques mouvements désordonnés. On la relève, et elle dit : « Je suis épileptique, c’est terrible, je vais toujours tomber ainsi maintenant. Je serai paralysée. »

Dans le cours de l’année 1901, les mêmes idées de persécution persistent. La malade se plaint qu’on lui donne du chien et du cheval à manger ; elle dit avoir le cerveau un peu troublé, mais ne se rend pas compte du milieu où elle se trouve, ni du temps qui s’est écoulé depuis son placement. Elle rit et pleure sans motif apparent. Parfois elle parle seule et semble avoir quelques hallucinations auditives.

Actuellement (février 1902), l’intelligence, la mémoire, les sentiments affectifs paraissent affaiblis ; les idées délirantes ont perdu de leur activité, ou du moins les réactions sont très atténuées. La malade croit toujours qu’on la vole, qu’on veut la faire mourir ; elle parle de ces faits en souriant ; elle s’imagine que ses sœurs sont au premier étage et lui envoient de la poussière. Son attitude est puérile ; elle joue sans cesse avec ses vêtements ; elle est triste, dit-elle, parce qu’on lui fait de la peine ; elle emploie souvent le mot « petit » ; elle rit parfois sans cesse et sans pou voir s’en empêcher. Elle ne demande pas sa sortie. Les pupilles sont égales, rondes ; le réflexe lumineux est affaibli. Le fond de l’œil est normal.

Ce sont encore des interprétations qui ont présidé à l’éclosion et à l’évolution du délire de notre seconde malade. Il n’existe pas davantage d’hallucinations, mais enlement quelques illusions qui sont devenues la source de nouvelles idées délirantes. Les bruits les plus habituels, le passage des voitures dans la rue, la vue des [p. 449] maisons voisines ont pour elle une signification : son mari lui demande de la ficelle, c’est pour l’engager à se pendre ; il lui propose une promenade sur les quais, c’est pour lui donner l’idée de se noyer. On déchire des papiers, cela veut dire qu’on brise les membres de son enfant. Des illusions de personnalité à propos de son mari et de son fils sont bien dues à des interprétations comme le prouve son expression : « C’est leur corps, ce n’est pas leur âme. » Des souvenirs anciens sont aussi interprétés : elle a été chloroformée il y a six ans pour une ovariotomie, elle croit aujourd’hui qu’on l’a envoyée en enfer à ce moment. Cette malade a présenté trois accès identiques, avec guérison complète dans l’intervalle. Ces psychoses aiguës à base d’interprétations délirantes semblent donc appartenir à la folie périodique des dégénérés.

OBS. II—Mme L…, Marie, âgée de trente-sept ans, est une femme vigoureuse, intelligente, sans antécédents vésaniques. Mariée à vingt ans, elle eut deux enfants. Veuve à vingt-quatre ans, elle se remarie à vingt-neuf ans, et n’a pas d’enfants du second lit. À trente-deux ans, elle est opérée par Péan qui lui enlève l’utérus et les annexes. À la suite de cette intervention, son caractère ne se modifie pas, mais elle prend de l’embonpoint.

L’examen somatique ne révèle que de la mydriase, avec légère inégalité pupillaire au profit du côté gauche. La maladie a débuté en novembre 1897, sans cause appréciable, sans dépression prémonitoire. La mémoire est parfaitement conservée ; la malade parle facilement, et nous conte avec force détails ce premier accès (novembre 1897 à juin 1898), dont le souvenir joue d’ailleurs un grand rôle dans son délire actuel.

Brusquement, Mme L… remarque que tout se transforme à côté d’elle ; elle entend des bruits bizarres ; son mari, son enfant ne lui témoignent plus la même affection. Son mari, pour se débarrasser d’elle, lui fait boire dans une coque d’œuf un vin qui lui brûle I’estomac. Son beau-père lui refuse même un verre d’eau. Enfin on la conduit à l’asile de Clermont­-Ferrand, qui n’est en réalité qu’une « maison d’Inquisition ». Il y a, dit-elle, derrière les murs des malheureux à qui on arrache les chairs, dont on broie les os, que 1’on écrase sous un pilon, et qui souffrent depuis des siècles ; ils brûlent dans les cheminées ; elle entend les coups de marteau. On la fait marcher sur une terre rougeâtre, une terre de sang ; on lui donne à manger des pommes de terre rouges qui ont poussé dans le sang. Elle [p. 450] voit les couleurs changer à chaque instant, les christs respirer. Son enfant est derrière ces murs, il appelle : maman ! maman ! Quand la religieuse joue de l’harmonium, elle entend crier maman ! une corde doit réunir son enfant à l’instrument. Ses parents sont venus la voir et on les a reconduits à pied de Clermont à Paris en les frappant avec des barres de fer rouges. Les religieuses l’accusent de toute sorte de crimes et la martyrisent. « Après huit mois de souffrance, ajoute la malade, je sortis guérie, croyant avoir fait un cauchemar atroce, je revins chez moi et je conservai cette illusion jusqu’à ces jours derniers. Je vois aujourd’hui que tous ces faits de Clermont sont bien exacts ; c’est depuis mon départ de là-bas que je vivais dans un rêve. » Et la voilà qui se répand en gémissements pour narrer son délire actuel.

Le deuxième accès, qui l’a conduite à la maison de Ville­Evrard le 7 mai 1900, a débuté trois semaines avant son entrée, vers le milieu d’avril. Son mari affirme qu’elle n’a présenté aucun indice pouvant Iaire craindre cette récidive. Quant à la malade, depuis une quinzaine de jours elle se sentait abattue. Puis elle voit surgir autour d’elle des choses étonnantes. Tout change de couleur : ses meubles, sa vaisselle se modifient à chaque instant. Un matin, à son réveil, elle est douloureusement surprise à la vue des petites maisons de Clermont placées à côté de la sienne. Dans sa rue il se fait des changements extraordinaires : Paris est bouleversé ; les tombeaux se sont ouverts, les arbres semblent avoir reçu une pluie de soufre, tout sent le soufre chez elle. Elle ne reconnaît plus son mari ni son enfant. M. L… devient arrogant, elle ne lui avait jamais connu ces airs d’autorité qui en imposent. Assez rapidement elle en arrive à prétendre que ce n’est pas son mari : c’est un grand personnage du ciel, il fait partie de la Sainte-Trinité, et veut se débarrasser d’elle. Un jour il lui présente une ficelle, c’est pour lui dire de se pendre ; il lui propose de se promener sur les quais, c’est pour l’engager à se noyer. Quant à son enfant, ce n’est pas davantage le sien : son fils avait les yeux verts, celui-ci les a marron. Il lui parle en phrases stupéfiantes. Ainsi un jour qu’elle lui recommandait de bien étudier, il a répondu froidement : « Madame, je n’ai jamais eu de maître ». Cet enfant-là, c’est Jésus, sorti du paradis, ce n’est pas son petit Henri. De ce dernier qu’en a-t-on fait ? Voilà bien longtemps qu’on cherche à le lui enlever ; elle se souvient qu’un jour il a fait un faux pas au bord d’un ruisseau, on cherchait déjà à le jeter dans l’eau. Et maintenant il souffre mille tortures, le malheureux : toujours ces affreux supplices de Clermont. Elle imagine chaque jour de nouveaux tourments : aujourd’hui son fils est changé en corbeau, le lendemain on le [p. 451]

fait bouillir dans la chaudière, on l’écrase sous sa baignoire, elle l’entend crier dans la cheminée où on le brûle. On va lui faire entrer les os les uns dans les autres, puis le frapper de fer rouge, et malgré cela il ne mourra pas, son supplice est éternel. Un fait quelconque est pour elle un nouveau sujet d’angoisse : on enlève une pendule, elle éclate en sanglots, disant qu’on emporte son enfant ; un thermomètre se brise, elle crie qu’on casse les membres de son enfant ; aux bains, ce sont des cris effrayants chaque fois qu’on ouvre un robinet : on torture son petit Henri ; un tableau de la salle représente un accident de bicyclette : elle ne peut le regarder sans pleurer, c’est son fil qu’on écrase. Déchire-t-on des papiers ? Nouvelles lamentations, on coupe son enfant en morceaux. Tous ces terribles malheurs c’est elle qui en est cause.

Tous les siens sont damnés : son premier mari, ses enfants et elle brûleront en enfer. Chaque fois qu’elle parle, qu’elle décrit, un cataclysme se prépare. La guerre du Transvaal, les accidents de l’Exposition, sont de sa faute ! Les journaux sont remplis de ses méfaits. Tout le monde la regardait à Paris, ses crimes se lisent sur sa figure. Tous les siens l’implorent, lui crient pitié. Elle sait bien que sa mort ferait cesser leurs tortures : mais elle n’a pas le courage de se tuer, elle est une misérable ; son fils va la.maudire toute une éternité.

On va la châtier rudement aujourd’hui. D’abord, elle n’a plus rien, ni père, ni mari, ni enfant, ni fortune ; puis on lui réserve des supplices horribles. Dès sa première nuit ici, elle a vu dans le couloir une procession d’hommes noirs avec un voile sur la tête, un va-et-vient continuel : ce sont les préparatifs. Des hommes la regardent drôlement. Ce sont ceux qui la couperont en morceaux. Un chauffeur entre au pavillon, c’est le charbonnier qui la brûlera vive sur la place publique. Elle voit lire la sous-surveillante et lui demande si c’est la lecture de sa condamnation. L’examen à l’esthésiomètre lui fait croire que l’on prend les mesures des morceaux à trancher. Elle ne peut voir un couteau sans crier qu’il va servir à son supplice. Sa chambre est aux couleurs noir et rouge : il est facile de comprendre ce que cela veut dire. On baisse le store de sa fenêtre : c’est pour cacher les horreurs qu’on va lui faire subir. Une infirmière met une épingle à son corsage, cela signifie qu’on lui crèvera les yeux. On lui donne des pilules aujourd’hui blanches, demain noires, pourquoi cela ? C’est un interne qui l’interroge, lui dit-on : elle sait très bien que non ; elle a déjà vu cet individu à Olermont, habillé en prêtre ; c’est le démon, il I’a inscrite sur son livre noir tout est fini, elle est perdue. Un matin elle dit en pleurant que son cœur ne bat plus ; elle ne pourra donc jamais mourir, elle va souffrir pendant I’éternité… [p. 452]

Ce délire s’accompagne de réactions anxieuses très vives : pleurs bruyants, cris d’angoisse ; parfois véritable panophobie. La malade s’effraye du moindre bruit, éclate en sanglots, se répand en supplications. Son mari et ses fils viennent la voir elle ne les reconnaît pas, elle ne les a jamais vus. Elle ne signe jamais ses écrits ou ses lettres, ne sachant plus quel nom elle doit porter, car son mariage avec M. L… est illégal.

Pas de confusion mentale. La mémoire est intacte. La malade accepte très bien le séjour au lit, ne maigrit pas, et n’a pas souvent de l’insomnie. Au bout de trois semaines environ, l’anxiété ne se montre plus qu’à de rares intervalles, mais les idées délirantes persistent. Plus tard, enfin, Mme L., devient réticente, fait des réponses évasives, mais elle parle encore parfois avec ses compagnes de ses prétendus malheurs. Elle reçoit son mari et son fils avec un certain étonnement, avoue reconnaître leurs traits, mais se demande si leur âme n’a pas changé. À sa sortie, le 26 juillet 1900, elle est en apparence complètement guérie, et affirme en souriant avoir complètement abandonné ses préoccupations.

La malade entre pour la seconde fois dans le service le 24 novembre 1900 ; c’est son troisième accès. Elle manifeste les mêmes idées de culpabilité, les mêmes craintes au sujet de son enfant et d’elle-même que précédemment. Elle croit qu’on l’a conduite ici pour expier ses fautes, qu’on va la brûler. Elle pleure et gémit sans cesse, surtout pendant la nuit. Mêmes erreurs de personnalité à propos de son mari et de son fils. Elle observe les mouvements que l’on fait autour d’elle, les interprète aussitôt, et ces interprétations provoquent des paroxysmes anxieux. Elle est persuadée qu’on étouffe son enfant dans une armoire, qu’on le bat, qu’on le laisse mourir de faim, qu’on lui a coupé la langue. Lorsqu’elle entend un bruit quelconque, surtout les gémissements d’une voisine, elle court de ce côté en criant : « Mon enfant ! ».

Dès que l’on s’approche, elle pousse des cris d’effroi, résiste à tout ce qu’on lui demande. Si quelqu’un de son entourage dit un mot ou fait un geste, elle s’écrie : « Oh ! ne faites pas une chose pareille, ayez pitié de mon enfant ! » Elle écoute attentivement ce qui se dit autour d’elle, et l’interprète aussitôt dans le sens de son délire.

Il est difficile de savoir s’il existe de véritables hallucinations ; peut-être a-t-elle entendu à diverses reprises la voix de son enfant, mais il faut remarquer que les paroxysmes d’anxiété ont généralement leur cause dans l’interprétation d’une sensation visuelle ou auditive. Par intervalles la malade garde un mutisme absolu, s’imaginant que chacune de ses paroles inflige à son enfant d’horribles tortures. [p. 453]

Peu à peu, son délire s’étend. Non seulement son fils, mois tous les enfants souffrent par sa, faute. Elle entend les cris de douleur de tous ces petits êtres, que l’on martyrise, que l’on tue, puisque l’on ressuscite pour leur imposer de nouvelles souffrances. Elle a vu le cheval et la voiture qui conduisait son enfant, ils se sont enfouis dans la terre.

An mois d’avril 1901, l’état de la malade s’améliorer. Elle mange facilement, dort, s’occupe. Les idées délirantes disparaissent peu à peu. Elle reconnaît alors que le moindre bruit correspondait dans son esprit à des gémissements de son enfant ; le soir, dit-elle, lorsqu’elle avait la tête sur l’oreiller, il lui semblait entendre la voix de son fils.

La malade sort, à peu près guérie, le 20 avril 1901.

Le syndrome de la psychose aiguë à base d’interprétations peut encore se greffer sur une psychose en voie d’évolution. Nons en avons observé, avec M. le Dr Mignot, un exemple au cours d’une mélancolie présénile. Un héréditaire, âgé de cinquante-sept ans, à la suite de revers de fortune, devient triste, maigrit, a des idées mélancoliques et de suicide. Six mois environ après le début des premiers accidents, brusquement, pendant un voyage en chemin, de fer, survient une bouffée d’interprétations délirantes qui sont l’origine d’un délire de persécution mal systématisé. Pendant deux mois point d’incident qui, n’ait pour lui un sens caché. Ses interprétations ont souvent un aspect très particulier : elles ressemblent à des jeux de mots. On lui envoie une feuille de fougère — c’est pour lui dire qu’il deviendra fou. Sa femme lui porte des cerises : « Assez de guigne, lui répond-il, oh ! assez ! » On imite le chant du coq sous ses fenêtres pour lui rappeler son ennemi M. Lecoq. On place un dahlia dans une corbeille de fleurs : « Dalle­y-a, dit-il, je comprends ». Puis ces phénomènes s’amendent, les idées de persécution disparaissent ; le malade, redevenu gai, sort complètement guéri quatre mois après I’apparition des premières interprétations.

OBS. Ill. — P… (Jean), cinquante-sept ans, artiste lyrique, entre le 13 mai 1900, à la maison de santé de Ville-Evrard après plusieurs tentatives de suicide.

Un oncle paternel du malade a été interné à la suite d’une tentative d’assassinat commise sur un prêtre qu’il considérait [p. 454] comme indigne. Une sœur, religieuse, est internée depuis dix ans.

P… a en dans sa jeunesse la fièvre typhoïde ; il est atteint d’un bégaiement accentué. Après des classes poussées jusqu’en rhétorique, il s’engage, et reste sept ans dans la musique de l’artillerie de marine. Puis il gagne sa vie comme baryton, chantant dans les théâtres et les églises. Beau garçon, il n’a pas eu de peine à commettre des excès sexuels. Il se lie ensuite avec une femme qui dirige une maison de couture, et abandonne le théâtre pour s’occuper de la comptabilité. Sa belle-fille se donne à lui à l’âge de dix-huit ans, et il vit ainsi pendant des années avec la fille et la mère ; il épouse cette dernière en 1895.

En septembre 1899, il est obligé d’avouer à sa femme ses relations avec sa belle-fille. Accablé de reproches, P… manifeste des remords. Peu après les affaires ne marchent pas ; il commence à devenir triste. Depuis janvier 1900, malgré la conservation de l’appétit, il maigrit énormément. Ses idées mélancoliques grandissent, et des idées de suicide viennent s’y ajouter. Le 17 avril, revenant de la campagne, il est très, préoccupé par cette phrase d’un employé de la gare : « On descend ici pour Paris », puis par cette autre : « Allons ! les troisièmes classes. » Il en oublie d’aider sa femme à monter dans le compartiment ; celle-ci lui jette alors un « regard terrible », et le malade, persuadé que tout est fini entre eux, descend à la première station, court sur la route, se croit poursuivi par un cycliste, s’enfuit dans les champs, et se frappe de son canif. Rentré chez lui, il s’enfonce au niveau de l’appendice xyphoïde un couteau à découper. Croyant atteindre le cœur, il est stupéfait de ne rien éprouver, bien que le couteau ait pénétré de 15 centimètres.

Depuis ce jour, les interprétations se multiplient : à la campagne, les trains sont bien plus nombreux qu’autrefois, sifflent, plus fort ; c’est pour le narguer. À Paris, les marchands passent plusieurs fois devant sa maison, vendent des asperges : c’est une allusion à sa verge. Les voitures de charcutiers stationnent dans la rue pour lui faire comprendre qu’il est un cochon. La maison Singer envoie sa voiture pour lui annoncer soit qu’on lui piquera sa « machine », soit qu’on le piquera à la machine. Il voit dans la Lune la forme de testicules, ce qui signifie qu’on les lui coupera. On le surveille aux rayons X, on veut le faire arrêter, le supplicier. On va lui crever les yeux, lui arracher les ongles. On lui fait manger des excréments. C’est sa femme et sa belle-fille qui dirigent tout cela, en lui préparant diverses tortures. Il y a aussi parmi ses persécuteurs un M. Lecoq : la nuit, on imite le chant du coq sous ses fenêtres. Pour en finir, il tente un jour de se jeter par la fenêtre ; une autrefois [p. 455] il se tire trois coups de revolver chargé à blanc ; enfin, la veille de son entrée, il s’enfonce à diverses reprises dans la région précordiale l’épingle d’une broche de sa femme.

Pendant son séjour à la maison de santé, cet état persiste deux mois, malgré le repos au lit et les doses progressives d’opium. Le malade manifeste des idées de persécution et des idées mélancoliques avec paroxysmes anxieux, au cours desquelles il se frappe une fois très violemment la région temporale contre le lit. Il s’attend à être exécuté d’une minute à l’autre, se croit prévenu de viol sur sa belle-fille.

Son délire repose uniquement sur des interprétations et quelques illusions. Point d’hallucinations. Si un malade dit une injure, c’est à lui qu’elle est adressée. Un voisin de lit insulte sa femme : c’est de Mme P … qu’il s’agit. Un autre parle de donner un coup d’épée : c’est lui qui le recevra. « On m’a changé, dit-il, mon tabac et mes cigarettes pour d’autres qui ont un goût particulier. » « La nourriture qui m’est servie est faite dans un but que j’ignore. D’après ce que je vois se passer autour de moi, à l’instant même, je n’en ai que pour quelques instants, et l’Inquisition aura fini son œuvre. » Tous ici sont payés pour faire les fous, et lui infliger une torture morale. Voit-il un chien, un chat : ce sont des animaux qui vont lui dévorer les organes génitaux. Lui donne-t-on un lavement : cela signifie qu’il s’est livré à la pédérastie. Vide-t-on des cuvettes : cela veut dire qu’il prendra un bain de matières fécales.

Il demande une enquête au sujet d’accusations calomnieuses dont il est l’objet, « tant ici même de la part de tout le personnel que par la voie des journaux, et ce de façon indirecte ou détournée ». Il interprète tout ce qu’il lit dans les journaux. Ses interprétations sont souvent dues à des associations par assonance. S’il souffre d’un mal de dents, c’est encore une accusation de pédérastie qui signifie qu’il a « mal dedans ». — On lui envoie des cerises avec des feuilles de fougère pour lui montrer qu’il est fou. On a mis des dahlias dans une corbeille de fleurs : cela veut dire « dalle-y-a », il s’agit toujours de ses tortures. Il semble avoir des illusions de la vue : il voit des figures dans les objets éloignés : un chien dans une corbeille de fleurs, des visages dans les dessins de la tapisserie ; des testicules dans le globe d’un bec de gaz. Quand le veilleur pose sa lampe sur la table, on voit au plafond la forme d’un cercueil, d’une guillotine on d’un grand couteau très effilé. « On lui fait voir ainsi, dit-il, des choses qui n’existent pas, pour le tourmenter. »

Toutes ces persécutions sont dirigées par des personnes puissantes qui veulent intéresser le public au sort de sa femme et de sa belle-fille. Il se considère comme coupable, mais il ne [p. 456] croyait pas mériter un tel supplice, dont le plus cruel est de voir sa femme, qu’il aime tant, parmi ses ennemis. Dans les lettres qu’il écrit à cette dernière, les interprétations abondent ; des idées de jalousie s’y montrent parfois. Il croit que Mlle P…, ne l’aime plus : « elle veut divorcer, elle le laissera ici éternellement ; elle empêche sa fille de venir le voir ». Il réclame sa sortie à tout prix, devrait-il monter sur l’échafaud.

« Crois-tu, écrit-il à sa femme, que je ne saisis pas le sens de ce que tu fais ? Ce pantalon toutes les semaines, cette surabondance de cerises de diverses formes et qualités : assez de guignes, oh ! combien assez ! Et ces pastilles, j’ai traduit le nom et le mot ; tu tiens à ce que je n’aie aucun doute sur ce qui pouvait m’arriver de pire. J’ai bien regretté de ne pas avoir ouvert cette alliance qui me paraissait bien neuve. Étant mis hors la loi, il se pourrait bien que tu sois remariée. Ce mouchoir, que tu as tant tenu, que je garde, peut très bien porter les initiales P…, et celles, nominales, d’un autre, et le morceau de gigot, et l’almanach, la couverture, contenant et contenu, m’ont bien prouvé encore une fois que votre campagne datait de loin ; et les plumes, enfin tout, je sais que tu n’es pas seule à travailler à cela. »

Au mois de juillet, son attitude change, les interprétations disparaissent ; il devient gai, chante parfois, mais continue à manifester une certaine animosité envers sa femme qu’il accuse d’avoir présenté un faux certificat, de l’avoir fait interner arbitrairement. L’insomnie cesse.

Le 11 août, il retombe dans ses idées mélancoliques, se croit, de nouveau persécuté, accuse l’interne de le tourmenter pour le rendre fou, et recommence à interpréter : « il gagne toujours au billard, on le fait exprès pour le tourner en dérision ». Le lendemain, il est redevenu gai.

Le 20 août, il sort complètement guéri. Il a gardé le souvenir de tout ce qui s’est passé durant sa maladie, affirme n’avoir jamais eu d’hallucinations, mais il cherchait, dit-il, l’explication de tout ce qui se passait autour de lui.

Les deux caractères essentiels de ces psychoses aiguës à base d’interprétations délirantes sont donc : 1° La rareté des troubles sensoriels. Le malade n’entend pas de voix, il n’a point de visions, ou bien il ne s’agit que d’hallucinations élémentaires. Les illusions de la vue sont cependant assez fréquentes, mais elles appartiennent à cette catégorie d’illusions que James Sully désigne sons le nom d’illusions d’interprétation. Sous l’influence d’une idée préconçue, de l’état continuel d’attente du sujet, à [p. 457] l’objet de l’impression se substitue une image mentale ne présentant souvent qu’une lointaine ressemblance avec cet objet.

La richesse des interprétations délirante. Cette multiplicité d’interprétations donne à un examen superficiel une apparence de désorientation, de confusion ; le malade semble vivre dans un monde imaginaire. En réalité, il reconnaît en général parfaitement les objets, mais il leur attribue une valeur symbolique ; il détourne de leur vraie signification les moindres mots, des gestes insignifiants, les plus minimes incidents.

Malgré leur polymorphisme apparent, ces interprétations sont sous la dépendance d’une émotion qui leur imprime un cachet uniforme. Mais nos observations prouvent que cet état dépressif n’appartient pas uniquement à la mélancolie. Dans un cas, il s’agit de démence secondaire chez une débile, peut-être de démence paranoïde ; dans l’autre, de folie périodique des dégénérés ; le troisième seul peut être considéré comme une mélancolie présénile. C’est dire que ce syndrome de la psychose aiguë à base d’interprétations, non seulement ne constitue pas une entité, mais encore n’est pathognomonique d’aucune maladie, n’a pas en lui-même de valeur pronostique. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un tableau symptomatique très caractéristique qui présente un intérêt réel au point de vue clinique.

Nons avons rapidement esquissé le syndrome de la psychose aiguë à base d’interprétations. Les interprétations jouent également un rôle important dans les psychoses chroniques et entre antres dans la folie des persécutés-persécuteurs ; mais elles nous paraissent, du moins dans les formes les plus typiques, devoir céder la première place aux idées obsédantes. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point.

III. — Notre troisième catégorie comprend les formes caractérisées par l’existence d’un délire systématisé chronique, le plus souvent de persécutions ou de grandeurs, ne reposant que sur des interprétations ; les troubles sensoriels font défaut on n’ont qu’un rôle insignifiaut. Nons considérons, avec Kræpelin, cette dernière forme comme une espèce clinique distincte. Disons [p. 458] de suite qu’elle doit surtout être différenciée des délires de persécution classiques à base d’hallucinations et de la folie des persécutés-persécuteurs. Ici, qu’on nous permette deux mots d’historique.

En 1852, Lasègue, le premier, a reconnu que certains délires de persécution sont constitués exclusivement par des interprétations erronées de propos et de bruits véritables. Jusque-la, dit-il à propos de la période d’incubation, le malheureux persécuté s’est maintenu dans la limite des sensations vraies sur lesquelles il a fondé ses inductions délirantes ; un certain nombre de malades ne va pas au delà. Ce qu’il a entendu, il a pu, il a dû entendre, et, bien qu’il ne dépasse pas cette mesure, il peut parcourir tous les échelons et arriver an terme le plus avancé de la maladie… L’hallucination de l’ouïe n’est ni la conséquence obligée, ni l’antécédent nécessaire du délire de persécution. » Cette remarque si importante de Lasègue ne semble pas avoir suffisamment attiré l’attention des cliniciens.

Cependant, à la suite des travaux de Lasègue, de Falret, de Magnan, Taguet, Pottier, Hitzig, on a détaché du délire des persécutions un certain nombre de cas très distincts par leur symptomatologie et leur évolution : les persécutés-persécuteurs. Ces malades ne deviennent hallucinés à aucune époque de leur existence ; seules des idées obsédantes et des interprétations erronées sont le fondement de leur délire. À ce titre la folie des persécutés-persécuteurs pourrait peut-être rentrer dans la psychose chronique à base d’interprétations délirantes, et Kræpelin la range en effet dans sa Folie systématisée (Verrücktheit, Paranoia) à côté de la psychose précédente. Pour nous, au contraire, les persécutés-persécuteurs — si on prend soin d’éliminer de ce groupe les sujets atteints de psychose chronique à base d’interprétations, dont parfois les réactions sont celles des véritables persécuteurs — les persécutés-persécuteurs, disons-nous, doivent rentrer dans la catégorie des obsédés, et par suite dans le groupe des héréditaires dégénérés. Ils ont, en effet, comme l’a bien montré M. Magnan, l’activité infatigable des maniaques raisonnants, souvent les lacunes morales des fous moraux ; mais ce qui les caractérise avant tout, c’est qu’ils restent [p. 459] obsédés, toute leur vie durant, par le ressentiment des prétendues injustices dont ils affirment avoir été victimes. Il ne s’agit chez eux ni d’un état passionnel ni de conceptions « délirantes » à proprement parler, telles que nous les trouvons chez les autres aliénés, mais bien d’une véritable idée obsédante, dominant toute l’existence du malade, et pour la satisfaction de laquelle il sacrifiera fortune, famille et liberté.

Ce groupe clinique très spécial a été trop bien étudié pour qu’il soit utile d’insister. À cette psychose à base d’idées obsédantes, il convient d’opposer une espèce clinique distincte, parfois confondue avec elle ou encore avec les délires systématisés hallucinatoires : nous voulons parler de la psychose systématisée à base d’interprétations délirantes. Nous chercherons à en établir l’homogénéité et l’autonomie.

  1. Magnan et ses élèves ont observé des états délirants de ce genre dans la folie des dégénérés. M. Legrain, dans sa thèse (1886), parle de certains délires des dégénérés à longue évolution, sans hallucinations véritables, et qui, dit-il, peuvent être assimilés, toute proportion gardée, au délire chronique. Il signale l’absence fréquente d’hallucinations dans le délire des dégénérés : « On voit, en effet, des délires évoluer chroniquement pendant de longues années sans présenter de véritables hallucinations ; l’illusion, sans contraire, est beaucoup plus fréquente. Lorsque l’hallucination existe… elle est la conséquence même du délire qui la provoque. »
  2. Saury fait également allusion à des faits de ce genre dont il donne une observation.

Eu 1890 (2), l’un de nous insiste sur la valeur particulière de ces délires chroniques à base d’interprétations délirantes et demande qu’on les distingue plus complètement des autres formes délirantes de la dégénérescence mentale : « Peut-être y aurait-il lieu, disait-il, de faire parmi les délires systématisés des héréditaires une place spéciale à ces formes cliniques non hallucinatoires [p. 460] (nons ne voulons pas faire ici allusion à la folie des persécutés-persécuteurs). Qu’il s’agisse d’idées systématisées de persécution oo d’idées ambitieuses, la chose importe peu ; ces psychoses, qui sont l’apanage des seul dégénérés, ont d’autres éléments caractéristiques : leur marche est chronique, mais sans évolution progressive elles reposent exclusivement sur un vaste échafaudage d’illusions, et surtout, croyons-nous, d’interprétations délirantes multiples qui suffisent, sans l’intervention d’hallucinations, à l’édification d’un roman délirant bien charpenté. Ces psychoses non hallucinatoires se montrent souvent d’une façon précoce dès l’enfance et peuvent persister toute la vie durant sans modifications. Ajoutons cependant que dans certains cas des hallucinations peuvent apparaître ; ces troubles sensoriels, dont le rôle est toujours accessoire, ne laissent pas cependant que de rendre parfois le diagnostic incertain, jusqu’à ce qu’un examen plus complet ait montré comme substratum constant et suffisant de ces psychoses, des interprétations délirantes. »

Dans le but de mieux préciser sa pensée M. P. Sérieux proposait, au Congrès de Berlin (1890), de classer ainsi les diverses psychoses des dégénérés qui devaient être distinguées du délire chronique de persécution à base d’hallucinations :

« a) Psychose des persécutés-persécuteurs. Dans cette forme, il n’y a ni évolution ni hallucinations.

  1. b) Délire de persécution systématisé hallucinatoire, souvent polymorphe, de courte ou quelquefois de longue durée, sans tendance évolutive.
  2. c) Délire de persécution systématisé non hallucinatoire, à base d’interprétations délirantes.
  3. d) Mégalomanie avec on sans hallucinations. »

La même année (1890), M. Séglas, dans une leçon sur le diagnostic des délires de persécution, établit plusieurs variétés de cette psychose. À côté des délires hallucinatoires il décrit deux sortes de délires à base d’interprétations délirantes :

1° Le délire des persécutés-persécuteurs. « Ici, dit M. Séglas, plus d’hallucinations, pas de délire formulé, mais seulement des interprétations délirantes ; pas de modifications successives dans la couleur des idées, mais [p. 461] seulement une extension de plus en plus grande du délire… C’est un délire de revendication plutôt qu’un délire de persécution. »

« 2° Le délire de persécution à interprétations délirantes simples. Les malades sont des persécutés et non plus des persécuteurs, mais le délire se systématise en restant toujours identique à lui-même, sans parcourir les étapes des deux premières variétés, et ne repose absolument que sur des interprétations délirantes sans adjonction d’hallucinations. »

  1. Séglas (3) indique, on le voit, en termes très précis, les caractères différentiels des deux formes de psychoses, à base d’interprétations. Mais, comme nous le verrons ultérieurement, les malades de la seconde variété peuvent parfois emprunter les réactions des persécutés- persécuteurs.
  2. Magnan, dans ses Leçons cliniques de 1891, donne quelques observations qui paraissent devoir être classées dans la psychose à base d’interprétations (4).

En 1892, MM. Magnan et P. Sérieux (5) reviennent sur cette question. Ils montrent que, chez certains dégénérés, atteints de délires systématisés, « dans nombre de cas, les hallucinations, peu nombreuses, ne sont qu’un élément surajouté ; dans d’autres, l’examen le plu attentif ne peut en déceler. Le délire, dans ces formes cliniques non hallucinatoires, est purement intellectuel ; qu’il s’agisse d’idées systématisées de persécution ou d’idées ambitieuses, la chose ici porte peu ; ces psychoses non hallucinatoires ont d’autres éléments caractéristiques que la couleur du délire. Elles peuvent éclater dès l’enfance, à l’âge de huit ou dix ans (originäre Verrücktheit des Allemands), dénonçant ainsi d’une manière indéniable la dégénérescence héréditaire. Les idées délirantes plongeant leurs racines dans on passé aussi lointain sont solidement implantées ; elles s’imposent invinciblement à l’esprit du malade et peuvent [p. 462] persister durant toute l’existence, sans aucune transformation, ce qui les sépare entièrement du délire chronique à évolution systématique. »

Dans ses Leçons cliniques de 1896 sur les délires systématisés dans les diverses psychoses (5), M. Magnan distingue chez les dégénérés deux sortes de délire systématisé : un délire intellectuel et un délire psycho­sensoriel. La présence ou l’absence d’hallucinations n’est cependant, pour notre savant Maître, qu’un symptôme d’importance secondaire ; les indications tirées de la genèse et de l’évolution de ces formes cliniques interdisent d’en faire deux espèces différentes. Les seuls caractères dont il faut tenir compte sont la brusquerie d’apparition de l’idée délirante, et sa fixité. « Cette idée systématisée dès l’abord, dit M. Magnan, reste toujours identique à elle-même ; sans doute elle s’impose de jour en jour avec plus de force, à mesure que de quotidiennes illusion, que de continuelles interprétations délirantes semblent la confirmer, mais jamais elle n’évolue, jamais elle ne se transforme : elle est aujourd’hui ce qu’elle a été à son origine. »

Les quelques citations qui précèdent sont, croyons-nous, les premières ébauches de la psychose-chronique à base d’interprétations que nous trouvions dans les auteurs français.

L’influence des interprétations délirantes dans l’éclosion et la marche des psychoses, n’a pas échappé aux aliénistes allemands ; mais, sauf Kræpelin, ils ne paraissent pas, en général, avoir attaché une importance spéciale à la présence exclusive de ce symptôme. Sous le nom d‘originäre Verrücktheit on décrit depuis Sander (1868) un délire systématisé à début précoce, où prédominent les interprétations. Cependant le caractère non hallucinatoire de cette psychose semble assez secondaire à la plupart des auteurs allemands.

Schüle et v. Krafft-Ebing, tout en étudiant avec soin les interprétations délirantes et les délires qui leur sont dus, n’attribuent pas, semble-t-il, une signification spéciale à la prédominance exclusive de ce symptôme, [p. 463]

sauf peut-être en ce qui concerne la paranoïa originaire. Schüle admet que le délire originel, dépressif ou expansif, est le plus souvent d’origine intellectuelle, les troubles sensoriels ne survenant que secondairement.

Pour v. Krafft-Ebing (7) il y a des cas, très rares d’ailleurs où à l’acmé de la maladie, la formation de l’idée délirante est essentiellement primordiale et idéative (paranoïa combinatoria).

Kræpelin, dans la troisième édition de son Traité de Psychiatrie (1889), décrit la paranoïa qui comprend : À. les formes dépressives ; B. les formes expansives. Parmi les formes dépressives, il classe le délire de persécution hallucinatoire, une forme spéciale de délire de persécution dite « phantastische » (avec intervention active de l’imagination dans l’élaboration des conceptions, délirantes), la folie hypochondriaque, le délie de  persécution à base d’interprétations (combinatorische Verfolgungswahn), la folie des quérulents. Les formes expansives comprennent : le délire ambitieux hallucinatoire et le délire ambitieux à base d’interprétations.

Dans la sixième édition de sa Psychiatrie (1899), Kræpelin a complètement remanié sa classification des maladies mentales. En particulier, sa conception des folies systématisées s’est profondément modifiée : il accorde à l’évolution des divers délires systématisés et à la présence ou à l’absence des troubles sensoriels, une importance capitale. Il réserve le nom de folie systématisée (Verrücktheit, Paranoïa) aux seules psychoses à base d’interprétations délirantes, éliminant ainsi la plus grande partie des délires systématisés, c’est-à-dire les formes hallucinatoires qu’il rattache à une des formes de la démence précoce, la forme paranoïde (phantastische Verrücktheit), en raison de I’affaiblissement intellectuel par lequel ces psychoses se terminent, après un laps de temps variable (8).

La folie systématisée (Verrücktheit) de Kræpelin est caractérisée par le développement très lent d’un système [p. 464] délirant durable, inébranlable, avec conservation de la lucidité et de l’ordre dans la vie intellectuelle. La période d’incubation est habituellement très longue, et se caractérise par des modifications de l’humeur, de 1a défiance, un état de malaise physique, des préoccupations hypocondriaques ; le malade s’isole peu à peu des siens, ébauche quelques rêves ambitieux. Puis arrivent les interprétations délirantes, qui constituent le symptôme prédominant, les idées de persécution et de grandeur. En général, les hallucinations sont très rares. Dans quelques cas exceptionnels seulement, les malades présentent des troubles sensoriels assez actifs pendant un certain laps de temps ; habituellement, ce n’est qu’une hallucination auditive épisodique, le plus souvent un seul mot ou une courte phrase ; parfois il existe des visions nocturnes. Les pseudo-souvenirs jouent un rôle assez important, et contribuent à la création d’un délire rétrospectif. La conviction du malade est absolument inébranlable. L’humeur est en rapport avec les conceptions délirantes. Les actes peuvent être longtemps corrects, ou ne sont qualifiés que d’originalité. Plus tard, des actes extravagants ou dangereux provoquent l’internement. La marche de l’affection est très lente ; l’intelligence reste intacte jusqu’à un âge avancé. Il n’y a pas de troubles somatiques. Cette maladie n’est pas fréquente : 1 p. 100 des admissions. Les hommes sont frappés plus que les femmes. L’hérédité psychopathique joue un rôle important. La maladie débute habituellement de vingt-cinq à quarante ans. Kræpelin pense que la paranoïa originaire de Sander doit rentrer dans la folie systématisée telle qu’elle vient d’être décrite ; il ne croit pas à la précocité du début de la psychose ainsi que l’admet Sander : pour lui, le début ne remonterait jamais, malgré les apparences, avant la période comprise entre vingt et vingt-cinq ans.

Sans admettre, avec Krsepelin, que les délires systématisés hallucinatoires doivent être tous annexés à la démence précoce, dont ils constitueraient une forme spéciale dite paranoïde, il nous semble cependant conforme à la vérité clinique de séparer ces délires systématisés à base d’hallucinations, qui se terminent en général, après une durée plus ou moins longue, par [p. 465] l’affaiblissement intellectuel, de la psychose chronique à base d’interprétations délirantes. Celle-ci en effet se présente avec deux caractères essentiels tirés l’un de son aspect clinique, l’autre de son évolution.

Au point de vue symptomatique, c’est d’un côté la richesse des interprétations, de l’autre la rareté des hallucinations. C’est là un fait sur lequel il importe d’insister, car jusqu’ici on l’avait laissé quelque peu dans l’ombre. La psychose chronique à base d’interprétations se développe uniquement grâce aux interprétations erronées de perceptions réelles ; les hallucinations peuvent manquer, et dans tous les cas elles ne sont jamais qu’épisodiques, n’apportent au délire aucun élément nouveau. Seules par conséquent les interprétations suffisent à l’élaboration de la vésanie.

L’évolution de la folie systématisée n’est pas moins importante à étudier. Après une longue période d’incubation, le délire arrive à une systématisation définitive et se développe, par l’adjonction d’interprétations nouvelles. Sa marche est très lentement progressive ; les idées se suivent logiquement.

L’affaiblissement intellectuel, très tardif, ne doit pas  être considéré, croyons-nous, comme la période terminale du délire, mais plutôt comme une conséquence de la sénilité chez un prédisposé.

Quand on examine le malade, on se trouve en présence d’un sujet dont souvent les allures paraissent à première vue normales ; la lucidité est parfaite. « Grâce à sa mémoire, souvent très exercée, à sa dialectique toujours en éveil, il peut défendre sa conviction délirante avec les apparences de la raison ; il accumule preuves sur preuves, il a pour chaque objection une réponse toujours prête, et dans la discussion il cite des dates avec une précision étonnante, pose des dilemmes, s’empare du fait le plus insignifiant et sait l’adapter adroitement aux besoins de sa cause. Lui résiste-t-on plus ouvertement, essaye-t-on de lui faire toucher du doigt ses erreurs, il a le sourire ironique de quelqu’un dont la conviction, assise sur des faits incontestables est et demeure inébranlable (9). » Parfois [p ; 466] il arrive, ainsi que nous l’avons montré il y a longtemps, que « ces dégénérés à délire systématique ambitieux ou de persécution empruntent aux persécutés-persécuteurs leur mode de réaction ; avec une ténacité, avec un acharnement caractéristique, ils poursuivent ceux que leurs interprétations délirantes, leurs illusions leur désignent comme des ennemis, et se transforment ainsi en véritables persécuteurs.

Si, avec cette absence d’hallucinations, on constate les modes particuliers de réaction des persécutés-persécuteurs proprement dits, il peut arriver, comme nous le verrons plus loin, que l’on confonde les malades que nous étudions avec les persécuteurs obsédés dont il vient d’être question.

Nos observations de psychose systématisée à base d’interprétations nous ont présenté des exemples de délires de persécution ou de grandeur, ou de délire mixte de grandeur et de persécution.

Nous ne croyons pas devoir insister sur la couleur du délire (non plus que sur la nature des réactions), parce qu’à nos yeux ces symptômes n’ont pas l’importance que trop souvent on leur accorde. On peut rencontrer dans la psychose à base d’interprétations délirantes les délires systématisés et les réactions les plus variés ; les interprétations et les actes qu’elles provoquent peuvent, en effet, suivant les prédispositions, le caractère, I’éducation du sujet, s’orienter sur tel ou tel ordre d’idées et de réactions.

On observe assez souvent un délire rétrospectif. Nons donnerons plus loin un exemple montrant que les interprétations délirantes portent parfois sur des souvenirs anciens, ou sur des pseudo-souvenirs. Le malade ne se contente pas d’interpréter les faits actuels, il interroge son passé, et le réveil des images de son enfance devient la source de conceptions généralement ambitieuses. Ainsi prend naissance un délire rétrospectif à base d’interprétations délirantes, qui en impose pour une paranoïa originaire.

Par suite de ces pseudo-souvenirs et de cette tendance, assez caractéristique des malades à adapter le passé à leur délire, il n’y a guère d’affection dont il soit plus difficile de préciser le début. Aussi ne donnons-nous [p. 467] qu’avec réserve les chiffres suivants qui indiquent la fréquence du début de la maladie, aux différentes périodes de la vie chez 11 malades.

De 20 à 25 ans                    3 cas
De 25 à 30 ans                    0 cas
De 30 à 35 ans                    1 cas
De 35 à 40 ans                    6 cas
De 40 à 45 ans                    1 cas

Pour ce qui est de la fréquence de la maladie par rapport au nombre des admissions, nous arrivons au chiffre de 1 p. 90, qui se rapproche sensiblement du chiffre de l p. 100 adopté par Kræpelin.

Les chiffres qui précèdent nous amènent à considérer, suivant I’âge de début, deux formes de la psychose à base d’interprétations ; la forme à début précoce, et la forme tardive.

Quelle que soit d’ailleurs la variété observée, qu’il s’agisse d’une véritable paranoïa originaire, ou d’une, paranoïa tardive, les caractères sont identiques : éclosion sur un terrain de dégénérescence mentale ; absence de troubles sensoriels (ou bien hallucinations épisodiques) ; multiplicité des interprétations, substratum du délire ; systématisation et fixité des conceptions délirantes. Le dernier terme de délire fixe ne signifie point psychose stéréotypée, mais seulement maladie à longue évolution, sans transformation ni désagrégation. Une succession logique d’interprétations ingénieuses conduit lentement et progressivement le malade d’abord du pressentiment à la certitude de son origine illustre, par exemple, ou de sa haute mission, puis aux idées de persécution, ou inversement. Tout le système est bien dominé par une interprétation délirante initiale, mais l’édifice ne surgit pas d’emblée, tout d’une pièce, du cerveau ; il s’élève graduellement, chaque interprétation lui apportant une nouvelle pierre ; une fois achevées, de fréquentes interprétations le consolident encore et le maintiennent ainsi sans modifications. Cet enchaînement, cette organisation des interprétations délirantes est un symptôme digne d’être mis en relief. Son importance est d’autant plus grande qu’il a une valeur pronostique considérable. Toute psychose qui arrive à une [p. 468] systématisation parfaite sans intervention d’hallucinations et grâce aux seules interprétations peut être considérée comme incurable ; de tels malades réalisant le type des chroniques qui conservent pour ainsi dire indéfiniment leur délire sans évolution systématique et sans démence terminale.

La psychose systématisée à base d’interprétations est facile à distinguer du délire de persécution classique, du délire chronique à évolution systématique, de la démence paranoïde. Dans ces dernières formes les troubles sensoriels ont un rôle des plus actifs, le délira affecte une évolution plus ou moins régulière et se termine, parfois assez rapidement, par l’affaiblissement intellectuel. Il peut cependant arriver qu’on rencontre certaines difficultés, soit qu’on ait affaire à un persécuté halluciné réticent, qui dissimule ses troubles sensoriels, soit, au contraire, qu’il s’agisse d’une psychose à base d’interprétations que sont venues compliquer, successivement et passagèrement, quelques hallucinations.

Pour la folie des persécutés-persécuteurs, le, diagnostic peut, dans certains cas, rester en suspens pendant quelque temps, surtout quand les sujets atteints de psychose à base d’interprétations s’approprient les réactions particulières des persécuteurs ou dissimulent la majeure partie de leur délire. Ce caractère spécial, joint à l’absence d’hallucinations, pourrait entraîner la confusion, si bien que nous pourrions citer telle observation considérée tantôt comme un délire de persécuté-persécuteur, tantôt comme une paranoïa originaire. Cependant. on’ arrivera le plus souvent, grâce à l’existence de conceptions manifestement délirantes et à la richesse des interprétations, à distinguer ces derniers malades des persécutés-persécuteurs proprement dits dont la psychose repose essentiellement sur des idées obsédantes….

Il n’est guère utile d’insister sur le diagnostic avec les psychoses aiguës à base d’interprétations et avec la psychose hallucinatoire aiguë.

Nous illustrerons cet exposé théorique de deux observations qui, prises entre plusieurs autres, sont des exemples de ces psychoses systématisées non hallucinatoires, et montrent le rôle primordial des interprétations délirantes. [p. 469]

Le délire de l’obs. IV repose tout entier non sur des hallucinations, mais sur des faits mal interprétés par l’imagination maladive d’une jeune prédisposée (10). Dès la jeunesse, s’est montrée, chez cette femme, une psychose ambitieuse systématisée, fixe et unique, avec délire rétrospectif. À l’âge de cinq ans, raconte-t-elle, elle a remarqué que l’évêque d’Amiens est resté comme pétrifié à la vue de sa mère. Cet évêque est assassiné quelque temps après, et, par les « indiscrétions commises devant elle », elle ne tarde pas à comprendre que le coupable est son prétendu père. Dès lors, elle est persuadée qu’elle est la fille de cet évêque. Sa mère cherche de mille manières à se débarrasser d’elle pour lui dérober son héritage. Des interprétations multiples viennent chaque jour fortifier ses convictions. Elle cherche à faire valoir ses droits et, finalement, à l’âge de trente-cinq ans, tire un coup de revolver sur son père.

Cette observation peut être considérée comme un exemple de psychose chronique à base d’interprétations délirantes à début précoce.

OBS. IV. — B. Marie, âgée de trente-six ans, vient de Saint-Lazare où elle a fait deux mois de prévention pour avoir tiré un coup de revolver sur son père. Elle ne présente pas de stigmates physiques de dégénérescence.

Son père, d’un caractère mélancolique, a fait depuis longtemps des abus de boissons ; il battait sa femme pendant qu’elle était enceinte de la malade. Un oncle paternel a eu trois enfants dont une fille débauchée et un fils buveur. Grand’mère paternelle alcoolique, prostituée. La mère serait, aux dires de la malade, émotive et sujette à des crises de nerfs.

B… n’a pas eu d’autre maladie dans son enfance que la rougeole. À six ans elle se livre à l’onanisme. Très mauvaise écolière, elle commence à découcher à quinze ans ; à seize ans vagabonde avec un garçon de son âge, puis se donne à n’importe qui : soldats, balayeurs, saltimbanques. Elle essaye toute sorte de métiers : tour à tour couturière, lingère, domestique, porteuse de pain, infirmière. Elle se met facilement en colère, trépigne, arrache à sa mère des poignées de cheveux. Elle a uriné au lit jusqu’à l’âge de vingt ans malgré [p. 470] tous ses efforts pour éviter ces accidents. Très préoccupée de sa santé, elle a séjourné dans plusieurs hôpitaux.

Son délire, déjà très ancien, repose sur des interprétations fausses, sur des phrases ambiguës. La malade, dont la mémoire est excellente et la dialectique très exercée, discute et a réponse à tout ; elle cite des dates, des adresses avec précision, pose des dilemmes, s’empare du fait le plus insignifiant et sait l’approprier aux besoins de sa cause. Elle n’est pas la fille de l’homme dont elle porte le nom. Son père n’est autre que Mgr de G… , évêque d’Amiens, assassiné il y a une trentaine d’années. C’est sa mère et le nommé Bri…, qui passe pour son père, qui ont fait périr Mgr de G… Elle est héritière d’une fortune dont sa mère veut la dépouiller ; celle-ci a essayé maintes fois de la faire disparaître. Elle a appris tout cela, assure-t-elle, par « indiscrétions commises » devant· elle ; d’ailleurs, elle ne ressemble nullement au mari de sa mère. Vers l’âge de cinq ans, dit-elle, étant à l’église, elle vit l’évêque tourner la tête et rester comme « pétrifié » en apercevant sa mère. Il la regarda lui-même. Elle en fut frappée. Quelque temps après, Mgr de G… fut assassiné. L’homme accusé du crime venait chez sa mère. On interrogea celle-ci, on lui demanda si elle était sortie le jour du crime ; elle répond : non, mais l’enfant dit : oui. Alors le sieur Bri… se cramponne à une chaise pour ne pas tomber à la renverse. Peu de temps après, son oncle dit : « Nous sommes arrivés trop tard, le testament était fait. Il faudra rendre à César ce qui appartient à César. — Oui, répond la mère, si elle ne meurt pas : c’est une mauvaise affaire pour nous. » Ces paroles sont pour elle une preuve irréfutable, l’aveu même du crime. Aux processions, ajoute-t-elle, elle portait une riche corbeille, munificence due aux générosités de l’évêque. À sept ans sa mère veut la faire mourir à petit feu. À huit ans on la place dans un couvent ; elle tombe malade et croit que sa mère a donné l’ordre aux religieuses de se débarrasser d’elle. Elle affirme avoir eu déjà, à cet âge, la conviction que sa mère avait été la cause de l’assassinat de l’évêque. À treize ans elle revient chez sa mère. Ses idées d’empoisonnement remontent à cette époque. Le cidre lui occasionne des vomissements ; elle appréhendait de manger, croyant que sa mère voulait la faire disparaître, et se privait volontairement de nourriture. Elle retenait des phrases, significatives: « Que font-ils? » disait l’oncle à sa mère. Il s’agissait des innocents condamnés pour l’assassinat. Un Jour, le curé, en la quittant s’écria : « Pauvre enfant ! » La grand’mère dit un jour : « Le sang des innocents crie vengeance ! » Un jour (elle avait quatorze ans), quelqu’un ayant demandé à sa mère si elle se rappelait l’affaire, celle-ci [p. 471]

page 470 sur 528 lui lança un regard farouche. Depuis, elle n’a jamais revu cette personne et suppose qu’elle a été victime de son indiscrétion. À treize ans, elle souffrait de maux d’estomac ; un médecin fut appelé. Il se fit à lui-même cette réflexion : « Si j’essayai d’un contre-poison. » C’était sa mère qui l’empoisonnait, mais elle n’osait se plaindre, appréhendant d’être étranglée si elle soufflait mot. Dix ans. plus tard, elle a été certaine de la réalité de cette tentative d’empoisonnement. Le médecin a cessé de faire partie du bureau de bienfaisance, sans doute pour ne pas être compromis. Étant au couvent, un jésuite vint la voir et lui demanda son nom : « Marie », répondit-elle. — Mais vous avez un antre nom ? — Oui, Bri… Ce nom lui faisait l’effet, en le prononçant, « d’un charbon qui sortait de sa bouche ». Le jésuite reprit : « Souvenez-vous que vous vous appelez Bri… » Cela lui parut étrange. Elle pouvait donc porter un autre nom, et se souvint d’une conversation entre un paysan et sa mère : « Il y a du sang noble qui coule dans ses veines ! »

Ses idées de persécution, ses interprétations délirantes s’accentuaient chaque jour : « C’est bien drôle les grimaces que l’on faisait partout où je passais. Les personnes disaient quelques paroles à voix basse. J’entendais dire : « Ah ! vraiment ! »

À dix-neuf ans elle prend un amant et dépose une plainte contre sa mère, l’accusant de lui faire subit de mauvais traitements ; elle portait un couteau-poignard et répétait qu’elle le destinait à sa mère. Elle confie à son mari les préoccupations qui n’ont pas cessé de l’obséder depuis son enfance. Elle lui parle d’un héritage qui lui revient, fait écrire à des notaires et leur raconte l’histoire du crime d’Amiens. Elle se jette un jour sur sa mère un couteau à la main. Depuis un an des tendances agressives se manifestent. Elle envoie des lettres au curé, au maire, au procureur, achète un revolver ; enfin, le 24 décembre 1887, elle tire un coup de revolver sur son père, non pour le tuer, mais pour obliger la justice à faire une enquête. À l’asile, observée pendant plusieurs années, elle n’a jamais présenté d’hallucinations.

Notre seconde malade est au contraire un type de psychose à base d’interprétations délirantes à début plus tardif. La maladie semble s’être manifestée ver l’âge de trente-sept ans. Mlle d’O… était à Lisbonne où, dit-elle, les escadres européennes viennent la saluer, où les soldats lui rendent les honneurs : elle se croit la reine universelle. Depuis dix ans ses idées de grandeur n’ont fait que s’affirmer davantage. Elle est impératrice [p. 472] autocrate et sacrée, douée de tous les pouvoirs, et d’une beauté remarquable. Elle transforme tout ce qu’elle touche : les cailloux deviennent des diamants, les feuilles d’arbre qu’elle met dans ses cheveux sont dignes d’être envoyées au Président de la République. Toutes les reines actuelles ne sont que des régentes : on lui a usurpé ses titres ; on cherche à l’avilir, et pour cela on l’entoure de lépreux et de pestiférés ; on lui vide les seins, on lui dessèche la peau, on lui élargit le corps. Toutes ces conceptions sont dues uniquement à des interprétations délirantes de faits extérieurs ou de sensations organiques ; elle n’apprécie rien d’après sa valeur réelle, mais uniquement dans le sens de ses idées de grandeur ou de persécution : les infirmières sont d’ignobles vieilles peinturlurées ; des ouvriers sont les princes ses cousins ; une malade est sa mère, la comtesse d’En. Ce délire, actuellement stéréotypé, est empreint d’un cachet de débilité mentale. La malade n’a jamais présenté d’hallucinations d’aucune sorte ; les innombrables lettres qu’elle envoie sont simplement le récit d’interprétations délirantes multiples.

OBS. V. — Mlle d’O… , âgée de quarante-sept ans, est entrée à la maison de santé de Ville-Evrard en novembre 1899. On n’a que fort peu de renseignements sur ses antécédents, et même sur l’origine de son délire. Il n’aurait débuté que vers 1890, à l’âge de trente-sept ans (?). Jusque-là Mlle d’O… s’était fait remarquer uniquement par ses tendances mystiques. Depuis plusieurs années elle se plaint qu’on la suive dans les rues. Dix­-huit mois avant son entrée, les idées de persécution étaient devenues très actives : la malade prétendait qu’on cherchait à la tuer, à l’empoisonner, à la séparer de sa famille ; on lui donne à manger, disait-elle, de la chair humaine, on la rend « nulle » en mettant des drogues dans ses aliments ; on la rend plus petite, on fait varier ses époques, on lui obstrue les yeux, on lui fait gonfler le ventre. Ses parents sont des assassins et de voleurs. Elle se proclamait reine du monde.

La malade présente quelques stigmates physiques de dégénérescence : infantilisme, malformations dentaires. Son accoutrement est bizarre : elle porte une ceinture multicolore, une rosette sur l’épaule, une médaille au côté. Très loquace et prolixe, elle raconte avec force détails son histoire. Chaque jour, d’ailleurs, elle cause avec animation, répétant sans cesse les mêmes formules délirantes : elle est la princesse de Joinville ; on l’a conduite [p ; 473] ici pour lui faire visiter ses domaines. Elle appartient à toutes les familles régnantes ; toutes les reines. Actuellement sur le trône ne sont que des régentes. Elle se nomme Marie-Tbérèse d’ Orléans, de Bourbon-Bragance de Saxe-Cobourg-Gotha, impératrice autocrate et sacrée. Elle a connu cette noble origine par intuition, dit-elle. C’est ce qu’elle voyait autour d’elle qui a fait la lumière dans son esprit ; les soldats lui présentaient les armes ; les escadres européennes se sont réunies dans la rade de Lisbonne pour la saluer. Les gens qui se disent ses parents ne le sont pas ; le nom d’O… qu’on lui donne est celui d’une personne qui a usurpé ses titres.

À ces idées de grandeur s’ajoutent des idées de persécution empreintes, elles aussi, d’un cachet de débilité mentale. On met des saletés dans ses aliments pour lui faire prendre un amant. On la, laisse sans argent pour qu’elle soit obligée de se vendre. On veut la déshonorer ; on fait des gestes obscènes devant elle ; on la rapetisse. Enfin il existe aussi quelques idées mystiques : elle est en communication avec Dieu.

Ce délire ne s’accompagne d’aucun phénomène sensoriel ; il n’existe point d’hallucinations de l’ouïe, de la vue, du goût, de l’odorat et de la sensibilité générale. Ses idées délirantes reposent uniquement sur des interprétations. Elle interprète tout ce qu’elle voit, tout ce qui se passe, dans le sens de ses idées de grandeur ou de persécution. Aussi ne tarde-t-elle pas à faire entrer dans son délire toutes les personnes qui l’entourent. Très rapidement, médecins, infirmières et malades sont devenus des gens déguisés chargés de l’espionner et de lui dérober ses titres. Cependant tout le monde ne lui est pas hostile : elle prend une malade d’un pavillon voisin pour sa mère, la comtesse d’En ; voit-elle passer un étranger, elle l’appelle son mari ; les enfants qu’elle aperçoit sont ses enfants ; d’autres sont des princes venus pour lui rendre les honneurs ; tout individu, quel qu’il soit, l’intéresse et fait partie de sa cour. Elle affirme qu’elle est ici dans son domaine ; chacun doit s’incliner devant elle et la traiter en souveraine : et souvent il lui arrive de s’emporter, de menacer, sous prétexte que l’on n’a pas assez d’égards pour une impératrice. Si l’on s’oublie à l’appeler « Mademoiselle », et non « Princesse », elle vous menace aussitôt de la prison ou de la guillotine ; encore moins faut-il se risquer à lui faire une observation, si l’on ne veut attirer sur soi toute sa colère.

À l’époque de ses règles, elle devient plus exubérante encore que d’habitude ; elle ne craint pas de se découvrir, de montrer sa chemise maculée aux passants, pour prouver la vigueur de son sang. Elle ne perd d’ailleurs pas une occasion d’attirer sur elle l’attention de tout étranger ; elle a même affiché à la grille un bout de papier signalant ses titres et l’emplacement [p. 474] exact de sa chambre ;  elle a toujours dans ses poches un télégramme prêt à être expédié, et chaque matin, à la visite, elle donne régulièrement une ou deux lettres et plusieurs télégrammes adressés à tous les hauts personnages d’Europe. Plusieurs fois par jour, elle va lancer ses ordres aux bouches de chaleur, qui lui servent de téléphones. Ses interprétations s’étendent non seulement aux personnes, mais aux objets inanimés. Chaque partie de ses vêtements a une signification spéciale, et possède à son avis une telle valeur, qu’elle négligerait tout soin de propreté pour le conserver.

Ce sont de violentes colères toutes les fois qu’on la fait changer de linge. Elle se lave la figure avec sa salive, car elle prétend que l’eau est empoisonnée, puis elle s’essuie avec des feuilles d’arbre. Elle met des cailloux autour de sa ceinture et dans son corsage ; elle estime que, ramassés par elle, ce sont des diamants. Parfois encore, elle suce ces pierres en disant que ce sont des bonbons. Elle transforme tout ce qu’elle touche. Elle met des feuilles dans ses cheveux : et, le lendemain, elle les envoie au Président de la République.

Ce délire n’a pas évolué depuis son entrée. Telle elle était en novembre 1899, telle elle est encore actuellement (février 1902). Ses interprétations elles-mêmes portent toujours sur le même thème. La malade se prétend enceinte, affirme qu’elle accouche fréquemment et qu’on étrangle ses enfants, qu’on l’empoisonne, qu’elle est entourée d’hommes habillés en femme. Les lettres qu’elle donne depuis plus d’un an sont stéréotypées. Il nous suffixa de donner les principaux extraits de ces innombrables lettres pour montrer qu’il s’agit bien d’un délire à base d’interprétations.

Au Préfet : « Sous prétexte que c’est un asile, une maison de santé, on y envoie, on y a envoyé toutes sortes de vieilles gens, presque tous des hommes déguisés et peinturlurés en femmes, avec des maladies contagieuses des yeux, des oreilles, fièvres pernicieuses ; les rares vieilles femmes sont des prostituées ! Voilà la cour dérisoire de la pauvre impératrice de France, et vous comprenez facilement, monsieur le Préfet, que, au milieu de ces gens, j’ai souffert le martyre, nuit et jour ; on a voulu me tuer plusieurs fois. Les surveillants sont des folles ou des fous, car ce sont tantôt des femmes bien mauvaises ou des fous traîtres, assassins…

«  On m’a violée, je le crains, plusieurs fois, et chaque fois la nuit par un ou plusieurs hommes nommés infirmières, surveillantes. Je me couche chaque soir terrifiée ; on voudrait me vieillir de force, me donner un corps de prostituée afin de faire honte à mes enfants. J’avais des urines très claires comme de l’huile et aujourd’hui j’ai des urines rougies. Une reine ne doit [p. 475] pas avoir de seaux et on m’en donne qui servent à de vieux hommes malades, pour me faire du mal.

« J’étais sûre d’avoir deux enfants : un soir que j’étais couchée, quelqu’un de grand est passé et j’ai senti deux têtes d’enfant remuer pleines de vie. Je croyais être enceinte avec les rois, mais je me demande si on ne m’a pas fait avorter. J’ai senti une de ces nuits mon nombril se soulever et vouloir s’ouvrir ; on me l’aura coupé ou détaché. J’ai les seins vides, les fesses tombées, je suis contrefaite par les mauvais traitements, les brutalités, les bains pris de force qu’on dit d’amidon, mais préparés par de vieilles gens. J’ai mes règles en ce moment, le sang voudrait couler à flots, mais on m’entoure, pour le tarir et le dessécher, de vieilles femmes.

« Hier au soir, un fou voulait m’étrangler pour plaire à la surveillante. Il y avait un bloc rouge sous une plante, dans le couloir ; souvent, au matin, on le sort mouillé comme si on y avait tranché des têtes ! On entend des cris, des hurlements. Je suis inquiète pour mes fils.

« Je voyais, pendant la nuit, passer de temps à autre une personne, quelque fou encore ; on prétend que c’est une veilleuse ; ce serait plutôt un assassin, car, au lieu de donner de l’air dans le pavillon, il empeste lui-même et il tient à la main un rouleau comme un centimètre qui provoque des maladies contagieuses, des fièvres ! C’était cette nuit une odeur nauséabonde.

« On me fait tomber également mes cheveux que j’avais si abondants, si soyeux ; ils sont secs et noirs parce que je suis avec des négresses peintes… »

« Au général de S… : « Avant-hier, la surveillante, tantôt un homme, tantôt une femme, s’est mise devant moi ; je crois que c’était un homme ; elle ou il s’est mesuré avec moi ; je crois qu’elle voulait que je fasse quelque chose de malhonnête ; j’ai eu l’idée de précipiter un bout de chapelet sur le bas-ventre, cela m’a fait du bien. Aujourd’hui, j’avais, au matin, les seins pleins, très blancs ; dans la matinée, je les avais vides. Je ne sais ce qu’ils ont ces hommes déguisés en femmes, ces vieilles femmes, mais elles tournent autour de moi pour’ me vider les seins.

« Il y a une nouvelle personne qu’on appelle Mme X… (un faux nom) ; est-ce un homme ou une femme, je ne sais, mais elle a quelque vilaine maladie ; ce matin, elle a passé près de moi, cela m’a causé une douleur dans le bas-ventre ; mes jambes pliaient, j’avais mal partout. La surveillante a appelé un homme qui travaille avec le chauffeur. Sous prétexte que les cabinets étaient bouchés ; je ne sais ce qu’il a fait avec un fil de fer, mais le pavillon est devenu empesté ; on était à se demander [p. 476] s’il n’avait pas tué quelqu’un, si ce n’était pas l’odeur des cadavres, on bien si on n’avait pas encore fait venir des hôpitaux des gens empestés.

« On nous a servi au dîner des tomates farcies ; je ne m’en suis pas méfiée, j’en ai mangé, on y avait mis des excréments.

« Tantôt on m’aplatit le ventre, on m’élargit le corps par un mauvais lit, par des limonades purgatives ; tantôt on me fait prendre des bains pour m’élargir le corps, les seins ; tantôt on fait tourner autour de moi des vieilles gens pour me vider les seins, on me fait passer les mains, les bras autour de moi sur la tête pour m’ôter mes chemises tachées afin d’habiller avec les surveillantes, les prostituées, pour me mettre du linge de malade sur moi. On a fait exprès pour m’aplatir et déformer la tête, le corps, pour me rendre commune ; c’est ainsi qu’on m’a fait tomber les dents, qu’on m’a abîmé la vue ; on me menace de me couper la langue, de m’estropier les parties sexuelles.

« Le bon Dieu m’avait douée ; j’étais très belle, des yeux grands, clairs, de toute beauté, de belles dents, un corps très beau, très blanc, très bien fait, très vigoureux, très sain. Il m’a donné beaucoup d’intelligence, d’énergie, une forte et belle voix, l’autorité, la distinction, beaucoup d’influence. Ce qui m’a manqué, c’est une éducation digne de mon rang, j’ai été élevée en petite reine. J’avais beaucoup de sagacité, je voyais tout à la fois ; en un mot, j’avais tout ce qu’il fallait pour faire une impératrice, une reine universelle. Je regrette beaucoup ne pas être avec vous, avec mon mari, pour être protégée, moi et mes filles, et pour l’honneur et la sécurité des familles royales, de l’Église, de la France.

« PRINCESSE DE JOINVILLE, impératrice. »

Conclusions. — Les interprétations délirantes, qui parfois en imposent pour de véritables hallucinations, se présentent sous trois aspects cliniques distincts :

1° Des interprétations épisodiques se montrent an cours de la plupart des maladies mentales. Leur rôle est effacé.

2° Les interprétations délirantes peuvent, par leur prédominance plus ou moins exclusive au détriment des troubles sensoriels, constituer un syndrome commun à un certain nombre d’espèces cliniques et susceptibles de se présenter sous unie forme aiguë (en général sans systématisation), ou sous une forme chronique (avec systématisation).

Le syndrome de la psychose aiguë à base d’interprétations se rencontre dans la folie des dégénérés, dans la [p. 477] mélancolie présénile, dans la folie périodique, les délires toxiques, la démence précoce. Il est sous la dépendance d’un trouble du jugement qui, sans parler de la prédisposition vésanique, est lui-même fonction, soit d’un état de confusion, soit d’une émotion obsédante, soit d’une faiblesse psychique, congénitale ou acquise.

Les interprétations délirantes peuvent aussi jouer un rôle prédominant dans certaines psychoses chroniques : période d’incubation des délires de persécution, délire de persécution de la sénilité, folie des persécutés-persécuteurs. Leur apparition est due soit à l’affaiblissement intellectuel, soit à des idées obsédantes.

En résumé, dans la seconde catégorie, les interprétations délirantes, dont l’abondance contraste avec l’absence ou le rôle effacé des troubles sensoriels, sont an premier plan du tableau symptomatique de psychoses très distinctes.

3° Dans la troisième catégorie, les interprétations délirantes constituent le symptôme prépondérant d’un délire systématisé chronique présentant, dans sa symptomatologie et son évolution, des caractères bien tranchés qui permettent d’en faire une espèce clinique autonome. Cette psychose est en effet caractérisée par les signes suivants : développement très lent de délires systématisés de couleur variée (le plus souvent délire combiné de persécution et de grandeur) ; — absence presque constante d’hallucinations (ou rôle très effacé de ces troubles) ; — richesse extrême des interprétations délirantes qui constituent la base même des conceptions morbides ; — marche très lentement progressive ; — absence d’évolution systématique ; — incurabilité absolue ; — persistance de l’intégrité des facultés intellectuelles (pas de période de démence).

C’est à cette forme clinique, que nous proposons de donner le nom de psychose systématisée chronique à base d’interprétations délirantes ou, plus brièvement, de psychose à base d’interprétations.

Il n’est guère d’affection mentale dont il soit plus malaisé de préciser le débat, par suite de la lenteur de l’incubation, de l’ancienneté qu’a le délire lorsque le médecin est appelé à intervenir, des réticences du malade et de sa tendance congénitale aux interprétations erronées. [p. 478] En outre, ces sujets ont une aptitude toute particulière à adapter leur passé le plus lointain à leurs conceptions maladives (délire rétrospectif). Sous le bénéfice de ces réserves, on peut dire que la psychose à base d’interprétations débute en général, au cours de la période de la vie comprise entre vingt et quarante ans, avec une prédilection spéciale pour deux phases allant l’une de vingt à vingt-cinq ans, l’autre de trente-cinq à quarante ans. On a distingué ainsi une forme à début précoce et une forme tardive. Parfois, il semble que le début ait eu lieu dès l’enfance ; mais il faut avouer qu’il est difficile de faire le départ entre les troubles dus au délire rétrospectif et ceux dont l’apparition doit incontestablement être reportée à l’adolescence ou à l’enfance.

Au point de vne symptomatique, il convient d’insister sur la systématisation parfois très grande des conceptions fausses, sur la conviction inébranlable du malade, sur la persistance de l’activité intellectuelle, sur la couleur du délire. Le plus souvent, il s’agit d’idées de persécution ou de grandeur, existant tantôt seules, tantôt à l’état de combinaison, mais sans qu’on puisse distinguer une évolution comparable à celle du délire chronique de Magnan. L’examen de la genèse du délire montre que cette psychose repose presque exclusivement sur un vaste échafaudage d’interprétations multiples qui suffisent, sans l’intervention d’hallucinations, à l’édification d’un roman délirant bien charpenté. Dans certains cas, il est vrai, des hallucinations peuvent apparaître : ces troubles sensoriels, dont le rôle reste toujours accessoire, ne laissent pas cependant que de rendre le diagnostic incertain jusqu’à ce qu’un examen plus prolongé ait montré, comme substratum constant et suffisant de la psychose, des interprétations délirantes.

Signalons encore les allures particulières des malades atteints de psychose à base d’interprétations : beaucoup font illusion et paraissent à première vue notablement moins « délirants » que les persécutés ordinaires. Leur lucidité, leurs facultés syllogistiques sont moins atteintes ; les troubles de la personnalité que ces derniers malades présentent, consécutivement aux hallucinations multiples qui les assaillent et plus particulièrement aux hallucinations psycho-motrices, ces troubles sont [p. 479] notablement moins accusés dans la psychose à base d’interprétations. Grâce à sa mémoire souvent très exercée, à sa dialectique toujours en éveil, le malade peut défendre sa conviction erronée avec des apparences de raison que n’a pas le persécuté ordinaire qui se plaint de persécutions physiques, qni emploie des néologismes, que des troubles sensoriels permanents isolent, chaque jour davantage, du monde extérieur, etc. Il accumule preuves sur preuves, il a pour chaque objection une réponse toute prête, et dans la discussion il cite des dates, pose des dilemmes, s’empare du fait le plus insignifiant, et sait l’adapter adroitement aux besoins de sa cause. Sa conviction, assise sur des faits incontestables, confirmée chaque jour par de nouvelles interprétations, est et demeure inébranlable et peut même déterminer des cas de contagion psychique (folie à deux).

Parfois il arrive que ces sujets empruntent aux persécutés-persécuteurs les modes de réaction qui passent pour caractéristiques de cette catégorie d’obsédés ; avec acharnement ils se mettent à poursuivre ceux que leur désignent leurs interprétations délirantes, et se transforment ainsi en persécuteurs.

La psychose à base d’interprétations est assez rare : un cas sur 90 à 100 admissions. Le sexe ne parait pas avoir une influence bien marquée.

La durée de la maladie est indéfinie. On ne peut distinguer une évolution systématique ni des périodes bien nettes. La terminaison par la démence, qui survient parfois si rapidement dans la démence paranoïde, plus lentement au contraire dans les délires systématisés, est exceptionnelle dans la psychose à base d’interprétations ; et, dans ce cas, elle doit être attribuée à, la sénilité.

Inutile d’insister sur le pronostic d’une affection chronique dont la guérison ne parait guère possible.

L’étiologie ne fournit que peu de renseignements en dehors du rôle incontestable de la dégénérescence. On ne peut guère invoquer, comme pour la démence précoce, l’influence d’une auto-intoxication.

Les malades atteints de psychose à base d’interprétations sont trop souvent confondus avec les persécutés hallucinés ordinaires, ou avec les persécutés-persécuteurs. Ils sont aisément classés avec cette dernière [p. 480] catégorie de sujets lorsqu’ils empruntent à ceux-ci modes de réaction habituels ; ils s’en rapprochent d’ailleurs en outre par l’absence d’hallucinations, 1’activité intellectuelle, la lucidité. Mais à côté de ces signes communs, il existe des caractères importants qui différencient les deux espèces cliniques. Le délire des uns repose sur une idée obsédante qui s’impose de plus en plus à l’esprit sans adjonction nécessaire de vraies interprétations délirantes. Le délire des autres, an contraire, se systématise lentement grâce à des interprétations multiples. Chez le persécuté-persécuteur, c’est à un fait souvent exact, mais amplifié par les tendances naturelles du sujet, qu’est due l’éclosion d’idées obsédantes qui tiennent sous leur dépendance tous les actes du malade, si bien que certains de ces persécuteurs, placés aux frontières de la folie, ne sont pas à proprement parler des délirants, mais des obsédés. Ils agissent beaucoup plus qu’ils ne délirent. Les sujets atteints de psychose à base d’interprétations délirent au contraire beaucoup plus qu’ils n’agissent, et, si parfois leurs réactions paraissent l’emporter sur leurs conceptions délirantes, il faut remarquer que les réticences, chez eux fréquentes, cachent souvent à l’observateur un système vésanique bien organisé.

D’autre part, si les sujets atteints de psychose à base d’interprétations présentent à première vue, comme il arrive souvent, certains traits de la physionomie habituelle des persécutés hallucinés ordinaires, s’ils paraissent avoir des troubles sensoriels, et surtout si l’on constate chez eux en réalité quelques hallucinations épisodiques, ou encore si on a affaire à des sujets réticents pouvant être soupçonnés de dissimuler leurs hallucinations, il arrive qu’on les prenne pour des persécutés hallucinés, pour des délirants chroniques.

Le diagnostic de la psychose à base d’interprétations doit encore être fait avec la démence paranoïde, avec les psychoses hallucinatoires aiguës, avec les psychoses aiguës à base d’interprétations symptomatiques de la folie périodique des dégénérés, de la mélancolie, et enfin avec certains délires de la sénilité.

Notes

(1) Capgras. Essai de réduction de la mélancolie en une psychose présénile. Thèse, Paris, 1900.

(2) P. Serieux. Du délire chronique à évolution systématique, Congrès. inter. de médecine de Berlin, 1890. —Le délire chronique à évolution systématique et les psychoses des dégénérés. Bull. de la Soc. de méd. mentle de Belgique, déc. 1890, mars 1891.

(3) Séglas. Diagnostic des délires de persécution systématisés. Semaine médicale, 1890. n° 50.

(4) Magnan. Leçons cliniques sur les maladies mentales, recueillies par les -Dr. Journiac et P. Sérieux. Paris, 1891.

(5) Magnan et P. Sérieux. Le délire chronique à évolution systématique. Encyclopédie Léauté, Masson, 1892.

(6) Magnan. Leçons recueillies par le Dr Pécharman, 6e leçon, p.106.

(7) v. Krafft-Ebing. Traité de psychiatrie, 5e édition. Traduction Laurent.

(8) V. P. Sérieux. La nouvelle classification des maladies mentales de Kræpelin. Revue de psychiatrie, avril 1900.

(9) Magnan et P. Sérieux. Le délire chronique à évolution systématique. Encyclopédie Léauté, Masson, 1892, p. 147.

(10) Observation publiée dans le Bulletin de la Société de médecine mentale de Belgique, 1890-1891.

 

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