P. Durand. Diableries en Annam.Extrait de la revue « Les Missions Etrangères de Paris – Archives », (Paris), 1926, pp. 169-173.

P. Durand. Diableries en Annam. Extrait de la revue « Les Missions Etrangères de Paris – Archives », (Paris), 1926, pp. 169-173.

Eugène Eustache Louis Marie Durand (1864-1932). Missionnaire en Cochinchine Orientale – Quinhon Directeur à la Maison de Nazareth – Hong-Kong.
Quelques publications :
— Les Chams BaniHanoi : F. -H. Schneider, 1903. p. 54-62. ; 27 cm.
— Les Moïs de Song-Phong, dans le Bulletin de Géographie historique et descriptive -1900

 

Diableries en Annam
Récit par le P. Durand
Missionnaire apostolique.

J’ai très souvent trouvé le diable au bord ou en travers de ma route, pourtant déjà longue, au beau pays d’Annam ; mais la plupart de ces rencontres ayant été peu glorieuses pour moi, je préfère ne pas en parler ici.

Un autre cantique fut aussi chanté en l’honneur des MMs Imbert, Maubant, Chastan, les trois martyrs français ; il avait été composé pour le Triduum célébré en 1925 à Paris.

Le refrain était :

Chantons les Bienheureux Martyrs de la Corée,
Dont Dieu couronne au Ciel l’héroïque trépas;
Leur gloire jusqu’ici par le monde ignorée
Resplendit d’un éclat qui ne s’éteindra pas.

Il sera, je crois, plus profitable au lecteur, plus édifiant aussi, que je m’inspire de notes inédites laissées par un de mes vieux confrères, le Père Geffroy, mort en 1918, après 48 ans de mission ininterrompue en Cochinchine Orientale. Son apostolat fut béni, notre vétéran ayant été un grand convertisseur d’âmes, remplissant ses églises à pleines nefs et ouvrant les portes du ciel à deux battants ; et béni plus encore parce qu’aux joies profondes de l’évangélisation rayonnante succédaient, dans son âme d’apôtre, les tribulations inouïes des époques troublées où la haine, parfois, anéantit tout ce qu’a fait l’amour. La tourmente de 1885, en particulier, qui vit l’extermination presque complète de son beau district, broya son cœur de prêtre, mais sans jamais abattre son courage de vaillant lutteur, ni ébranler sa foi aux résurrections promises au sang des martyrs. Et sa mort fut précieuse devant Dieu, et combien touchante! Il avait demandé à Notre Seigneur la grâce de célébrer la sainte messe jusqu’à son dernier jour, et le bon Maître exauça le vœu suprême de son bon serviteur. Ce jour venu, que rien ne faisait prévoir, le vieil apôtre se rendit à sa pieuse église, salua en passant le monument qu’il avait bâti en forme de châsse sur les restes des derniers martyrs, entendit encore quelques confessions, monta au saint autel, puis, accoudé au banc de communion, fit à genoux l’Action de grâces, rentra au presbytère, donna sa dernière aumône à un mendiant qui l’attendait, et tomba pour mourir, pour mourir en toute connaissance, après avoir, pour ainsi dire, présidé en personne aux prières de la recommandation de l’âme et, de la voix puis du geste, dirigé son vicaire trop ému dans l’administration de l’Extrême-Onction.

Recueillons donc dans les notes déjà jaunies de cet excellent missionnaire quelques faits d’intervention diabolique qui pourront intéresser le lecteur.

« Jeune et solide Breton du pays d’Armorique, de cette race aux longs cheveux que rien ne peut dompter quand elle a dit : je veux ! » il s’était vite assimilé, d’un front têtu, les pires difficultés de la langue annamite : ce qui permit de très bonne heure de le mettre à la tête d’un grand et lointain district. En fin décembre 1871, il débarquait à Nha trang, dans le Sud-Annam. Son vicaire, le Père Hy, s’en vint le saluer, se mettre à ses ordres et lui rendre compte de la situation. Elle était excellente. Le traité de 1862, entre la France et l’Annam, avait mis fin à l’horrible persécution de Tu duc qui condamnait à mort les « Maîtres de Religion », parquait par petits groupes tous les chrétiens dans les villages païens, les marquant sur la joue, à partir de quinze ans, des caractères indélébiles de « Religion perverse ». Neuf années de paix relative avaient permis aux chrétiens de relever leurs églises livrées aux flammes, de rentrer en possession de leurs terres confisquées et de reprendre à pied d’oeuvre le lent travail de la sanctification personnelle, voire même de la pénétration, plus lente encore, des masses païennes qui les entouraient : c’était la seule vengeance qu’ils voulaient tirer d’elles.

Et c’est précisément dans ce ministère d’évangélisation des infidèles que le P. Hy venait de rencontrer un cas que son nouveau curé qualifie, dans son manuscrit, d’abracadabrant. Voici le fait :

À Ninh-hoa, situé à 30 kilomètres au nord de Nha trang, vivait une personne d’un certain âge, nommée Ba Thi, mariée à un apostat de la « Dispersion », — c’est ainsi que les chrétiens qualifient la terrible persécution de 1858 et des années suivantes.

Ce pauvre renégat était, il est vrai, un converti de trop fraîche date pour qu’en lui une longue hérédité païenne eût eu le temps de faire place à une mentalité foncièrement chrétienne : aussi quand vint le moment de choisir entre la loi de Dieu et l’ordre du roi, il n’hésita que très peu à préférer son fructueux commerce de vin de riz à l’inconfortable déportation dans un hameau perdu, à l’orée des forêts malsaines. L’héroïsme n’était pas son fort. L’ignorance était peut-être son excuse. Toujours est-il que le Bon Dieu qu’il avait renié ne le condamna pas irrémissiblement, comme nous allons le voir.

Sa femme fut attaquée d’une maladie étrange qu’il était difficile d’attribuer à l’hystérie pure. Parfois quand on allumait deux petites bougies rouges encadrant un bâtonnet d’encens, devant la tablette des ancêtres réinstallée en bonne place au fond de la travée centrale de la maison désaffectée de son crucifix et de ses saintes images, la pauvre possédée fixait la flamme vacillante et les volutes bleutées d’un œil hagard qui se durcissait peu à peu, puis elle entrait dans des tremblements bizarres où ses membres semblaient se désarticuler d’une façon étrange, enfin elle s’écroulait épuisée dans un dernier accès de catalepsie terrifiante. Plus fréquente aussi et plus extraordinaire, puisqu’elle pouvait difficilement le savoir de science personnelle, était la révélation qu’elle faisait à tous des grands ou petits défauts que chacun se gardait bien d’étaler au jour de la publicité. Les noms et la qualité des personnes qu’elle n’avait certainement jamais vues n’étaient pas un secret pour elle, et elle les leur jetait au visage.

Pour guérir ou tout au moins enrayer les progrès inquiétants de cette maladie déconcertante, l’infortuné mari avait épuisé toutes les recettes, pourtant si variées, de la «Médication du Sud », pharmacie annamite, puis de la « Médication du Nord », pharmacie chinoise; il n’avait, hélas ! Réussi qu’à vider peu à peu son lourd coffre-fort à roulettes que fermait, incrochetable, un énorme cadenas en fer forgé. Les paquets de sapèques, à quinze ligatures chacun, s’en étaient évadés les uns après les autres, que les ventes journalières de jarres d’alcool n’arrivaient plus à remplacer dans les flancs camouflés de ce pseudo lit de camp où le pauvre apostat couchait sur sa fortune. Des médecins chinois et annamites, on passa aux sorciers : rien n’y fit; ils y perdirent, avec la face, la vertu de leurs amulettes et la magie de leurs incantations.

Restaient seuls, comme suprême espoir et dernière ressource, les fameux sorciers chams, issus de cette race indonésienne qui formait jadis le royaume du Ciampa, simple îlot brahmanique dans l’océan bouddhique qui baigne les côtes de l’Indochine.

Un dicton populaire du Sud Annam dit excellemment: «La province de Khanhhoa (Nha trang) est le pays du tigre; la province de Binhthuân (Phanrang, Phanry, Phanthiêt) est le pays du diable ». Notre pauvre apostat s’empressa donc, en désespoir de cause, d’aller quérir à Phanrang, distant de Ninh hoa de 130 kilomètres, un de ces sorciers chams, fantôme tique ment blanc, dont le pouvoir occulte était, même à distance, redoutable pour tous.

Et pourtant la Ba Thi le reçut avec une suprême indifférence; puis, peu à peu, son front se barra, son regard devenu d’une fixité effrayante toisa de haut le malheureux sorcier, sa voix gronda impérieuse « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Quel pouvoir as-tu donc pour me chasser d’ici? Aucun ! Or, je ne m’en irai que si on me conduit là-bas». Et son doigt qui tremblait indiqua direction de l’église de la chrétienté. Puis le sorcier continuant malgré tout ses passes cabalistiques et ses danses rituelles, la femme s’arma d’un solide gourdin qui neutralisa net les effluves magiques et mit en fuite l’ensorceleur qui, effectivement, avait trouvé son maître, le diable en personne.

Cependant, frappé par cet aveu d’impuissance du démon : « Je ne sortirai d’ici, c’est-à-dire du corps de cette possédée, que si on me mène là-bas », à l’église du Christ et au prêtre de Dieu, le pauvre apostat rentrant en lui-même se résolut à un retour immédiat à la foi de son baptême et à toutes les conséquences qui s’ensuivraient pour l’harmonie des cœurs dans la paix du foyer. Paternellement accueilli par le vicaire, M. Hy, et fraternellement par le premier notable, M. Thuân, notre repenti amena, dès le lendemain, sa femme au catéchuménat. Celle-ci parut devant le prêtre sans la gêne accoutumée des païennes. Elle avait revêtu ses plus beaux atours : l’habit bleu à fleurs transparent sur un habit de soie blanche, un mouchoir de crépon vert sur les cheveux, le long pantalon de satin noir, un collier d’or au cou, un tortil de bracelets aux bras. Cependant, malgré la gravité de la circonstance, les assistants ne purent réprimer un sourire quand ils la virent saluer le prêtre à la façon des hommes, c’est-à-dire, debout d’abord, les mains jointes à la hauteur des yeux, puis à genoux, les bras retombant lentement le long du corps, enfin le front dans la poussière entre les deux mains posées à plat, tandis que les femmes, pour faire le grand salut protocolaire, viennent s’asseoir à la tailleur, ou si elles le préfèrent, les jambes repliées d’un seul et même côté, joignent les mains devant la poitrine, puis les écartent gracieusement en geste d’offrande, la tête profondément inclinée presque au ras du sol.

Or il advint qu’au sourire amusé de l’assistance la possédée répondit gravement en ces termes :

— « Je sais… mais, vous, vous ignorez que de ma nature je ne suis ni homme ni femme ; c’est pourquoi, ayant à saluer le prêtre, j’ai choisi délibérément ce qui convenait le mieux à ce que je suis. »

— « Pourquoi es-tu venu ici, vers moi ? » Interrogea le prêtre.

—  « Oh ! Je n’y suis pas venu de mon gré, mais on m’y a forcé. Ah ! si j’avais eu le choix, j’aurais transporté cette femme au sommet des montagnes, sur un rocher à pic, au bord d’un précipice, et je l’aurais lancée dans le vide béant ! Et, corps et âme, elle eût été à moi pour toujours… pour toujours ».

Le prêtre stupéfait écrivit alors sur une feuille de papier chinois cette phrase latine (que nous traduisons ici):

« Es-tu Satan qui jadis tenta Notre Seigneur Jésus-Christ et fut chassé par Lui ? »

Et il présenta cet écrit à la possédée, lui ordonnant de le lire. Des deux mains étendues, suivant l’usage des inférieurs, elle le reçut ; mais, dès le premier contact, elle frémit de tous ses membres et s’écroula sur ses genoux, les mains crispées froissant la feuille.

« Malédiction !! s’écria-t-elle, vous avez écrit là un Nom que je ne puis souffrir, que je ne saurais prononcer ! Reprenez vite cet écrit, pour l’amour de… » Et ici sa voix se brisa dans un sanglot horrible qui s’acheva en un blasphème.

Le doute n’était plus possible ; on se trouvait bien en présence du démon en personne, sous les traits et dans le corps d’une pauvre possédée, dont le coeur, pourtant, était encore libre. Ce fut donc de son plein gré que, dès le lendemain, elle prit place sur la natte des catéchumènes et commença son instruction chrétienne, non toutefois sans de nombreuses reprises de l’esprit malin. Et ces retours intermittents de possession diabolique n’étaient pas pour rassurer entièrement le pauvre vicaire, plutôt pacifiste de sa nature, d’autant que sa néophyte avait des réactions terrifiantes et ne ménageait personne autour d’elle. C’est ainsi que le signe de la croix fut pour elle un véritable martyre : la main se portait bien au front et la bouche prononçait sans trop de peine : « Au nom du Père », mais quand il fallait redescendre à la poitrine et dire : « Au nom du Fils », le bras se raidissait comme une barre de fer, les dents grinçaient derrière les deux lèvres serrées. Cependant, peu à peu, les prières de l’assistance, auxquelles elle se mêlait de cœur, devenant plus suppliantes, la possédée reprenait sa pleine maîtrise et achevait gravement son signe de croix.

De plus, elle ne permettait à personne, qu’au prêtre, de l’instruire. À maître Câm, catéchiste encore fraîchement émoulu du collège de Poulo-Pinang, elle disait vertement : « Toi, tu n’as encore aucun pouvoir d’Ordre, donc aucune qualité pour m’instruire. Retourne à ton banc d’école ! » Au jeune serviteur du P. Hy qui, en l’absence de son maître, avait pris place sur une chaise, face aux catéchumènes : « Toi, tu n’es qu’un affreux gamin, file au plus vite, sinon… ! » Et sans attendre l’effet de sa menace, elle le mit prestement dehors. « Toi, disait-elle au notable chargé de régler les petits différends de la communauté chrétienne, toi, tu vends la justice à deux poids, et l’adjuges au plus offrant, sans rien rendre, au surplus, à la partie déboutée ». Au notable préposé aux rizières : « Et toi, tu as deux mesures, la plus grande pour percevoir, la plus petite pour en rendre compte ». À une jeune catéchumène, assise à ses côtés : « Toi, la belle, ta conversion n’est pas sincère, c’est le désir du septième sacrement qui te pousse au premier ! » Et devant ces accès de brutale franchise qui sondait les cœurs et les reins, le P. Hy ne se sentait pas très à l’aise — le bon P. Geffroy écrit plus crûment : « Mon vicaire avait une peur bleue d’entendre lui aussi son chapitre ». Mais non, c’était toujours avec la même révérence qu’elle le saluait et avec la même docilité qu’elle recevait ses instructions.

N’importe, il était de plus en plus perplexe et voyait avec terreur arriver le moment où il lui faudrait bien se décider à administrer le saint baptême à sa catéchumène endiablée qui pourtant, à ses périodes de calme, l’en suppliait avec un accent si touchant. Il eût voulu se décharger de cette « corvée dangereuse » sur son vieux confrère, le P. Vân, prédécesseur du P. Geffroy. Il lui écrivit lettres sur lettres et fit mille et une instances pour qu’il vînt le tirer d’embarras : « Jeune et inexpérimenté comme je suis, lui mandait-il, je n’ose vraiment affronter le démon qui loge dans le corps de cette femme! » Ce à quoi le vieux prêtre répondit : « Frère cadet, débrouille-toi; tu as exactement les mêmes pouvoirs que moi; et puis, sois-en bien convaincu, le diable ne te mangera pas. Adieu ».

Et de fait, la catéchumène, qui avait expressément renouvelé son consentement dans un moment lucide, n’opposa presque aucune résistance, surveillée du reste de près par deux décortiqueuses de riz, aux « doubles biceps ». Seuls ses yeux tournèrent un instant, farouches dans leurs orbites, ses mains se crispèrent, puis se détendirent graduellement, ses joues se gonflèrent et sa bouche tenta, à travers ses lèvres serrées, de rejeter le sel à la face du prêtre : l’exorcisme eut enfin raison des suprêmes assauts du démon, et ce fut dans la paix recouvrée d’une joie manifeste que Maria Thi sentit couler sur son front l’eau sainte du baptême qui la faisait enfant de Dieu.

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Ces notes du cher P. Geffroy, que nous nous sommes permis de compléter de notre mieux, ont un épilogue touchant et glorieux.

« Quelques mois après, écrit-il, je fis la connaissance de cette Ba Thi, l’ex-possédée de Ninhhoa, et pendant les huit ans que j’ai passés à Nha trang, j’avoue que cette personne m’édifiait de plus en plus par la ferveur qu’elle mettait à remercier Dieu de la grâce insigne qu’il lui avait faite. Elle n’avait pas d’enfants, mais sa maison était pleine de neveux et nièces qu’elle avait convertis et dont elle se chargeait entièrement après leur baptême. Enfin, en 1885, elle fut massacrée avec tous les siens en haine de la foi, dans cette terrible tourmente où nos six provinces du Sud Annam perdirent, par le fer et le feu, 24.000 chrétiens. Aujourd’hui, Maria Thi chante éternellement, dans la gloire des martyrs, les merveilles de la miséricorde de Dieu envers elle ».

 

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