Paul Farez. Les rêves soi-disant prophétiques ou révélateurs. Extrait de la« Revue de l’Hypnotisme et de la psychologie physiologique », (Paris), 17eannée, n°1, juillet 1902, pp. 43-52.

Paul Farez. Les rêves soi-disant prophétiques ou révélateurs. Extrait de la« Revue de l’Hypnotisme et de la psychologie physiologique », (Paris), 17eannée, n°1, juillet 1902, pp. 43-52.

 

Paul Farez (1868-1940). Médecin qui se spécialisa dans l’étude des sommeils, naturel, provoqués et pathologiques, et donc de l’hypnotisme. Il fut un des fondateurs collaborateurs de la Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique créée par Edgar Bérillon en 1888, qui deviendra, dès l’année suivante la Revue de l’Hypnotisme et de la psychologie physiologique, puis enfin la Revue de Psychothérapie et de psychologie appliquée, dont il fut le rédacteur en chef. Quelques publications retenues (l’auteur propose lui-même une recension de 80 ailes en fin publication] :
— De la suggestion pendant le sommeil naturel dans le traitement des maladies mentales. Paris, A. Maloine, 1898. 1 vol.
— Hypnotisme et sommeil prolongé dans uncas de délire alcoolique. Paris, Imprimerie de A, Quelquejeu, (1899). 1 vol.
— Un sommeil de dix-sept ans. Article parut dans la « Revue de l’Hypnotisme », (Paris), 19e année, n°4, octobre 1904, pp. 108-113. [en ligne sur notre site]
— La dormeuse de San Remo. Article parut dans la « Revue de l’hypnotisme et de la psychologie physiologique », (Paris), 1905-1906 », (Paris), 1906, pp. 339-342. [en ligne sur notre site]
— L’analgésie obstétricale et la narcose éthyl-méthymique. Paris, Imprimerie de A. Quelquejeu, vers 1905. 1 vol.
—  Un cas d’onirothérapie spontanée. Extrait de la revue « L’Informateur des Aliénistes et des Neurologistes », (Paris), Tome IV, 4eannée, 1909, p. 339.[en ligne sur notre site]
— Un cas de sommeil hystérique avec personnalité subconsciente. Privas, imprimerie de C. Laurent, vers 1909. 1 vol.
— Le Réveil de la dormeuse d’Alençon. – La rééducation fonctionnelle de la dormeuse d’Alençon. Paris, A. Maloine, éditeur, 1910. 1 vol. in-12, 12 p. [B. n. F. : T85-90d.]  [en ligne sur notre site]
— La psycho-analyse française. Paris, A. Maloine, 1915. 1 vol. in-8°, 4 p. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées partons soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 43]

Les rêves soi-disant prophétiques ou révélateurs
par M. le Dr Paul Farez, professeur à l’École de Psychologie.

J’ai été tout récemment amené à m’occuper des rêves dits prophétiques dans les circonstances suivantes. Il y a quelques semaines, à l’École de Psychologie, j’étudiais dans une série de leçons la Psychologie du sommeil naturel. Après avoir minutieusement analysé les éléments et la formation des rêves, j’en étais arrivé à exposer ce que deviennent les diverses facultés intellectuelles pendant le sommeil, et j’avais insisté sur la stupéfiante hypermnésie qui se manifeste parfois à la faveur du repos morphéique. Le lendemain et le surlendemain, je reçus de quelques très fidèles auditeurs des lettres fort intéressantes. On me demandait si, non content d’exhumer des souvenirs lointains et, en apparence oubliés, le rêve ne pouvait pas, dans certains cas, soulever quelque peu le voile qui nous cache l’avenir. En même temps, on me racontait certains rêves qui semblaient bien, au moins au premier abord, avoir réellement prédit des événements futurs. Quelques correspondants, il est vrai, répugnaient à admettre que les rêves dont ils me faisaient le récit eussent une valeur véritablement prophétique ; mais, ne parvenant point à les interpréter en dehors de toute hypothèse extra- scientifique, ils me demandaient de leur donner à ce sujet une sorte de consultation psychologique. Je fus donc amené à traiter dans son ensemble la question des rêves prophétiques, et je le fis dans une longue, une très longue leçon, qui dépassa même de beaucoup le temps réglementaire .

Il est incontestable que certains rêves, du moins tels qu’on les raconte, offrent une allure nettement prophétique. [p. 44]

De très nombreuses personnes se passionnent pour ce que, depuis l’antiquité la plus reculée, on appelle l’oniromancie ; elles amoncellent les récits sans ordre, sans contrôle, sans garantie d’authenticité, sans ombre d’esprit critique ; comme, le plus souvent, elles ignorent les lois du sommeil et du rêve, aussi bien qu’elles ignorent, d’ailleurs, les lois psychologiques les plus élémentaires, elles s’en laissent imposer par l’apparente divination que semblent comporter certains rêves, et elles versent tout naturellement dans le surnaturel ou le merveilleux.

Aussi, convient-il, en une semblable question, d’apporter un peu d’ordre et de lumière, de déblayer les nombreuses erreurs qui embroussaillent quelques vérités, et de montrer les raisons psychologiques pour lesquelles tant de gens se leurrent.

A vrai dire, il existe une très grande variété de rêves dénommés prophétiques. On peut en distinguer plusieurs espèces.

Par exemple, on rêve qu’on éprouve des picotements dans la gorge et qu’on a une angine… Douze heures, vingt-quatre heures, quarante-huit heures après, l’angine se déclare.

Ou bien, on rêve qu’on est mordu à la jambe par un chien et, quelques jours après, on constate, à l’endroit même de la pseudo-morsure, un ulcère.

De même, on rêve qu’on est piqué par un serpent et, quelques jours après, il s’est développé un anthrax à l’endroit même de la pseudo-piqûre.

Pareillement, on rêve que, dans un duel, on reçoit plusieurs balles au côté gauche du front,et, au réveil, on souffre d’une névralgie du nerf sus-orbitaire gauche.

Semblablement, Galien rêve qu’il a une jambe de pierre et, quelques jours après, cette même jambe se paralyse.

Ainsi, le rêve peut prédire un état pathologique plus ou moins prochain. Il le prédit directement pour le premier cas, — c’est-à-dire celui de l’angine, — allégoriquementpour tous les autres. Que faut-il penser de cette interprétation ?

Tout d’abord, les diverses affections, à leur début, supposent un travail pathologique parfois très lent, très sourd, mais réel.

En second lieu, l’on sait que, pendant le sommeil, notre sensibilité interne devient plus subtile, plus ténue, plus fine, plus délicate. Une foule de sensations, inaperçues pendant la veille, alors que nous sommes absorbés par nos occupations journalières, dépassent le seuil de notre conscience, dès que, endormis, éloignés de toute distraction extérieure, nous restons seuls avec nous-mêmes.

Pendant que nous dormons, les modifications viscérales ou organiques, nous affectent, à l’égal de toutes les excitations périphériques quelconques : elles deviennent tout naturellement la matière d’un rêve, [p. 45] soit telles quelles, comme on l’a vu pour le cas de l’angine, soit modifiées, déformées, suivant les lois de l’analogie, ainsi que cela s’est passé pour les cas de la seconde catégorie.

Mais, de toute manière, ces rêves ne prédisent rien, à proprement parler. Ils sont l’expression de symptômes précurseurs se rapportant à une affection pathologique qui ne s’est point encore ouvertement déclarée, mais qui évolue déjà… D’un seul mot, nous dirons que ces rêves sont PRÉMONITOIRES.

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D’autres fois, on rêve qu’on prend telle détermination, qu’on accomplit ou qu’on va, qu’on doit accomplir tel acte…, et l’événement confirme le rêve.

Par exemple, Sabacon, roi d’Égypte, rêve que le temps de son règne est fini ; et, en effet, le lendemain, il dépose sa couronne.

Galien pendant un rêve apprend de son père qu’il sera médecin ; et Galien s’adonne à l’étude de la médecine.

Peut-on sérieusement prétendre que, dans ces cas, l’avenir a été dévoilé ?

Ces sortes de rêves constituent une véritable auto-suggestion ; ils poussent le sujet, ils le déterminent; ils ne prédisent pas un acte, ils le causent, en créant une sorte d’impulsion plus ou moins irrésistible. Et, pour cela, nous les appellerons abréviativement : rêves IMPULSIFS.

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On prétend que des accidents névropathiques sont expressément prévus et prophétisés en rêve.

Par exemple, des convulsionnaires apprennent pendant leur sommeil le moment et la durée de leurs crises ; tel autre rêve qu’il est muet, aveugle, paralysé, anorexique, et, au réveil, il ne peut plus parler, voir, marcher ou manger.

Qu’ils aient été pleinement conscients ou se soient déroulés dans la subconscience, qu’après le réveil leur souvenir reste vivace ou latent, ces rêves s’imposent aussi à l’état de suggestions ; il commandent à l’organisme; il en modifient les diverses fonctions. Ce n’est pas ici parce que l’état pathologique va e produire qu’on le voit en rêve; c’est parce qu’on l’a vu en rêve qu’il survient réellement. Le rêve est la cause déterminante, la cause génératrice de cet état; le rêve crée l’accident morbide; il est proprement PATHOGÈNE.

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De même que les rêves sont parfois pathogènes, ils peuvent, au môme titre, devenir curatifs.

Les ouvrages spéciaux fourmillent de guérisons survenues à la suite de rêves. Ces rêves ne prédisent pas non plus le retour à la santé ; ils en sont la cause réelle; et il faut voir là une des plus éclatantes manifestations de la faith heating, comme disait Charcot, de la foi qui guérit. [p. 46] Ces rêves sont bien connus des psychopathologistes. De nos jours, ils sont entrés de plein pied dans la thérapeutique psychique ; ils donnent lieu à l’une de ses branches les plus importantes, l’onirothérapie. Déjà, dans l’antiquité, les malades les appelaient de tous leurs vœux. Les prêtres du paganisme ont très habilement su les provoquer et les interpréter. Les herbes les plus anodines, les breuvages les plus étranges, bien que dépourvus par eux-mêmes de toute vertu curative, guérissaient réellement, parce que la divinité avait annoncé qu’il en serait ainsi.

Ces divers rêves, prémonitoires,impulsifs, pathogènes, curatifs n’ont donc rien de prophétique.

Mais d’autres rêves paraissent révéler au dormeur des connaissances qu’il ne possédait point jusque-là, ou bien des faits qui ne dépendent pas de lui, qui, même, intéressent d’autres personnes que lui.

Que dire, en effet, des présages, des pressentiments, des avis, des annonces, des messages se rapportant à des événements prochains, tels que deuils, accidents, calamités, gains à la loterie, pertes d’argent, ou à des objets perdus que le rêve fait retrouver ?

En ce qui concerne ces sortes de rêves, nous distinguerons leur forme  et leur contenu.

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D’ordinaire, les révélations oniriques ne sont pas impersonnelles ; elles ne s’intercalent point telles quelles dans la trame d’un rêve : un personnage déterminé nous les formule expressément.

C’est, par exemple, un parent, un ami qui se meurt, et qui, pendant son agonie, nous implore, ou nous appelle, ou nous annonce la fatale nouvelle.

Comment avons-nous pu être prévenus de cette mort imminente, si ce n’est qu’à travers l’espace il s’est établi entre le moribond et le dormeur quelque lien mystérieux, quelque communication sympathique, une sorte de suggestion à distance ou de transmission de la pensée ? De semblables faits ne semblent-ils point, nous dit-on, justifier la croyance à la télépathie ?

Dans d’autres rêves, ce sont les dieux de l’Olympe ou les grands hommes divinisés qui apportent ces révélations, ainsi qu’on l’a cru pendant toute la floraison du paganisme. Puis, avec le christianisme naissant, c’est l’Archange saint Michel. De nos jours, si le rêve nous apprend l’endroit où se trouve un objet que nous avions cru perdu, la révélation nous vient d’un saint spécial, originaire de Padoue, à qui l’universelle renommée attribue le pouvoir d’opérer ces sortes de découvertes.

D’autres fois, ce sont des ancêtres des morts, amis ou ennemis, qui, désincarnés, comme on dit, errent dans l’« au-delà » et viennent, un beau jour, nous faire des révélations pendant notre sommeil. Ces visions ne sont pas des produits enfantés par notre imagination. Ces conseillers [p. 47] nocturnes sont bien des personnages véritables ; la preuve en est que, plus d’une fois, l’apparition est demeurée visible après le réveil du dormeur.

On voit donc que ces rêves soi-disant prophétiques servent de pré- texte au développement du mysticisme, de la télépathie ou du spiritisme.

Or de semblables prétentions résistent-elles à la critique psychologique ?

Pendant le rêve, nos pensées, nos souvenirs, nos arguments, nos instincts, nos passions, nos espoirs, nos craintes ne conservent point la forme subjective qu’ils revêtent pendant l’état de veille. Ils ont pour porte-parole des personnages qui dialoguent, par une sorte de dédoublement moral. Le rêve substantialise et personnifie : c’est une des lois qui régissent sa trame et sa contexture. Ces révélations soi-disant prophétiques subissent donc une des conditions inhérentes au rêve. Suivant les croyances ou la tournure d’esprit du dormeur, le personnage parlera de loin, en vertu d’un lien télépathique, ou bien ce sera un dieu, un esprit, etc. Le point commun dans tous ces cas, c’est le besoin de personnification.

Il est très vrai que quelques-unes de ces apparitions peuvent être encore vues après le réveil, alors qu’on a les yeux ouverts,… mais pendant quelques secondes seulement. Voici ce qui se passe.

Pendant le sommeil, on revoit par le souvenir un être très cher qu’on a perdu. On en éprouve une émotion intense, parfois une frayeur; on se réveille en sursaut et l’image mentale persiste encore subjectivement avec netteté pour quelques secondes, au même titre que, par exemple, l’impression lumineuse persiste sur la rétine pendant un temps très

court. C’est ce qu’on appelle une hallucination hypnopompique ; les observateurs scientifiques l’admettent à titre de fait psychologique, mais il faut en réalité beaucoup d’aveuglement pour y voir la preuve qu’on a reçu la visite d’esprits « désincarnés ».

Donc, quant à la forme, on comprend psychologiquement que certains dormeurs rapportent leur rêve soi-disant prophétique à un être issu des régions du surnaturel ou du merveilleux. Leur illusion s’explique :

1° par l’ignorance du besoin de personnification pendant le rêve,

2° par une fausse interprétation des hallucinations hypnopompiques.

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Passons maintenant au contenu de cette sorte de rêves.

Un homme a, il y a quelques années, payé une forte somme qu’il devait. Quand il meurt, on la réclame de nouveau à son fils. Celui-ci sait que cette somme a été versée, mais il ne possède ni ne trouve dans les papiers de son père aucune pièce justificative du payement. Il va être condamné à verser ladite somme quand, dans un rêve, son père lui révèle que le reçu se trouve chez un certain M…, ancien avoué retiré [p. 48] des affaires et habitant près d’Edimbourg. On va trouver M… qui, en effet, finit par retrouver le fameux papier.

Le plaideur ne connaissait, nous assure-t-on, ni M…, ni le lieu de sa résidence, ni l’existence du reçu. Le rêve lui a donc révélé, prétend-on, des choses qu’il ne connaissait pas auparavant.

Des rêves de cette nature sont cités en très grand nombre par les auteurs. De même il n’est pas rare qu’un rêve nous avertisse de l’endroit précis où se trouve un objet que nous avons en vain cherché et que nous croyons perdu.

Bon nombre d’impressions nettement conscientes laissent après elles des souvenirs qui ne tardent pas à s’atténuer, puis à tomber dans l’oubli ; elles deviennent alors, pour nous, comme si elles n’avaient jamais existé. Mais l’oubli n’est que relatif : une certaine mémoire subsiste à l’état latent dans la sphère subconsciente.

D’autre part, à chaque instant, nos sens sont impressionnés par des excitations dont nous n’avons pas la moindre conscience ; ces sensations subconscientes sont recueillies à notre insu, s’emmagasinent et s’amoncellent avec la somme énorme des états de conscience en apparence oubliés. Ce sont ces souvenirs qui réapparaissent dans le rêve et alors des réminiscences vivaces prennent l’aspect de véritables révélations.

En fait, ces rêves nous font connaître non pas des choses que nous ignorons absolument, mais des choses que nous avons oubliées ; ils exaltent la mémoire ; ce sont des rêves HYPERMNÉSIQUES.

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En voici d’un autre genre.

Un assyriologue apprend en rêve le sens d’une inscription qu’il désespérait de pouvoir déchiffrer.

Un helléniste voit très nettement en rêve le sens d’un passage fort obscur qu’il s’acharnait en vain à traduire depuis quelques semaines.

Un mathématicien trouve en rêve la solution d’un problème des plus ardus auquel il avait déjà consacré des journées et des nuits de méditations et de recherches.

Il ne peut s’agir ici d’hypermnésie. Sommes-nous donc en présence d’une révélation étrangère?

Seuls pourront l’admettre ceux qui ignorent que, pendant le sommeil, une certaine activité intellectuelle subsiste. Au même titre que de brillantes inspirations artistiques bien connues, ces pseudo-révélations sont le résultat de l’activité spontanée de l’esprit continuant dans la subconscience les travaux entrepris avec pleine conscience pendant la veille.

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Je sais bien qu’il nous reste encore à expliquer le rêve prophétique proprement dit, celui qui nous fait connaître, avant que l’événement se soit réalisé, par exemple, la mort imminente de l’un des nôtres, ou bien Tissue d’une bataille, d’un examen, d’une opération financière, etc.

On a dit : Toutes les nuits, des millions de personnes rêvent ; il n’y a rien d’étonnant à ce que, par-ci, par-là, Ton observe quelques coïncidences fortuites.

Or, il y a là un peu plus que le simple hasard.

A la veille d’une bataille, par exemple, le général en chef a plus ou moins reconnu les positions de l’ennemi ; il a comparé les effectifs des deux armées en présence ; il s’est livré à des études stratégiques préparatoires… Il pourra donc rêver avec vraisemblance ou qu’il sera battu ou qu’il sera victorieux. Il ne faut pas non plus crier au miracle parce qu’un soldat a vu en rêve qu’il sera blessé dans la bataille du lendemain, ou un candidat au baccalauréat qu’il sera refusé. Dans ces cas, il y a, pour le moins, une chance sur deux pour que l’événement rêvé se réalise.

Toutefois, allons plus avant dans notre analyse et revenons au rêve qui nous annonce un deuil prochain.

Quand, par exemple, un de nos parents est malade, nous sommes tourmentés, anxieux. Nos rêves se ressentent des inquiétudes de la journée ; ils nous représentent le cher malade, tantôt en voie de guérison, tantôt guéri, tantôt encore moribond. Avant qu’il ne meure réellement, nous avons rêvé de sa mort un très grand nombre de fois ; comme l’événement ne s’est pas réalisé, nous n’avons pas attaché d’importance à ces rêves ; nous les avons oubliés. Nous nous sommes rappelé seulement celui qui a coïncidé avec l’issue fatale.

Allons plus loin. Les psychologues tendent à admettre que la plupart des dormeurs rêvent pendant toute la durée de leur sommeil. Quelques personnes ne se rappellent, au réveil, aucun de leurs rêves. Celles pour lesquelles il n’y a pas amnésie complète au réveil ne se rappellent guère que leurs derniers rêves, ceux qui sont le plus proches du réveil ; tous les autres sont, pour eux, de l’inconnu.

Mais qu’un événement important survienne, cet événement fait surgir dans notre conscience le souvenir plus ou moins net et précis d’un rêve dont nous ne nous doutions pas, et dont nous constatons le rapport manifeste avec l’événement dont il s’agit. Le rêve a précédé l’événement ; il était donc prophétique ?

Notons que nous avons rêvé peut-être dix fois, vingt fois à cet événement. Si ce dernier ne se fût pas produit, tous ces rêves fussent restés dans l’oubli, puisque rien ne provoquait leur rappel. L’apparition de l’événement a produit la remémoration ; çà été l’étincelle, la chiquenaude qui met en branle et qui suscite le souvenir.

Quand c’est l’événement lui-même qui ravive et nous découvre le rêve soi-disant prophétique, le souvenir de ce rêve se trouve d’ordinaire modifié, transformé, déformé, en fonction même de l’événement. De la meilleure foi du monde, celui qui a eu ce rêve prétendu prophétique arrange les détails après coup, relie les épisodes, grossit, dénature, construit, pour adapter exactement le contenu de son rêve aux diverses circonstances de l’événement survenu. D’ordinaire, il ne se rend pas [p. 50] compte du travail psychologique qui s’opère en lui inconsciemment ; mais cette déformation n’en est pas moins flagrante.

Il y a plus. Dans certains cas, nous croyons faussement à l’existence d’un rêve antécédent. Par exemple, l’événement qui survient ne nous paraît pas nouveau ; nous avons une vague intuition d’en avoir déjà eu connaissance, d’en avoir entendu parler ; de là à inférer que nous l’avons déjà vu en rêve, il n’y a qu’un pas, et ce pas, un certain nombre de personnes le franchissent. Ainsi, après l’apparition de l’événement, on rapporte un pseudo-rêve prophétique, lequel résulte de l’illusion de fausse reconnaissance, de ce qu’on appelle la paramnésie. C’est là un fait psychologique qu’on n’a bien mis en lumière que dans ces dernières années, mais dont l’existence est indéniable.

Revenons à ces rêves dont nous avons nettement conscience au réveil, mais que nous oublions bien vite dès que nous avons été repris par nos occupations journalières. Survient l’événement. Alors seulement nous constatons l’analogie entre cet événement et notre rêve. Et nous faisons un récit détaillé du rêve pour prouver qu’il a été réellement prophétique. Or, pour les raisons exposées plus haut, quand la relation d’un rêve a été faite après l’événement lui-même, on pourra toujours reprocher à cette relation d’avoir, inconsciemment, je le veux bien, frelaté le rêve et de l’avoir ajusté à l’événement.

Pour qu’une relation de rêve prophétique puisse avoir quelque valeur scientifique et mérite l’examen, il est tout à fait indispensable qu’elle ait été écrite avant l’événement auquel ce rêve se rapporte.

Et ce n’est pas tout. Si l’on rédige ces rêves seulement quelques heures après qu’ils ont eu lieu, il est déjà trop tard, car notre mémoire n’est plus fraîche, des détails nous échappent ; ce n’est qu’un à peu près que nous fixons sur le papier. Toute notation retardée est inexacte et incomplète.

C’est au réveil même, avant la reprise des occupations journalières, avant toute espèce de soin de toilette, que le rêve de la nuit doit être consigné, par écrit. Encore pourra-t-on objecter à cette relation de ne pas être la reproduction exacte du rêve. Car, une fois que nous sommes réveillés, l’activité logique de l’esprit réapparaît ; elle impose aux tableaux du rêve les lois de la pensée vigile ; elle coordonne suivant les lois du temps et de la causalité, elle construit, elle organise ce qui n’était peut-être, dans le rêve, que juxtaposition, amoncellement, incohérence ; de toute manière, elle déforme et falsifie inévitablement le rêve; elle y mêle une large part d’invention.

Pour noter exactement un rêve, il ne faut pas qu’on ait besoin de se lever, de s’installera une table, de prendre une plume, de l’encre, du papier, etc. Car alors on est trop réveillé ; on est trop dans les conditions de la pensée vigile.

Le mieux est d’avoir, à portée de sa main, par exemple sous son traversin, un papier un peu fort et un crayon. Pour écrire le récit du rêve qu’on vient de faire, il faut se réveiller juste assez pour tirer le papier [p. 51] et le crayon, puis griffonner dans l’obscurité. Alors, les yeux bien clos, sans aucune distraction extérieure, on revit le rêve, on fait défiler à nouveau dans l’esprit les images oniriques et on les écrit au fur et à mesure qu’elles se succèdent. Dans ces conditions on a une reproduction aussi exacte que possible du rêve. Encore ces reproductions ne sont-elles pas irréprochables.

En effet, pour relater notre rêve, nous avons recours à notre vocabulaire. Or, les termes de notre langue ont une signification précise, nette, marquée, définie. Le rêve, lui, ne nous offre souvent que des éléments ternes, flous, vagues, indécis, confus. Quand nous les formulons par l’écriture, nous avons la notion que telle expression est quelque peu inexacte, ou insuffisante ou trop forte. Nous faisons dire au rêve plus et autre chose qu’il ne dit en réalité. Nous traduisons, nous déformons malgré nous, et il n’en peut être autrement.

Il est donc bien difficile, pour ne pas dire impossible, d’obtenir une reproduction adéquate du rêve, même si, par l’entraînement, on s’est habitué à l’observation minutieuse et précise de la vie psychique. Et l’on voit le peu de cas qu’il convient de faire de ces récits innombrables rapportés par de simples amateurs, dénués de toute compétence psychologique, incapables d’introspection, n’ayant pas le moindre soupçon des garanties d’authenticité que doit présenter un document qui prétend à une valeur scientifique.

Un certain nombre d’adeptes du merveilleux sont très fiers de passer pour des sujets privilégiés, doués d’une clairvoyance spéciale, capables d’éclairer leurs contemporains, en ce qui concerne l’avenir. Nous avons montré que dans l’immense majorité des cas, les rêves ne sont prophétiques qu’en apparence ; et ils ne passent pour tels qu’en vertu d’illusions dont nous avons donné également les diverses raisons psychologiques.

J’avoue que certains rêves m’ont déconcerté, et que l’explication que j’en ai donnée ne m’a point satisfait pleinement. Mais d’abord ces récits encourent tous les reproches que j’ai énumérés plus haut. Dans un cas, par exemple, on me soumettait une relation écrite 42 ans après que le rêve fût survenu. Je dois suspecter non point, certes, la bonne foi du narrateur, mais les incertitudes de sa mémoire et les constructions de son imagination vigile.

Et, quand même nous ne pourrions pas expliquer, suivant les lois actuellement connues de la psychologie, des rêves en apparence prophétiques, nous ne serions pas acculés à la nécessité de professer qu’ils sont réellement tels.

Nous n’avons pas la prétention de rendre raison de tout ; il nous est loisible d’avouer notre impuissance, de suspendre notre jugement, de n’avoir point d’opinion, de savoir ne pas savoir, et de ne point affirmer quand les raisons d’affirmer nous manquent.

Reconnaître au rêve une valeur prophétique, c’est recourir à l’explication la plus étrange et la moins en accord avec la science. Ce n’est [p. 52] qu’après l’élimination successive de toutes les autres explications possibles, qu’on pourrait être obligé de l’admettre. Or, quel esprit scientifique aurait l’outrecuidance de prétendre qu’il a embrassé toutes les causes possibles sans en oublier une seule ?

Au demeurant, et comme conclusion de cette étude, je voudrais qu’il fût bien décidé que seules auront une valeur scientifique et mériteront d’être discutées sérieusement les relations de rêves écrites dans les conditions énoncées plus haut, alors que le dormeur est réveillé au minimum.

Peut-être, dans ces conditions, les soi-disant prédictions oniriques deviendront-elles moins nombreuses et moins impressionnantes. Ce sera, au moins arracher aux amateurs et aux ignorants qui l’obscurcissent et l’adultèrent un problème psychologique qui a son importance, quelle que soit la solution à laquelle les recherches ultérieures permettront d’aboutir.

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