Paul Sérieux et Joseph Capgras. Le délire d’interprétation. Extrait de la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 3e série, 8e année, tome VIII, 1904, pp. 221-236.

Paul Sérieux et Joseph Capgras. Le délire d’interprétation. Extrait de la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 3e série, 8e année, tome VIII, 1904, pp. 221-236.

 

Un des articles les plus aboutis, parmi les premières publications.

Pour une introduction bio-bibliographique sur ces deux auteurs, très souvent associés, nous envoyons à notre : Notre bio-bibliographique sur Paul Sérieux et Joseph Caperas : Les folies raisonnantes. A propos du délire d’interprétation et des travaux aux titres éponymes de Paul Sérieux et de Joseph Caperas. Suivi d’un essai bibliographique des publications de ces deux auteurs. [en ligne sur notre site]

[p. 221]

LE DÉLIRE D’INTERPRÉTATION

Par les Drs Paul SÉRIEUX et J. CAPGRAS

Le Délire d’interprétation, ou psychose systématisée chronique à base d’interprétations délirantes (1), est une espèce clinique parfaitement définie, caractérisée par les signes suivants : développement de délires systématisés de formules diverses ; — absence fréquente (ou rôle toujours secondaire) des hallucinations ; — richesse extrême des interprétations, substratum du délire ; — marche très lentement progressive, sans évolution systématique et sans démence terminale. Le délire d’interprétation doit être distingué d’une part du délire de persécution classique à prédominance de troubles sensoriels, et d’autre part de la folie des persécutés-persécuteurs.

La place nous manque pour donner ici l’histoire de cette entité nosologique. Contentons-nous de renvoyer au travail cité plus haut et de rappeler que le délire d’interprétation, entrevu en France par Morel, Lasègue, Baillarger, a été étudié par Magnan, Séglas, P. Sérieux, Leroy, Pécharman, J. Capgras.

En Allemagne citons les noms de Snell, Sander, Schüle, et surtout de Kraepelin (2).

DESCRIPTION. — Nous étudierons successivement 1° le contenu du délire, 2° les interprétations délirantes, 3° les hallucinations épisodiques, 4° l’état mental des malades, 5° les variétés, 6° l’évolution.

Délire. — La formule du délire n’a qu’une importance minime : le niveau intellectuel du sujet, son éducation, son ambiance l’orientent vers telle ou telle direction, en font un mégalomane, un persécuté ou un mystique. Néanmoins il importe d’énumérer les multiples variétés des manifestations délirantes pour montrer que sous cette apparente diversité se retrouvent des caractères communs.

Le plus souvent il s’agit d’idées de persécution simples ou combinées à des idées de grandeur ; rien en somme qui ne se trouve dans les psychoses systématisées hallucinatoires. Mais l’expression du délire est souvent assez spéciale : il semble que [p. 222] l’intégrité intellectuelle de ces malades les empêche de dépasser les limites du vraisemblable ; leurs interprétations ne vont pas jusqu’à l’absurde ; on les entend parler d’intrigues, de vexations, d’injustices, d’embûches. L’absence de troubles de la sensibilité générale ne peut leur inspirer les plaintes étranges et les néologismes des persécutés hallucinés.

Fréquentes sont les idées de jalousie. Certaines formes d’hypocondrie délirante doivent peut-être être rattachées à la psychose qui fait l’objet de cette étude : elles pourraient être rapprochées des idées de persécution par les réactions qui les accompagnent.

On a depuis longtemps noté la rareté des hallucinations dans la mégalomanie systématisée. Les idées de grandeur sont en effet très fréquentes dans le délire d’interprétation. Le plus souvent elles s’associent aux idées de persécution. Elles n’offrent pas en elles-mêmes de caractère spécifique : elles vont de l’hypertrophie du moi aux idées de richesse ; la croyance à une origine illustre et extrêmement fréquente : une malade est fille de Sarah-Bernhardt et du Prince de Galles, une autre princesse d’Orient ou reine de Navarre ; une troisième se dit l’Impératrice Universelle. Les inventeurs, les réformateurs rentrent dans cette catégorie : une de nos pensionnaires parle sans cesse de ses appareils pour préserver les mineurs du grisou ou sauver les marins du naufrage, et d’une nouvelle découverte qui va révolutionner l’industrie textile.

Néanmoins le délire d’interprétation de forme mégalomaniaque se présente souvent avec cet air de vraisemblance qui a été signalé plus haut à propos des idées de persécution. M. Arnaud fait lui aussi cette remarque : « Comme le malade peut dissimuler pendant un certain temps les exagérations outrées de son orgueil et ses dignités imaginaires, il arrive que le délire est méconnu, que le malade passe pour un homme de génie et qu’il exerce sur son entourage ou même sur la société tout entière une influence plus ou moins profonde. » Il n’est pas même nécessaire que le sujet soit réticent pour en imposer quelquefois à la foule. Serait-il paradoxal de prendre comme exemple certains réformateurs ou certains prétendants au trône (Faux Dauphins) qui ont fait des adeptes ou trouvé des partisans dans toutes les classes de la société au cours du dernier siècle.

Ajoutons enfin les idées mystiques et les idées érotiques ; nous aurons ainsi passé en revue les principales formules du délire d’interprétation, formules qui n’ont en elles-mêmes rien de caractéristique. Cette diversité est d’autant plus grande qu’à côté de délires simples, on en trouve de très complexes, dont le polymorphisme est quelquefois rendu plus inextricable par [p. 223] l’incertitude du malade qui n’énonce pas des interprétations précises. Il n’est pas réticent, mais il ne trouve pas une explication satisfaisante à ses soupçons, à ses inquiétudes, et se contente alors de procéder par interrogations continuelles : « Pourquoi ceci, pourquoi cela ? » dit au moindre propos l’une de nos pensionnaires qui prétend vivre « dans un labyrinthe de sous-entendus. » Le contenu du délire et son expression contribuent donc à lui donner parfois un cachet de prolixité telle qu’on en découvre difficilement la trame. En réalité ce polymorphisme n’est qu’apparent, ce désordre cache une systématisation assez précise.

Toujours en effet existe une idée fondamentale autour de laquelle gravitent des idées accessoires : la première est inébranlable, les secondes mobiles ou éphémères. Mais à l’époque de leur épanouissement ces idées accessoires paraissent occuper la première place et effacer les idées antérieures ; il semble alors que l’on ait affaire à des délires multiples, simultanés ou successifs. Ainsi tel de nos malades, à l’heure de ses invocations à la Vierge, paraît uniquement mystique ; telle autre, quand prédominent ses interprétations d’ordre génital, revêt l’aspect d’une érotique simple ou d’une persécutrice amoureuse. Chez une troisième, les idées de persécution s’effacent momentanément pour céder la place aux idées de grandeur ; elle ne songe plus à récriminer, elle est tout entière absorbée par des prophéties ; mais le fond de persécution n’en subsiste pas moins et ne tarde pas à reparaître.

Interprétations délirantes. — Quelle que soit la couleur et la richesse du délire, les conceptions principales en sont exclusivement fournies par des interprétations : voilà le caractère pathognomonique de la psychose : « On a commandé aux malades tel ou tel acte, ils ont appris telle ou telle nouvelle, et 1 quand on cherche à savoir comment tout cela s’est fait, on arrive à découvrir qu’il n’y a eu ni illusions des sens, ni hallucinations, mais tout simplement une fausse interprétation de certaines sensations bien réelles et nous pourrions dire bien normales. » (Baillarger).

A ce point de vue il est intéressant de connaître le point de départ, l’agent provocateur de ces interprétations : cette étude nous révélera, de façon concrète, peut-on dire, la structure du délire. Au-dehors, dans la multitude des faits, le malade choisit, non sans ingéniosité, à la fois les couleurs essentielles de son, tableau et les nuances qui l’embellissent. Ce sont, au premier plan, les paroles surprises dans une conversation quelconque. L’image verbale, plus que tout autre, possède sur ces esprits une sorte de pouvoir créateur ; la phrase entendue n’a-t-elle qu’un [p. 224] lointain rapport avec leur délire, ils en détournent le sens, la déforment, trouvent dans le ton dont on l’a prononcée, dans le moment et le milieu, autant de circonstances favorables à leur interprétation : « Le signe symbolique le plus important, c’est le mot… il devient le point de départ d’où divergent les idées délirantes lorsqu’il concorde avec tel ou tel soupçon du malade. D’abord c’est le sens du mot qui s’impose au moi ; plus tard les différentes syllabes du mot, le son particulier qu’il présente éveillent des assonnances analogues et par suite autant d’idées nouvelles (Schüle) ». Une de nos malades attache au mot « parfaitement » une signification importante ; chaque fois qu’elle l’entend dans une conversation, c’est lui seul qu’elle retient et elle y voit toutes sortes de bons ou de mauvais présages. De même le mot « favori » est une accusation de bestialité à son égard ; c’est une allusion à des caresses honteuses qu’étant jeune fille elle essaya d’obtenir d’un chien nommé Favori. Parfois c’est moins qu’un mot : un geste, un signe, un regard suffisent à faire naître une présomption, et de la présomption à la certitude il n’y a chez ces sujets qu’un pas vite franchi. Une enfant trouve qu’un évêque est resté pétrifié à sa vue : elle en conclut qu’elle est la fille de cet évêque. Une idée analogue germe dans l’esprit d’une jeune fille qui se croit regardée à diverses reprises par Sarah Bernhardt. Une femme voit un homme mettre la main à son pantalon : c’est une proposition obscène.

Toujours à l’affût de nouvelles intéressantes pour eux, ces malades font entrer dans leur histoire aussi bien de menus faits-divers que les plus grands événements ; leurs interprétations nivellent en quelque sorte tous les phénomènes ambiants. Il existe à ce sujet une opposition remarquable entre certains sujets ; les uns ayant leur esprit mis en éveil par de futiles incidents, les autres ne s’attachant au contraire qu’aux nouvelles sensationnelles. Des premiers les exemples abondent ; une malade de V. Krafft-Ebing présente un délire d’interprétation reposant uniquement sur des rapports illogiques entre les petites annonces des journaux et sa propre personnalité. Une de nos pensionnaires va jusqu’à attribuer une signification aux éraillures qu’elle observe sur les images des journaux illustrés et passe son temps à observer à la loupe des photographies pour y découvrir des raies suspectes. — Plus rares sont les seconds. M. le Prof. Joffroy a présenté dans ses leçons une femme qui considérait l’affaire Dreyfus comme son procès plaidé sous des noms d’emprunt dont elle donnait la clé, et qui voyait dans la guerre anglo-boer, dans la question des congrégations, une parodie de ses querelles. [p. 225]

Le passé aussi bien que le présent éveille l’attention de ces malades. Ils cherchent dans leur vie antérieure, jusque dans leur enfance, des souvenirs qui corroborent leurs conceptions actuelles. Ces images lointaines s’éclairent subitement ; ils ne songent pas à s’étonner de leur faible perspicacité ancienne, et se persuadent immédiatement que le fait évoqué et expliqué seulement aujourd’hui a de tout temps présenté à leurs yeux la même valeur. On a désigné ce phénomène sous le nom de pseudo-souvenirs ; en réalité il s’agit de souvenirs exacts mais faussement interprétés. Le procédé est toujours le même chez ces individus ; leur imagination ne crée pas de toutes pièces des fables sans fondement ; ils s’appuient sur des faits réels, mais ne les voient qu’à travers le prisme de leur cerveau mal formé. Ainsi s’organise un délire rétrospectif ; toute la vie du malade s’harmonise, s’unifie ; ce n’est point à une époque déterminée de leur existence qu’une transformation s’est opérée à leurs yeux ; ce qu’ils sont aujourd’hui, ils croient l’avoir toujours été. Une fillette que son père appelle « ma petite reine » part de là pour forger un édifice ambitieux ; une autre que sa mère corrige en s’écriant : « Mais ce n’est pas ma fille, on me l’a changée en nourrice » bâtit tout un délire sur ces quelques mots. Un troisième répond à son évêque : « Je veux être pape », et cette réflexion puérile devient pour lui une inspiration divine et le présage de sa haute destinée.

Les rêves aussi bien que le souvenir sont la source d’interprétations nouvelles ; ces malades prennent immédiatement pour des réalités les chimères de leurs songes et les emploient à l’amplification de leur délire.

Les sensations internes fournissent des interprétations nombreuses et inébranlables : des symptômes organiques réels encore qu’insignifiants, entraînent les associations d’idées les plus imprévues. Il s’agit bien d’interprétations et non d’hallucinations cénesthésiques, comme on pourrait être tenté de l’admettre. Ainsi l’une de nos malades se plaint qu’on lui lance des jets de fluide sur la joue gauche et qu’on lui introduit des petits pois dans la figure. N’est-ce point là un trouble évident de la sensibilité générale ; parler d’interprétation semblerait téméraire. Eh bien cette femme avait une névralgie faciale et localisait précisément les petits pois dont elle parlait aux points d’émergence du trijumeau.

Toutes ces interprétations aboutissent souvent à la métamorphose complète du moi ; les malades renient leur véritable origine, abandonnent leur nom, repoussent leur famille pour se créer une personnalité conforme à leurs jugements erronés. Certains ne vont pas jusqu’à un changement complet : ils se [p. 226] contentent d’ajouter à leur nom une lettre ou une syllabe qui est pour eux de la plus haute importance ; ainsi l’un de nos malades redouble un d de son nom et le prononce avec l’accent anglais, car l’Angleterre est selon lui sa véritable patrie. D’autres préfèrent adopter un nom illustre. Enfin quelques-uns se livrent à des transformations successives comme cette anglaise qui, après s’être donnée pour une musulmane célèbre, signe « Duchesse de Navarre ».

Cette métamorphose s’étend non seulement au moi, mais à l’entourage, à la famille : ces deux symptômes de genèse identique sont à vrai dire corollaires, et il est difficile d’établir quel est le premier en date. Tantôt le malade ne reconnaît plus des visages familiers, tantôt il considère des étrangers comme ses vrais parents. Une mère refuse de voir sa fille malgré toutes les supplications et tous les raisonnements de cette dernière : « elle n’a, dit-elle, jamais vu cette personne, elle sait bien que son enfant a été coupée en morceaux ». — Le milieu tout entier arrive ainsi à se transformer (délire métabolique) ; le malade n’est pas désorienté, mais il vit dans un monde imaginaire. Tout ce qu’il voit autour de lui, pure comédie ! « Vous êtes vraiment bien habile, disait l’une de nos malades à une démente ; à vous voir on se croirait dans une maison de folles ; je suppose que les folles doivent être tout-à-fait comme vous, mais pourtant je n’en ai jamais vu ».

Hallucinations. — Le délire d’interprétation se développe habituellement sans intervention du moindre trouble sensoriel. Pourtant il n’est pas exceptionnel de voir survenir quelques hallucinations, surtout de l’ouïe et de la vue; les hallucinations de l’odorat se montrent plus fréquemment dans le délire systématisé de jalousie.

Ces troubles sensoriels ont des caractères spéciaux qu’il faut opposer à ceux des hallucinations observées dans les autres délires systématisés. Dans le délire chronique l’hallucination, succédant à une longue période d’inquiétude est « l’idée délirante devenue sensation » ; une fois apparue elle persiste, toujours prédominante, dirigeant le délire tout entier ; elle présente, comme ce délire, une évolution progressive, une succession méthodique de mots isolés, de monologues, de dialogues, qui aboutit à l’écho et à la fuite de la pensée.

Les hallucinations du délire d’interprétation au contraire sont rares, épisodiques, transitoires, sans évolution progressive, et n’ont qu’une influence secondaire sur la marche de la psychose. C’est un symptôme accessoire et inconstant.

Quelquefois une seule hallucination éclate au cours d’un délire de longue durée. Un persécuté mystique, âgé aujourd’hui de [p. 227] 46 ans, et dont les premiers symptômes datent de l’âge de 25 ans, a eu, dans le début de sa maladie, une hallucination de la vue (vision d’une « belle dame vêtue de blancs ») et n’a jamais présenté depuis d’autres troubles sensoriels.

Dans d’autres observations, c’est un mot, c’est une phrase qui frappe l’oreille du malade à des intervalles de plusieurs années. « Détourne-toi », dit-on à l’un pour l’avertir d’avoir à se défendre contre quelqu’un. « Ah vraiment » s’exclame-t-on sur le passage d’une autre dont on ne soupçonnait pas l’origine illustre.

Ou bien encore des bouffées hallucinatoires viennent pendant quelques jours modifier profondément l’aspect habituel du délire d’interprétation. Il s’agit souvent dans ce cas d’appoint alcoolique.

Le rôle des hallucinations dans le délire d’interprétation reste toujours effacé ; celles-ci n’ont jamais l’influence primordiale et décisive que l’on connait dans le délire chronique. En elles-mêmes elles seraient le plus souvent insuffisantes à enrichir le délire, et n’y parviennent que grâce aux interprétations nouvelles qu’elles inspirent. Quelle que soit la relation de l’hallucination au délire, il s’agit toujours d’un trouble accidentel et d’importance secondaire par rapport aux interprétations.

Etat intellectuel. — Dans tout le cours de la psychose persiste une lucidité parfaite qui s’unit à une puissance de raisonnement souvent remarquable. Les interprétations délirantes, considérées en elles-mêmes, paraissent quelquefois absurdes, mais le malade sait trouver pour les défendre des arguments déduits avec une parfaite logique. Il accumule preuves sur preuves, il a pour chaque objection une réponse toute prête et dans la discussion il cite des dates, pose des dilemmes, s’empare du fait le plus insignifiant et sait l’adapter adroitement aux besoins de sa cause. Lui résiste-t-on plus ouvertement, essaye-t-on de lui faire toucher du doigt ses erreurs, il a le sourire ironique de quelqu’un dont la conviction, assise sur des faits non contestables, est et demeure inébranlable.

Au service de cette dialectique serrée, ces sujets mettent une mémoire jamais en défaut ; le moindre incident de leur existence est inscrit dans leur cerveau, ils sont capables de l’évoquer, de le localiser avec une rapidité et une précision surprenantes. Cette hypermnésie se traduit dans leur récit par un luxe extrême de détails.

Ces caractères se retrouvent dans les écrits des malades.

Leurs lettres sont d’une correction parfaite : point de surcharges, de signes cabalistiques : l’écriture est normale, les phrases bien construites, généralement avec une certaine recherche [p. 228] dans l’expression. La plupart d’entre eux sont scribomanes, écrivent leurs mémoires, composent des ouvrages ou se contentent simplement d’une correspondance quotidienne qui remplit plusieurs pages. Cette abondance ne va pas d’ailleurs sans une grande monotonie.

Ajoutons que l’absence du sens critique entache d’erreurs la plupart de leurs jugements : ils ne voient qu’un seul côté des choses, absolument incapables de les envisager sous d’autres faces, quel que soit le degré de leur intelligence ; entre deux opinions leur choix n’hésite pas et se fixe sans délibération sur celle qui s’adapte le mieux à leur délire. Certains vont jusqu’à reconnaître des railleries dans le gazouillement des oiseaux.

Ce défaut de discernement ne s’étend pas néanmoins à toute leur conduite ; il disparaît lorsque les idées délirantes ne sont plus en jeu. Cette psychose est un type de délire partiel. On voit souvent ces sujets gérer leurs affaires avec la plus grande habileté.

Grâce à leur lucidité, à leur vivacité intellectuelle, à leur éloquence persuasive, il n’est pas rare de voir les malades communiquer leurs convictions à leur entourage. Le frère de l’une de nos pensionnaires se refuse à admettre l’aliénation de sa sœur dont il réclame avec insistance la mise en liberté.

Deux malades (citées par M. Leroy) sont un exemple de communication d’un délire d’interprétation de la fille à la mère.

Parfois la contagion s’étend davantage et les interprétations sont acceptées par des étrangers, défendues par la presse.

Cette conservation de l’intelligence s’observe également dans la folie des persécutés-persécuteurs. L’analogie entre cette dernière affection et le délire d’interprétation est encore augmentée par la similitude fréquente des réactions. En effet les sujets atteints du délire d’interprétation se transforment parfois en véritables persécuteurs. Ils mettent à défendre leur droit, à redresser les dommages causés à leur fortune ou à leur honneur le même acharnement que ces derniers : avec une ténacité remarquable, ils poursuivent ceux que leurs interprétations leur désignent comme des ennemis. Ce sont des protestations sans nombre, des lettres quotidiennes envoyées aux autorités, des appels à la presse et au Parlement. L’un compose un livre « les Planètes rocheuses » à l’impression duquel il emploie la plus grande partie de sa fortune, puis, pour défendre ses idées, il fait placarder des affiches sur les murs de Paris. D’autres semblables aux quérulants, dépensent leurs capitaux en de multiples procès. Parfois irrités par les obstacles qu’ils rencontrent ou fatigués d’être en butte à de continuelles persécutions, ils s’abandonnent aux pires violences. L’une poursuit [p. 229] son mari avec un couteau, menaçant de lui arracher les yeux.

L’autre décharge un revolver sur son père qu’elle accuse de l’avoir volée à ses vrais parents.

Variétés. — Ces réactions jointes au contenu du délire permettraient de reconnaître, parmi ces malades, des persécuteurs politiques, amoureux, filiaux, hypocondriaques etc. Mieux vaut les diviser simplement en sujets actifs et sujets passifs.

Les premiers seuls deviennent rapidement des persécuteurs ; ce sont les plus nombreux. Au dehors ils se font remarquer par leur méfiance, leur présomption, leur entêtement à défendre leurs prétendus droits, leur activité jamais satisfaite. Ils se répandent en démarches, en discours, exposent leurs doléances à tout venant, et ont recours aux menaces et à la violence.

Dans les asiles ils vivent isolés, récriminent sans cesse, mais ne livrent pas leurs conceptions délirantes, et se dérobent lorsqu’on essaie de les interroger. On ne peut guère deviner leur délire que par l’observation prolongée de leur conduite. Une de nos pensionnaires allait être mise en liberté lorsqu’on trouva une de ses lettres signée duchesse de Navarre, et bientôt après elle révélait un délire des grandeurs très riche. Plusieurs, en apparence raisonnables dans la conversation, délirent sans cesse dans leurs écrits. D’ailleurs, même les plus réticents sont sujets à des périodes d’excitation intellectuelle de durée variable, généralement courte, où éclatent alors leurs multiples interprétations.

Bien différents sont les malades passifs. En majorité persécutés-mégalomanes, débiles et inoffensifs, ils satisfont leurs prétentions en s’affublant de costumes chamarrés de décorations fantaisistes et. par leurs allures ou leurs conversations, sont la risée de leur entourage auquel ils se contentent d’infliger des châtiments fantaisistes ou d’accorder des honneurs imaginaires. Des interprétations euphoriques leur font trouver dans les moindres incidents des manifestations favorables. Une fois internés leur conduite ne change guère ; ils ont une instabilité d’humeur remarquable ; après s’être répandus en protestations contre le peu d’égards qu’on a pour eux, ils expo- sent avec complaisance leurs titres et leurs richesses.

Ces deux variétés de délire d’interprétation ne diffèrent que par le terrain sur lequel se développe la psychose : les premiers présentant une activité intellectuelle souvent très grande : les seconds au contraire étant plus ou moins débiles. La symptomatologie et l’évolution sont identiques dans les deux cas.

Evolution. — La marche du délire d’interprétation présente trois caractères essentiels : 1° chronicité : 2° évolution progressive mais non systématique ; 3° absence de démence terminale. [p. 230]

Aussitôt après leur éclosion les conceptions délirantes deviennent inébranlables et dureront aussi longtemps que la vie du malade. Mais cette longue durée n’affaiblit pas les facultés intellectuelles du sujet. On ne peut songer à décrire des symptômes différents aux périodes de début, d’état et de terminaison : on y retrouverait toujours des interprétations de formule différente mais de caractère identique. Le malade n’est pas comme dans le délire chronique, d’abord un inquiet puis un persécuté halluciné, enfin un mégalomane, puis un dément. D’emblée il entre dans son délire, et son esprit ne s’y prépare pas par de nombreuses interrogations ; il accepte ses interprétations sans les discuter. Il n’en est pas moins difficile de préciser l’époque du début parce que tous ces malades arrivent à l’asile en pleine floraison de leur psychose et sont alors réticents ou bien présentent un délire rétrospectif qui trop souvent, selon la remarque de Kraepelin, conduit à faussement diagnostiquer une paranoïa originaire.

Cette absence de marche méthodique n’implique pas le défaut de progression, la monotonie, la stéréotypie. La stabilité du délire s’accommode fort bien de modifications du contenu qui ne vont cependant pas jusqu’à une transformation complète. Solidement ancrées, les conceptions délirantes se développent par l’adjonction de quotidiennes interprétations. Des associations d’idées ingénieuses conduisent lentement le malade d’abord du pressentiment à la certitude de son origine illustre, par exemple, puis aux idées de persécution ou inversement, des injustices qu’il subit, à la conviction de sa haute mission. L’édifice est bien dominé par une interprétation délirante initiale, mais il ne surgit pas tout d’une pièce du cerveau ; il s’élève graduellement, chaque interprétation lui apportant une nouvelle pierre qui l’agrandit et le consolide. Ainsi s’enchaînent des idées de persécution et de grandeur ; mais l’idée de grandeur ne succède pas inévitablement à l’idée de persécution, elle est parfois primitive ou bien son éclosion est si précoce qu’elle semble coïncider avec celle de la précédente. De nouvelles conceptions, hypocondriaques, mystiques, etc. peuvent aussi surgir et s’unir aux autres en un ensemble complexe mais très cohérent. Tour à tour suivant les dispositions du sujet, telle ou telle idée devient prédominante, et le malade envisagé en ce moment semble être devenu persécuté, hypocondriaque ou mégalomane : mais ce ne sont là que des fluctuations de surface ; le fond, les interprétations délirantes restent toujours immuables.

Ces interprétations délirantes éclatent quelquefois par bouffées ; les malades présentent, à intervalles variables, des périodes [p. 231] d’excitation intellectuelle. A d’autres moments au contraire on observe des rémissions, et ces rémissions peuvent elles-mêmes être la conséquence d’une interprétation. M. C. sorte d’aliéné migrateur, fuyait de ville en ville ses persécuteurs ; à chaque changement de résidence son esprit restait en repos pendant deux ou trois ans, persuadé qu’il était que ses ennemis avaient perdu sa trace.

La chronicité, et l’absence de modifications fondamentales au cours du délire d’interprétation, nous dispense de parler de la terminaison de cette psychose qui à vrai dire n’existe pas puisque l’évolution ne s’arrête qu’au décès du malade. Il importe seulement d’insister sur l’absence de démence terminale, caractère essentiel du délire d’interprétation qui le différencie nettement des délires hallucinatoires. Ces derniers, après une durée plus ou moins longue, aboutissent à un affaiblissement intellectuel de degré variable avec désagrégation du système délirant.

Dans le délire d’interprétation au contraire la lucidité se conserve intacte, et le malade n’abandonne aucune de ses conceptions. Sans doute la sénilité pourra diminuer cette vivacité intellectuelle mais elle n’aura qu’une influence minime sur la solide structure du délire qui demeure intact jusqu’à la mort.

ETIOLOGIE. — Le délire d’interprétation n’est pas une psychose fréquente dans les asiles. A la maison de santé de Ville-Evrard il est entré, au cours de 4 années, 6 femmes et 3 hommes atteints de délire d’interprétation ; le rapport au nombre total des admissions est de 1 pour 90. La proportion des femmes atteintes nous semble supérieure à celle des hommes.

L’âge auquel apparaît le délire d’interprétation est difficile à déterminer de façon précise. Certains cas de paranoïa originaire paraissent bien réellement remonter à l’enfance, mais les pseudo-souvenirs du malade, ses interprétations induisent maintes fois en erreur, et ces diagnostics rétrospectifs, basés uniquement sur l’examen de l’aliéné, ne sont pas toujours très exacts.

Il est plus aisé de fixer ce début lorsqu’il s’agit d’adultes, et encore doit-on être très réservé pour les motifs énoncés plus haut. Notre statistique semble indiquer deux périodes de prédilection pour l’éclosion du délire d’interprétation : l’une de 20 à 25 ans, l’autre de 35 à 40. L’influence de l’âge, celle des principales étapes physiologiques (puberté, sénilité) est peu notable. Nous avons pourtant observé une femme dont le délire se montra à l’occasion de la ménopause, et dont les interprétations portent surtout sur les troubles circulatoires qu’elle éprouve. [p. 231] L’auto-intoxication n’a donc qu’une action très secondaire, et n’est jamais qu’une cause occasionnelle. C’est le terrain que l’on doit mettre au premier rang des facteurs étiologiques. Ces malades ont une aptitude délirante toute spéciale ; ils manifestent dès leur enfance une tendance marquée à déformer les moindres faits. La plupart ont un caractère difficile et querelleur, l’humeur instable ; une institutrice, internée à Ville-Evrard, demandait chaque année son changement de résidence, et se plaignait sans cesse de l’injustice de ses supérieurs. Une autre malade, six mois après son mariage et longtemps avant son internement, fait à son mari des scènes de jalousie suivies de violences.

La plupart sont des héréditaires : la mère de la malade précédente a eu de nombreux accès de mélancolie, le père et deux frères d’un de nos pensionnaires se sont suicidés. Un autre malade a une grand-mère aliénée, sa mère démente et une sœur hystérique.

En résumé le délire d’interprétation est dû à une malformation cérébrale congénitale. A ce titre on pourrait dire qu’il s’agit toujours de paranoïa originaire ; car, si le délire proprement dit n’a pas débuté dès l’enfance, les tendances morbides existaient déjà à cette époque. Le passage de l’état normal au délire est parfois tellement insensible que la conduite du sujet n’en est pas modifiée.

DIAGNOSTIC. — Le délire d’interprétation est souvent malaisé à reconnaître. Il peut être méconnu : la lucidité du malade, la correction de sa conduite, son habileté à dissimuler ses conceptions éloignent quelquefois tout soupçon de psychopathie ou paraissent autoriser l’affirmation d’une guérison en réalité fictive. Le délire d’interprétation peut aussi être confondu avec d’autres psychoses :

Folie des persécutés-persécuteurs. — C’est le diagnostic le plus délicat ; nous résumerons brièvement les caractères des deux affections. Elles ont des signes communs et des signes différents ; les signes communs sont : l’exagération de la personnalité, la lucidité permanente, l’activité désordonnée, la rareté des troubles sensoriels, le défaut d’affaiblissement intellectuel et parfois les réactions. Voici les signes différents : Folie des persécutés-persécuteurs : idée obsédante unique, absence d’idées délirantes proprement dites, fixité des conceptions morbides, constance des réactions, disproportionnées à leur mobile. — Délire d’interprétation : multiplicité des conceptions, existence d’idées délirantes (mégalomanie, etc.), évolution progressive du délire, contingence des réactions, pourtant mieux en rapport avec leur mobile. [p 233]

Il nous semble nécessaire d’insister sur la distinction entre le délire d’interprétation et la folie des persécutés-persécuteurs, en raison des erreurs auxquelles pourraient donner lieu les tendances persécutrices de certains sujets atteints de délire d’interprétation. Il faut réserver le nom de persécutés-persécuteurs aux seuls obsédés, à ces individus dont toute l’activité est consacrée à la poursuite ou à la défense d’une idée fixe. « Impérieuse comme l’obsession, cette idée les jette aussitôt sur la brèche : c’est elle qui dorénavant inspirera toutes leurs pensées et commandera tous leurs actes.) Point ne leur est besoin de fortifier leur conviction par de nombreuses conceptions délirantes, par la déformation des faits ambiants ; chacun des obstacles rencontrés suffit à leur imprimer un nouvel élan. Le point de départ de leurs revendications est parfois même un dommage réel, et le trouble morbide se reconnaît alors uniquement à l’hypertrophie de leur moi, à la disproportion véritablement anormale qui existe entre le mobile de leurs actes et ces actes eux-mêmes, à l’obstination, à l’acharnement qu’ils mettent à se dépenser pour une cause futile. Ce sont par conséquent leurs actes plus que leurs conceptions qui appartiennent à la pathologie ; c’est leur volonté plus que leur intelligence qui se trouve pervertie. Sans doute leur exaltation mentale habituelle, leur attention constamment fixée sur un seul point, ne leur permettent pas toujours d’apprécier sainement les faits, les prédisposent aux erreurs de jugement ; mais leurs interprétations ne dépassent pas une certaine limite, demeurent en général vraisemblables et dans tous les cas ne vont jamais jusqu’à l’idée de grandeur véritable. « Chez les persécutés raisonnants, dit M. Ritti, on ne constate ni interprétations délirantes ni hallucinations de l’ouïe et de la sensibilité générale, un immense orgueil, mais pas d’idées délirantes de grandeur. »

Dans le délire d’interprétation au contraire, le désordre des actes est au second plan : les malades délirent beaucoup plus qu’ils n’agissent ; certes on trouve parmi eux des persécuteurs, comme on en trouve chez les hallucinés, mais de cette réaction contingente on ne peut faire le fondement de la psychose. Ce n’est pas une idée fixe qui les guide et commande tous leurs gestes ; mais de multiples conceptions s’organisent en un roman parfois très compliqué dont ils savent à merveille lier tous les chapitres. Malgré leur lucidité et leur vivacité intellectuelle, ils ont le jugement tellement perverti qu’ils s’abandonnent aux conceptions les plus absurdes ; ils n’hésitent pas à se proclamer empereurs ou papes. L’évolution de leur délire est par suite bien différente de celle du persécuté-persécuteur. Ce dernier reste pour ainsi dire toujours figé dans la même attitude : il [p. 234] agrandit le champ de ses revendications, s’attaque à des individualités nouvelles au fur et à mesure que s’accumulent les écueils sur sa route, mais jamais il n’abandonne la voie qu’il s’est tracée. — L’autre au contraire amplifie son délire, le systématise par l’adjonction d’éléments nouveaux, le transforme sous l’Influence d’interprétations différentes : un persécuté devient mégalomane ou inversement.

En résumé dans la folie du persécuté-persécuteur on a affaire uniquement à une idée obsédante, à un trouble de la volonté. Dans le délire d’interprétation c’est une perversion du jugement qui est le fondement de la psychose.

Délires de persécution à base hallucinatoire. — Ce second diagnostic n’est difficile que lorsque des hallucinations se montrent dans le délire d’interprétation. Il faut d’abord s’assurer qu’il s’agit bien de troubles sensoriels ; les interprétations parfois sont prises pour des hallucinations ; les paroles entendues par le malade ont été prononcées, il n’a fait qu’en détourner le sens. Cette erreur peut être malaisée à éviter. Un jaloux systématisé prétendait entendre des conversations s’établir entre sa femme et un voisin de l’étage supérieur ; il disait saisir exactement les phrases et les mots ; en réalité il interprétait simplement les bruits, les comptait et avait composé ainsi une sorte de dictionnaire qui lui indiquait toujours des rendez-vous ou des propositions obscènes.

Le malade a réellement quelques hallucinations ; faut-il éliminer le délire d’interprétation ? Pas encore ; les caractères et l’évolution de ces troubles sensoriels doivent d’abord être examinés. L’hallucination dans le délire d’interprétation est rare, épisodique, transitoire, réduite à une phrase ou même à quelques mots et n’entre dans le délire qu’à la faveur d’une interprétation. L’hallucination du délire chronique, quasi permanente, suit une évolution remarquable qui va du mot isolé, aux monologues, au dialogue et à l’écho de la pensée.

Les interprétations délirantes sont à la base de la psychose, est-ce bien un délire d’interprétation ? Les persécutés hallucinés quelquefois dissimulent leurs troubles sensoriels, mais se trahissent généralement par leur allure, leurs gestes, leurs regards. De plus leur dialectique, leur logique est très inférieure à celle du délire d’interprétation ; les hallucinations suffisent en effet à alimenter le délire ; elles portent en elles aux yeux du malade la clarté de l’évidence et dès lors, s’il ne les avoue pas, ce sont autant de lacunes dans le raisonnement.

Toutefois à la période d’incubation du délire chronique, alors que le malade ne présente que des interprétations sans troubles sensoriels, le diagnostic est délicat et parfois ne sera tranché [p. 235] que par l’évolution si différente dans les deux cas. Cependant les interprétations elles-mêmes se présentent avec des caractères distincts dus au mode d’éclosion : indécision, hésitation dans le délire chronique, conviction et richesse des interprétations dans la psychose que nous étudions.

Pyschoses à prédominance d’interprétations délirantes. — Au cours de quelques psychoses aiguës ou chroniques, apparaît un syndrome caractérisé par la formation d’un délire, de couleur et de durée variables, qui repose uniquement sur des interprétations sans adjonction d’hallucinations.

Ces interprétations délirantes ont pour caractère commun d’être provoquées, non par une malformation cérébrale, par la constitution paranoïaque, mais plutôt par une intoxication interne ou externe qui produit dans la cellule nerveuse un trouble plus ou moins profond et durable.

Dans les délires d’emblée des dégénérés la bouffée délirante éclate avec une telle brusquerie et évolue si rapidement que la question de savoir s’il s’agit d’une psychose chronique à base d’interprétations ne se pose qu’exceptionnellement.

Les délires de persécution des vieillards s’accompagnent de fréquentes interprétations qui prennent leur point de départ dans les troubles réels, physiques et psychiques, dûs à l’involution sénile. Les idées délirantes mélancoliques dans la mélancolie présénile on dans la folie périodique et les délires systématisés secondaires à la mélancolie reposent sur de fausses interprétations. C’est un état émotionnel qui est à l’origine des troubles du jugement. Sous l’influence de cet état habituel d’attention expectante, le malade réagit à toute stimulation par des associations d’idées d’un ordre analogue : ainsi naissent les idées d’humilité, de culpabilité, d’auto-accusation, de damnation, etc.

Les états toxiques, par la confusion mentale qu’ils créent, deviennent la source d’interprétations délirantes nombreuses, mais de caractères très particuliers. Les illusions multiples qui déforment tous les objets favorisent les jugements les plus bizarres et les plus contradictoires. Au gré de ces illusions, sous l’influence d’association d’idées incohérentes et de l’état permanent de distraction, naissent des interprétations qu’aucun lien ne vient unir et qui ne laissent dans l’esprit du malade qu’une trace éphémère. Ce délire onirique, où les illusions proprement dites l’emportent de beaucoup sur les interprétations, n’arrive jamais à une systématisation définitive et il est suivi d’une amnésie plus ou moins complète.

Enfin les états démentiels, (affaiblissement intellectuel sénile, démence précoce et surtout la forme paranoïde, paralysie générale [p. 136] etc.) sont facteurs d’interprétations qui empruntent à la déchéance psychique sur laquelle elles germent des traits caractéristiques : pauvreté, niaiserie. Une femme trouvant dans son lit des débris de laine se croit transformée en lapin, etc.

PRONOSTIC. Le délire d’interprétation n’est pas susceptible de guérir. « J’estime, dit M. Arnaud (3, qu’une telle tendance a une signification grave. Elle indique une aptitude particulière à l’acceptation d’emblée des idées délirantes les plus extravagantes, les plus saugrenues. Elle implique une altération mentale profonde, un état de chronicité hâtive. Dans un esprit qui, d’autre part, conserve toute son énergie, toute sa logique formelle, cette tendance prouve que les facultés essentielles sont touchées à fond et, si l’on peut dire, gauchies à leur base et dans leur ensemble, par suite irrémédiablement compromises : toute la vivacité de l’intelligence que la maladie n’a pas sensiblement émoussée, s’emploiera désormais à accentuer la déviation morbide, à la rendre définitive. » Ces lignes s’appliquent merveilleusement au délire d’interprétation, affection chronique mais non démentielle. — Les idées délirantes sont inébranlables ; on voit se produire des rémissions incomplètes, des alternatives de calme et d’exaltation, on n’observe jamais une guérison véritable.

C’est dire qu’il est aisé de prévoir la durée de la psychose et sa terminaison. Une fois le diagnostic établi on peut affirmer que le malade conservera toute sa vie ses convictions morbides, qu’il les amplifiera, mais qu’en revanche son intelligence restera indemne. Seule l’involution sénile, et non l’évolution de la psychose, intervient pour affaiblir ses facultés.

Notes

(1) Sérieux et J. Capgras. Les Psychoses à base d’interprétations délirantes. Annales médico-psychologiques, mai-juin 1902.

(2) P. Sérieux. La nouvelle classification des maladies mentales du Professeur Kraepelin, Revue de Psychiatrie, avril 1900.

(3) Arnaud. Idées de grandeur précoces dans le délire de persécution chronique. — Journal de psychologie normale et pathologique, 104, n°2.

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