P. F. Perdrizet. Les esprits et les démons d’après Ronsard. Extrait de la revue « Mélusine, recueil de mythologie, littérature populaire, traditions & usages », (Paris), tome VIII, 1896-1897, colonnes 1-5.

P. F. Perdrizet. Les esprits et les démons d’après Ronsard. Extrait de la revue « Mélusine, recueil de mythologie, littérature populaire, traditions & usages », (Paris), tome VIII, 1896-1897, colonnes 1-5.

Yve-plessis n°301.

Emile-Frédéric Paul Perdrizet (1870-1938). Archéologue, helléniste et médiéviste, mais aussi folkloriste. Elève de Collignon, et G. Bloch à l’Ecole Normale Supérieure. Collaborateur un temps avec C. Fosse il expose Chypre. Il publiera le résultat de ses voyages en Macédoine et en Thrace dans le Bulletin de correspondance hellénique. Parmi de nombreuses publications, en particulier dans diverses revue, nous avons etenu :
— Negotium perambulans in tenebris : Etudes de démonologie gréco-orientale. Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1922, 1 vol. in-8°, 32 p.

Les [colonne.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[colonne 1]

LES ESPRITS ET LES DÉMONS
D’APRÈS RONSARD

Or qui voudroit narrer les contes qu’on fait d’eux,
De tristes, de gaillards, d’horribles, de piteux,
On n’auroit jamais fait : car l’homme ne se treuve
Qui tousiours n’en raconte une merveille neuve.
RONSARD. Hymne des Daimons.

Le subiect des Daimons est ample, mais ie ne fais qu’ouvrir
le pas…, y entre plus auant qui le pourra, comme ie sçay que tout
autre que moy le peut, et mieux et plus amplement. Mais c’est
assez pour mon contentement, si vous receuez ce que j’ai fait.
RICHELET. Dédicace du Commentaire de l’Hymne
des Daimons
au président Séguier.

Il ne semble pas au prime abord que le folkloriste puisse trouver beaucoup à glaner dans l’œuvre de Ronsard. Chez le prince des poètes humanistes, les seules traditions qu’on s’attende à rencontrer, ce sont les traditions mythologiques de l’antiquité grecque et latine. Je n’ai pas l’intention de prouver, par un dépouillement complet de l’œuvre de Ronsard, qu’il n’en est pas tout à fait ainsi, et que le poète vendômois n’est pas inutile à consulter pour la constitution du Corpus de nos traditions populaires. Je voudrais seulement appeler l’attention sur ce curieux Hymne des Daimons (t. V, p. 122, Blanchemain) que M. Richelet a si patiemment commenté.

Il ne faut d’ailleurs pas s’attendre à trouver dans ce poème uniquement du pur folk-lore. L’hymne est dédié à un prélat, Lancelot Carle, évêque de Riez ; aussi contient-il beaucoup de théologie, que le docte poète fi cherchée dans les Pères et les écrivains ecclésiastiques. Celui de ces écrivains dont il semble s’être le plus servi, Richelet nous l’apprend, c’est Michel Psellos le jeune, l’auteur du πεῥί ένεῥγείας δαίμόνων. Or, comment avait­il eu connaissance du dialogue de Psellos ? Il ne faut pas se laisser induire en erreur par les notes de Richelet, où Psellos est cité en grec. L’édition princeps du πεῥί ένεῥγείας est de 1615 (Cf. l’avant-propos de réd. de Boissonade, Nuremberg, 1837). Je pense que Ronsard lisait Psellos dans la traduction latine de Marelle Ficin, publiée par Alde Manuce, en 1497 (Cf. Renouard, Annales de l’imprimerie des Aides, t. I, p. 17 et 132) et par Jean de Tourne, en 1552 (Cf. Fabricius). Pour faire en passant une observation qui vaudrait la peine d’être développée, il est sans doute plus d’un auteur que, même de ceux qui, étaient publiés de son temps, Ronsard n’a dû connaître que, par les traductions latines. Mais je reviens à mon propos. Ronsard s’est donc servi, pour écrire l’Hymne des Daimons, d’auteurs anciens, Psellos, Apulée, saint Augustin, et il a mis en vers ce qu’ils disaient ou enseignaient sur les démons ; mais c’est en y ajoutant bien des traits qui ne sont pas empruntés à ses auteurs, bien des détails qui viennent de la tradition populaire, vivante autour de lui, de cette tradition dont les récits l’avaient bercé, lui aussi, le futur poète humaniste, au château de la Poissonnière, lorsqu’il n’était encore qu’un « enfançon ». Il y a donc dans l’Hymne des Daimons un certain nombre de passages dont le folk-lore peut faire son profit : je [colonne 2] vais m’attacher à les relever. J’en ferai autant pour le commentaire de Richelet ; mais les traces de follore sont bien moins nombreuses dans la glose que dans le texte. Richelet est un pédant qui a cru faire merveille en ne mettant guère dans ses notes que du grec et du latin : que n’a-t-il commenté notre hymne en en rapprochant les croyances relatives aux esprits et aux revenants qu’il aurait pu rassembler aux environs de 1620 ! Mais quoi ! Richelet devait penser, lui aussi, que le traditionnalisme est une science en sabots, une roturière avec laquelle un homme qui sait le grec et le latin ne se commet pas.

« Selon la philosophie Platonique » (Richelet) et selon saint Augustin (Cité de D. VIII, 14) qui, dans cette question, déclare suivre Platon, Ronsard dit que les Démons existent depuis le commencement du monde, et que Dieu en aurait peuplé l’air, de même qu’il peuplait d’hommes la terre, et les Cieux d’anges.

A celle fin qu’il n’y eust point de lieu vu ide en l’univers.

Les Démons habitent donc les espaces sublunaires, les régions, des orages et des nuages.

Dieu logea les Daimons au milieu des nuages.

Comme les nuées, en effet, les Démons ont des formes incessamment changeantes :

Et tout ainsi qu’on voit qu’elles mesmes se forment
En cent divers pourtraits dont les vents les transforment.
En centaures, serpens, oiseaux, hommes, poissons,…
Tout ainsi les Daimons qui ont le corps -habile,
Aisé, souple, dispos, à se muer facile,…
Se changent tout soudain en tout ce qui leur plaist,
Ores en un tonneau grossement s’élargissent,
Ores en peloton rondement se grossissent,
Ores en un cheuron les voirriez s’allonger…
Bien souuent on les voit se transformer en beste,
Tronquez par la moitié : l’un n’a que la teste,
L’autre que les yeux, l’autre n’a que les bras…
Les autres sont entiers, et à ceux qu’ils rencontrent
En forme de serpens et de dragons se monstrent,
D’orfrayes, de choüans, cheueches, de corbeaux,
De boucs, de mastins noirs, de chats, loups et taureaux…

Ce sont les Démons qui nous épouvantent la nuit, en se montrant dans nos rêves sous la figure d’un de nos parents morts (Cf. dans Ronsard, la Prosopopée de Loys de Ronsard, Poèmes II, t. VI, p. 178 et suiv. Blanche­ main : le poète y raconte que son père lui apparut en songe). — On reconnaît les démons à la soudaineté de leur apparition.

Souuent à l’improuueuë on les voit apparoistre.
Tellement qu’on les peut facilement cognoistre…
Mais eux bien peu de temps de leur forme jouïssent,
Et tout soudain en rien elles s’évanouïssent,
Comme si de couleur les ondes ou teignoit…

Il y a deux sortes de Démons , les malfaisants et les bienfaisants. Les uns causent

Peste, fièures, langueurs,orages et tonnerre :
Ils font des bruits en l’air pour nous espouuanter
Ils font noircir la Lune horriblement hideuse,
Ils font aux yeux humains deux soleils présenter
Et font pleurer le Ciel d’une playe saigneuse.
Les uns vont habitant les maisons ruinées

(comme à Bissestre, remarque Richelet)

Ou des grandes citez les places destournées
En quelque carrefour, et hurlent toute nuit.
Accompagnez de chiens, d’un effroyable bruit. [colonne 3]
Vous diriez que cent fusils trainent par la rue…
Les autres … vont habitant
Autour de nos maisons, et de trauers se couchent
Dessus notre estomach, et nous tastent et touchent ;
Ils remuent, de nuit, bancs, tables et tréteaux,
Clefs, huys, portes, buffets…
Ou comptent nos thrésors, ou jettent contre terre
Maintenant une espée, et maintenant un verre :
Toutefois au matin on ne voit rien cassé
Ny meuble qui ne soit en sa place agencé.
On dit qu’en Norouëgue ils se louent à gages (1)
Et font comme valets des maisons les mes nages ;
Ils pensent les chevaux, ils vont tirer le vin,
Ils font cuire le rost, ils serancènt le lin,
Ils filent la fusée, et les robbes nettoyent,
Au leuer de leur maistre, et les places baloyent.

Pierre de Rossard (1524-1585)

« C’est non seulement en Norouegue , remarque Richelet, mais dans tous les pays septentrionaux les plus auancez deuers le Pôle, et proches de la mer Baltique, que ces Daimons font des merveilles : les uns qu’ils appellent Bonnasses sont parfaits palefreniers, les autres appelez Drolles seruent en figure d’homme ou de femme et se louënt à faire promptement ce qu’il faut en la maison, Quelques-uns se rendent Daimons particuliers appelez Teruilles , comme pouvoit estre l’Orthon du comte de Corasse en Béarn dont parle Froissard… (2) Par la Norouegue et le Dannemarch se voyent visiblement les danses des Daimons qu’ils appellent danses des Helluës. » Où Ronsard a-t-il pris ce qu’il dit des Trolles et des Elfes ? Vraiment, on ne s’attendait pas à trouver dans le poète des Odes Pindariques un précurseur d’Asbjœrnsen. Faut-il supposer qu’au cours de son voyage d’Ecosse, en 1540, Ronsard aurait entendu raconter des légendes norvégiennes par des gens de mer qui avaient séjourné dans les ports hanséates, à Bergen ou à Tromsoe ? Il est plus sûr de penser que Ronsard, ce prodigieux liseur, avait eu connaissance d’un livre qu’au milieu du XVIe siècle, on semble avoir beaucoup lu : l’Historia de partibus septentrienalibus, d’Olaüs Magnus, dont la 1re édition, d’après Brunet (Manuel, 5e édition) parue à Rome en 1555, fut bientôt suivie d’un abrégé, imprimé à Anvers en 1558 et 1562, lequel abrégé fut traduit en français, et imprimé à Anvers, chez Chez Plantin en 1561, et cette [colonne 4] même année 1561, réimprimé à Paris, pour Martin le Jeune, sous ce titre savoureux : « Histoire des pays septentrionaux écrite par Olaïs le Grand, archevêque d’Upsal, et souverain de Suëciè et Gothie : en laquelle sont brièvement, mais clairement déduites toutes les choses rares ou étranges qui se trouvent entre les nations, septentrionales… » C’est par cet abrégé français que Ronsard dut connaître les Trolles, de Norwège ; car pour ce qui est du Livre des spectres, qu’allègue Richelet dans ses notes, la 1ère édition en est postérieure à l’Hymne des Daimons (3).

Poursuivons, avec Ronsard, l’énumération des Démons. Voici les esprits des eaux qui habitent,

Torrens, fleuues, ruisseaux, les lacs et les estangs,
Les marais endormis et les fontaines uives,
En forme de Sereine apparoissant aux rives.

c’est eux la cause de la marée :

Ils font faire à la mer en un jour deux voyages,

des tempêtes, du feu saint Elme et des feux follets.

Ils se changent souvent en grands flambleaux ardans
Esclairans sur les eaux, pour conduire dedans
Le passant fourvoyé trompé de leur lumière,
Puis le meinent noyer au fond d’une riuière.

« Ce sont, dit Richelet, ceux qu’on appelle les Ardaus ; ils font semblant de vouloir esclairer les passans en s’approchant d’eux et poursuivent ceux qui les fuyant, et conduisent dans des eaux et précipices ceux qui les suivent. Au surplus, cette sorte de Daimon craint le sifflet, et se vange rudement de ceux qui le sifflent, s’ils ne gaignent au pied… Tantost ils sont grands, tantost plus petits, voltigeans d’un costé et d’autre sur les riuières. Quelques-uns croyent que ces Ardaus. paruiennent de causes naturelles, dans lesquelles bien souuent se mesle le Daimon. Voyez Bodin et Camerarius. »

Une autre espèce de Démons, ce sont les fées ;

Les uns aucunesfois se transforment en fées,

qu’on voit danser la nuit

Dedans un carrefour, ou près d’une eau qui bruit.

Par quels moyens écarter les démons ?

Ils craignent tous du feu la lumière très bèlle
…. mais plus que les flambeaux
Ny que les vers charmez ils, craigrrent les couteaux
Et tremblent de frayeur s’ils voyent une espée,
Ce que souventes fois j’ay de nuit esprouvé.

Et Ronsard, dans un curieux passage qui est supprimé de ses œuvres à partir de l’édition de 1584, raconte qu’une nuit, allant voir sa maîtresse, il rencontra le Chasseur Noir, et dut son salut à son épée.

Un soir, vers la minuict, guidé de la jeunesse
Qui commande aux amants, j’allais voir ma maistresse,
Tout seul, outre le Loir, et passant un destour
Joignant une grand’croix dedans un carrefour,
J’ouy, ce me semblait, une aboyante chasse
De chiens qui me suivaient pas à pas à la trace ;
Je vy, auprès de moy, sûr un grand cheval noir,
Un homme qui n’avait que les os, à le voir,
Me tendant une main pour me monter en croupe.
J’advisay tout autour une effroyable troupe [colonne 5]
De picqueurs qui couroient une Ombre, qui bien fort
Sembloit un usurier qui naguère estoit mort
Que le peuple pensoit pour sa vie meschante
Estre puny là-bas des mains de Rhadamante…
Si fussé-je estouffé d’une crainte pressé ,
Sans Dieu qui promptement me meit en la pensée
De tirer mon espée et de couper menu
L’air tout autour de moy avecques le fer nu ;
Ce que je feis soudain, et si tost qu’ils n’ouyrent
Siffler l’espée en l’air que tous s’esvanouyrent.·

Ce sont enfin les Démons qui viennent obséder les gens, qui vivent dans les solitudes ; ils troublent l’esprit des bergers, et surtout des bergères, car, comme le dit Richelet, « il y a plus de sorcières que de sorciers. »

S’ils sentent un homme abandonné d’espoir
Errer seul aux déserts, le viendront décevoir,
Ou tromperont les cœurs des simplettes bergères
Qui gardent les brebis et les feront sorcières.
Si tort que leurs cerveaux sont abusez et pris…
Elles cuident pousser ou retenir les nuës
Et les rivières sont par elles retenuës ;
Elles tirent la Lune, et les espics crestez
Sont par elles d’un champ en un autre arrestes,
Et par elles souvent la foudre, est retardée :
Telles furent iadis Circé, Thracé, Médée,
Urgande, Mélusine…..

Vous voyez que Ronsard, lui aussi, connaissait la patronne du Folk-Lore.

P. F. PERDRIZET

Notes

(1) Au XVIIe siècle, je trouve dans la Fontaine une allusion aux Gnomes de Norvège

Il est au Mogol des follets
Qui font office de valets,
Tiennent la maison propre, ont soin de l’équipage
Et quelquefois du jardinage…
…Un d’eux près du Gange autrefois
Cultivait les jasdins d’un assez bon bourgeois…
Ordre lui vint d’aller au fond de la Norvège  .
Et d’Indou qu’il était, on vous le fait Lapon.

(Fables, VII, 6, les Souhaits).

« Solvet cite le P. Jésuite Gaspart Schott qui dans sa Physica Curiosa, imprimée plusieurs fois (1662, 1667, 1697), vers le temps même où La F. publiait sa fable, raconte sérieusement (1. I, ch. 38) qu’« il y avoit jadis, dans les demeures de beaucoup de gens, de petits génies nains qui s’acquittaient de presque tous les offices domestiques, soignaient les, chevaux, balayaient la maison, apportaient le bois et l’eau… » Et le P. Schott s’appuie sur de graves autorités du milieu et de la fin du XVIe siècle, telles qu’Agricola, Del Rio, Olaüs Magnus. » (Note de l’éd. Régnier, t. Il, p. 123).

(2) Cf. Froissart, t. XI, p. 189 sqq. Kervyn de Lettenhove.

(3) IV liures de spectres ou apparitions et visions d’esprits, anges et démons se monstrans visiblement aux hommes, par Pierre Le Loyer, sr de la Brosse. Angers, G. Napack, 1586.

 

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