Observation de démonomanie ; deux ans de durée , guérison instantanée (7 mars 1843).] Par Alexandre-Jacques-François Brierre de Boismont. 1843.

BRIERREDEMONOPATHIE0001Alexandre-Jacques-François Brierre de Boismont. Observation de démonomanie; deux ans de durée; guérison instantanée (7 mars 1843).] Article parut dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome II, 1843, pp. 111-117.
Citéé par Pezet dans sa thèse : « Contribution à l’étude de la démonomanie », comme étant paru in « Gazette des hôpitaux », du 7 mars 1843.

Alexandre-Jacques-François Brierre de Boismont [1797-1881]. Désavoué par sa famille pour son mariage, il commence sa pratique médicale à la maison de santé Saint-Marcel-Sainte-Colombe, rue Picpus à Paris, il fréquente en même temps La Salpêtrière et l’Hôtel-Dieu. Il collabore à la fondation des Annales médico-psychologiques où il publiera ses principaux travaux. Dès 1826 il présente un Mémoire sur la monomanie homicide, puis en 1829 Mémoire sur les congestions épileptiformes chez les aliénés. Outre ses nombreux articles, nous retiendrons :
— De la menstruation considérée dans ses rapports physiologiques et pathologiques. Paris, Germer Baillière libraire-éditeur, 1842. 1 vol. in-8°.
— Des hallucinations ou Histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase, du magnétisme et du somnambulisme. Paris, Germer Baillière, 1845. 1 vol. in-8°.
— Du suicide et de la folie suicide, considérés dans leurs rapports avec la statistique, la médecine et la philosophie. Deuxième édition, revue, et augmentée. Paris, Germer Baillière, 1865. 1 vol. in-8°.
— Esquisses de médecine mentale. Joseph Guislain, sa vie, ses écrits. Avec le portrait de Guislain. Paris, Germer Baillière, 1867. 1 vol. in-8°.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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OBSERVATION DE DÉMONOMANIE. DEUX ANS DE DURÉE. GUÉRISON INSTANTANÉE . PAR LE DR BRIERRE DE BOISMONT (7 mars 1843)

Les guérisons subites dans la folie ont généralement été regardées comme fâcheuses ; le fait suivant, qui s’est passé il y à deux ans, prouve que ce pronostic est beaucoup trop absolu ; mais s’il est intéressant relativement à la thérapeutique, il n’est pas moins curieux, par rapport aux questions qu’il soulève.

L’idée de la possession était fort commune au moyen-âge. A une époque plus rapprochée, elle avait encore beaucoup d’emprise sur les esprits. La dissertation de M. Ch. Sauze sur les possédés de Loudoun renferme des détails fort curieux sur ce sujet. La croyance aux sorciers est très répandue dans les campagnes et il ne se passe pas d’années que des imbéciles ou des fous ne viennent attester devant les tribunaux la vérité de ce fait.

Madame Jennyn âgée de trente-deux ans, petite, maigre, blonde, [p. 112] d’une constitution délicate, d’un tempérament lymphatico-bilieux, avait été élevée par des mercenaires qui la maltraitaient sans motif. Pendant les courtes apparitions qu’elle faisait chez ses parents, on suivait à son égard une conduite tout-à-fait opposée : elle était accablée dc caresses, fêtée, choyée, en un mot complètement gâtée. Plus lard, les principes religieux qui lui furent inculqués n’étant pas basés sur le raisonnement, firent naître en elle des scrupules ; elle ne vit dans le christianisme que le côté des fautes et des châtiments : c’était la pente naturelle que devait suivre un esprit craintif, irrésolu, dont l’éducation, bien loin de redresser la fausse direction, n’avait fait, au contraire, que la fortifier.

Parvenue à l’âge où l’on établit une jeune demoiselle, le choix d’un mari fut déterminé par des raisons de convenance. L’époux qu’on lui avait donné était riche, mais emporté, violent, querelleur. Dans la profession des armes, ou, plutôt par suite de ses premiers penchants, il avait contracté l’habitude de boire. Cette passion ne fit que croître avec le temps. Alors commencèrent les scènes, les querelles, les emportements, les violences. Un accès d’aliénation mentale vint terminer cette première partie d’un de ces nombreux drames domestiques dont nous sommes si souvent les témoins ou les confidents. Par une fatalité bien étrange, le mari fut conduit dans notre établissement.

L’éloignement de la cause amena la guérison ; mais la passion pour les liqueurs éclatait plus furieuse avec la puberté. Plusieurs années se passèrent ainsi pour la malheureuse femme dans les larmes et le désespoir ; la religion fut sa seule consolation ; elle s’y livra avec ferveur ; les défauts de son caractère devaient la suivre dans cette route, et, selon toutes tes probabilités, prendre une nouvelle extension : c’est aussi ce qui arriva.

Le terrible spectacle qu’elle avait eu si longtemps sous les yeux réagit vivement sur son esprit ; elle s’exagéra toutes ses fautes : elle n’avait pas assez pratiqué les préceptes de l’Évangile ; elle avait fait des communions indignes ; Dieu s’était retiré d’elle et l’avait abandonnée à Satan. L’idée de la damnation ne la quitta plus ; à chaque instant elle répétait : je suis damnée. Ce fut dans cet état qu’elle fut confiée aux soins d’un médecin célèbre. Une amélioration eut lieu, mais les idées fausses ne tardèrent pas à se reproduire ; la possession était son tourment habituel.

Pendant dix-huit mois, ses souffrances morales n’eurent presque point de relâche, et elles avaient tellement augmenté depuis trois mois, que la malade prenait à peine de quoi se soutenir. Sa nourriture consistait en un peu de lait qu’on ne parvenait pas toujours [p. 113] à lui faire avaler. Enfin, dans les derniers jours qui précédèrent son entrée, elle refusa tout ce qu’on lui présentait ; on fut obligé de recourir à I’introduction de la sonde œsophagienne.

Lorsque cette dame fut conduite chez moi, la famille ne me demanda qu’une chose, de l’empêcher de mourir de faim. Son extérieur annonçait assez la gravité de son état : sa voix était à peine sensible, sa parole traînante, son œil morne, fixe, enfoncé ; sa peau, d’un jaune terreux, sale, était littéralement collée sur les os/ A chaque instant, elle était obligée de s’asseoir. Les fonctions digestives s’exécutaient mal ; elle avait des douleurs continuelles à l’estomac ; point de goût, point d’appétit. L’haleine était fétide, la langue blanchâtre, la constipation extrême, les menstrues supprimées depuis plus d’un an.

Cette dame me raconta ce qui lui était arrivé et ce qu’elle éprouvait avec beaucoup de lucidité, s’arrêtant â chaque instant, soit par préoccupation, soit par fatigue. J’écoutai avec attention son histoire ; je lui témoignai tout l’intérêt qu’elle m’inspirait. N’est-il pas, en effet, déplorable de voir les rejetons de ces intelligences d’élite, qui sont l’orgueil des nations, atteints par la folie ! Vous ne me battrez pas ? me dot-elle. — Comment pouvez-vous avoir une pareille pensée ? Nulle part on ne frappe les malades. Je ne la forçai point à manger ; je cherchai seulement à gagner sa confiance. La vue de notre intérieur parut lui être agréable. Ah ! si j’avais été ainsi, je ne serais pas si malheureuse !

Le lendemain, je la fis placer à table à côté de moi, et je lui parlai d’une voix ferme : Si vous voulez rester avec nous, vivre en famille, il faut vous conformer aux usages de la maison, et obéir aux ordres qui vous seront donnés ; sinon, nous serions obligés d’avoir recours aux moyens coercitifs, et de vous mettre la camisole.

Ce raisonnement eut un plein succès ; elle consentit à prendre un potage et une pêche. Pendant plusieurs jours, cette nourriture fut la seule qu’elle put supporter ; peu à peu l’alimentation fut augmentée, sans que la malade eu fût incommodée, malgré la longueur de son abstinence. — Madame J… se plaignait d’une foule de maux ; elle était brisée dans tous les membres ; l’estomac et la clavicule lui causaient d’affreux tiraillements ; son corps allait tomber en pourriture ; elle était plus méprisable que la dernière des rues ; jamais elle ne guérirait. Mais, lui faisais-je observer, vos souffrances sont celles de telle et telle dame qui ont cependant parfaitement guéri. Et moi, répondait-elle, c’est bien différent ; je suis malade, et ces dames ne l’étaient point ; leurs idées étaient folles, et Dieu merci j’ai toute ma raison. [p. 114]

Cette pauvre dame, qui ne se croyait pas aliénée, répétait à chaque instant du jour et de la nuit qu’elle était damnée ; son père, sa mère, ses enfants, ses frères, ses amis, moi, les miens, étions tous damnés. Concevez-vous un sort plus affreux que le mien, savoir de son vivant qu’on est damné ? Il n’y a que moi à qui cela soit arrivé. Qu’ai-je donc fait à Dieu pour qu’il me traite ainsi ? Elle passait en revue toutes les personnes de sa connaissance ; et demandait pourquoi elle était plus malheureuse qu’elles. Mes souffrances sont terribles, sans remède ; rien ne me fait plaisir.

Cette dame m’avait supplié de ne pas la médicamenter. Son état de maigreur, les nombreux traitements qu’elle avait subis, m’engagèrent à laisser agir la nature ; je prescrivis seulement six grains de calomel à diverses reprises dans son café. La maladie l’avait rendue apathique ; elle ne prenait plus soin d’elle, mettait des robes déchirées, et aurait croupi dans la malpropreté si on ne l’avait traitée comme un enfant. Lorsqu’on lui faisait des représentations sur cette conduite, elle disait : Que voulez-vous ! je suis malade ; le mouvement me contrarie ; autrefois j’étais si soigneuse, maintenant je n’ai de goût pour rien. Lui adressait-on quelque reproche, elle se désolait, disait qu’on la maltraitait, et s’en allait.

D’après l’usage que j’ai adopté pour toutes les aliénations de ce genre, je gardais madame J… la plus grande partie du jour avec ma famille. Pendant longtemps rien n’annonça un changement dans ses idées. Lorsque je combattais ses faux raisonnements ou que je cherchais à la consoler, elle se contentait de me répondre doucement : Comment voulez-vous que je guérisse ? Ma maladie a plus de dix-­huit mois, j’ai d’ailleurs été toujours faible, délicate, sans énergie ; battue dans mon enfance par une méchante domestique, je suis, par cela même, devenue dissimulée. On m’accablait de caresses, il est vrai, chez mes parents, mais on ne surveillait point mon éducation. Actuellement je sens que je suis perdue. Que vous êtes heureux de ne pas vous occuper de tout cela ! Vous buvez et mangez, votre estomac est excellent ; vous êtes tranquille ; rien ne vous tourmente.

Souvent elle me disait : Personne n’a eu de maladie comme la mienne. — Vous croyez ?? lul répondais- je ; la maladie de mademoiselle Claire était tout-à-fait semblable à la vôtre ; les mêmes expressions, les mêmes plaintes, le même désespoir. — Lisez-moi son observation, je vous prie. Elle écoutait avec la plus grande attention; et lorsque j’avais fini : Elle a guéri ; mais moi je ne guérirai pas. Cependant elle me parlait fréquemment de cette demoiselle, et il est probable que ce souvenir n’a point été sans influence sur son esprit. [p. 115]

L’aspect mélancolique était toujours le même ; la malade se plaignait de douleurs épigastriques très vives. J’avais pensé que la bonne nourriture triompherait de ce symptôme ; je prescrivis des tablettes de magnésie de 3 grains chacune (15 centigr.), dont elle prit deux par jour pendant une semaine.

Guérison miraculeuse de deux démoniaques (Matth. 8, 28—32), Détail.

Guérison miraculeuse de deux démoniaques (Matth. 8, 28—32), Détail.

De temps en temps madame J… souriait ; elle restett le soir avec nous au lieu de s’aller coucher, prenait plus soin de sa toilette ; mais elle persistait à se dire damnée et à faire des lamentations continuelles.        .

Enfin, quatre mois après son admission, madame J… entre un matin dans mon appartement en souriant. Le changement de sa physionomie était si marqué, que j’en fus frappé à l’instant. Elle ne se plaignait plus; son sommeil avait été très bon ; elle riait elle-­même de ces idées de damnation auxquelles, disait-elle, elle ne songeait plus. Sa conversation était entièrement raisonnable ; sa maladie mentale, qu’elle se rappelait très bien, était devenue pour elle, du soir au matin, un simple souvenir. Les symptômes physiques avaient disparu. En peu de jours sa figure prit une autre expression, ses traits, jusqu’alors si tristes, véritable emblème du désespoir, s’épanouirent rapidement ; la teinte jaune fut remplacée par le coloris de la santé ; les yeux perdirent leur fixité, leur immobilité ; en un mot, l’amélioration fut complète.

Cey état, qui présentait de si grands rapports avec ces passions concentrées, profondes, contre lesquelles viennent échouer les raisonnements les plus forts, les émotions les plus vives, avait donc cédé, comme les grandes douleurs, à l’action du temps et au système continu de bienveillance, mais plus encore à une modification instantanée survenue dans l’organisme, dans le mécanisme des idées. Suivant cette jeune dame, la guérison devait aussi être attribuée à l’influence qu’avait exercée sur elle une autre jeune malade d’un caractère excessivement doux et très complaisant. Cette action est possible ; mais nous croyons qu’elle a été secondée par les consolations qu’on prodiguait à la malade, par l’intérêt qu’on lui marquait, les preuves d’amitié que ne cessait de lui donner ma femme, les caresses de mes enfants, qui tous l’aimaient, et aussi les ressources du médecin qui puise dans la connaissance du caractère les moyens moraux qu’il doit employer.         ..

Trois semaines après, madame J… rentra dans sa famille ; sa santé était excellente ; jamais elle n’avait été aussi tranquille. On prit du reste toutes les précautions pour éloigner d’elle les causes qui pouvaient la tourmenter. Depuis deux ans la guérison s’est soutenue. [p. 116]

L’histoire psychologique de cette aliénation est trop curieuse à suivre dans ses développements pour que nous ne lui consacrions pas quelques lignes. Madame Jenny vient au monde avec une constitution délicate, un corps frêle ; le système nerveux participe à cet état. L’intelligence, attachée par un lien mystérieux à cette misérable enveloppe, en subit les fâcheuses conséquences ; l’éducation, qui aurait pu lui donner une direction salutaire, vient ajouter aux défauts de l’organisation ! Voyez un peu comme tout s’élabore pour déterminer plus tard la folie. La volonté est brlsée par les mauvais traitements ; la crainte, la dissimulation, le mensonge, sont les résultats forcés de cette éducation mercenaire. Fait-elle quelques courtes apparitions dans sa famille, la transition si brusque de ses caresses aux menaces, aux coups de sa gouvernante, doit jeter une grande perturbation dans ses idées sur la bonté, l’équité, les devoirs, en même temps qu’elle détruit toute unité dans son âme en la faisant passer par des états si opposés.

La religion aurait pu remédier aux fautes de l’adolescence ; mais basée sur des formules qui ne sont point fécondées par des instructions convenables, elle est un élément de plus pour le mal à venir, car il est évident que cet esprit, dominé par la crainte et la terreur, exalté dans ses sentiments, ne verra dans la religion que les peines et les châtiments.

Enfin arrive l’époque du mariage ; un homme se présente, il est riche, il a des titres, cela suffit : le nœud est formé pour toujours, sans qu’il soit un instant question de son caractère, de ses mœurs, de sa conduite. Qu’arrive-t-il ? l’intérieur devient un enfer : les scènes se succèdent palpitantes d’émotion. Mais il faut les renfermer dans son cœur ; car le monde ne doit voir que des figures riantes, satisfaites. Des années se passent dans ces affreuses souffrances ; enfin la mesure est comblée, le mari tombe, l’ivrognerie l’a renversé.

Le père, désolé du malheur de sa famille, en butte lui-même à des actes de violence, meurt d’une attaque d’apoplexie.

Ainsi préparée par ces scènes douloureuses, cette jeune dame, qui ne pouvait puiser aucune résistance dans son organisation, dans son intelligence, dans une bonne éducation, dans une religion éclairée, devient la victime de la folle, et comme ses idées ont toujours été dominées par la crainte, la terreur, la forme sous laquelle se produit le dérangement de l’esprit est la démence. Le traitement moral à opposer à cette maladie, contre laquelle tous les moyens physiques ont été essayés, est celui que conseille le bon sens. PIus cette dame a été malheureuse, plus il faut redoubler d’attention, de bienveillance et de bonté pour elle. Ce plan de conduite est suivi [p. 117] plusieurs mois avec succès sans doute, mals il n’explique pas la modification subite qui a ramené le cerveau à son état normal. Doit-on attribuer ce changement à la conduite adoptée, à quelque idée qui a surgi brusquement ? nous l’ignorons complètement. S’il y avait lésion organique du cerveau, comment a-t-elle disparue en un instant ? Ces guérisons presque instantanées ne sont pas très rares dans les fastes de l’aliénation mentale ; on lit dans l’ouvrage de M. Esquirol qu’une jeune fille, malade depuis plusieurs années, à l’apparition de ses règles s’écria : Ma mère. Je suis guérie ! Mais dans presque tous les cas de l’espèce, il y a eu une cause physique, un effort critique.

 

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