Paul d’Enjoy. Le spiritisme en Chine. Article paru dans « Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris », (Paris), 15 février 1906, pp. 87-100.

enjoydemon0001Paul d’Enjoy. Le spiritisme en Chine. Article paru dans « Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris », (Paris), 15 février 1906, pp. 87-100.

Paul d’Enjoy (1866-   ). Magistrat. Fut substitut du procureur au Havre.
Quelques publications :
An-nam. Médecins et sorciers. Remèdes et superstitions. Psylles. Cobra Capels. Article paru dans le « Bulletin et Mémoires de la société d’anthropologie de Paros », (Paris), IVe série, tome 5, 1894, pp. 401-413. [en ligne sur notre site]
— Tap-Truyen. Contes et légendes annamites (Récits à la buche). 1897. 1 vol. in-8°, 198 p.
— Étude pratique de la législation civile Annamite.
— La colonisation de la Cochin-Chine : (manuel du colon). Paris, Société d’éditions scientifiques, 1898. 1 vol. in-18.
— Pénalités chinoises. Archives d’anthropologie criminelle, (Paris), 1898. 1 vol in-8°.
— Des signes extérieurs du deuil. Bulletin et Mémoires de la société d’anthropologie de Paris, (Paris), 1903.
— Le spiritisme en Chine. Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, (Paris), 1906.

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LE SPIRITISME EN CHINE

par M. PAUL d’ENJOY.

Les Esprits jouent dans l’imagination populaire chinoise, qui en peuple le monde, un rôle des plus importants. Il n’est pas d’événement heureux ou malheureux, qui ne soit attribué par le vulgaire à l’influence, bienveillante, malicieuse ou cruelle, d’une puissance occulte et celle croyance est tellement répandue, elle répond si exactement au besoin de mysticisme qu’éprouve le Chinois, qu’elle a gagné jusqu’aux classes instruites de la nation.

Les lettrés, imbus des idées morales et positivistes de l’Illustre Kon-Phou-Chéou, ce philosophe pratique par excellence, qui excluait de sa doctrine, comme discussions superflues, spécieuses, vaines, toutes les questions purement théoriques ou spéculatives et n’admettait de débats philosophiques que ceux qui déterminent des applications réelles, ne croient évidemment pas à ces interventions, au moins en tant qu’émanées de puissances démoniaques. Ce sont, à leur sens, des fantaisies grossières, de nature superstitieuse et sottes. Fidèles au You-Kiao, ils ont foi en l’existence d’un principe supérieur de vie, indépendant de la matière qui l’anime, la vivifie ; en un mot, ils croient à l’Ame, comme entité vitale ; mais leur doute naît pour ce qui suit la mort physique. Un point d’interrogation se pose dans leur esprit relativement à la conséquence du divorce consommé entre l’âme et le corps. Ils ne savent quoi penser de l’existence du principe subtil de vie et, par conséquent, des manifestations sensibles de cet élément spirituel dans le monde matériel, lorsqu’il a dépouillé son enveloppe charnelle, qu’il a abandonné le corps pour le livrer à l’œuvre du néant.

Kon-Phou-Chéou, interrogé sur ce point par un de ses disciples, le célèbre Ki-Lou, qui s’inquiétait de ce que devenait l’Ame après la mort, lui répondit : « Frère aimé, comment oserions-nous scruter les mystères de la mort, nous qui n’avons pas pu pénétrer encore les secrets de la [p. 88] « vie ? » Et comme Sé-Kon, un autre disciple cher au philosophe, insistait auprès de lui pour savoir au moins si les mânes pouvaient avoir connaissance de ce qui se passe sur terre, le maître s’exclama : « A quoi bon me demander ce que tu apprendras certainement un jour par toi même ? »

Kon-Phou-Chéou ne voulait-il pas ou bien ne pouvait-il pas répondre à ces questions, intéressantes au premier chef pour un peuple dont tout l’édifice social repose sur l’unité de la Famille, constituée en dogme ? Les lettrés sont divisés sur ce point. Aucun n’ose affirmer, nul n’ose nier que les morts, comme le croient les gens du peuple, ne vivent autour de nous d’une vie spirituelle sans doute, mais agitée des mêmes désirs, mue par les mêmes passions, soumise aux mêmes entrainements des sens, en proie aux mêmes émotions. Qui sait ? disent les sages, en hochant la tête. La forêt des pinceaux frémit, jusque dans ses profondeurs, des mêmes angoisses à l’égard des Esprits que le vaste et onduleux champ populaire, car il est bien vrai ce vieux proverbe chinois :

Les petites feuilles qui tremblent font ‘Vibrer le gros tronc.

Après la mort, que devient l’âme ? Où vont, où sont, que font les mânes des ancêtres ? Grave problème, qu’on n’agite qu’en frissonnant et qu’on ne résout jamais de quelque incertitude qu’on soit saisi, qu’en s’abritant derrière les rites cultuels, comme pour y chercher un refuge au trouble de l’esprit qui interroge. Les mânes, concluent les lettrés qu’on presse, doivent survivre puisqu’on les évoque ; ils s’intéressent sans doute à la vie puisque les rites prescrivent en leur honneur des cérémonies familiales et que ces cérémonies ont précisément pour but d’établir, notamment au retour de l’an, une communion mystique entre les morts et les vivants, A quoi tendraient les formules d’invocations, particulières à chaque foyer, qui se transmettent pieusement de père en fils, si les âmes évoquées ne pouvaient les entendre ? Pourquoi les convier à des festins rituels, si elles n’éprouvent plus, dans le monde immatériel, où elles flottent, les appétences des aliments ? Les Esprits de la Famille ne viennent-ils pas aspirer les fumées des cassolettes où se consument l’encens, le bois de santal et les feuilles d’eucalyptus ? Ne se complaisent ils pas au parfum des baguettes de fiente de buffle ou de chameau, imprégnées d’essences balsamiques ? Pourquoi leur fait-on, s’ils n’ont pas de besoins, des offrandes d’or et d’argent, en brûlant devant les tablettes où est gravé le chiffre de la Famille, des papiers recouverts d’une mince couche de ces métaux, représentative des barres d’or et d’argent qui leur sont données pour satisfaire aux nécessités de leur vie spirituelle ? Pourquoi enfin confectionne-t-on à leur intention des vêtements complets en papier de soie, des maisons de carton, des temples en miniature, qu’on incinère cérémonieusement dans des braseros placés au pied des autels dédiés au culte ancestral, si les Esprits ne visitent jamais les toits qui abritent leur descendance, si les défunts ne survivent pas à la mort [p. 89] physique d’une manière immatérielle mais concrète, s’ils ne peuplent pas l’espace qui nous environne, si leurs ombres n’errent pas sans cesse dans les endroits qui, de leur vivant, leur étaient familiers ?

Telles sont les incertitudes troublantes qui agitent l’esprit des lettrés chinois et qu’ils laissent volontiers en suspens, affectant une attitude complaisante aux superstitions populaires. Le peuple, avec son appréciation simpliste, n’hésite pas dans sa foi robuste. Le bouddhisme d’ailleurs est venu, sous la dynastie des Ilan, lui donner le goût des divinités tangibles. Pour le vulgaire, la mort n’affranchit pas des passions. Les âmes, puisqu’elles existent, procèdent de l’être qu’elles continuent après la mort. Elles aiment et haïssent surtout terriblement et c’est là ce qui motive la terreur superstitieuse du peuple, avec une violence que décuple, pour ainsi dire, leur délivrance des contraintes charnelles.

Elles souffrent, elles gémissent, elles crient, elles effraient les humains par leurs plaintes sinistres. Que signifient les hululements qu’on entend parfois, dans le silence d’une nuit calme, plus particulièrement, d’après l’opinion commune, aux carrefours déserts, sinon qu’un Esprit se plaint des angoisses de la faim ? Pourquoi perçoit-on, aux époques voisines du nouvel an, des gémissements étouffés qui semblent provenir du milieu touffu du bois sacré d’une pagode, sinon que des mânes n’ont plus de famille vivante pour entretenir leur culte ou que leurs descendants les négligent, qu’elles pâtissent du froid, de l’abandon, du manque de nourriture, de la misère spirituelle enfin, si proche de la misère humaine ? Et les petites flammes bleues qui sautillent le long des ruisseaux herbeux, les feux follets errant autour des tombes, ces phénomènes physiques issus de l’humidité, qui ont tant troublé nos paysans français, sont, pour les Chinois, les corps lumineux des Esprits, l’âme elle-même dégagée de ses liens physiques, le principe subtil par excellence.

L’immense majorité du peuple affirme catégoriquement que les divers phénomènes mystérieux de la nature ne constituent que les manifestations par lesquelles les Esprits se révèlent à nous ; et ce qui angoisse le Chinois, c’est cette opinion que les bons et les mauvais génies, car il y eut toujours sur terre de bonnes et de mauvaises gens, hantent les abords de sa demeure et que, s’il n’a guère à espérer l’intervention des Esprits bienveillants, en dehors des époques rituelles où il les convie à prendre place à son foyer, il y a, à tout instant du jour, et surtout de la nuit, à redouter quelque fâcheuse entreprise d’un gnome pernicieux, tout réjoui du mal qu’il s’ingénie à causer. Ce que craint l’homme du peuple, ce sont les visées cruelles des Esprits malins, des Ma-Kouaï, ces diables maudits qui vont en sarabandes folles à travers monts et vallées, toujours en quête de quelque mauvais sort à jeter.

A cette suggestion, le Chinois pâlit et tremble comme un de nos enfants à qui on annoncerait la venue de Croquemitaine.

Lao-Sé, un philosophe contemporain de Kon-Phou-Chéou, qui a laissé en Chine un souvenir des plus populaires, a cru devoir sacrifier à ces [p. 90] tendances mystiques du peuple chinois et a imaginé, pour lui complaire, toute une doctrine spiritiste.

A son sens, la question des Esprits ne fait pas de doute : Les Esprits existent. Mais qui sont-ils ? Ils sont les mânes des morts, survivant spirituellement à l’anéantissement physique.

Ces esprits sont disposés, par ordre de mérite et selon ce qu’ont été leurs actions durant leur vie humaine, en cinq classes, dont les deux extrêmes sont l’assemblée des génies, Chen-Sien et la secte des démons, Kouaï-Sé.

Les Chen-Sinn, comme leur nom l’indique, ont acquis par leurs vertus une situation privilégiée : ce sont des dieux. Entièrement libérés de tout souci terrestre, ils habitent un Eden merveilleux. Leur âme a usé par son ascétisme, son détachement des plaisirs et sa graduelle indifférence des biens de ce monde, les liens qui la rattachaient à la terre. Elle s’est envolée, telle une goutte d’éther qui s’évapore, vers le séjour enchanteur des Trois-Iles, demeure des bienheureux,

Ces Iles s’appellent Pon-Laï, Ton-Chan et Yn-Chéou. Elles sont situées à 700 lieues environ du rivage chinois, au milieu de la mer Jaune, vers l’Orient, et on peut avoir une idée de leur beauté en regardant le soleil jaillir des flots un matin de printemps. Il est inutile d’ailleurs de chercher à les découvrir. Leur situation mystérieuse ne saurait être connue qu’après la mort et on n’y peut aborder que si on a conquis le droit d’y résider.

Un sorcier, nommé Soun-Ché, aurait bien un jour, à ce qu’il paraît, arraché à l’Esprit qui le visitait, le secret de la situation géographique de Trois-Iles et se serait empressé de le révéler à l’Empereur Che-Kouan-Ti qui régna 219 ans avant Jésus-Christ ; mais l’expédition qu’avait aussitôt envoyée ce monarque, quoique composée de l’élite de la Société chinoise, jeunes gens les plus instruits et jeunes filles les plus belles du Céleste-Empire, ne fit qu’entrevoir au loin l’atmosphère nimbée de rose de cet Eden. Un vent violent s’était élevé tout à coup, qui, gonflant furieusement les flots, avait rejeté la flottille profane sur les côtes du Pé-Chi-Li.

Les âmes trouvent, dit-on, dans les Trois-Iles, une herbe fine et odorante dont elles sont friandes. Elles se nourrissent aussi de fruits merveilleux, de pierres précieuses, de perles et de diamants. Elles déjeunent du parfum d’une rose ; goûtent d’un rayon de soleil, soupent d’un air de musique. Elles boivent des gouttes de rosée dans le calice des fleurs et se plongent dans un torrent de nectar qui jaillit d’un rocher de jade. Ces flots, pétillants et sucrés comme un vin fermenté, donnent une ivresse qui confère la jeunesse éternelle : c’est une sorte de fontaine de Jouvence.

La vie des génies s’écoule dans un perpétuel enchantement. Ils vont où leur fantaisie les pousse, soutenus par une brise parfumée qui leur obéit, montés sur des cigognes roses qu’ils chevauchent à volonté. Ils réalisent leurs désirs aussitôt qu’ils les conçoivent : en un mot, ils vivent dans un rêve prestigieux. [p. 91]

Essentiellement bons et miséricordieux, quoique enclins aux sérénité passives, les Chen-Sien écoutent volontiers les prières que leur adressent dévotement les humains vertueux. On les respecte, on les vénère au titre de protecteurs. L’un d’eux, qui est considéré en Chine comme l’ange du foyer, est un petit gnome à face réjouie qui est représenté gambadant follement, la cigarette aux lèvres, la bouche largement fendue par le rire. On place son image auprès du feu. C’est le génie du Bonheur domestique ; quelque chose comme les dieux lares des Romains.

Il y a aussi la déesse Ma-Sou, qui est l’emblème de la piété filiale. De son vivant, elle était la fille de pauvres pêcheurs de Sin-Houa. Un jour, elle s’endormit sur les vêtements qu’elle était occupée à raccommoder, tandis que son père et ses deux frères étaient en mer. Dans son sommeil, elle rêva qu’une tempête mettait les barques de ses parents en péril. Les malheureux allaient être engloutis, lorsque Ma-Sou put saisir avec chacune de ses mains les deux bateaux montés par ses frères, et avec ses dents, la nef où se trouvait son père. Elle les ramenait ainsi, en nageant, jusqu’au port ; mais, avant de toucher terre, elle entendit la voix de sa mère qui l’appelait. Sans songer au résultat de son imprudence, elle répondit à cet appel et sa bouche ouverte laissa retomber la barque de son père qui s’engloutit dans la mer.

A la vision de ce malheur, Ma-Sou se réveilla. Elle fut heureuse de constater que cette aventure n’était qu’un cauchemar. Cependant sa poitrine demeurait oppressée et elle redoutait un malheur. Son rêve était, en effet, un avertissement. Elle apprit bientôt qu’une tempête avait assailli les barques de ses parents ; que ses frères avaient été sauvés presque miraculeusement de la mort ; mais que son père avait été ravi par la mer en furie.

Alors, prise de désespoir, elle résolut de s’immoler en expiation de sa légèreté et mourut pour conjurer les mânes irritées de son père.

Ma-Sou est devenue un génie ; elle a ses temples et ses fidèles. Les marins l’ont choisie pour protectrice ; ils l’implorent quand la tempête fait rage. La première étoile qui parait le soir dans le zénith est son âme inquiète qui surveille la chute du soleil dans la nuit pour ne s’éloigner qu’au nouvel aurore.

Les Kouaï-Sé, au contraire, sont des esprits essentiellement mauvais, issus d’êtres humains pervers el méchants par nature, dont la vie a été malhonnête et scandaleuse. En expiation de leurs crimes — beaucoup ont été décapités sur terre — ils sont condamnés à errer éternellement, toujours attirés par les lieux qu’ils fréquentaient de leur vivant. Seuls, agités, maudits et redoutés, ils ne savent qu’imaginer pour faire du mal. Leur nature, mauvaise en soi, s’irrite chaque jour davantage à la souffrance de leur existence précaire et leur méchanceté s’aiguise sur le malheur qui leur est échu. Ce sont des démons. Point n’est besoin, hélas ! de les invoquer pour qu’ils s’occupent des gens. Ils ne cherchent que l’occasion d’intervenir dans les affaires humaines, pour les embrouiller, faire naître des discordes, provoquer des catastrophes : ils sont les ferments du mal, [p. 92] Kouaï, leur nom générique, est une expression qui signifie à la foi tortue et diable. Dans la cosmogonie chinoise, la tortue abjecte, a consommé avec le serpent, être odieux, le premier adultère. Elle est considérée dans cet ordre d’idées comme une bête maudite, emblème de l’infidélité la plus méprisable.

Ce sont les Kouaï qu’on entend ricaner à travers la tempête et qui se poussent, en hurlant dans le vent, les jours d’orage. Leurs plaintes et leurs malédictions se l’épandent à la surface de la terre où elles font des bruits terrifiants.

Pour les conjurer, le peuple place aux endroits qu’ils fréquentent habituellement de petites tablettes peintes en blanc, sur lesquelles un sorcier écrit des formules d’exorcisme en caractères cabalistiques, faits de traits noirs et rouges.

Plusieurs fois par an, surtout dans les campagnes, on leur offre des sacrifices. Des animaux sont immolés à la terre, qu’on laisse s’imbiber du sang des victimes. Il semble que les esprits malins en soient avides ; « Recevez, Ô Esprits ! » dit le sacrificateur. Les Esprits reçoivent par le sol qui boit.

Tandis que les génies se complaisent, quand ils visitent la terre, dans la lumière éclatante du soleil, les Kouaï s’environnent toujours d’ombre. Ils se cachent, durant le jour, pour se répandre au milieu des êtres vivants, lorsque la nuit étend ses voiles, protectrices de leur hideur. Plus les ténèbres sont épaisses, plus le lieu est désert, plus leur audace est grande, Ils organisent des courses vagabondes dans les forêts, évitant soigneusement de traverser les clairières ou de couper un rayon de lune. Ils composent des farandoles qu’on entend passer dans les airs avec grand bruit et à l’effroi des paysans chinois, Leurs refuges préférés sont les bois profonds, les entrecroisements de route, les ponts, les fondrières, les carrières abandonnées, les ruines et les tombes.

Entend-on, dans le silence de la nuit, le cri sinistre de la hulotte ou la plainte de quelque autre animal nocturne ? Aussitôt on lui donne la signification d’un mauvais augure. C’est l’oiseau aux Sept-Tètes qui appelle un malade ; c’est le quadrupède Ke-Lin, qui brame à la mort. Si un voisin est souffrant, chacun y voit le présage de son décès prochain. Qu’il meure et c’est la confirmation de la conjecture. Qu’il survive, la superstition n’est pas atteinte par cet échec : le cri n’était, sans doute, pas destiné au village qui l’a perçu, ou bien le sort a été conjuré par l’intervention opportune d’un ancien bonze, parent du malade, dont la piété a laissé dans la contrée des souvenirs impérissables.

D’après l’Y-Kin, genèse du monde physique, les génies procèdent du principe mâle de la vie, Yn, l’éclair, la force indivisible. Les Esprits malins sont issus de l’ombre, Yan, principe femelle, que l’éclair illumine, traverse et féconde. Pour représenter ces deux entités, on a recours à de simples traits de pinceau. Une ligne droite continue figure Yn ; une ligne coupée en deux sections égales, scindée en son milieu, donne l’idée de Yan. En combinant ces deux schémas, on obtient les huit Koua ou [p. 93] trigrammes de Fo-Hi, qui, rangés dans le cercle initial du néant, constituent la figgure idéale de la création.

Ces diverses transformations, phases d’où est issu le monde matériel, sont ainsi transcrites : trois traits mâles pour l’éther ; trois traits femelles pour la terre ; un trait femelle et deux traits mâles pour le fluide liquide pur ; un trait femelle entre deux traits mâles pour le feu pur ; un trait mâle et deux traits femelles pour le tonnerre ; deux traits mâles et un trait femelle pour le vent ; un trait mille entre deux traits femelles pour l’eau ; enfin deux traits femelles et un trait mâle pour les montagnes.

Le fonds et le tréfonds de la terre sont peuplés d’êtres surnaturels.

C’est Yn-Yan-Sé, le composé de deux principes de vie, qui préside au temps. Démon au visage mi-partie noir, mi-partie blanc, il est le maître du présent et de l’avenir. Il y a aussi le grand diable blanc, Chan-Pin-Kouaï, aux yeux ronds qui sortent, sanglants, de leurs orbites, aux cheveux emmêlés semblables à un nid de serpents en furie, à la langue pendante apte à happer une proie imprudente, et Aï Pa-Kouaï, le petit lutin noir, gnome difforme, tout velu, dont la langue, fine comme une épée, semble une vipère prête à s’élancer. Il y a toute une théorie de démons cornus à l’envi, grimaçants jusqu’à l’horrible, en tout semblables aux diables de l’enfer du christianisme.

Dans les Pagodes, les bonzes montrent au visiteur qui les en prient, de longs Kimonos sur lesquels des artistes se sont complus à figurer des scènes épouvantables des supplices infernaux. On y voit des Esprits maudits à tête d’oiseaux, de chevaux, d’ânes ou de porcs, torturer des humains de toutes les façons les plus odieuses que puisse supposer une imagination en délire. Ce sont des malheureux embrochés et grillés ; des patients livrés aux tortures de la roue qui, en tournant, arrache avec chacun de ses crochets, un lambeau de leur chair. Ce sont des condamnés au pilon qu’un gnome manœuvre en riant d’une façon sardonique, tandis que le supplicié se fait tout petit et cherche, mais en vain, à se garer, en se serrant coutre les parois du mortier où il est placé, des coups terribles qui broient son corps, Ce sont des individus suspendus par des crampons plantés dans la peau du ventre à des potences incandescentes d’où ruisselle de l’eau bouillante ; des hommes lentement sciés ; des femmes éventrées dont les intestins s’enroulent sur des poulies hérissées de pointes. Ceux-ci servent de cibles à d’ignobles farfadets à tête de serpent, au corps de porc, aux pieds de canard qui les criblent de flèches ; ceux-là, liés à des poteaux, sont éborgnés par des démons à face de vessie gonflée de graisse et à corps de bouc, qui se servent des yeux de leurs victimes, comme de boules pour jouer au tonneau et les jettent dans la gueule ouverte d’un hideux lézard. Les uns sont plongés dans des cuves d’huile bouillante ; les autres dans des tonneaux emplis de poix enflammée ; ici on arrache la langue d’un homme avec des tenailles ; là on coupe les bras et les jambes d’une femme ; là-bas on écorche un enfant. Dans cet angle, à l’aide d’énormes blocs de pierres, on lapide de pauvres gens qui se cramponnent à un démon sarcastique dont le rôle infâme consiste à les protéger et à les attirer d’une [p. 94] main, tandis qu’il leur jette de l’autre du plomb fondu dans la gorge. Ce sont aussi des scènes hideuses de porcs, de boucs et de serpents accouplés où s’affichent des procédés pornographiques et scatologiques. Tout cela s’agite, se tord, se convulse au milieu des flammes tourbillonnantes qui lèchent les suppliciés, sans jamais les consumer.

Voici d’autres sites de désolation. Après le feu, la glace. Eclairés vaguement par une lune falote, d’immenses glaciers sont figurés dans une région aux horizons bas, au ciel de nuit. Là, trône une sorte de déesse, que les artistes des pagodes s’efforcent de représenter sous les apparences d’un être à la beauté fatale, aux regards voluptueux, aux gestes attirants : c’est la fascination du mal. Elle est assise au haut d’un arbre hérissé d’épines. Tout autour d’elle, captivée par ses séductions, grouille une foule en rut qu’une mégère dépouille de ses vêtements. Hideux de passion bestiale, les malheureux ne paraissent pas s’inquiéter du froid intense qui bleuit leurs chairs. Ils ne vivent que pour la luxure, Tout leur être est tendu vers la femme convoitée. Ils se ruent à l’assaut, se pressent contre l’arbre qui porte la déesse et s’immolent d’eux-mêmes sur ses épines qui les transpercent, tant et en si grand nombre qu’un démon prévoyant est fort occupé à arracher ces grappes humaines dont le sang est exprimé sur le tronc infâme, pour les jeter dans un fleuve gluant qui coule, visqueux non loin de là et va se perdre dans la nuit.

Que ne feraient les Chinois pour conjurer ces monstres, éviter leurs embûches, échapper à leur damnation ? Ils en ont une telle frayeur, qu’ils tremblent à l’idée mëme de prononcer leur nom et cette terreur se conçoit aisément quand on songe que les pauvres gens croient fermement à la réalité de ces supplices. Il leur semble que les démons, sans cesse en quête d’une victime, soient attirés par le seul fait que leur nom est proféré dans une conversation, si banale qu’elle soit et, pour rien au monde, ils ne voudraient les avoir suscités.

Comme les Esprits sont mus par des sentiments exactement semblables aux sentiments humains, il y a, quand ils s’acharnent sur une personne vivante, deux moyens de les conjurer : la prière ou la menace.

Seules certaines personnes, douées d’un pouvoir surnaturel, peuvent leur en imposer, les effrayer, les tenir en respect et même les mettre en déroule. Ces êtres privilégiés ne sont pas, comme on pourrait le croire, des prêtres, mais bien de simples gens du peuple, individus à la vérité quelque peu étranges ; dont les allures bizarres révèlent une communion habituelle avec un génie.

Ces personnages ont le regard égaré, la figure émaciée, la voix rauque : ce sont des sorciers.

Pour quelque menue monnaie, ils consentent à se mettre en communication avec la puissance occulte qui leur est familière et au milieu d’une mise en scène extravagante que les plus sceptiques, gagnés par l’effroi, regardent sans rire, ils chassent le démon.

Leur intervention est surtout recherchée dans le cas où une maladie résiste aux traitements des médecins. D’après les croyances populaires, [p. 95] une des facultés des Esprits malins consiste il se glisser sournoisement dans le corps des êtres vivants pour y causer des désordres, provoquer des malaises, susciter des maladies et mettre en péril la vie même de leurs victimes. Chaque maladie a son démon. La langueur, l’anémie, les pâles couleurs sont dues à des gnomes, qui ont ouvert les pores de la peau pour faire fuir par degrés la chaleur vitale. La fièvre est apportée des régions souterraines par un farfadet qui souffle dans la tête du malade un des tisons soustraits au foyer infernal. Il n’y a pas jusqu’aux maladies contagieuses et épidémiques, comme la variole, le choléra, la peste, qui ne soient attribuées à la malignité des démons. En un mot, l’état de maladie, c’est la possession par l’esprit du mal.

En vertu du pouvoir que lui confère le génie bienfaisant dont il est animé, le sorcier va droit au mal et l’exorcise.

L’opération spiritiste se fait toujours de nuit, afin qu’on soit certain d’être en présence de l’esprit maudit, dont les ténèbres favorisent l’action délétère. C’est dans sa toute puissance même qu’il faut le frapper.

Le sorcier, bizarrement accoutré, la tête surmontée d’un bonnet pointu, la figure maquillée de manière à lui donner une expression effrayante, les sourcils allongés et relevés vers les tempes, les lèvres cerclées de lignes blanches et noires, pénètre dans la demeure où il a été convié et prend place dans une antichambre voisine du malade. Il s’assied tout d’abord devant une petite table recouverte d’un tapis d’autel, sur laquelle brûlent deux bougies et où fume un brûle-parfums. Il demeure un instant pensif ; mais il ne tarde pas à s’agiter, comme la Pythie sur son trépied. Bientôt ses mouvements s’accentuent, il se meut comme s’il galopait sur un cheval fougueux : il fait des bons désordonnés que rythment, pour ainsi dire, des exclamations rauques et gutturales. Sa poitrine est oppressée, ses yeux s’enflamment, on voit croître en lui une émotion intense : c’est le génie qui vient.

Enfin le possédé se calme un peu. Il parait transfiguré et ses gestes semblent embrasser l’horizon. Il parle ; mais les mots que scandent ses lèvres, appartiennent à un langage mystérieux que nul ne comprend. Parfois cependant cet ignorant, cet homme du peuple illettré, surprend ses· auditeurs en s’exprimant correctement en langue mandarine, en Couan-Houa. Mais sa voix, d’abord posée, devient bientôt saccadée. Ses paroles sont entrecoupées de hoquets nerveux ; ses mains s’agitent de nouveau d’une façon désordonnée. Il tend les bras et par une mimique expressive, explique qu’il désire un objet tranchant, pour sa bouche. Le geste est compris par les assistants qui lui tendent un sabre. Aussitôt il s’en saisit, le porte à ses lèvres et d’un coup sec, se fait une incision sous la langue.

Le sang qui s’échappe de cette blessure est recueilli dans un bol. Le sorcier s’en sert comme d’encre, pour, à l’aide d’un pinceau ordinaire, tracer sur des feuilles de papier jaune des signes cabalistiques qui, aux dires des croyants, constituent des injonctions impérieuses contre les Esprits malins.

Tandis qu’il écrit en hâte, les assistants n’hésitent pas à dérober [p. 96] quelques-unes de ces feuilles précieuses pour leur usage personnel. Cependant, le sorcier a fini de griffonner. Alors, se saisissant de toutes les feuilles maculées de son sang, il se lève et passe dans la chambre du malade. Celui-ci a été étendu à terre sur une natte. On a placé auprès de lui deux grands candélabres dans lesquels brûlent des cierges rouges. Tout autour de sa couche, on a jeté des papiers d’or et d’argent, on a jonché le sol de feuilles de prières.

Gambadant comme un fou, autour du patient immobile, les mains croisées sur la poitrine, le sorcier hurle à pleine voix ; il jette une à une ses formules d’exorcisme, dans une sarabande échevelée, fait un tapage extraordinaire.

Pour accroître la puissance de son exorcisme, des gens s’évertuent en même temps à frapper à coup, redoublés sur des tam-tam, des gongs, des cymbales, sur tout objet sonore quel qu’il soit, et cette cacophonie sauvage, que complètent les cris poussés à qui mieux mieux par les assistants qu’entraîne le démoniaque sorcier, n’a d’autre but que de mettre en fuite l’Esprit malin, en l’épouvantant.

Enfin, épuisé, ses forces vaincues, l’exorciste pousse un grand cri aigu spasmodique, se raidit et tombe à la renverse.

La cérémonie est terminée. On fait cependant boire au malade, par excès de précautions, les cendres des papiers jaunes sur lesquels ont été écrites les formules d’exorcisme, en les mêlant à une potion faite d’alcool de riz et d’une infusion de plantes balsamiques.

Si la guérison ne survient pas dans les jours qui suivent, c’est que le mauvais Esprit est plus tenace et plus pervers encore qu’on ne le supposait. Le danger n’en apparaît que plus grand pour le malade. On recommencera donc, de semaine en semaine, les exorcismes jusqu’à ce que le malade guérisse ou meure.

En temps d’épidémie, lorsque le mal s’étend sur toute une agglomération, on procède de façon différente. La puissance néfaste est manifestement trop forte pour qu’on songe à la violence, On emploie alors la douceur.

Dans les villages pauvres, on se contente de fabriquer un petit radeau sur lequel on entasse des victuailles, principalement du porc dont les esprits sont, paraît-il, friands, des gâteaux, des fruits, du vin de palmes. On orne ce radeau comme un autel ; on le surmonte de petits étendards multicolores en papier de soie ; on y allume des baguettes d’encens ; on y dépose des sapèques d’étain et de cuivre. Enfin, on le porte, en grande pompe, auprès du fleuve voisin. Après avoir attiré les Esprits malins de la région par toutes sortes de paroles aimables, d’invitations déférentes, de captieuses promesses, on les convie à goûter ce festin offert par la commune. Quand on suppose que les génies du mal ont été circonvenus et que, gloutons, ils se hâtent de se repaître sans prendre garde au piège qui leur est tendu, on abandonne doucement le radeau au cours du fleuve.

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C’est une façon polie de mettre le fléau à la porte ou plutôt de [p. 97] l’envoyer — ce qui n’est guère charitable pour le voisin — exercer ses maléfices ailleurs.

Dans les communes plus riches et lorsque l’épidémie ou la calamité exigent, pour être conjurées, de plus grands sacrifices, on procède, à des cérémonies somptueuses dans les pagodes. Ce sont les Pou-Tou, rites propitiatoires, si la colère des Esprits est seulement appréhendée et qu’on veuille éloigner des malheurs futurs, ou expiatoires si le mal règne et qu’on tente de désarmer les courroux des démons.

Les cérémonies de Pou-Tou ont lieu la nuit au milieu d’un grand concours de peuple, en présence des autorités de la région. Elles durent quatre jours et comportent des illuminations publiques qui consistent en éclairage des rues, des maisons particulières, des édifices publics et des pagodes avec des lanternes de papier colorié, affectant des formes d’animaux extraordinaires.

Durant toutes les cérémonies, les bonzes officient, revêtus de leur longue toge de soie jaune, ayant à leur tête celui d’entre eux qui, par l’imposition du feu sur le crâne, a été proclamé saint et dès lors jouit du privilège exclusif de porter une mitre dorée, semblable à celle des évêques catholiques.

Le premier soir, ont lieu les cérémonies d’invitation. On apporte d’abord un petit sujet en carton qui représente un homme à cheval. Un bonze écrit en chantant une formule de politesse sur une feuille de papier jaune qu’il roule ensuite et passe dans la main du fantoche. Muni de ce libelle, le cavalier est jeté dans un brasero où il est incinéré avec sa monture. Ce personnage représente l’ambassadeur que la ville délègue auprès du trône de You-Houan, le dieu de Jade, pour l’inviter à la cérémonie. Les mandarins du lieu vont ensuite se prosterner au pied des autels, y déposent des baguettes de santal qu’ils allument et font chacun, lentement, neuf génuflexions respectueuses. On apporte alors cinq tuiles, qu’on place à terre, côte il côte, et qui figurent les régions infernales. Sur chacune d’elles sont jetées pèle-mèle des silhouettes en papier, simulant des Esprits. Un bonze tourne autour d’elles en psalmodiant, brise tour à tour, à coups de maillet, les cinq tuiles et emporte les silhouettes. Ce rite a pour objet de détruire les obstacles rocheux qui pourraient empêcher les divinités conviées de quitter les entrailles de la terre pour émerger sur le sol de la commune.

Afin d’indiquer aux Esprits la route à suivre pour venir à la Pagode, on hisse, de lin en loin, aux arbres des environs, des globes lumineux sur lesquels sont inscrits des signes cabalistiques. Y-a-t-il un fleuve dans les environs ? On se rend en procession sur ses bords et on dépose sur ses eaux de petits vases en forme de fleurs, qui portent des lampions et qui constitueront les nefs sur lesquelles les Esprits pourront prendre place.

La seconde soirée est affectée à la réception des Esprits. Les invités sont arrivés. On brûle en leur honneur des monceaux d’encens ; on incinère des liasses de papiers dorés et argentés. Tout autour du temple, on a dressé des boutiques en miniature où trônent des mannequins en carton, [p. 98] patrons et commis de ces magasins fictifs. C’est là que les Esprits sont censés aller s’approvisionner de tout ce qui leur est nécessaire. Ils y trouvent tailleurs, chemisiers, cordonniers, coiffeurs, barbiers, pédicures. On leur offre des vêtements complets, du linge, des chapeaux, des chaussures, le tout figuré en papier et mis en étalage dans les boutiques de carton,

On les comble aussi de victuailles. Ce ne sont sur des rayons superposés qu’entassements de fruits, de viandes hachées, de poissons salés et fumés, pyramides de gâteaux de riz, montagnes de pains dorés, échafaudages de pâtes molles multicolores,

On veille à leurs plaisirs, en leur consacrant une fumerie d’opium et une maison de jeux, également en carton.

Dans un coin retiré de la Pagode, derrière des stores pudiquement baissés, on leur a ménagé des appartements. D’un côté, les hommes ; de l’autre, les femmes. Ces réduits contiennent des nattes de paille, des oreillers de carton, des couvertures de chiffons. On y a aussi déposé des jarres pleines d’eau pour les ablutions et des feuilles de papier qui doivent faire office de serviettes.

Le troisième soir, a lieu la réception proprement dite. C’est le jour du banquet. Les idoles de la Pagode y assistent, placées en cercle autour de la table que servent les bonzes, ayant, en la circonstance, les fonctions de maître d’hôtel. Le festin est des plus soignés. Tout ce que peut fournir de plus raffiné la cuisine chinoise, y est apporté. Les Chinois se surpassent en extravagances culinaires pour arriver à capter les Esprits qu’ils veulent se concilier.

Après la consécration du festin, qui se fait à l’aide de prières el de cantiques, on allume un immense bûcher sur lequel on incinère toutes les offrandes, au bruit des feux d’artifice, au crépitement des pétards et à la lueur des fusées multicolores.

Enfin le quatrième jour, on donne un second repas, mais plus modeste, aux Esprits retardataires et aux impotents, qui n’ont pu assister aux agapes de la veille.

Les mêmes offrandes sont faites. Toutefois leur quantité est moins grande et il y a lieu de remarquer que cette fois, on multiplie les sauces et les bouillies, attention délicate pour les Esprits fatigués qui ne pourraient goûter aux mets relevés et pour ceux des gnomes qui, décapités de leur vivant sur la terre, ne peuvent qu’ingurgiter dans leur cou béant, des coulis et des purées.

C’est ainsi que les maux sont conjurés, les épidémies vaincues, les catastrophes évitées. Si les Esprits sont satisfaits de la réception qui leur a été faite, ils retournent à leur domaine infernal et le bonheur renaît dans la commune qu’ils ont cessé d’infester.

Excessivement prompts à relever ce qu’ils croient être une injure à leur puissance, les Esprits sont aussi éminemment jaloux du bonheur des humains. C’est pourquoi il faut se bien garder de faire étalage de richesses ou seulement se féliciter d’être heureux. Voici un père, qui, fier de [p. 99] l’enfant qui lui est né, vante partout sa grâce. Il lui a donné un prénom aimable. Il l’appelle diamant, rosée, aurore, bouton de lotus, graine d’or, perle fine, par exemple. Quelle sottise ! Cette imprudence suffit à exciter la jalousie d’un démon qui apprenant le bonheur de cette famille, s’acharne aussitôt sur elle, y sème la discorde et les maladies, y propage la mort.

Aussi voit-on nombre de personnes prudentes donner aux nouveau-nés des noms de mépris ou des appellations dégradantes. Ce sont des laideurs, des chagrins, des pestes. En temps de choléra, le prénom de dysenterie est des mieux appropriés ; on le considère comme une sorte de talisman.

Un criminel est-il exécuté sur la place publique ? Aussitôt que sa tête est décollée, les spectateurs s’empressent de pousser des cris discordants pour faire fuir sa vilaine âme. C’est évidemment un esprit malin de plus, puisqu’il a commis un crime puni de la peine capitale et il y a tout lieu de craindre qu’il ne hante maintenant ces lieux pour y faire des maléfices.

Dans les régions infestées de tigres ou de serpents, on élève de petits temples à ces animaux divinisés. Ce sont des chapelles de bois en forme de niches, placées au pied de grands arbres, dans lesquelles on dépose quelques ossements de ces êtres redoutés, Soigneusement les bonzes de la Pagode voisine y entretiennent des feux d’encens et chaque passant jette une pierre contre l’arbre, de telle sorte que bientôt le petit temple est entouré d’une véritable pyramide de cailloux.

Un moyen d’apaiser les Esprits malfaisants consiste à leur immoler des volailles. On prend un poulet, on lui ficelle les pattes et on le suspend la tête en bas, au bout d’une perche fichée en terre, Ceci fait, on se met à le plumer tout vif, en invoquant les démons auxquels on fait complaisamment l’éloge de la chair de la victime. Quand on a suffisamment excité la convoitise de l’Esprit et que l’animal est entièrement plumé, on lui tranche le cou et on laisse le sang dégoutter sur le sol.

Êtres humains dégradés et damnés, animaux sauvages et féroces, bêtes apocalyptiques, tout un monde grouillant de créatures malfaisantes habite, selon la croyance populaire, dans les entrailles de la terre et à sa surface. Le peuple chinois, comme un enfant maladif, imagine les démons les plus hideux, serpents à mille tètes, lézards à gueules effroyables, éléphants et mastodontes épouvantables. Le ciel lui-même est peuplé par son cauchemar d’animaux fantastiques dont il croit voir les formes dans les nuages. Il divinise jusqu’à la pluie et au vent, dont il fait le dragon et le phénix.

Le dragon, en effet, représente la pluie. On le figure comme un animal à tète de tigre et au corps de serpent. La gueule ouverte laisse échapper des trombes d’eau et des tourbillons de fumée noire. Il a des dents monstrueuses, longues et acérées, des yeux en boules semblables à ceux des homards, qui lancent des éclairs et se meuvent comme des projecteurs électriques. Il porte sur le front deux cornes giratoires qui tournent en sifflant lorsqu’il est en colère. Son corps, souple et onduleux se compose [p. 100] de mille anneaux fumants, qui se tordent au milieu de flammes bleuâtres. Il glisse, il rampe à travers les nuages et, s’il est irrité, il avance par bonds, en se servant tantôt de ses deux courtes pattes aux cinq griffes crochues, tantôt de ses ailes en forme de nageoires. Alors, c’est le typhon, Humide et suant, il passe dans une trombe et ses mugissements sont ceux de la mer en furie.

Le dragon est le dieu des nuées. C’est à lui que le peuple adresse des prières durant les périodes de sécheresse. C’est lui également qui a les honneurs de la procession annuelle du premier jour de l’an, au cours de laquelle, dans l’espoir de pluies bienfaisantes, on promène avec pompe, il travers les rues populeuses, son image en carton et toile peinte, soutenue, agitée, secouée par mille coolies en délire, aux applaudissements de la foule joyeuse.

Le phénix est un oiseau au riche plumage. Ses plumes sont teintes des cinq couleurs chinoises fondamentales : noir, rouge, azur, blanc et jaune. Cet animal a un chant mélodieux, comparable au son de la flûte. Il est infiniment doux et bon par nature, mais très susceptible. Contrarié, il appelle le dragon et tous les deux, s’unissant, déchaînent· des tempêtes. Au calme, le phénix représente la brise ; à l’état de mécontentement, c’est le vent plus ou moins violent ; dans l’irritation, c’est le cyclone.

Par flatterie, on assimile l’empereur de Chine au dragon et l’impératrice au phénix.

Telles sont, dans leurs principaux traits, les superstitions chinoises, issues du panthéisme déformé de Kon-Phou-Chéou, du Laoséisme aggravé, du Bouddhisme matérialisé et de toutes sortes de pratiques de sorcellerie. Il faudrait écrire des volumes — et ce serait une œuvre fastidieuse — si l’on voulait noter toutes les croyances spiritistes de ce peuple. Ces fantaisies sont si nombreuses et si confuses qu’elles se contredisent les unes les autres : mais le vulgaire les accueille toutes, avec la même faveur, les yeux fermés. Il aime ces inventions macabres, en savoure le mysticisme puéril et frissonne à l’évocation de ce monde imaginaire, parce que son esprit vieillot s’accommode mieux de la légende que de la vérité et que, comme pour les êtres humains dans leur individualité, il est un âge où les peuples reviennent à l’enfance.

La Chine est bien vieille ! Renaîtra-t-elle comme le Phénix ?

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