Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du rêve et de l’aliénation mentale. Par Alfred Maury. 18532.

MAURY0001Alfred Maury. Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du rêve et de l’aliénation mentale. in « Annales médico-psychologiques », (Paris), deuxième série, tome 5, 1853, pp. 404-421.

Louis-Ferdinand-Alfred-Maury nait à Meaux en 1817 et meurt à Paris en 1892. Il prépare d’abord l’Ecole polytechnique sur l’incitation de son père ; en 1836, cédant à son goût pour l’érudition, et à sa curiosité naturelle, il demande à être attacher à la Bibliothèque royale, qu’il quitte pour s’engager dans l’étude de l’histoire des religions ; puis la médecine l’attire à son tour et il entreprends ses études de médecine qu’il abandonne, mais qui lui permettent de faire la connaissance de Lélut, Baillarger, Moreau de Tous, entre autres. Ces connaissances et son érudition, alors qu’il n’est pas médecin, lui ouvrent les portes des Annales médico-psychologiques, dans lesquelles il publie ses principaux articles, en dehors de l’archéologie et de l’histoire religieuse. Il participe d’emblée à controverse, sur les hallucinations, après la publication de L. F. Lélut, puis aux prises de position de Louis-Ferdinand Calmeil, Alexandre Brierre de Boismont. Son esprit esprit éclectique, curieux et critique le mène à une autre controverse, dont le front le tient également dans les Annales médico-psychologiques, celle des rêves. Ce qui le rendit célèbre, c’est la convocation que Freud en fit dans sa Traumdeutung (1900) ou il en appel à ses écrits une vingtaine de fois. C’est en particulier en rapport avec le langage qu’il y fera référence.

Quelques publications à titre indicatif :
− Le sommeil et les rêves. Etudes psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, suivies de recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil. Paris, Didier et Cie, 1861.
− La Magie et l’Astrologie dans l’antiquité et au moyen-âge ou étude sur les superstitions païennes qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Paris, Didier et Cie, 1860. Histoire des religions de la Grèce antique, depuis leur origine jusqu’à leur complète constitution. Tome premier: La religion héllénique depuis les temps primitifs jusqu’au siècle d’Alexandre. – Tome II. Paris, De Ladrange, 1857. 3 vol. in-8°, (XII p., 608 p.) + (2 ffnch., 551 p.) + (2 ffnch., 548 p.).
− Histoire des Grandes Forêts de la Gaulle et de l’ancienne France. Précédée de recherches sur l’histoire des forêts de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Iatlie, et de considérations sur le caractère des forêts des diverses parties du globe. Paris, A. Leleux, 1850. 1 vol. in-8°, VI p., 328 p.
− Croyances et légendes du moyen-âge. Nouvelle édition des fées du moyen-âge et des légendes pieuses publiée d’après les notes de l’auteut par MM. Auguste Longnon et G. Bonet-Maury. Avec une préface de M. Michel Bréal. Paris, Honoré Champion, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., LXII p., 1 fnch., 459 p., portrait de l’auteur.
− Croyances et Légendes de l’antiquité. Essai de critique appliquée à quelques points d’histoire et de mythologie. Les Religions de l’Inde et de la Perse. – Traditions de la Grèce. – Les Premiers historiens et les anciennes légendes du christianisme. Paris, Didier et Cie, 1863.1 vol. in-12, 2 ffnch., 411 p.

Nous envisageons de mettre sur notre site, dans les mois qui viennent, les textes nourrissants ces deux controverses. Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. –

Les notes bibliographiques en fin de texte ont été rajoutées par nos sois. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr Alfred Maury ( – ). Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du rêve et de l’aliénation mentale. in « Annales médico-psychologiques », (Paris), 1853, 5, pp. 404-421. [p. 404]

Nouvelles observations
sur
les analogies des phénomènes

du rêve et de l’aliénation mentale

par

Alfred MAURY
Mémoire lu à la Société Médico-Psychologique dans sa séance
du 25 octobre 1852.

Les analogies qui existent entre certains phénomènes observés dans le rêve et dans les maladies ou troubles de l’intelligence ont été déjà signalées par divers aliénistes, notamment par MM. Lélut et J, Moreau. Ce dernier, dans son intéressant ouvrage intitulé : Du Haschisch et de l’Aliénation mentale (1), a établi la presque conformité des deux ordres de phénomènes, et expliqué, en quelque sorte, la monomanie par un rêve que l’on ferait dans l’état de veille. Moi-même, dans une notice publiée en 1848, dans les Annales Médico-Psychologiques, j’ai étudié, avec plus de détail qu’on ne l’avait fait encore, les hallucinations qui sont les avant-coureurs du sommeil, et justifié les rapprochements établis par les aliénistes que je viens de citer. Il me semble, cependant, que la matière n’est point encore épuisée, et que certaines observations, qui n’ont point été recueillies jusqu’à présent, peuvent éclairer davantage ce point curieux de notre histoire psychologique.

J’essayerai, aujourd’hui, de réunir quelques-unes de ces observations inédites, heureux si je puis ainsi avancer la question [p. 405] et fournir des éléments de plus à une théorie complète de l’hallucination.

Il y a, dans les opérations psychologiques de l’esprit aliéné ou fortement troublé, deux phénomènes principaux qui résument presqu’à eux seuls toutes les causes du délire : une action spontanée et comme automatique de l’esprit, et une association vicieuse et irrégulière des idées. Dans le premier cas, ainsi que l’a fort exactement signalé M. Baillarger, la pensée n’obéit pas à la volonté, elle n’est point amenée, conduite, modifiée par elle, suivant les lois du raisonnement et de la réflexion j elle se produit tout à coup, on ne sait comment, lorsque souvent elle est le moins appelée, et elle s’offre à l’esprit avec une telle force, en même temps qu’elle prend un tel caractère d’objectivité, que l’esprit la prend pour une image ou une sensation externe, ou tout au moins pour l’effet d’un être, d’une cause, étrangers à lui. C’est là proprement ce que l’on appelle l’hallucination.

Dans le second cas, les idées, au lieu de s’enchaîner par leur ordre logique, de se combiner suivant les besoins du discours et de l’argumentation, s’associent par des ressemblances tout à fait indépendantes de leur sens, de leur caractère propre. Prenez la peine, ainsi qu’on l’a fait quelquefois, de coucher par écrit les paroles sans suite, les discours incohérents d’un maniaque j rapprochez les uns des autres les mots et les phrases qu’il articule dans son délire, et, vous pourrez souvent saisir le lien secret qui rattache entre elles ces phrases, en apparence si éloignées les unes des autres. Tantôt, c’est l’assonance des mots : le fou associera certains mots, et, par suite, les idées qui s’y rattachent, parce que ces mots commencent de même ou ont la même désinence. Ces mots une fois rapprochés par une analogie indépendante de leur sens, le fou en composera des phrases qui seront nécessairement incohérentes. Tantôt ce sera la similitude, l’identité des mots ayant cependant des sens différents. Ainsi, par exemple, le fou commencera son discours [p. 406] par l’idée de corps. Le mot corps amènera par la quasi-identité du son, celui de cor, et le discours se finira par l’idée attachée à ce dernier mot. L’exemple que je produis ici pour deux mots, pourrait être donné pour trois, quatre, et même davantage, car, dans manie, la pensée, et ensuite la parole, s’effectue avec une grande vitesse avec une accélération presque fébrile, et la loquacité du fou ne lui permet pas d’achever chacune des phrases commencées par un des mots ; il se hâte d’abandonner chaque parole commencée pour courir après celle que 1ui suggère un mot analogue.

Il est inutile de fournir ici les preuves de ce phénomène bien connu de la plupart des aliénistes, et que l’un de nos confrères les plus distingués, M. Baillarger, m’a signalé un des premiers. Ce que je veux ici, c’est montrer, par des preuves que j’exposerai alors tout au long, que des phénomènes du même genre se produisent dans le rêve et expliquent, en partie, l’incohérence et la bizarrerie des idées et des images qui les composent.

Je rappelle que, dans ma dissertation sur les hallucinations hypnagogiques j’ai fait remarquer que les images, dont l’esprit et même l’œil sont assaillis se produisent spontanément, sans être aucunement appelées par une réflexion préalable. Ce n’est point une idée qui se convertit peu à peu en sensation ; c’est une image qui est dans l’esprit sans doute, mais dont l’esprit n’a parfois pas même souvenance et qui apparaît tout à coup à nos yeux, la paupière close. Il est même très certain que nombre de ces images sont dues à la combinaison d’autres images qui ont réellement frappé nos sens dans l’état de veille ; et ce que je dis pour les images est également vrai pour les sons, qui se produisent au moment du sommeil dans une hallucination de la même nature. Les observations des aliénistes prouvent qu’il en est de même dans les hallucinations de la folie. Telle figure, telle parole, vient soudainement frapper la vue ou l’ouïe de l’aliéné, sans que celui-ci les ait provoquées, appelées à lui, en y pensant auparavant. Mais une fois l’hallucination produite, une fois l’esprit en possession de la sensation [p. 407] apparente, sans cause externe, qui vient d’avoir lieu, il bâtit, sur cette image, ce son, cette sensation de tact, etc., une idée qu’il poursuit, jusqu’à ce qu’une nouvelle hallucination éveille à son tour une idée nouvelle qui le dérange de son chemin. L’intelligence marche, dans ce cas, comme un aveugle qui suivrait la même route, jusqu’à ce qu’une main étrangère le poussât hors d’elle dans une route nouvelle qu’il prendrait alors et suivrait comme la première, jusqu’au moment où une autre main l’aurait fait dévier, et ainsi de suite.

Voici une observation qui tend à me faire croire que l’hallucination du sommeil est identique avec l’hallucination hypnagogique, et que c’est elle qui conduit souvent le rêve et produit ces incohérences. Il y a quelques jours, avant de m’endormir, j’eus à plusieurs reprises, lorsque mes yeux étaient fermés, la vue d’une sorte de chauve-souris aux ailes verdâtres et la tête rouge et grimaçante; il est inutile d’ajouter que je ne m’étais nullement occupé d’un animal fantastique de cette sorte, et qu’une semblable hallucination était toute spontanée. A cette vision en succédèrent d’autres, que j’ai oubliées, puis celle d’un paysage qui représentait, je crois, une vue des Pyrénées, dont le souvenir n’est pas très éloigné dans mon esprit. Je me suis rappelé fort bien cette dernière hallucination parce que, dans ce moment, on apporta de la lumière dans ma chambre ; j’ouvris les yeux, redevins tout à fait conscient de moi-même, et m’aperçus de la disparition de mon chimérique paysage. Une heure après, je fus réveillé d’un sommeil réel, et je me rappelai alors très nettement le songe que je venais de faire. J’avais vu, dans je ne sais quel château, une chauve-souris analogue à celle dont je viens de parler, puis une pierre était tombée de l’édifice en ruine, et, à travers l’ouverture d’une sorte de mâchicoulis, j’avais aperçu un paysage tout semblable à celui qui avait terminé le cours des hallucinations avant ce premier sommeil.’

Voilà donc mes deux hallucinations hypnagogiques qui s’étaient reproduites en rêve dans le même ordre relatif, et qui [p. 408] avaient appelé chacune un cortège d’idées associées dans mon esprit à des images de cette sorte. Une chauve-souris m’avait fait penser à un vieil édifice en ruines, où ces animaux se logent d’ordinaire, à un vieux château à mâchicoulis, puis j’avais choisi pour fond du tableau mon paysage fantastique ou pyrénéen.

Je cite une seconde observation moins complète, et par conséquent non concluante, mais à laquelle la première donne maintenant une valeur réelle. Plusieurs fois, dans mes hallucinations hypnagogiques. j’ai vu une certaine figure à grand nez, dont l’idée m’a été vraisemblablement suggérée par l’enseigne de quelque marchand de tabac : Au bon priseur. Ce fantastique nason s’était tellement familiarisé avec moi, que pendant une semaine il s’était chargé de m’endormir, comme faisait jadis ma nourrice. Et cependant, je dois le dire, les hallucinations hypnagogiques sont si fugitives, que je ne pensais guère il lui que lorsque je le voyais. Eh bien ! en rêve, j’ai eu fort souvent affaire, et les mêmes nuits, audit personnage. Il a joué, dans mes songes, un rôle principal, ct lorsque, à mon réveil, je cherchais à démêler la filiation des idées bizarres de mes songes, je retrouvais toujours le grand nez comme point de départ. Tantôt c’était un ancien ministre, que je ne nomme pas, et dont le nez est devenu proverbial, avec lequel j’avis une discussion. Tantôt je rêvais tabatière, pipe, et même si je ne m’abuse pas, je crois avoir rêvé un de ces jours-là que j’allais mourir en éternuant.

Je livre au public ces observations pour ce qu’elles valent, sachant bien qu’on ne peut pas, dans un sujet de cette sorte, apporter une précision mathématique ; mais enfin ces deux faits et quelques autres, dont un vague souvenir m’est resté, me semblent fortement militer en faveur de l’opinion qui fait des hallucinations hypnagogiques les éléments principaux des rêves. Tout se passe souvent de même dans l’aliénation mentale : un homme a une première vision, une première hallucination, soudaine, inattendue ; il s’imagine voir un ange, que le père éternel lui envoie tout exprès pour lui dire un mot à l’oreille, [p. 409] ou entendre une voix qui l’accuse ou le dénonce, le raille ou lui débite quelque obscène propos. Cette première hallucination le frappe fortement, il en tire une conséquence, il associe à cette image, à l’idée qui s’y lie, des idées connexes, et c’est en ce sens-là qu’on a pu dire de certains fous qu’ils raisonnent juste en partant d’un premier fait chimérique. Mais, si à cette première hallucination en succède promptement une seconde, si les images imaginaires se succèdent à court intervalle, que les sons chuchotés à l’oreille de l’aliéné soient rapprochés et incessants, oh ! alors, les idées qui naissent de cette série d’hallucination se suivent avec une extrême rapidité, semblent par là s’engendrer l’une l’autre, et produisent par conséquent une complète incohérence de pensée et de langage.

MAURYREVEGUIL0002

Les visions, les fausses perceptions, dont le maniaque est assailli, s’offrent à lui avec un tel degré de vivacité qu’il en est constamment pipé. C’est un spectacle qui se passe en lui, mais comme au-dehors de lui, qui l’absorbe entièrement, et ne lui laisse pas le loisir de revenir sur lui-même et de constater, par cette réflexion, que tout ce qui se passe à ses yeux n’est qu’imaginaire. C’est absolument ce qui a lieu dans le rêve. La succession d’images qui se déroulent à nos regards internes, et qui entraînent avec elles autant d’idées secondaires, occupe tout entière notre âme, et ne nous permet pas de revenir sur nous-mêmes. Parfois cependant il se fait, à certains intervalles, mais d’une façon très fugitive, des retours de ce genre, et qui nous donnent alors une conscience vague, parce qu’elle n’est pas suivie, du défaut de réalité de tout ce que nous voyons. Il n’est personne qui n’ait eu certains rêves dans lesquels il existe une sorte de sentiment indécis qu’on n’est pas dans la vie réelle. C’est aussi le cas pour le délire du fébricitant. Je me rappelle, dans une de mes maladies, avoir cru en délire que je présidais la Chambre des pairs, et cependant, lorsque je me frottais contre mon oreiller inondé de mes sueurs, j’avais de temps en temps le sentiment que ce n’était pas précisément là le siège du grand [p. 410] chancelier. Il m’a semblé, après avoir causé avec un mien ami, atteint quelque temps d’aliénation mentale, et aujourd’hui parfaitement guéri, qu’il en était de même dans la folie. Cet ami me racontait que, dans son délire, alors qu’il s’imaginait être de la famille des Bourbons, et qu’il distribuait à profusion les titres et les décorations, il lui venait de temps en temps une idée vague qu’il y avait là une illusion et que tout cela n’était qu’une fantasmagorie, dont il ne pouvait pourtant se départir.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ces hallucinations, considérées comme cause de l’incohérence des idées, et je passerai à ce qui a trait à la fausse association de celles-ci.

Il m’arrive souvent, à mon réveil, de recueillir mes souvenirs, et de chercher par la réflexion à reconstruire les songes qui ont occupé ma nuit ; non pas comme les anciens Égyptiens, ainsi que nous le montrent les papyrus grecs trouvés en Égypte, pour tirer de ces songes des règles de conduite et des révélations pour l’avenir, mais afin de soulever le voile qui couvre leur mystérieuse production. Un matin que je me livrais à une réflexion de ce genre, je me rappelai que j’avais eu un rêve qui avait commencé par un pèlerinage à Jérusalem ou à La Mecque ; je ne sais pas au juste si j’étais alors chrétien ou musulman. Après bien des aventures, que j’ai oubliées, je me trouvai rue Jacob, chez M. Pelletier le chimiste, et, après une conversation avec lui, il se trouva qu’il me donna une pelle de zinc, qui fut mon grand cheval de bataille dans un rêve subséquent, et qui a été plus fugace que les précédents. Voilà trois idées, trois scènes principales qui me paraissent liées entre elles par les mots pèlerinage, Pelletier, pelle, c’est-à-dire par trois mots commençant de même, qui s’étaient associés évidemment, uniquement par cette assonance, et étaient les liens d’un rêve, en apparence fort incohérent. Je fis part un jour de cette observation à une personne de ma connaissance, qui me répondit qu’elle avait le souvenir très présent d’un rêve de la sorte. Les mots jardin, Chardin et Janin s’étaient si bien associés dans son esprit, qu’elle [p. 411] vit tour à tour en rêve le Jardin des Plantes, où elle rencontra le voyageur en Perse Chardin, qui lui donna, à son grand étonnement, je ne sais si ce fut à raison de l’anachronisme, le roman de M. Jules Janin de

L’Ane mort et la Femme guillotinée. Je cite un nouvel exemple qui résulte de mes observations, et qui indique une association d’une nature également vicieuse. Je pensais au mot kilomètre, et j’y pensais si bien que j’étais occupé en rêve à marcher sur une route où je lisais les bornes qui marques la distance à un point donné, évaluée avec les mesures itinéraires. Tout à coup, je me trouve sur de ces grandes balances dont on fait usage chez les épiciers, sur l’un des plateaux duquel un homme accumulait des kilos afin de connaître mon poids, puis, je ne sais comment, cet épicier me dit que nous ne sommes pas à Paris, mais dans l’île Gilolo, à laquelle je confesse avoir très peu pensé dans ma vie ; alors, changeant en quelque sorte de rime, de pied, et après m’être laissé glisser sur le premier, me laissant glisser sur le second, j’eux successivement plusieurs images dans lesquelles je voyais la fleur nommée lobélia, le général Lopez, dont je venais de lire la déplorable fin à Cuba, enfin je me réveillai en faisant une partie de loto. Je passe, il est vrai, certaines circonstances intermédiaires dont le souvenir est vague pour moi, et qui vraisemblablement aussi des assonances semblables pour étiquettes ; mais je ne saurais me les rappeler. Il n’en reste pas moins établi à mes yeux que ces mots, dont l’emploi n’est pas d’ailleurs journalier, avaient associés des idées fort disparates. Qu’importe d’ailleurs avec quel ciment j’avais soudé entre elles ces pierres recueillies sur la route de ma vie à des époques si diverses et si éloignées les unes des autres !

Il est un autre phénomène qui s’observe fréquemment dans l’aliénation mentale, et dont rêves m’ont fourni plusieurs exemples. Il se fait souvent chez le fou comme un dédoublement de sa personnalité. Les pensées qui lui viennent, les paroles qu’il prononce, sont tour à tour attribuées par lui à des [p. 412] interlocuteurs différents, parfois même à toute une assemblée, qui siège dans sa pensée. Un aliéné, que j’ai connu, me disait qu’il était sans cesse incommodé par les disputes de plusieurs démons qui l’entouraient. Il m’a cité les invectives que ces esprits malins s’adressaient sans cesse entre eux, au grand préjudice des oreilles du malade. Or ces paroles, articulées par les diables, n’étaient autres que celles que l’aliéné prononçait successivement, mentalement ou vocalement et qu’il supposait tour à tour prononcées par ses démons familiers. Une folie que j’ai eu occasion de voir à plusieurs reprises aux, environs de Paris, et à laquelle la dévotion et les procès avaient tourné la tête, madame de P…, était sans cesse en discussion avec un juge qui lui avait fait perdre, disait-elle, son procès ; elle avait étudié, chose remarquable. tout exprès pour lui répondre, le code et la procédure, mais, avouait-elle, le juge était encore plus fort qu’elle, et il lui poussait des arguments et lui jetait à la tête des termes de palais, qu’elle ne pouvait ni rétorquer , ni même comprendre.

Je me borne à ces deux exemples. Mes confrères pourraient m’en fournir bien d’autres. Ce qui m’import e ici c’est de montrer le dédoublement de la pensée, ou, pour mieux dire, de la personnalité. Eh bien ! dans le rêve, un phénomène absolument semblable a lieu. Nous attribuons à des personnages différents des pensées et des paroles qui ne sont autres que les nôtres. Il y a quatre mois, j’eus un des rêves les plus clairs, les plus nets et les plus raisonnables que j’aie jamais eus. Je soutenais, avec un interlocuteur, une discussion sur l’immortalité de l’âme, et tous deux nous faisions valoir des arguments opposés, qui n’étaient autres que les objections que je me faisais à moi-même. Cette scission, qui s’opère dans l’esprit, et où le docteur Wigan voit une des preuves de sa thèse paradoxale The duality of the mind (3), n’est la plupart du temps qu’un phénomène de mémoire ; nous nous rappelons le pour et le contre d’une question, et, en rêve, par une opération qui est aussi commune à [p. 413] certains cas d’aliénation mentale, nous reportons à deux êtres différents les deux ordres d’idées opposées. Souvent même l’un des interlocuteurs de notre esprit semble nous révéler des faits que nous ignorions. En voici deux exemples frappants qui me sont personnels. Il y a quelques mois, le mot de Mussidan me revint à la mémoire ; je savais bien que c’était le nom d’une ville de France, mais où était-elle située, je l’ignorais, ou,

pour mieux dire, je l’avais oublié ; quelques jours après, je vis en songe un certain personnage qui me dit qu’il venait de Mussidan ; je lui demandais où se trouvait cette ville. C’est, me répondit-il, un chef-lieu de canton du département de la Dordogne. Je me réveille peu de temps après : c’était un matin, le songe m’était parfaitement présent, mais j’étais dans l’incertitude de savoir si mon personnage m’avait oui ou non dit vrai. Le nom de Mussidan s’offrait alors de nouveau à mon esprit dans les mêmes conditions que les jours précédents, sans que je susse où était placée la ville qu’il désignait. Je me hâte de consulter un dictionnaire géographique, et, à mon grand étonnement, je m’assure que l’interlocuteur de mon rêve savait mieux la géographie que moi, c’est-à-dire, bien entendu, que je m’étais rappelé en rêve un fait que j’avais oublié à l’état de veille et que j’avais mis dans la bouche d’autrui ce qui n’était qu’une mienne réminiscence.

Il y a plusieurs années, à une époque où j’étudiais l’anglais, et où je m’attachais surtout à connaître le sens des verbes suivis de prépositions, j’eus le rêve que voici : Le parlais anglais dans mon rêve, et je dis à une personne que je lui avais rendu la veille visite : I called for you yesterday. Vous vous exprimez mal, me répondit la personne, il faut dire : I called on you yesterday. Le lendemain, à mon réveil, le souvenir de cette circonstance de mon rêve m’était très présent. Je saute sur une grammaire, placée sur une table très voisine de mon lit ; je fais la vérification : la personne avait raison.

Voilà encore un fait du même genre que celui qui vient d’être [p. 414] cité. La mémoire d’une expression oubliée à l’état de veille m’était revenue en songe, et j’avais transporté sur une autre personne ce qui n’était qu’une opération de mon esprit.

Je racontais un jour cette dernière observation à un ami, M. F…, qui a fait quelques observations sur les rêves. Il me fournit un exemple encore plus frappant. Dans son enfance, il avait visité les environs de Montbrison, où il avait été élevé. Vingt-cinq ans après, il fait un voyage dans le Forez, dans le but de reparcourir le théâtre de ses premiers jeux et de revoir des vieux amis de son père, qu’il n’avait jamais rencontrés depuis. La veille de son départ, il se croit en rêve arrivé au but de son voyage, il est près de Montbrison dans un certain lieu qu’il n’a jamais vu et où il rencontre un monsieur dont les traits lui sont inconnus, et qui lui apprend être M. T…, un ami de son père, qu’il avait vu en effet dans son enfance, mais dont il ne se rappelait que le nom. M. F… arrive à Montbrison. Quel n’st pas son étonnement de reconnaître la localité qu’il avait vue en son songe et de rencontrer le même M. T… qu’il reconnut avant même qu’il se nommât, pour l’avoir vu quelques jours auparavant. Ses traits seulement étaient un peu vieillis. Cette anecdote, qui, il y a plusieurs siècles, aurait passé pour un miracle, nous fournit la preuve évidente que des souvenirs en apparence éteints peuvent se réveiller tout à coup dans le rêve. J’ajouterai qu’il paraît en être de même pour la cécité, car M. le capitaine P… , qui a perdu les yeux en Afrique à la suite de blessures, m’apprenait que, depuis ce malheur, le souvenir de certaines localités, auparavant tout à fait oubliées par lui, lui était revenu avec une extrême netteté.

Des Faits de ce genre ont dû contribuer à faire admettre la prévision, l’esprit prophétique. On a dû croire qu’en rêve la connaissance des choses inconnues était parfois révélée à l’homme, et l’observation du capitaine P…, explique peut-être aussi pourquoi l’antiquité nous a représenté ses plus célèbres devins aveugles, Tirésias et Amphiaraüs.

Mais je m’écarte de mon objet principal. Le point sur lequel j’ai voulu appeler l’attention, c’est la scission qui se fait mentalement dans la personnalité, et d’où résulte dans le rêve l’attribution à des individus distincts de pensées qui sont pourtant l’œuvre d’une seule et même intelligence. Je crois que les rapprochements présentés ici mettent suffisamment en lumière l’analogie de ce qui se passe dans le songe et dans l’aliénation mentale.

Les rêves sont de véritables hallucinations, et ce qui ajoute encore à leur ressemblance aux hallucinations de la folie proprement dite, c’est l’association des fausses sensations, ou, pour mieux parler, des fausses images du rêve, à des sensations réelles et dépendant de la vie externe.

Il arrive souvent en songe que l’on fait intervenir dans ses conceptions fantastiques une sensation que vous transmettent vos sens imparfaitement endormis. Je me rappelle que, dans mon enfance, m’étant assoupi par un effet de la forte chaleur, je rêvai qu’on m’avait placé la tête sur une enclume et qu’on me la martelait à coups redoublés. J’entendais, en rêve, très distinctement le bruit des lourds marteaux, mais, par un effet singulier, au lieu d’être brisée, ma tête se fondait en eau ; on eût dit qu’elle était faite de cire molle. Je m’éveille, je me sens la figure inondée de sueur, transpiration qui n’était due qu’à la haute température. Mais ce qui était plus remarquable, j’entends, dans une cour voisine, habitée par un maréchal, le bruit très réel de marteaux. Nul doute que ce ne fût ce son que mes oreilles avaient transmis à mon esprit engourdi. Il y avait là une sensation réelle, associée à un fait imaginaire, le martellement de ma pauvre tête, que je sentais aussi très réellement se fondre en eau.

Ce fait, observé par moi, il y a près de vingt-quatre ans, me frappa beaucoup, et je ne l’ai jamais oublié. En 1847, revenant de Constantinople, sur le bateau à vapeur autrichien, le Lloyd,qui me conduisait à Trieste, je rencontrai parmi mes compagnons de traversée un monomane, et je le pris comme sujet de mes observations pendant la route. Je le plaignais d’être en butte à des persécutions ; c’est là l’éternelle histoire de ces malheureux. Il me parlait d’un certain juif qui l’avait ruiné et qui en voulait à sa vie. Pour preuve de l’acharnement ce cet implacable israélite, mon, fou me disait qu’il l’entendait vociférer à ses côtés : « Tenez, me dit-il, l’entendez-vous ? il me parle. » Je n’entendais rien; « il me dit des injures » et ici il me cite des jurements italiens qu’il n’est point nécessaire de rappeler ; mais celte fois-ci j’entends tout de bon ; ces jurements étaient tout bonnement ceux que prononçait à l’instant un des matelots ; ils avaient cessé, que le malheureux les entendait encore, ainsi que d’autres plus effroyables. Mon monomane mêlait donc des sensations d’audition réelle à des sensations imaginaires, absolument comme dans mon rêve. Il se passait en lui un phénomène tout semblable.

 André Masson - Dans la tour du sommeil - 1938.

André Masson – Dans la tour du sommeil – 1938.

Fodéré, qui, dans son Traité du délire (4), a signalé cette association dans le rêve de sensations fantastiques et de sensations réelles incomplètes, a fait remarquer que le propre du rêve, c’est d’exagérer cette sensation même ; une épingle qui vous pique devient un coup d’épée, une couverture qui vous presse, un poids de cinq cents livres, l’engourdissement d’un membre, la perte de ce membre ou sa complète paralysie, etc. Eh bien ! il est certain qu’il en est de même dans la folie. Beaucoup de monomanes transforment en supplice, en douleur intolérable, en sensation prodigieuse, auxquels ils font jouer un rôle dans leurs hallucinations et leurs chimères, des sensations réelles dont leurs viscères ou leurs membres sont le siège. Une dame anglaise que j’ai connue, et qui a eu plusieurs attaques d’aliénation mentale, souffrait d’une gastrite, dont elle était incommodée en tout temps, aux époques de son meilleur état mental. Dans ses accès de délire, elle prétendait sentir un serpent qui lui dévorait l’estomac, et elle transformait en paroles obscènes que ce serpent lui adressait les borborygmes auxquels elle était [p. 417] sujette. Un autre aliéné, dont on m’a parlé en Angleterre, associait à ses hallucinations la vue des objets réels, en sorte qu’il allait, par exemple, voir la tête d’un ami, placée réellement en sa présence, attachée à je ne sais quel corps fantastique.

Je laisse aux médecins aliénistes le soin de compléter ces rapprochements. Ceux-ci suffisent à ma thèse et font comprendre que, dans l’aliénation mentale et le rêve, il s’opère une confusion, une association entre le réel et l’imaginaire, entre ce que l’esprit perçoit réellement du dehors et ce qu’il tire de ses propres chimères.

J’ai parlé plus haut de l’extrême rapidité avec laquelle la pensée s’effectue chez certains aliénés, notamment dans les accès de manie aiguë. Une personne qui a perdu autrefois l’intelligence et qui est rentrée aujourd’hui en complète possession de son bon sens, me disait se rappeler que, durant sa folie, elle voyait une foule de choses en même temps, qu’elle n’avait jamais tant pensé, si vite et sur des sujets si différents, Il me paraît incontestable que, dans le rêve, le jeu de la pensée se fait avec une aussi grande rapidité. Cette extrême volubilité de certains fous, qui trahit la volubilité de la pensée, aurait lieu dans le rêve, si nous pouvions dire au fur et à mesure tout haut ce que nous rêvons. Je me rappelle qu’un jour, couchant dans la même chambre qu’un de mes frères, je l’entendis qui prononçait en dormant des mots inarticulés, ou, pour mieux dire, des mots commencés et non finis, le tout avec une incroyable vivacité. Dans ce cas il procédait, à ce qu’il me semble, comme certains aliénés qui pensent et parlent si vite qu’ils ne se donnent pas le temps d’achever leurs phrases. Malheureusement ces rêves parlés, si je puis ainsi m’exprimer, sont extrêmement fugaces, on n’est pas en état de se les rappeler au réveil et de les comparer avec les mots qu’on a pu prononcer, et qu’un tiers a pu entendre, pour vérifier si ces mots indiquent, dans leur succession, celle des images du rêve ; c’est ce qui arriva pour mon frère, lequel, à son réveil, avait tout oublié. [p. 418]

J’avais l’habitude le soir de lire souvent tout haut à ma mère, et le sommeil venant à me gagner à chaque pause, à chaque alinéa, je commençais à m’endormir; cependant, tout cela se faisait si vite, que ma mère ne s’en apercevait pas autrement, si ce n’est qu’elle observait que je lisais plus lentement.

Eh bien ! durant ces secondes d’un sommeil chassé aussitôt par la nécessité de continuer ma lecture, et toujours renaissant cependant, je faisais des rêves fort étendus et qui d’ordinaire nuisaient à l’intelligence que je prenais du livre.

Mais un fait plus concluant pour la rapidité du rêve, un fait qui établit, à mes yeux, qu’on peut, en un instant, faire un rêve fort étendu, est le suivant : j’étais un peu malade, et je me trouvais couché dans ma chambre, ayant ma mère à mon chevet. Je rêve de la Terreur ; j’assiste à des scènes de massacre, je comparais devant le tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, toutes les plus vilaines figures de cette époque terrible ; je discute avec eux ; enfin, après bien des événements, que je ne me rappelle qu’imparfaitement et dont je ne voudrais pas vous ennuyer, messieurs, je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette, au milieu d’un concours immense, sur la place de la Révolution ; je monte sur l’échafaud ; l’exécuteur me lie sur la planche fatale, il la fait basculer, le couperet tombe, je sens ma tête se séparer de mon tronc ; je m’éveille en proie à la plus vive angoisse, je me trouve sur le col la flèche de mon lit qui s’était détachée, et qui était tombée sur mes vertèbres cervicales à la façon du couteau de la guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi que ma mère me le confirma, et cependant c’était cette sensation externe que j’avais prise, comme dans le cas que j’ai cité plus haut, pour point de départ d’un rêve où tant de faits s’étaient succédé. Au moment où j’avais été frappé, le souvenir de la redoutable machine, dont la flèche de mon lit représentait l’effet, avait éveillé toutes les images d’une époque où la guillotine a joué un rôle si affreux. [p. 419]

MAURYREVEGUIL0001

Je pourrais aussi citer d’autres exemples ; mais je me bornerai à celui-là qui me paraît plus concluant. L’accélération de la pensée appartient donc au rêve comme à l’aliénation mentale, comme à tous les moments d’émotion profonde, de trouble extrême. Bien des gens, dans des dangers imminents, ont vu les pensées s’offrir en foule à leur imagination effrayée. Le cerveau est comme le cœur ; l’émotion en accélère les battements.

Avant de terminer ces observations déjà un peu longues, mais où j’ai tâché pourtant de n’être pas trop diffus, je ferai une dernière remarque. L’hallucination est, comme le rêve, très souvent un phénomène de mémoire. Ce qu’on a dit, ce qu’on a vu, ce qu’on a entendu, revient à l’esprit, quelquefois absolument dans le même ordre et avec les mêmes circonstances qui avaient accompagné la sensation primitive. Ainsi cette discussion sur l’immortalité de l’âme, dont je parlais tout à l’heure, et que j’eus en rêve, n’était autre que la reproduction exacte de réflexions auxquelles je m’étais livré la veille. Un fait qui vous a frappé vous revient tout à coup en mémoire, par une sorte de mouvement spasmodique de la pensée, mais vous ne créez rien, ou presque rien ; vous ne faites guère que reproduire les actes de la vie réelle, d’une manière plus ou moins confuse, suivant que des sensations internes viennent jeter à la traverse d’autres hallucinations. Aussi les anciens, qui s’étaient livrés à l’onéiromancie, recommandaient-ils, pour avoir des visions claires, de ne point s’endormir après le repas ou en proie aux fumées du vin. De même dans la folie, tel fait, telle image, qui vient tout à coup s’offrir aux yeux de l’esprit malade, telle parole qui frappe ses oreilles, n’est autre chose qu’une image qui a jadis produit sur lui une impression profonde, qu’une parole qui a été retenue et qui revient en mémoire, comme cela nous arrive pour une foule de mots.

Tout dernièrement une hallucination hypnagogique que j’ai approuvée et que j’ai rapprochée de certains faits d’aliénation mentale a achevé de me confirmer dans cette opinion. Au moment [p. 420] de m’endormir, je voyais, comme cela m’arrive souvent, les yeux fermés et dans l’obscurité de ma chambre, une foules de têtes grimaçantes et de figures fantastiques, figures dont quelques une ont produit assez d’impression sur moi pur que je me les représente encore fidèlement. Or je vis d’abord les traits d’une personne qui m’avait rendu deux jours auparavant visite et dont la physionomie originale et quelque peu ridicule m’avait frappé. Puis je vis, et c’est ici qu’est le fait curieux, ma propre figure très distincte qui disparut ensuite pour faire place à une nouvelle, à la manière de ceque l’on nomme fantascope,ou en anglais disssolving views. Le lendemain, réfléchissant sur cette bizarre hallucination, je me rappelai que la veille, je m’étais longtemps regardé dans un miroir, afin de découvrir dans mes yeux quelques-uns des symptômes apparents du mal dont ils sont affectés. Voici maintenant un second fait qui, pour la sensation de l’ouïe, correspondant parfaitement au précédent, et qui m’est aussi personnel. Un soir, lorsque j’étais dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil, je m’entends parler très distinctement comme si je prononçais un discours dans quelques salle sonore. Certains mois surtout, certaines phrases me frappent l’oreille ? Tout à coup on entre dans ma chambre avec de la lumière et l’on me ramène soudain sur la scène de la vie réelle. Je réfléchis à ce qui vient d’arriver, et je reconnais, dans les phrases articulées par moi mentalement, des bouts de phrases qui appartenaient à un morceau de ma composition dont j’avais depuis peu de temps donné à mes amis lecteurs à plusieurs reprises différentes.

Ainsi, par un jeu mystérieux de notre intelligence, il se fait des retours soudains d’une impression antérieure, d’une perception ancienne, lorsque l’esprit en a été fortement affecté. En vertu d’une prédisposition particulière, l’esprit peut reproduire de lui-même, sans le concours de la volonté, des actes de la vie mentale et des opérations sensibles. Ce n’est pas là une faculté propre à certains individus ; c’est plutôt le résultat d’un état [p. 421] physique, d’une condition momentanée et occasionnelle du système nerveux. Il semble que certaines parties de notre cerveau soient sujettes à des mouvements spasmodiques tout semblables à ceux qui agitent les membres et les muscles de l’épileptique, ou la face d’un homme atteint d’un tic : ils reviennent par intervalle, indépendamment de la volonté, et sont soumis à des variations dont nous ne pouvons pas apprécier les lois.

Dans l’hallucination, comme dans le rêve, les idées s’offrent spontanément à l’esprit sans être appelées, par un mouvement intestin spécial, au jeu automatique de l’intellect, qui n’apprécie plus les circonstances externes propres à nous en montrer le vide et l’absurdité.

Ainsi, plus on pénètre dans les opérations de l’esprit, endormi ou aliéné, plus on se convainc que ces opérations s’effectuent d’une façon analogue, mieux on constate que le mécanisme de la pensée se fait de la même manière incomplète ; c’est donc par l’étude comparée de ces deux ordres de phénomènes qu’on pourra les éclairer, en mieux saisir les particularités, et découvrir peut-être quelques-unes des lois qui régissent à la fois le plus bizarre et le plus triste des phénomènes de l’esprit de l’homme.

 Notes bibliographiques de histoiredelafolie.fr

(1)  Moreau (de Tours) Jacques-Joseph (1804-1884). Du hachisch et de l’aliénation mentale. Etudes psychologiques. Paris, Fortin, Masson et Cie, 1845. 1 vol. 14/22 [in-8°], VIII p., 431 p.

(2)  Janin Jules (1804-1874). L’Ane mort et la Femme guillotinée. Nouvelle édition. Paris, Michel Lévy frères, 165. 1 vol.

(3)  Wigan Arthur Ladbroke (vers 1785-1847). A New view of Insanity. The duality of the mind proved by the Structure, functions and Diseases of the Brain. And the phenomena of mental derengment, ans shewn to be essential to moral responsability. With an appendice. London, Longmar, Brown, Green and Longman, 1844. 1 vol. in-8°.

(4)  Fodéré François-Emmanuel (1764-1835). Traité du délire, appliqué à la médecine, à la morale et à la législation. Paris, Croulebois, 1817. 2 vol. in-8°.

LAISSER UN COMMENTAIRE