Pierre Maine de Biran. Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme. Deuxième partie. Des facultés qui subsistent dans le sommeil, et des songes.

MAINEDEBIRANSOMMEIL2-0001Pierre Maine de Biran. Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes  et le somnambulisme. Deuxième partie. Des facultés qui subsistent dans le sommeil, et des songes. Œuvres Philosophiques par V. Cousin. Paris, Librairie de Ladrange, 1841, tome deuxième, pp. 234-258.

Nous proposerons les trois parties de ce travail qui se distribue comme suit :
— Première partie. Du sommeil et de ses causes ; de l’état du corps dans cette fonction, et comme elle s’allie avec la suspension de la volonté. [en ligne sur notre site]
— Deuxième partie. Des facultés qui subsistent dans le sommeil, et des songes.
— Troisième partie. Des différentes espèces de songes, et du somnambulisme en particulier.  [en ligne sur notre site]

Pierre Maine de Biran [Marie François Pierre Gonthier de Biran] (1766-1824). Philosophe, précurseur de la psychologie subjective appartenant au courant spiritualiste français. Influencé par de Condillac et Jean-Jacques Rousseau, mais aussi par Destutt de Tracy et Leibniz, il influença lui même Henri Bergson et Merleau Ponty. Il fait partie de cette lignée de philosophe qui participa à l’élaboration de la psychologie moderne.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
– Par commodité nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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NOUVELLES CONSIDÉRATIONS

SUR LE SOMMEIL,

LES SONGES,

ET LE SOMNAMBULISME.

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DEUXIÈME PARTIE

DES FACULTÉS QUI SUBSISTBNT DANS LE SOMMEIL,
ET DES SONGES

Pour traiter à fond le sujet que je me propose dans ce chapitre, il faudrait revenir sur des analyses longues et approfondies, que j’ai données dans le Mémoire où j’ai traité de l’analyse des facultés intellectuelles (1). Je crois avoir démontré :

1° Que si, selon l‘ancienne maxime d’Aristote, rajeunie par Locke et Condillac, tout ce qui est dans l’entendement humain a été d’abord dans les sens, ce n’est point dans les sens soumis d’une ma­ nière passive aux impressions des objets extérieurs, mais bien dans les sens activés par la volonté ;

2° Que sans l’attention, faculté mère de l’entendement qui n’est qu’un mode d’exercice de la volonté, ou plutôt qui est la volonté même, présente aux phénomènes des sens ou à ses propres actes et à leurs résultats ; sans l’attention, dis-je, le jugement le plus simple ne saurait naître ; la mémoire ou le rappel des sensations ou des idées n’aurait pas lieu ; par suite point de comparaison, de raisonnement ni de réflexion. [p.235]

Lorenzo Bartolini (1777-1850).

Lorenzo Bartolini (1777-1850).

Quelles sont donc les facultés qui restent, après avoir séparé la volonté et tout ce qui vient d’elle dans l’en tendement ? Il ne reste plus d’entendement ni de moi, mais seulement une faculté passive de sentir ou de recevoir des impressions et d’en être affecté ; d’éprouver, par suite des dispositions naturelles ou acquises des organes, certains appétits ou penchants ; d’avoir les intuitions ou les images des objets relatifs à ces appétits ; de réaliser ces images au dehors, de se les représenter dans un certain ordre d’association nécessaire ou accidentel : telles sont les facultés qui subsistent dans l’absence de la volonté ; et si nous montrons que ce sont les seules qui se concilient avec l’état de sommeil, les seules d’où l’on puisse déduire tous les phénomènes des songes, nous aurons aussi prouvé le principe de l’identité de l’état dont il s’agit avec le fait unique de la suspension de la volonté. Tel est l’objet de ce chapitre.

L’expérience atteste donc l’existence de deux principes de mouvement et d’action dans la succession des phénomènes qui constitue la veille. L’opposition et l’espèce d’antagonisme qui règne entre ces deux principes, se manifeste bien clairement dans ces états de lutte où un appétit, une affection, une passion entraînante est aux prises avec une volonté forte et énergique qui tend à réprimer son impulsion. Si cette puissance règne, les mouvements brusques, tumultueux, irréguliers sont [p.236]

Arrêtés, modifiés ou changés, dans le principe mème de leur détermination , et passent sous l’empire d’une autre force, qui lui imprime un caractère nouveau. Les image opiniâtre. qui captivaient l’esprit , et le remplissaient d’illusions plus séduisantes , plus fortes que la réalité même éclipsée devant elles, disparaissent à leur tour comme de vaines ombres ; une croynnce aveugle toute fondée sur les affections , qui se créent leurs objes fantastiques d’amour ou de haine, d’espérance ou de crainte, font place à une raison sévère qui ne croit plus uniquement à ce qui est senti ou imaginé mais bien à ce qui est perçu, connu par elle, pesé à sa balance ou ramené dans le cercle de son activité. Mais supposez que la passsion triomphe, et finisse par régner seule, vous aurez alors dans la veille même de l’homme passionné, dont la volonté est entiérement subjugée, presque tous les phénomènes des songes et d’un véritable somnambulisme. L’imagination sensitive qui dirige en ce cas tous les phénomèncs, alors même que les sens internes sont éveillés, est en effet cette faculté passive, entièrement subordonnée dans l’apparition des image, qu’elle enfante aux irnpressions purement affectives des organes intérieurs avec qui elle est liée par une véritable syrnpathie ; or, ce sont ces organe sur qui porte d’abord tout l’effet des passions, et c’est eux seuls que les affections ct les appétits ressirtissent. A chaque [p.237] espèce d’affection résultant de la disposition actuelle de chacun de ces organes, correspond une image ou une suite d’images, qui persistent ou se succèdent, tant que dure la même disposition organique, et qui changent aussi brusquement avec elles.

Il n’y a point de doute que, dans l’état de veille même le plus complet, les impressions passives et immédiates d’une sensibilité intérieure, avec laquelle l’imagination tend toujours à se mettre dans une sorte d’équilibre, n’exercent une influence plus réelle et constante sur la direction des idées, les intentions spontanées de l’esprit, le mouvement des passions, en un mot sur toute l’existence physique et morale. Il n’y a qu’à détourner l’attention des objets externes, cesser de réagir sur soi-même et se laisser aller à cet état qu’on appelle rêverie, et qui est plus marqué surtout dans certaines dispositions de la sensibilité, pour reconnaître tout l’ascendant de cette puissance aveugle et qui s’ignore complètement lors même que ses inspirations sont les plus heureuses. Si nous méconnaissons ses produits, si nous sommes presque’ toujours conduits à les confondre avec ceux des sens ou des facultés, expressément dirigées par une volonté qui a conscience d’elle-même, c’est que ces derniers seuls ont pu fixer l’attention de l’esprit, et que les autres échappent souvent sans laisser aucune trace. Toutes les fois que la force active du vouloir n’a pris aucune part [p.238] à une impression sensible, une image ou une intuition, celles-ci, se trouvant entièrement hors de la conscience, sont à jamais perdues pour le moi, et n’ayant point reçu la première empreinte de la pensée, ne peuvent se reproduire par suite sous la forme intellectuelle de la réminiscence ou d’un souvenir proprement dit, lors même qu’elles viennent à ren­ trer pour la seconde fois dans la sphère de l’imagination sensitive.

Il peut arriver, en effet, qu’en vertu de certaines lois périodiques, trop peu étudiées quant à leur source et leurs résultats, le centre organique de l’imagination se trouve ramené, au bout de certains intervalles fixes, à ceux d’autres fonctions également périodiques dans le cercle des mêmes images, sans que l’individu puisse apercevoir ni reconnaître ces images comme l’ayant déjà frappé, en y associant un acte exprès de réminiscence, quoiqu’il puisse avoir le sentiment confus d’un mode antérieur d’existence à qui elles se rapportent. Plusieurs phénomènes de la vie sensitive me semblent venir à l’appui de l’existence réelle de ces lois; tel est celui de cette sorte de .rajeunissement de l’imagination des vieillards, qui fait revivre après un si grand intervalle les impressions et les tableaux du premier âge, et les rend comme présents, lorsque toutes les idées, tous les souvenirs de l’âge intermédiaire les plus rapprochés sont effacés et ont disparu sans retour. Tels sont encore ces états singuliers de [p.239] l’imagination où nous ne pouvons nous rendre compte à nous-mêmes si certaines intuitions qui nous frappent actuellement d’une manière particulière, ne sont pas des retours de quelques images confuses qui s’enfoncent pour ainsi dire dans les profondeurs du temps, et se perdent dans le vague de l’existence passée. Tel est le caractère des songes, produits uniques de cette imagination spontanée et indépendante de l’exercice de toutes nos facultés actives.

Je dis d’abord que les songes excluent tout exercice actif de la faculté d’attention ; la preuve de ce fait se déduit évidemment de l’extravagance de la plupart des songes, des contradictions ou des bizarreries qu’ils présentent : il nous arrive en effet de confondre, en rêvant, les temps et les lieux séparés par de grands intervalles ; dans le cours d’un même rêve, le même homme est représenté à notre imagination comme existant en différentes parties du monde ; nous nous entretenons avec des personnes mortes, sans songer qu’elles sont mortes, quoique leur perte récente nous ait affectés vivement. Tout prouve donc bien alors qu’un tel état exclut absolument tout pouvoir volontaire d’attention et de rappel, pour comparer entre elles et à la réalité les différentes parties de nos rêves, pour juger si tout y est d’accord ou même possible ; et cela prouve à son tour que les espèces d’intuitions vives, qni remplissent alors nos imaginations, prennent naissance spontanément et se succèdent entre elles au hasard, [p. 240] suivant les dispositions organiques qui les produisent, sans que la volonté contribue en rien, soit à les produire, soit à les conserver, soit à les associer ou les lier entre elles et à en former des séries moins irrégulières. En effet, remarquez que pendant certains songes, auxquels sont particulièrement sujets les penseurs les plus profonds, il se présente quelquefois des aperçus tout à fait nouveaux, auxquels l’exercice régulier de nos facultés intellectuelles n’aurait jamais pu atteindre. Mais tous ceux qui ont éprouvé de tels états savent par expérience, que de tels aperçus ou de telles suites d’intuitions naissent sans aucune action de la volonté, et avec si peu d’effort senti que, comme l’a remarqué Addisson dans une des feuilles du Spectateur, l’opération de l’esprit la plus relevée, la plus pénible même pendant la veille, celle de l’invention, peut s’exercer alors sans que l’individu s’en aperçoive. Il nous arrive de croire lire ou entendre en rêvant des choses sublimes, que notre imagination produit actuellement et qui nous frappent comme la composition ou l’ouvrage d’autrui ; ce ne sont donc pas les mêmes facultés qui s’exercent dans l’état de sommeil et dans celui de veille, ou du moins ce n’est pas le même principe d’action, la même puissance d’effort qui les met en jeu. C’est dans ces inspirations spontanées et subites, dans cet heureux instinct d’une tête bien faite ou bien disposée, que Socrate croyait entendre la voix de son démon [p.241] familier; c’est là aussi ce qui souvent fait attribuer les songes à l’influence immédiate de certains esprits sur notre âme. En effet, cette circonstance d’un état complètement passif de l’âme dans le sommeil et les rêves, est bien celle qui a dû le plus frapper d’abord tous ceux qui ont eu occasion de réfléchir sur ce sujet ; et on à dû se convaincre bientôt, et au premier examen, que si la volonté conservait sur nos songes la moindre partie de l’empire qu’elle a sur la succession de nos idées de la veille, cette puissance tendrait nécessairement à bannir les images qui nous troublent et à retenir celles qui sont agréables ; mais tant s’en faut qu’un tel pouvoir s’exerce qu’au contraire nous demeurons livrés sans effort, sans réaction, aux images qui nous poursuivent et nous affectent de la manière la plus pénible.

John Everett Millais (1829-189) - The Somnambulist.

John Everett Millais (1829-189) – The Somnambulist.

Si nous examinons maintenant quelles sont les facultés d’association qui forment ou dirigent les suites plus ou moins irrégulières des images dont se compose un même songe, nous nous assurerons que ce sont uniquement celles qui peuvent se concilier avec une absence de tout effort intellectuel, de toute faculté d’attention volontaire. Observons, en effet, que dans l’état même de veille il y a certaines lois générales d’association qui dirigent la suite des images spontanées de notre esprit, ou déterminent les compositions ou agrégats qui s’en font dans notre tête ; agrégats d’autant plus rebelles ensuite aux moyens de l’analyse, et d’autant plus [p.242] inaccessibles à la réflexion qu’ils se sont formés d’eux-mêmes, suivant les dispositions fortuites du cerveau, sans aucune intervention des facultés actives ou de la puissance du vouloir. C’est ainsi que ces produits d’une faculté d’association spontanée ou passive, qui paralt être une dépendance de la nature purement sensible ou animale, constituent des séries d’intuitions déterminées et de modes transitoires dont l’un quelconque a, comme le dit Leibnitz, sa raison suffisante dans celui qui le précède, et que, si l’on pouvait ainsi remonter le cours de cette chaîne d’états passifs jusqu’au premier rudiment de l’être sensitif, on tiendrait la loi physique du développement de cette sorte d’automate organisé et tout le secret de son existence. Mais n’y a-t-il pas dans l’homme éveillé et compos sui une puissance capable de résister à cet entratnement et de rompre la chaîne du destin, quod fati fœdera rumpat ? Dans le cours de ces rêveries de la veille, où nous laissons nos idées obéir ainsi à la série aveugle qui les entraîne, et suivre sans aucun effort les lois générales d’une association spontanée, que de bizarreries, que de châteaux en Espagne, que de rêves d’un cerveau délirant, velut œgri somnia ! Mais la volonté n’a qu’à intervenir alors pour arrêter une suite d’idées qui sans cela auraient passé rapidement, ou pour détourner le cours des images de leur pente naturelle et leur donner une nouvelle direction. Sans doute la volonté qui s’empare ainsi [p.243] de la direction des idées, au moyen des signes d’institution dont elle dispose, doit s’aider souvent des lois auxquelles l’association est soumise. Mais il n’est pas moins vrai qu’elle a aussi le pouvoir de modifier ces lois, et de les rendre fort différentes de ce qu’elles seraient, si ces lois mécaniques agissaient seules et sans son concours. Or, les séries d’images qui forment les songes, ne sont autres que celles qui résultent nécessairement des lois de l’association spontanée, lorsque aucune puissance d’effort n’intervient pour les changer. Donc, si ces phénomènes sont tels qu’ils doivent être dans la suspension de cette, puissance, ils confirment le fait de son absence pendant la durée de l’état auquel ils se rapportent. Remarquez aussi que les associations formées pendant la veille de la manière la plus passive, sont celles qui se reproduisent le plus fréquemment dans les songes de ceux qui n’exercent jamais aucun empire sur leur imagination, et dont toute la vie n’est guère autre chose qu’un rêve continuel.

Je dis en second lieu que la nullité de souvenir ou l’impossibilité du rappel est un autre caractère des songes, qui suit nécessairement de l’absence de l’attention volontaire ou active dans la première production de ces phénomènes. Ce caractère est encore un fait confirmé par l’expérience de tous les somnambules qui ne se rappellent en aucune manière tout ce qu’ils ont fait, dit, ou senti pendant le sommail, [p.244] quoique leurs actions, leurs mouvements et leurs paroles annoncent qu’ils sont occupés d’idées ou d’intuitions très-vives, très-claires, et que la suite de leurs démarches, très-régulières, très conséquentes et dirigées vers un but déterminé, porte tous les signes apparents mais trompeurs d’une intelligence et d’une volonté éclairée. Le même fait résulte encore plus simplement de l’expérience de chacun de nous ; on ne saurait en douter, si on observe combien est petit le nombre des rêves dont nous conservons quelque souvenir confus, fondé même sur quelques circonstances étrangères au sommeil ou relatives à un sommeil imparfait. Cependant il est très-probable qu’il n’y a point de sommeil sans songes, et s’il n’est pas exact de dire, comme les cartésiens, que l’âme pense toujours, puisque la pensée proprement dite suppose la conscience du moi, comme cette conscience se réfère à l’état d’effort qui fait la veille, et que l’effort est périodique et suspendu dans le sommeil, on peut du moins conjecturer avec beaucoup de vraisemblance que cette faculté que nous avons nommée imagination passive, en tant que son exercice dépend de la sensibilité physique, n’est pas plus sujette qu’elle aux intermittences. Or, comme la vie organique ne consiste que dans une suite d’impressions reçues immédiatement par les organes intérieurs qui veillent pendant le sommeil des sens extérieurs, et que chacune de ces impressions peut ébranler sympa- [p.245] thiquement le cerveau et réveiller une image proportionnée à la nature de l’affection ou du sentiment excitateur, on voit bien que tout sommeil doit être rempli de songes, et que les personnes qui assurent qu’elles ne sont point sujettes à rêver, ne veulent point dire autre chose sinon qu’elles ne conservent au réveil aucun souvenir de leurs songes ; ce qui doit arriver et arrive en effet à tout le monde, même aux rêveurs les plus décidés, quand le sommeil a été profond et complet ou destitué de tout sentiment du moi, de tout exercice de la volonté, alors même que l’imagination aurait été constamment en exercice. Il ne faut donc plus demander pourquoi nous ne conservons pas le souvenir de tous nos rêves, mais bien comment il arrive que nous en rappellions quelques-uns. En effet, on peut dire, et cette objection m’a été déjà faite par un métaphysicien profond, qui’ connaissait la théorie que je développe aujourd’hui : sans l’action de la volonté point d’effort d’attention, sans quelque effort d’attention point de souvenir ; or, si, dans le sommeil, l’action de la volonté est suspendue, comment reste-t-il quelque souvenir de certains songes ? Je réponds d’abord par l’observation précédente : que dans un sommeil complet, il n’y a nul souvenir, et que là où il y a souvenir, le sommeil n’était pas parfait. Je réponds en second lieu, en appliquant à ce sujet un principe bien fécond en conséquences dans la philosophie de l’esprit humain, [p.246] savoir : «  qu’une perception ou une image qui passe dans l’esprit, sans laisser aucune trace dans la mémoire, peut servir néanmoins à introduire d’autres idées qui sont liées avec elle par les lois de l’association. » Il suit de ce principe, que si quelqu’une des circonstances les plus remarquables d’un songe tombe par hasard dans le cercle des images qui se présentent spontanément pendant la veille, cette circonstance pourra réveiller toute la suite des idées associées qui ont composé le songe entier, sans qu’il y ait là plus de rapport volontaire qu’il n’y a eu d’effort d’attention dans le songe même. Nous n’attachons point non plus de souvenir proprement dit ni de réminiscence expresse à ce dernier. Nous sommes conduits à rapporter l’origine de la suite d’idées associées, que l’imagination reproduit actuellement, à l’intervalle de temps rempli par le sommeil, uniquement parce que nous nous trouvons dans l’impossibilité de l’unir à aucun temps ou à aucun lieu qui ait été occupé par nos propres actions ou par les faits dont se compose l’histoire de notre vie passée de relation ou de conscience. C’est donc par une sorte d’exclusion de souvenir, plutôt que par un souvenir proprement dit, que nous reconnaissons les images du sommeil pour avoir été de véritables songes ; aussi est-il remarquable que lorsqu’il nous tombe ainsi dans l’esprit l’idée de quelque événement que nous ne pouvons rapporter clairement à aucune portion déterminée de l’espace ou [p.247] du temps, nous nous demandons à l’instant : est-ce que je l’ai rêvé ? Ajoutons pour dernière observation que l’effort volontaire qije fait l’esprit pour rappeler une idée, est un acte de veille complète, absolument étranger au sommeil ; il doit donc mettre l’âme dans une disposition tout à fait contraire à celle où elle doit rester pour que le sommeil continue. Aussi si, comme il arrive quelquefois mais assez rarement, on s’occupe en rêvant des signes de quelque idée, et que ceux-ci demandent quelque effort pour être rappelés, aussitôt que l’effort se déploie et que le signe se présente, le réveil s’en suit à l’instant ; tant l’état de sommeil est incompatible avec le plus léger exercice de la volonté, tant il suppose son absence complète !

Henri Matisse (1869-1954) - Le Rêve.

Henri Matisse (1869-1954) – Le Rêve.

Je me suis attaché particulièrement à développer cet article parce qu’il est fondamental dans la théorie que je prétends établir, et qu’il a fait la matière de longues discussions qui me paraissent terminées dès à présent.

J’analyserai maintenant avec plus de brièveté les caractères de nos songes, qui se rapportent toujours au même principe, savoir, la suspension des facultés actives.

Un caractère très-marquant qui distingue les images du sommeil de celles de la veille, est d’être toujours liées à une affection particulière de la sensibilité. C’est là ce qui rend ces images plus particulièrement rebelles à tout acte de rappel volontaire ; [p.248] car on sait bien que le renouvellement des modifications du plaisir et de la douleur, comme des causes qui les font naître, sont hors de toute la puissance du vouloir.

De ce caractère résultent :

1° La mobilité, l’inconstance des songes, quand ils suivent surtout les perturbations ou les changements brusques qui ont lieu plus particulièrement alors dans les impressions et les fonctions de la vie organique ;

2° Le retour des images liées à des affections primitives et qui ont jeté des racines anciennes et profondes dans la vie sensitive. C’est ainsi que les souvenirs ou les tableaux de la première jeunesse se retracent souvent dans nos songes, avec toute la vivacité et la réalité du sentiment qui les accompagne et qui y rattache tant de charme. Nous pouvons observer à ce su jet que le sentiment excitateur des images forme aussi leur lien le plus fort et le plus intime. Aussi les associations d’idées du premier âge sont toujours les plus durables, et celles qui rentrent avec le plus de spontanéité et de promptitude dans la sphère de l’imagination passive. C’est ainsi qu’à mesure que déclinent l’énergie de la volonté et l’activité de la pensée, le vieillard revient comme par une espèce de songe sur tous les événements de son enfance, sur les affections, les plaisirs et les petites peines de cet âge heureux; tandis que tout ce qui lui arrive dans des temps plus rapprochés, [p.249] n’ayant pu s’associer avec un sentiment vif dans une organisation flétrie, est anéanti et comme frappé de mort dans l’imagination.

3° De là aussi l’empire irrésistible et sans contre­poids, que les affections, dominantes pendant le sommeil, exercent sur la réalisation forcée des images qui leur sont liées, et dont elles déterminent la production, et la croyance ferme et la foi aveugle de l’homme qui rêve, incapable alors d’élever le moindre doute sur tout ce que son imagination lui représente, comme objet de crainte ou d’espérance, d’attrait ou d’aversion, de joie ou de tristesse, d’admiration ou d’effroi.

Il est essentiel de remarquer en général comme le phénomène le plus constamment approprié à l’état de songe, et qui se rapporte bien évidemment à la suspension de la volonté comme à la condition essentielle du sommeil ; il est, dis-je, essentiel de remarquer que les intuitions ou images sensibles, qui s’offrent alors à notre esprit, sont toujours accompagnées de la persuasion de l’existence réelle des objets qu’elles représentent, absolument de même que dans la perception des objets réels qui frappent nos sens pendant la veille. J’ai développé ailIenrs (2), le fondement de cette croyance, ou persuasion intime de l’existence réelle, indépendante et séparée des objets qui affectent nos sens pendant [p.250] la veille, en faisant voir que tout ce qui résiste à la volonté ou à l’effort du moi, est nécessairement distinct et séparé de ce moi et doit être jugé ou cru hors de lui. Ce premier de tous les jugements étant une fois formé et devenu profondément habituel par sa répétition de tous les instants, l’individu est nécessairement assujetti à juger ou à croire que toutes les causes d’impressions sur qui sa volonté n’a aucune prise, qui viennent le modifier dans quelque partie de son organisation sans aucun effort de sa part, et sous lesquelles enfin il est ou se sent complètement passif ; que ces causes, dis-je, existent réellement et permanemment hors de lui. Quand j’ouvre les yeux, par exemple, je ne puis pas faire que je ne voie point les objets qui sont devant moi, et je leur attribue une existence séparée et fixe, toute relative à l’indépendance où ils sont de ma volonté et à J’impression qu’ils me causent malgré cette volonté ou sans son concours. Au contraire, tous les modes actifs ou les idées, qui sont des produits ou des créations passagères de notre puissance d’effort, étant des attributs du moi, n’ont d’existence qu’en lui, et ne sauraient s’objectiver ou se représenter comme des êtres permanents au dehors. Cela posé, toutes les images sensibles, qui se représentent d’eUes-mêmes à notre esprit avec une certaine vivacité et sans aucun effort de la volonté pendant la veille, entraînent hien la persuasion momentanée d’une existence réelle; et l’on sait combien [p.251] les hommes doués de cette imagination vive, qui touche à la folie, sont sujets à réaliser ainsi quelquefois les produits de leur tête exaltée, quand ces produits se lient surtout à l’objet de quelque passion dominante. Mais dans l’état ordinaire, la persuasion momentanée qu’entraînent ces fantômes de l’imagination, se trouve continuellement détruite par les impressions plus vives des objets réels qui les effacent, comme la lumière du jour efface celle d’une lampe. Nous sentons surtout qu’il dépend de notre volonté de les écarter et de les faire disparaitre , et dès lors elles sortent du cercle des réalités, et reprennent leur place parmi les créatures de notre fantaisie. Mais dans le sommeil profond, où la volonté est, complètement suspendue, les images spontanément naissantes prennent d’abord ce surcroît de vivacité que leur donnent à la fois l’absence de toutes les impressions directes des sens extérieurs, et surtout la concentration des forces sensitives dans l’imagination; elles pourraient donc avoir par cela seul tout l’éclat des perceptions de la veille, et motiver la même croyance. De plus, la suspension de la volonté faisant que l’individu ne peut se sous­ traire aux fantômes qui l’assiégent, les écarter et les arrêter, ni les modifier d’aucune manière, il doit en être frappé comme il Je serait absolument par les objets qui frapperaient ses yeux dans la vision passive. On voit ici comment et avec quelle simpli­ cité ce phénomène général, commun à tous les [p.252] songes, se déduit du principe théorique que nous avons avancé.

Margarita Georgiadis (1968- ).

Margarita Georgiadis (1968- ).

Mais la réalisation des images vives du sommeil, ou la persuasion de leur existence fixe, séparée et indépendante, n’est jamais plus entière, plus complète et plus invincible que lorsque les fantômes sont sous l’empire ! d’une affection dominante, qui provoque leur apparition et détermine leur persistance ; c’est alors que le centre organique de l’imagination, absolument régi par les impressions des organes internes avec qui il est en rapport sympathique, ne peut sortir du cercle des images analogues à l’affection provoquante. C’est alors aussi que les jugements mécaniques, qui ont pour objet unique les relations de ces images avec la disposition organique ou sensitive actuelle qui les produit, et la croyance en la réalité de ces images, ont un ascendant exclusif et un degré d’opiniâtreté que rien ne peut contrebalancer ou détruire. Si, par exemple, la disposition organique qui détermine le rêve ou le jeu spontané de l’imagination, est celle qui est relative à l’affection de la crainte, l’homme le plus éclairé, le plus habituellement supérieur aux préjugés, aux vaines terreurs et aux croyances puériles de la superstition, verra en songe des fantômes hideux, des lutins, des revenants, des sorciers, des diables prêts à s’emparer de lui ; et il croira d’autant plus fermement à l’existence réelle de ces fantômes que l’affection de la crainte sera plus marquée, [p.253] plus dominante. Dans une semblable disposition, le guerrier le plus intrépide, qu’aucun danger réel ne saurait effrayer, que l’honneur, le sentiment du devoir, l’énergie de la volonté, en un mot, le courage de la réflexion, font voler au-devant des périls et de la mort même, tremble comme un enfant devant les vains fantômes de son imagination ; d’où il est aisé de conclure : 1° la suspension de toutes les facultés actives, qui seules déterminent, pendant la veille, la conduite et le caractère moral de l’individu ; 2° le retour complet aux associations passives des premières idées de l’enfance, dont nous avons déjà reconnu l’influence sur les songes, et dans tous les états où, l’énergie de la pensée et de la volonté étant affaiblie ou opprimée par des causes quelconques, l’individu se trouve livré sans défense aux habitudes vicieuses ou aux caprices de l’imagination, comme à l’impulsion du tempérament.

Je déduis encore de l’influence prédominante des dispositions affectives sur la nature des songes, et de l’observation des phénomènes qui s’y rapportent, une distinction que je crois importante, et qui a échappé complètement jusqu’ici à l’analyse philosophique. C’est qu’autre chose est l’impression affective, inhérente à tel état donné de l’organisation ; autre chose les produits de l’imagination que cette affection détermine, qui lui sont. essentiellement analogues, et auxquels elle s’associe d’une manière intime; et autre chose encore cette affection [p.254] avec cette image correspondante et la croyance dans la réalité de celle-ci. Ce sont bien là trois éléments connexes d’un même fait de notre existence, et qui se trouvent étroitement unis, surtout dans l’ état de sommeil ; mais ils n’en doivent pas moins être conçus comme distincts les uns des autres, puisque une expérience réfléchie peut même nous les montrer séparés.

J’observe, en effet, que telle disposition affective qui détermine le commencement d’un songe, peut le porter à un tel point de vivacité que le réveil s’ensuit d’une manière brusque. Il peut arriver alors que les fantômes de l’imagination disparaissent complètement, et que nous ne puissions plus nous souvenir de l’objet imaginaire auquel se rapportait notre émotion, quoique celle-ci subsiste encore, et qu’elle puisse déterminer le mouvement de I’imagination éveillée sur de nouveaux objets analogues au ton de la sensibilité intérieure. Ainsi quelquefois, au sortir d’un songe dont il nous est impossible de nous rendre aucun compte, il semble que nous ayons éprouvé quelque grand malheur, tant nous sommes encore agités par le sentiment funeste qui s’alliait sans doute en songe à quelques tableaux effrayants ou à quelques événements sinistres. D’autres fois nous nous éveillons avec le sentiment de peur, et l’affection craintive subsiste sans que nous puissions savoir ce qui l’excite. Ces exemples sont bien propres à nous faire concevoir ce que sont les [p.255] affections simples, séparées des images qu’elles déterminent; on ne fait pas assez d’attention à cette influence que peuvent avoir les rêves, et surtout les dispositions affectives qui les provoquent, et leur sont antérieures ou leur survivent par les sentiments et la série d’idées qui suivent le réveil. Par exemple, dans l’âge heureux des sentiments expansifs et tendres, le jeune homme ne se sent-il pas plus épris pour l’objet qui le captive, après l’avoir vu en songe comme il voudrait toujours le voir, quoiqu’il ne garde peut-être aucun souvenir de son rêve amoureux ? Qui sait, par un autre exemple en contraste avec ce dernier, mais qui tient au même principe, si quelque songe affreux, tels que pouvaient en faire un Néron, un Marat, un Robespierre, n’ont pas contribué quelquefois à exaspérer dans ces tigres féroces l’aveugle passion du crime et à préparer pour le lendemain de nouvelles proscriptions, de nouveaux actes d’atrocité ?

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Nous venons de voir comment le sentiment qui est associé à un songe peut subsister après le réveil, et dans l’oubli le plus complet de ce songe même ; mais il arrive aussi d’autres fois que le réveil ne chasse point les fantômes, et que ceux-ci durent autant que la disposition affective qui avait déterminé leur apparition dans le rêve. Je me souviens très-hien d’avoir eu des songes où je croyais fermement à l’existence réelle de certains êtres fantastiques. Éveillé en sursaut avec un sentiment de frayeur, [p.256] j’ai remarqué, en réfléchissant ensuite à ce que j’avais éprouvé, que la persuasion de l’existence de cet être, que je voyais ou n’imaginais plus, persistait encore après un réveil assez complet, et qu’elle avait absolument la même durée et la même force que l’affection ou l’émotion de la crainte, et l’espèce de trouble que celle-ci produisait dans l’organisation ; je sentais que cette croyance erronée se dissipait lentement, à mesure que l’émotion s’apaisait, et que l’une s’évanouissait enfin avec l’autre sans que la raison ou la réflexion y coopérassent en aucune manière. Voici donc un cas où la croyance dans l’existence réelle de l’objet inconnu d’une affection subsiste avec cette affection, même, et se proportionne à sa durée comme à son degré de vivacité.

Je pourrais déduire de ces faits plusieurs considérations importantes pour la théorie analytique des facultés humaines, et montrer qu’il n’y a rien de plus instructif pour l’homme éveillé que l’histoire des songes, comme rien de plus utile pour l’homme raisonnable que l’histoire de la folie. Je me bornerai ici à conclure, des observations qui précèdent, que les métaphysiciens et les moralistes qui font dériver souvent les affections ou les sentiments du cœur des idées ou images de l’esprit, seraient plus fondés à admettre un ordre inverse de dérivation. Il me paraît certain, et les phénomènes que nous venons de rapporter concourent à établir, qu’à certaines dispositions naturelles ou accidentelles, [p.257] mais toujours inhérentes au système organique et inséparable de son mode de vie particulier, correspondent immédiatement telles affections simples et fondamentales de joie ou de tristesse, de courage ou de timidité, de crainte ou d’intrépidité, de force ou de faiblesse, etc. ; que ces affections primitives déterminent aussi immédiatement la manière dont chaque individu sent son existence, et par suite les rapports directs de sympathie ou d’antipathie qu’il soutient avec les êtres et les choses ; de là tels penchants. ou tels appétits ; et dans un autre ordre de développement des mêmes facultés affectives jointes à l’imagination, telles passions secondaires, tels sentiments moraux, et telle direction dans les idées que ces passions mettent d’abord en jeu et qui réagissent sur celles-ci, pour les compliquer et leur imprimer de nouveaux caractères d’exaltation, de force et de persistance. Voilà bien, je crois, l’ordre de dérivation qui doit suivre d’une analyse philosophique qui prend pour guide l’observation ou les faits de l’expérience.

Je crois m’être conformé assez exactement à la marche d’une pareille analyse. J’ai fait voir que les phénomènes du sommeil et des songes sont des conséquences nécessaires du seul principe auquel je les ai rapportés. Ce principe est un fait d’expérience, et je n’en ai pas supposé d’autres ; j’ai reconnu dans les songes la prédominance exclusive d’une certaine classe de facultés qui, étant jointes à [p.258] l’exercice de la volonté pendant la veille, en sont tout à fait séparées et indépendantes dans le sommeil ; enfin, j’ai déduit analytiquement les phénomènes des songes de cette séparation même ; j’ai donc lieu d’espérer que ces recherches pourront non seulement répandre quelque lumière sur la fonction et les phénomènes que j’avais particulièrement en vue, mais qu’elles serviront encore à montrer la diversité de nature qui existe entre nos facultés passives et nos facultés actives, comme l’espèce de liaison et de dépendance où elles sont les unes par rapport aux autres.

Pour remplir entièrement l’objet de ce Mémoire, il me reste maintenant à appliquer la théorie que j’ai tâché d’établir aux phénomènes du somnambulisme en particulier, qui paraissent la contredire en certains point, et ne serviront, j’espère, qu’à l’éclairer et la confirmer .

 NOTES

(1) Mémoire sur la Décomposition d6 la faculté de penser, couronné à l’Institut, en 1805.

(2) Dans le Mémoire couronné sur la Décomposition de la pensée.

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