Maurice Macario. Les hallucinations. Deuxième partie.  Article paru dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VII, 1, 1846, pp. 13-45.

Max Ernst.

Maurice Macario. Les hallucinations. Deuxième partie.  Article paru dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VII, 1, 1846, pp. 13-45.

 

rticle paru en deux partie, la seconde : Les rêves pathologiques, 1847, également sur notre site. Ces deux articles sont le ferment de l’ouvrage qui paraîtra quelques années pus tard, en 1846 (voir ci-dessous).

Maurice-Martin-Antonin Macario (1811-1898). Médecin aliéniste qui participa aux fameux débats des années 50 sur les hallucinations avec Lélut et Brierre de Boismont, il mobilisa son attention et ses recherches également sur les rêves. Elève de Leuret il proposa comme thérapeutique de la démonomanie, un traitement moral énergique. Nous avons retenu de ses nombreuses publications :
— Etude clinique sur la démonomanie. Article parut dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome I, 1843, pp. 440-485. [en ligne sur notre site]
— Du traitement moral de la folie. Paris, Rignoux, 31 janvier 1843.
— Des hallucinations. Première partie. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 2, 1845, pp. 317-349.[en ligne sur notre site]
— Des rêves considérés sous le rapport physiologique et pathologique. Partie 1. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome II, 1846, pp. 170-218. [en ligne sur notre site]
— Des rêves considérés sous le rapport physiologique et pathologique. Partie 2. Rêves pathologiques. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome I, 1847, pp. 27-48. [en ligne sur notre site]
— Du sommeil, des rêves et du somnambulisme dans l’état de santé et de maladie, précédé d’une lettre de M. le Dr Cerise. Lyon et Paris, Perisse frères, 1857. 1 vol

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 13]

DES HALLUCINATIONS,

Par M. le docteur
M. MACARIO.

(suite et fin.)

II

Hallucinations internes ou ganglionnaires.

Ces hallucinations ont leur point de départ dans une lésion du grand sympathique ou de la sensibilité interne. II n’est pas facile de les distinguer des illusions de cette même sensibilité ; car un lypémaniaque a-t-il une irritation, une inflammation chronique de la muqueuse gastrique ou intestinale, porte-t-il un cancer dans l’estomac, il est persuadé que c’est un serpent, un crapaud ou des sorciers qui se sont nichés dans son corps. Est-il atteint d’une affection du cœur, ce sont des démons qui s’y sont installés. A-t-il une dyspnée, une affection des poumons, ce sont des magnétiseurs, des physiciens qui lui coupent la respiration par des opérations cabalistiques ; et ainsi des autres organes. Les borborygmes du ventre, les bourdonnements d’oreilles, les craquements des articulations et des tendons sont pris pour des voix, pour des sons articules ; les nuages, les troubles de la vue, pour des spectres et des fantômes.

Pour éviter l’erreur et élablir un bon diagnostic, on doit donc  interroger les organes avec une minutieuse attention ; et, on ne saurait trop le répéter, les médecins psychologues ne s’occupent guère d’un tel examen : aussi les bévues sont-elles nombreuses et fréquentes. Combien ai-je vu à l’autopsie des lésions dans divers organes des cavités splanchniques qui sont passées inaperçues pendant la vie !

Ce fait est grave. La guérison ou l’incurabilité des malades en dépend.

Les hallucinés qui composent cette classe sont doués d’un tempérament mélancolique ; ils sont grêlent et maigres de leur [p. 14] personne. Leurs cheveux sont bruns ; leur teint est pâle, jaune, hâlé ; leur peau est rude, écailleuse ; leur regard est inquiet, timide, soupçonneux ; leurs joues sont creuses et desséchées ; leur physionomie exprime la souffrance, la crainte, la terreur. Le sourire ne vient jamais épanouir leur figure. Ils restent ordinairement immobiles, et sont presque insensibles aux impressions extérieures. Quelques-uns néanmoins, ce sont les hallucinés démoniaques, sont remuants, actifs, agités et toujours en mouvement. Leurs mains sont sèches, décharnées et livides.

Ces malades présentent généralement des symptômes d’hypchondrie ; comme les hypochondriaques en général, ils ont des douleurs dans le ventre, dans la poitrine, dans la tête. Jusqu’ici rien d’extraordinaire ; mais ils en dénaturent l’origine ; ils les attribuent à des cause chimérique et déraisonnable ; voilà leur folie.

Les hallucinations ganglionnaires ne sont pas, à beaucoup près, aussi fréquentes que les sensoriales ; elles sont même très rares, isolées complètement de ces dernières. Pour mon compte, je n’en ai recueilli qu’une seule. La voici :

Joseph est un pauvre ouvrier, âgé de quarante-quatre ans et père de famille. Son regard est morne et abattu ; ses traits grippés annoncent la souffrance et le désespoir ; son teint est jaunâtre, son tempérament bilieux. Il est adonné à l’ivrognerie.

Joseph se fit, il y a longtemps, une blessure au pouce de la main droite, et c’est par cette blessure qu’un grand nombre de sorciers sont entrés dans son corps ; ils lui serrent le cœur, lui tordent les entrailles, montent dans sa tête et lui inspirent des idées de meurtre et de suicide ; ils l’excitent surtout à immoler sa femme et ses enfants. Mais Joseph est honnête homme ; il repousse ces funestes pensées. Pour guérir de ces idées, il a eu recours à Dieu, s’est imposé des jeûnes, a entrepris des pèlerinages ; mais ce fut toujours en vain. Il ne lui reste plus qu’à descendre dans la tombe ; là seulement il trouvera une trève à ses longues souffrances. [p. 15]

Une loueuse de chaises de l’église de Saint-Eustache, à Paris, était persuadée qu’une assemblée d’évêques tenait concile dans son ventre.

Une autre femme, âgée de cinquante-quatre ans, disait avoir dans l’estomac des araignées, qu’elle avait avalées en buvant de l’eau à une fontaine.

Les auteurs rapportent beaucoup d’exemples analogues : je ne m’y arrêterai pas davantage. Nous allons passer ) une autre espèce d’hallucinations sur lesquelles les auteurs sont muets.

III.

Hallucinations intuitives.

Toutes les hallucinations ne sont pas aussi nettes et aussi déterminées que celles dont nous venons de parler. Toutes ne se font pas par les sens corporels ou la sensibilité interne ; il en est qui se font par une vue intérieure : ainsi quelques hallucinés voient sans les yeux et entendent sans les oreilles du corps. Chez eux le moi est perdu ; l’âme vit, mais d’une vie qui n’est pas celle de la terre ; c’est comme dans la vie des rêves, lorsque les sens sont engourdis et que l’esprit se lance dans un autre inonde où tout est plus léger, ou le mouvement est plus rapide, où toutes les images nagent dans l’infini. La personnalité est effacée ; l’âme s’élève dans l’espace et fait oublier la terre. Ce sont des hallucinations intuitives, s’il m’est permis de les désigner ainsi ; c’est à ces sortes d’hallucinations que sont sujets les extatiques et les inspirés. Pendant leurs paroxysmes, ces malades paraissent complètement étrangers au monde extérieur. La sensibilité est abolie ou du moins émoussée ; ils restent immobiles, les yeux tournés vers le ciel ; leur figure est pâle ou animée, mais empreinte d’un cachet particulier. Ils ne voient pas toujours des objets, ils n’entendent pas toujours des sons articulés comme les hallucinés ordinaires ; mais ils se sentent comme animés par un souffle surnaturel, comme inspires par un génie familier, comme [p. 16] éclairés par une lumière intérieure. Socrate, le Tasse et tant d’autres brillants génies éprouvèrent de pareilles hallucinations.

Les malades qui rentrent dans cette classe sont en général doués d’un esprit profond, méditatif ; ils sont d’un tempérament nerveux et d’une susceptibilité nerveuse extraordinaire.

Leur imagination est vive et ardente, leur caractère irritable. L’épilepsie, l’hystérie, l’hypochondrie, la nostalgie, sont favorables à la production des hallucinations intuitives.

Voici quelques exemples :

Jean P… est âgé de trente-quatre ans ; il est d’un tempérament nervoso-sanguin. Ses cheveux sont blonds, ses yeux gris ; sa physionomie, lorsqu’il n’est pas dans ses accès de manie et d’agitation, est douce et bienveillante.

P… est donc d’une constitution vigoureuse ; aussi les aiguillons de la chair se font-ils sentir vivement chez lui ; mais il leur livre un combat à outrance et ne succombe pas. Il est né en Prusse et est desservant d’une paroisse dans le département de la Moselle. C’est un excellent curé, charitable envers les pauvres et robuste dans la foi. Il se livre avec ardeur à la propagation des vérités évangéliques. Mais, pour le malheur de l’humanité, le maire de l’endroit fait tout ce qu’il peut pour paralyser ses efforts. Et en cela rien d’étonnant, car ce fonctionnaire est l’Antéchrist.

En 1827, étant encore au séminaire, P…, échauffé par le travail et les veilles, eut déjà un accès de folie, et plus tard il en eut encore au moins deux.

Un jour, c’était le 3 janvier 1842 , pendant qu’il célébrait la messe, il se sentit tout-à-coup distendre et comme tirailler les membres ; il crut que c’était la fin du monde. II se prosterna devant l’autel et pria pour ses ennemis, et en particulier pour le maire, son ennemi le plus acharné. Force lui fut d’interrompre le service divin, et il se retira derrière l’autel. Là, le spectacle le plus terrible et le plus effrayant se présenta à son imagination ; il lui paraissait voir intellectuellement (c’est son [p. 17] expression) toutes les générations qui ont paru sur la terre depuis le commencement du monde défiler devant lui tristes et taciturnes. La trompette du jugement dernier avait retenti aux quatre bouts de l’univers. Aussitôt les trépassés se revêtirent de leurs mortelles dépouilles et s’assemblèrent dans la vallée de Josaphat pour y être juges. Le Christ ne tarde pas à paraître au milieu des nuages ; son air est terrible. La Vierge est à son côté6, remplie d’une douce pitié ; elle implore son fils et le supplie de ne pas appesantir son bras sur les malheureux reprouvés. Les justes s’élèvent par la Iégèreté de leur enveloppe jusqu’au ciel, où ils vont recevoir le prix de leurs bonnes œuvres. Du côté gauche, les damnés, aux terribles mots : « Discedite a me, maledicti, in ignem æternum, » se précipitent vers l’enfer sous le poids de leurs crimes. Le maire était parmi eux.

Notre pauvre curé, en présence de cette terrible scène, tremblait de tous ses membres et n’osait remuer ; il priait avec ferveur. Dieu l’appelle au ciel : mais non, a-t-il répondu ; je n’en suis pas digue, je veux faire d’abord pénitence.

Une autre fois, il lui paraissait, toujours intellectuellement, qu’il était Napoléon et qu’il assistait à la bataille de Waterloo. Il voyait les armées ennemies s’ébranler et s’entrechoquer l’une l’autre ; il entendait le bruit des armes, les cris des combattants, les gémissements des blessés et des mourants. Puis il fut saisi d’une douleur inexplicable, lorsqu’il vit la déroute de son armée, et qu’il entendit les cris de victoire poussés par les Anglais et les Prussiens.

Je le répète, toutes ces visions n’étaient pas réelles pour P… ; comme il le dit lui-même, elles avaient lieu dans son imagination ; elles étaient intellectuelles, intuitives.

Enfin P… se présenta dernièrement chez le préfet de la Moselle, lui annonça la mort de l’archevêque de Cologne, que le roi de Prusse avait tant persécuté, et la disposition des provinces prussiennes à se soulever, et le pria de communiquer ces importants avis au roi des Français. [p. 18]

En récompense d’un si grand service rendu à la patrie , P… fut dirigé sur Mareville le 11 février 1843, d’où il sortit quelque temps après pour entrer dans un autre asile.

On lit dans les Chroniques des frères Mineurs un dialogue intuitif singulier entre deux personnages de marque. Ce sont frère Gilles, disciple de Saint-François, et saint Louis.

« Frêre Gilles estant à la porte, le roi et lui s’agenouillèrent en terre et s’embrassèrent très étroitement l’un l’autre, s’entredonnant de très dévots et saints baisers en la face. Après avoir ainsi demeuré quelque temps, et s’estant entremontré plusieurs signes de charité, ils se séparèrent en silence sans s’entredire une seule parole. Les religieux se troubleront fort, parcequ’ils avoient vu que frêre Gilles n’avoit pas même dit une seule parole a un si grand roi. A cela, frère Gilles leur répondit : Mes frères, ne vous mettez point en peine et ne vous estonnez point, si vous ne m’avez vu parler à ce roi, ni luy a moy ; car, quand nous nous sommes embrassés, la divine lumière nous a manifesté l’intérieur de nos cœurs, me révélant le secret du sien, et a luy celuy du mien ; nous avons parlé ensemble tant que nous avons voulu, avec une extrême consolation d’esprit, sans cun bruit de paroles, lesquelles nous eussent plus empeschés qu’aidés a cause de la douceur que sentoient nos âmes. »

Van Helmont, l’illustre Van-Helmont eut une hallucination intuitive admirable ; voici comment il la décrit lui-même :

« En l’année 1610, après une longue contemplation qui m’avait fatigué et pendant laquelle je m’efforçais d’acquérir quelque connaissance de mon esprit, je m’endormis. Bientôt je fus enlevé en dehors de la raison, et il me sembla que j’étais dans une salle obscure ; à main gauche, je vis une table, et sur cette table une bouteille contenant une liqueur qui me parla en ces termes : « Veux-tu des honneurs, des richesses ? » — Je fus tout stupéfait d’entendre ces paroles ; je me promenai, cherchant en moi-même ce que cela pouvait signifier. A main droite, je vis dans la muraille une fente par laquelle pénétra [p. 19] une lumière, dont l’éclat me fit oublier la voix de la liqueur et changea le cours de mes pensées, car je vis des choses qui surpassent tout ce que l’on peut dire. Cette lumière ne dura qu’un instant. Tout désolé, je retournai à ma bouteille et je l’emportai avec moi. Je voulais gouter la liqueur qu’elle contenait ; je parvins à grand’peine à la déboucher ; j’éprouvai un sentiment d’horreur et je m’éveillai. — Mais il me resta un désir très vif à de connaître l’âme, et ce désir dura pendant vingt-trois bonnes années, c’est-à-dire jusqu’en 1633, où j’eus une vision pendant laquelle je vis mon âme elle-même. C’était plus qu’une lumière ayant figure humaine, d’une homogénéité parfaite , composée de substance spirituelle, cristalline et brillante. Elle était contenue dans une enveloppe, comme un pois dans sa cosse ; et j’entendis une voix qui me dit : Voilà ce que lu as vu par la fente de la muraille. C’est intellectuellement, dans l’âme que cette vision s’est opérée. Celui qui aurait vu son âme par les yeux du corps deviendrait aveugle (1). »

Ainsi, voilà une hallucination intuitive claire et nette, j’espère ; et elle est d’autant plus précieuse, qu’elle est racontée par l’halluciné lui-même ; halluciné qui, par la nature de ses études et par la supériorité de son génie, était à même de se rendre compte des opérations de son entendement. Aussi a-t-il soin de dire que ce n’est point une vision matérielle, mais bien intellectuelle ; vision qui s’est opérée dans l’âme.

IV

Hallucinations causées par l’exaltation de la sensibilité (hallucinations
sthéniques.)

Les hallucinations dont nous allons parler diffèrent essentiellement de toutes les autres. Elles sont le résultat d’une névrose des nerfs sensoriaux, le centre encéphalique et l’intelligence [p. 20] demeurant intacts et ne prenant qu’une part indirecte à leur production.

Cette terrible névrose est connue sous le nom d’exaltation de la sensibilité.

Tous les organes des sens peuvent en être le siège ; mais ceux de la vue et de l’ouïe le sont de préférence aux autres. Vient ensuite le sens du toucher. — Pour ce qui est du goût et de l’odorat, je n’en ai point observe de cas, ni même entendu parler à leur état d’isolement.

Cette cruelle maladie peut sévir indistinctement dans tous les rangs de la société ; mais on conçoit que les individus qui, par leur profession, exercent plus assidument l’organe de la vue, sur des objets très petits surtout, comme les horlogers, ou qui s’exposent continuellement aux rayons d’un foyer ardent, comme les cuisiniers, les forgerons, les employés des usines, etc., doivent, ce me semble, être plus exposés que toute autre personne à contracter la névrose du nerf optique ; comme les individus qui vivent au milieu d’un bruit étourdissant, tels que les canonniers, sont plus exposes a contracter celle du nerf acoustique. — Je dois avouer, du reste, que les idées que j’émets sur ce point ne sont que des idées inductives, car ici l’expérience nous fait défaut. L’exaltation de la sensibilité est une maladie vaguement connue et qui n’a pas encore pris droit de bourgeoisie dans la science, et il serait, à désirer que les médecins tournassent un peu leur vue de ce côté. Quant à moi, je m’estimerai très heureux d’avoir imprimé le mouvement en appelant l’attention des hommes de l’art sur ce nouveau point de pathologie.

Quoi qu’il en soit, les hallucinations produites par cette névrose paraissent se compliquer de panophobie ; et, lorsqu’elle siège dans l’organe de la vue, il y a en même temps photophobie ; et si elle affecte l’organe de l’ouïe, le bruit est insupportable.

L’ouïe est alors d’une sensibilité si douloureuse , que, bien [p. 21] qu’on parle aussi bas que possible, les paroles brisent à ce point le tympan du malade, qu’il lui semble que son crâne est une cloche, et qu’un énorme battant d’airain mis en branle au moindre son, lui martelle la tête d’une tempe à l’autre, avec un fracas étourdissant et des élancements atroces.

Si, au contraire, elle a son origine dans l’organe de la vue, des torrents de clarté flamboyante passent devant les yeux ; partout ce sont des gerbes de feu, des milliers d’étincelles éblouissantes. Une lumière torride traverse les paupières fermées ; elle brule, elle dévore…

Le malade éprouve des élancements, comme si on lui enfonçait dans les orbites un fer aigu chauffé à blanc. — Tous ces symptômes s’accompagnent ordinairement d’hallucinations.

Comme il est facile de le voir, ces halluciné ne sont point des fous proprement dits. Néanmoins on conçoit parfaitement que si ces hallucinations avaient lieu sur une personne ignorante et superstitieuse, cette personne pourrait très bien croire à leur réalité. D’ailleurs l’exaltation de la sensibilité complique quelquefois l’aliénation mentale. Il n’est pas rare de rencontrer des insensés dont le sens du toucher est très exalté et, pour ainsi dire, dans un état permanent d’érection. Ces malades ressentent alors une telle irritation de la peau, qu’ils croient être frappés et meurtris par le plus léger contact ; ils se persuadent qu’on leur jette des substances ou des poisons qui les brûlent, qui les déchirent. Esquirol cite l’exemple d’une femme aliénée qui pousse les hauts cris dès qu’on la touche du bout du doigt : Vous me faites du mal ! ne me frappez pas, ne me frappez pas ! s’écrie-t-elle.

J’ai entendu parler vaguement d’un individu qui suppliait des personnes qui chuchotaient d’une manière presque imperceptible de ne pas l’étourdir de leurs cris. Chez cet homme il y avait exaltation de la sensibilité du nerf acoustique. Je ne l’ai pas vu ; ce sont des gens du monde qui m’en ont parlé, mais je présume fort qu’il avait des hallucinations de l’ouïe. Cet organe [p. 22] s’était prodigieusement développé ; il entendait, pour me servir d’une métaphore, le bruit des couleurs ; un verre renversé, un craquement de fauteuil, un mot prononcé bas, vibraient et retentissaient en lui comme des roulements de tonnerre.

On lit dans le Journal des débats (14 juin 1844) (2) quelques fragments d’une lettre dans laquelle M. Lelorgne de Savigny, ancien membre de l’Institut d’Égypte et membre de l’Académie des sciences (section d’anatomie et de zoologie), retrace lui-même la maladie qui a suspendu ses travaux , et qui, depuis vingt ans, le tient exilé du monde.

« Le 4 aout 1817, je fus tout-a-coup atteint, spécialement dans l’organe de la vue, d’une affection nerveuse très grave qui me força de suspendre immédiatement tout travail et de me retirer à la campagne. Cette affection, qui, suivant les médecins, devait diminuer par le repos et mettre cinq à six mois à se dissiper, s’étendit indéfiniment au-delà de ce terme. Fatigué à la longue d’une inaction qui m’était peu naturelle, je me laissais quelquefois aller a des études dont les occasions à la campagne se multipliaient autour de moi. Enfin je partis pour l’Italie, dans l’espoir d’accélérer ma guérison, et dans le dessein de me livrer, sur les côtes du golfe Adriatique et de la Méditerranée, à des recherches plus importantes, sans être plus périlleuses. Je prolongeai cette excursion jusqu’à la fin de 1822, époque où les obligations les plus impérieuses me rappelèrent à Paris. J’y revins, et peu de temps après je me remis sérieusement au travail.  Je le repris trop tôt ; des symptômes de la nature la plus inquiétante ne tardèrent pas à se manifester. Je pressentais une rechute, je le disais ; mais rien de visible à l’extérieur ne paraissait justifier ce pressentiment. On hésita à me croire, et je succombai.

« Le temps s’écoulait au milieu de continuelles anxiétés, lorsque, le 20 mars 1824, se déclara brusquement la rechute tant redoutée, ou plutôt une affection nerveuse mille fois plus [p. 23] grave et dont rien ne peut arrêter les progrès. C’était la funeste névrose connue des médecins sous le nom d‘exaltation de la sensibilité, liée dès son principe au sentiment d’une invincible terreur. Quoique commune à tous les organes des sens, cette nouvelle affection avait, comme la précédente, son siège principal dans l’organe de la vue. Elle ne pouvait, quelle que fût sa violence, amener la cécité, dans l’acception rigoureuse du mot, mais elle rendait peu à peu mes yeux incapables de supporter la lumière ; et, dans l’obscurité toujours plus profonde ou elle me forçait de me tenir, elle faisait briller une foule d’images vivement colorées dont les émissions successives, réitérées à l’infini, me fatiguaient, m’obsédaient sans cesse. A ces premières apparences en succédèrent bientôt de plus formidables encore. Bientôt des phénomènes impétueux, lumineux, ardents, immenses, remplissant nuit et jour tout l’espace sous mille aspects divers, provoquèrent les crises les plus intenses, les plus déplorables. D’autres phénomènes, distingués des précédents moins par leurs formes et leurs couleurs que par leur redoutable influence, vinrent périodiquement en accroître, en aggraver les effets. Aux sensations propres à la vue s’unirent un entraînement rapide en haut, en bas, en tous sens, une odeur fétide, des sifflements aigus, des sons harmonieux ou discordants, des voix humaines chantant ou parlant, déclamant, et d’autres bruits non moins étranges. Le sommeil suspendait rarement ces détestables illusions, sans qu’il se produisit au réveil des visions menaçantes, bizarres, incompréhensibles. Je citerai, comme une des plus fréquentes, la voûte spacieuse formée d’innombrables faces humaines, toutes également expressives, prenant je ne sais quel air inflexible, et fixant sur moi des regards sinistres »

« On le comprendra sans peine, un tel ébranlement du système nerveux m’interdisait non seulement toute application, tout travail de l’esprit, mais encore toute relation sérieuse au dehors. [p. 24]

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« Les médecins, consultés en 1824 sur l’avenir probable de ma maladie, en avaient généralement porté la durée à deux ou trois années. Cette fois encore, leurs prévisions les moins rassurantes furent cruellement dépassées ; les années se succédèrent, se multiplièrent sans amener autre chose qu’une diminution presque insensible, s’opérant à travers d’inexprimables tourments, et ne me laissant dans ma solitude de distractions possibles, pour faire diversion à tant de maux, que l’étude et la description quotidienne de ces mêmes tourments : journal unique, insensé peut-être, que j’ai dicté avec constance, en affrontant mille angoisses, dans la pensée qu’il donnerait un jour la juste intelligence des causes de si affreuses tortures. »

Le malade qui fait le sujet de cette observation, quoiqu’il n’ait de lésé que l’organe de la vue, éprouve néanmoins des hallucinations de la vue, de l’ouïe et de l’odorat ; car il voit des faces humaines, il entend des sons et sent une odeur infecte. — Est-ce par sympathie que les deux derniers sens sent ici hallucinés ? — Ou bien doit-on rapporter ces phénomènes à une irritation plus ou moins étendue de l’organe de la pensée ?

Causes, diagnostic, pronostic des hallucinations.

Si l »on est forcé d’admettre dans une foule de maladies une organisation spéciale, une prédisposition, c’est surtout dans la folie que cette prédisposition se montre d’une manière évidente, incontestable. L’hérédité joue un rôle immense dans la production des vésanies. M. Ferrus y attache, et avec raison, un grand intérêt. Je suis persuadé que si on remontait à la source, on trouverait que plus des trois quarts des folies reconnaissent l’hérédité pour cause première. Cependant sur 84 ou 86 observations d’hallucinés, je ne l’ai rencontré que 25 fois ; mais ce résultat, ainsi que je l’ai déjà dit, tient aux obstacles sans nombre qui s’opposent [p 25] toujours à la recherche de la vérité. Un fou, en effet jette une grande défaveur sur sa famille et avec raison, car qui voudrait s’allier à une telle famille ? On hérite de ses parents du moral comme du physique : aussi cherche-t-on à donner le change et à ensevelir dans l’oubli et les ténèbres une pareille infortune !

Je n’ai pas rencontré d’hallucinés âgés de moins de 20 ans.

Mais depuis 20 jusqu’à 50 ans, ce parait être l’âge favorable à la production des hallucinations.

Voici à ce sujet un tableau statistique qui ne sera pas sans importance :-

De 20 à 30 ans 23
De 30 à 40 ans 19
De 40 à 50 ans 20
De 50 à 36 ans 12
De 60 à 70 ans 6
De 75 ans 1
De 25 ans 1

 

Les derniers étaient hallucinés depuis plusieurs années.

La proportion des hommes et des femmes atteintes d’hallucinations a été la suivant :

Hommes 44
Femmes 38
Total 82

 

Sur le même chiffre, 50 sont célibataires.

Les professions sédentaires paraissent exercer une certaine influence sur le développement des hallucinations, et cela se conçoit. Dans ces professions, l’esprit a tout le loisir de réagir, de se replier sur lui-même ; aucune distraction forte et énergique ne vient le distraire de ses préoccupations et exercer une salutaire diversion, comme cela a lieu dans les excercices actifs du corps.

Le tempérament nerveux, une imagination vive, ardente, désordonnée, les préjugés, l’ignorance, le fanatisme religieux et [p. 26] politique, une éducation faussée, les enseignements superstitieux, la lecture des livres mystiques ou de magie chez les esprits faibles, prédisposent singulièrement à ces affections.

Je crois qu’on a exagéré beaucoup la part de l’ignorance et des préjugés ; car, sur mes observations, je compte 62 malades qui ont reçu quelque instruction, parmi lesquels plusieurs avaient l’esprit éminemment cultivé. Et encore une fois, combien d‘hommes d’un génie supérieur qui ont été hallucinés ! Cependant on ne peut nier que l’état de civilisation, les croyances générales exercent une grande influence sur les esprits, il est vrai ; mais je ne pense pas que cette influence aille jusqu’à augmenter le nombre d’hallucinés. Seulement on a remarqué que les formes des hallucinations présentent le caractère des idées générales qui dominent chaque siècle. Ainsi les anciens hallucinés étaient poursuivis par les furies et par les Euménides, l’amour les faisait descendre aux enfers dans le but d’enlever Proserpine, etc. Au moyen-âge c’était le tour des zoanthropes, des sorciers el des possédés, parce qu’alors tout le monde, y compris les savants, était persuadé qu’un homme pouvait pactiser avec les esprits infernaux et acquérir par Ià une puissance surnaturelle quelquefois pour porter secours, le plus souvent pour nuire à ses semblables. On savait que les loups-garous et les sorciers pouvaient exciter et apaiser les orages ; il n’y avait pas une tempête qu’on ne leur attribuât. On en trouvait des preuves irréfragables dans les étranges apparences que prenaient les nuages en s’amoncelait et dans lesquels l’imagination trouvait des figures de géants, de démons, etc. Les astrologues donnaient des lois aux princes. Toute maladie un peu étrange était attribuée à un sort, à un mauvais œil, et comment ne pas croire à toutes ces prétendues merveilles, lorsqu’on voyait les chefs des peuples et les républiques rendre des décrets contre les enchanteurs ; et l’église consacrer des formules pour les maudire et les conjurer ; et des tribunaux poursuivre les délits de sorcellerie ? Dès lors la croyance aux sorciers prit le caractère de la certitude , car on [p. 27]

Ne pouvait pas imaginer que !a justice fût dans l’erreur. Aussi accusait-on de blasphème et d’hérésie quiconque avait la hardiesse de la révoquer en doute, et le moindre des sorciers croissait on raison des persécutions dont ils étaient l’objet.

De nos jours on ne croit plus à l’intervention du diable dans les affaires humaines, mais on croit encore en Dieu : aussi les formes des hallucinations sont-elles différentes. Nos hallucinés voient la police, les échafauds, le ciel, mais rarement l’enfer. Cependant, dans certaines provinces, la démonomanie n’est pas très rare (3).

L’histoire de la folie et des hallucinations présente encore un autre point de vue. Elle se lie aux différents systèmes philosophiques qui ont régné dans les sciences. Les médecins, en effet, ont presque toujours emprunté leurs théories aux philosophes ; mais aucune branche de l’art de guérir n’en reflète d’une manière plus évidente et plus claire les préceptes que l’aliénation mentale (4).

Les pratiques religieuses exagérées, les travaux intellectuels exclusifs, la vie solitaire, la vie contemplative, dans laquelle toutes les facultés de l’intelligence restent invariablement concentrées sur un même sujet, sont propres à faire naitre dans le cerveau ces bizarres conceptions, réalisées bientôt après par les sens Chez les personnes dont l’exaltation morale dépend d’un état particulier du système nerveux. C’est ainsi que les moines égyptiens se mettaient en communication avec Dieu, le voyaient sous la forme humaine, etc. De là la doctrine sur la nature corporelle de Dieu , doctrine qu’Origène combattit l’outrance.

La doctrine de l’expiation enseignée par l’Évangile, la lutte des mauvaises passions contre le devoir, de la chair contre l’esprit, personnifiée dans une espèce de combat entre le bon et le [p. 28] mauvais principe, donnèrent naissance à des pratiques religieuses dont l’âpre rigorisme fut porté jusqu’à l’extravagance. Le jeûne, macérations, les veilles prolongées, les privations de toute sorte, l’isolement absolu, étaient les moyens & l’aide desquels on espérait obtenir la haute faveur de la Divinité et prévenir les appétits charnels, et les conséquences de cette vie contemplative étaient des hallucinations (5). Une foule de pieux solitaires , de cénobites, d’anachorètes qui ont souvent donne l’exemple des plus hautes vertus, devinrent hallucinés à la suite de leurs macérations et surtout de leurs longues méditations.

Par une raison analogue, l’école néoplatonicienne mystique d’Alexandrie compta beaucoup d’hallucinés, entre autres Plotin et Porphyre ; car cette école considérait l’extase comme la condition indispensable pour bien philosopher, et l’extase engendre souvent les hallucinations.

La philosophie cabalistique, qui compta tant de partisans à l’effervescente époque de la renaissance, eut les mêmes conséquences.

On trouve aux diverses époques des sciences, des lettres et des arts, de nombreux et mémorables exemples d’hallucinations produites par l’excessive concentration d’une ardente imagination.

L’entrainement des passions, le dérèglement des sens, les désappointements de l’amour, les affections brisées, l’ambition déçue, la vanité et la crainte portées à l’excès (6), la misère et les chagrins qui en sont inséparables, exercent une funeste influence sur le développement des hallucinations.

L’onanisme, une continence absolue, les excès de table, l’ivrognerie, l’âge critique, la suppression d’une évacuation habituelle, de la menstruation, du flux hémorrhoïdal, d’une épistaxis, [p. 29] d’un catarrhe pulmonaire, de la sueur habituelle des pieds, la répercussion d’une dartre, de furoncles, une congestion cérébrale, la fixation d’un rhumatisme erratique à la tête, l’épilepsie, l’hystérie, la catalepsie, la nostalgie, sont, d’après mes propres observations, des causes assez fréquentes d’hallucinations.

Il est des substances médicamenteuses, telles que la belladone, le datura, la mandragore, qui ont la propriété singulière de donner naissance à de fausses conceptions. Nos ancêtres en faisaient usage lorsqu’ils voulaient aller au sabbat.

L’opium fumé est dans le même cas ; il procure un bien-être ineffable. Voilà pourquoi les peuples de l’Orient et de la Chine en font une grande consommation.

II est encore une autre substance qui produit des effets merveilleux sur le système nerveux et les facultés de l’âme ; ce sont les feuilles du cannabis indien, que l’on fait cuire avec du beurre, des pistaches, des amandes et du miel, de manière à composer une espèce d’électuaire d’un goût assez agréable connu sous le nom de hachisch, de Dawamesc.

« L’action du hachisch, dit mon ancien maître et ami, M. Moreau (de Tours), s’exerce sur toutes les facultés à la fois. Elle se signale par un surcroit d’énergie intellectuelle, la vivacité des souvenirs, une conception plus rapide, etc. Insensiblement elle arrive à produire dans la volonté, dans les instincts un tel relâchement, que nous devenons le jouet des impressions les plus diverses, de telle sorte qu’il dépendra entièrement des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons placés, des objets qui frapperont nos yeux, des paroles qui arriveront à notre oreille, etc., de faire naitre en nous les plus vifs sentiments de gaieté ou de tristesse. »

D’après M. Aubert-Roche, les mangeurs de hachisch éprouvent, sous l’influence de cette espèce de chanvre, un bien-être parfait, ineffable ; ils ont des éclats de rire bruyants ; les idées les plus variées, les plus grotesques leur passent par la tête avec [p. 30] une incroyable rapidité ; des illusions el des hallucinations les plus bizarres viennent compléter la scène. Tout leur parait sous une face nouvelle ; les traits les plus beaux et les plus réguliers, la taille souple et déliée d’une sylphide, leur paraissent grotesques et ridicules.

Une chose bien digne de remarque, c’est que cette substance ne cause aucun mal de tête, ne gêne nullement la respiration, n’augmente pas la circulation, et ne laisse après elle aucune fatigue.

J’ai essayé le hachisch sur moi-même ; les effets que j’ai ressentis sont un peu différents de ceux éprouvés par les auteurs que je viens de citer. Je vais les décrire exactement.

Un jour j’ai été invité à déjeuner avec plusieurs célèbres personnages de la capitale, par mon ancien maitre et ami, M, Moreau, médecin de Bicêtre, déterminé mangeur de hachisch s’il en fut jamais. Parmi les convives se trouvaient MM. Baillarger, Cerise et Carrière, qui, n’ayant pas pris de la substance enivrante, eurent le loisir d’étudier attentivement les effets produits sur les autres commensaux. Moi surtout je leur ai fourni un excellent sujet d’étude, car les effets que j’ai ressentis furent extraordinaires.

Après déjeuner (nous avions mangé le hachisch avant de nous mettre à table), on fit venir un joueur d’orgues des rues qui nous débita ses meilleurs airs et ses plus belles symphonies pendant que nous prenions notre café et humions notre cigare de la havane. Le tabac, le café et la musique secondent merveilleusement l’action du hachisch.

Plusieurs convives étaient déjà très exaltés ; ils criaient, ils sautaient, ils dansaient, ils gambadaient, ils riaient avec éclat ; moi, je demeurais toujours immobile à moitié couché sur un divan, au point que je me croyais invulnérable. Mais un quart d’heure venait à peine de s’écouler, que je ressentis tout-à-coup un fourmillement dans les jambes qui me fit tressaillir, et en même temps il me semblait que mes mains se desséchaient [p. 31] comme celles d’une momie, et je voyais mes doigts se rider insensiblement ; puis, poussé comme par une force irrésistible, je me lève, rapide comme la foudre, et je me lance d’un bond au milieu de la mêlée, en imposant le silence d’une voix de stentor. Tous se turent comme fascinés par mon regard, qui, selon l’expression des assistants, jetait feu et flamme ; le joueur d’orgues en fut effrayé et cessa de jouer. Ma figure était d’une pâleur mortelle, mes lèvres tremblaient ; mes gestes, ma démarche et ma pose étaient ceux du commandement. Je fis quelques tours dans la chambre sans mot dire, puis je m’arrête et je harangue mon monde ; et en ce moment je me figure que je suis chef de brigands, et que les personnes qui m’entourent sont sous mes ordres, et je les exhorte à un audacieux coup de main. Le moi cependant n’était pas perdu, la personnalité n’était pas effacée ; je savais bien que je n’étais pas chef de brigands, mais une force irrésistible me poussait à me croire et . parler comme tel. L’accès dura une demi-heure environ , puis je tombai dans un état d’affaissement ou plutôt de quiétude ineffable.

Ce qu’il y a de particulier dans l’ivresse du hachisch, c’est qu’elle n’est pas continue : elle est apyrétique. Une demi-heure s’était écoulée environ, que je retombai sous son empire. Cette fois j’étais gai et bruyant : je chantais des airs d’opéra avec beaucoup d’âme, je faisais des bonds de chevreuil ; je passais d’une idée à une autre avec la rapidité de l’éclair. Puis je me calmais pour retomber encore une dernière fois dans un troisième accès. Oh ! pour lors, j’étais complètement fou ; pour peu qu’on m’eut contrarié, j’aurais tout brisé, tout cassé. Mais, dans aucun accès, je n’eus jamais d’hallucinations bien caractérisées.

Il n’en fut pas de même de quelques autres convives. Les uns virent voltiger dans l’air des myriades de papillons dont les ailes bruissaient comme des éventails. D’autres virent le soleil au milieu du plafond de la chambre. Pour quelques-uns, les objets présents s’étaient métamorphosés d’une manière [p. 32] bizarre et grotesque. Un bonnet écossais, qui surmontait un faisceau d’armes, s’était transformé, aux yeux de M. Moreau, en une figure hideuse et souillée de sang. Une vieille fille de soixante et onze ans, malgré ses rides et ses cheveux blancs, lui paraissait avoir toute la grâce, tous les attraits d’une jeune et belle personne. Un jeune étudiant en médecine éprouvait un sentiment de légèreté tel, qu’il lui paraissait s’élever ou même s’envoler dans les airs. Ce phénomène, je l’ai éprouvé moi aussi. Les images les plus bizarres, les plus excentriques, les plus hétéroclites passaient devant les yeux d’un jeune littérateur distingue : caprimulgues, coquesigrues, oisons brides, licornes, griffons, cochemards, toute la ménagerie des rêves monstrueux, en un mot, trottait, sautillait, voletait, glapissait par la chambre, et lui de rire aux éclats. Chez quelques autres, l’ouïe s’était prodigieusement développée, au point que le moindre bruit ressemblait au grondement du tonnerre ou à l’éclat d’une bombe.

Tels sont les effets du hachisch ; mais, je l’avoue franchement, ils me paraissent exagérés, car j’en ai pris à deux reprises différentes, et je n’ai rien éprouvé de semblable.

Les attaques d’épilepsie et d’hystérie sont souvent précédées d’hallucinaiions de la vue et de l’ouïe. Dans mon mémoire sur la paralysie hystérique, je cite deux observations qui viennent à l’appui de ce que j’avance (7).

Enfin certaines périodes de plusieurs maladies aigues peuvent aussi engendrer les mêmes phénomènes.

Le diagnostic des hallucinations n’est pas difficile ; les soliloques, les interrogations, les réponses du malade causant avec des êtres imaginaires nous mettent sur la voie. A-t-il une hallucination de la vue, il fixe les regards sur l’objet que son imagination a créé ; a-t-il une hallucination de l’ouïe, son attitude est celle de l’homme qui écoute, et tend l’oreille du côté d’où le [p. 33] son lui vient ; a-t-il une hallucination de l’odorat : il fuit les odeurs qui l’affectent d’une manière désagréable, en se bouchant le nez, ou en faisant cette grimace caractéristique qui consiste à relever par un mouvement instinctif les ailes du nez et la lèvre supérieure ; ou bien, si l’odeur est suave, il hume avec délice, fermant la bouche et faisant des inspirations rapides et bruyantes, etc., etc. Mais il ne faut pas oublier que les malades, pour éviter les sarcasmes et les moqueries, ou par crainte de passer pour fous, cachent souvent à tout le monde leurs fausses perceptions, et dans ce cas il est difficile de poser un diagnostic sûr, et souvent il est nécessaire, pour arriver au but, d’épier, d’étudier longtemps les malades, et de les amener, par la confiance qu’on leur inspire, à faire part de toutes leurs sensations.

Quant au pronostic, il est toujours grave. La monomanie sensoriale surtout est très opiniâtre, et résiste souvent au traitement le mieux combiné. Et comment en serait-il autrement, puisque ces malades, avec les mêmes sens hallucinés, apprécient parfaitement les sensations réelles ? Voici pourquoi la conviction produite par les hallucinations est si profonde. « Un Portugais, très versé dans les sciences et très en état de rendre compte des opérations de son esprit, était tourmenté par des hallucinations presque continuelles. Un jour M. Leuret cherchait à lui démontrer son erreur; il lui répondit :  Vous dites que je me trompe, parce que vous ne comprenez pas comment ces voix que j’entends arrivent jusqu’à moi ; mais je ne comprends pas plus que vous comment cela se fait ; ce que je sais bien, c’est qu’elles y arrivent puisque je les entends : elles sont pour moi aussi distinctes que votre voix; et si vous voulez que j’admette la réalité de vos paroles, laissez-mol admettre aussi la réalité des paroles qui me viennent je ne sais d’où, car la réalité des unes et des autres est égallement sensible pour moi (8). » [p. 34]

Voici le secret du rôle que les hallucinations out joué dans la vie des peuples. Chose remarquable ! les hallucinés ont imposé de nouvelles croyances, de nouvelles institutions ; ce sont des hallucinés qui transforment l’art de guérir : c’est Paracelse, c’est Van-Helmont qui ébranlent et renversent, après quatorze siècles de durée, la médecine de Galien.

Si les hallucinations sont multiples, le pronostic est encore plus grave, parce qu’alors profonde est la lésion de l’intelligence ; et cette gravité est d’autant plus grande que les individus qui les présentent ont une intelligence faible, et que souvent elles les poussent ài des actes nuisibles à eux-mêmes ou aux personnes qui les entourent.

Ce fait est grave, et doit être pris en grande considération dans les cas de jurisprudence médicale où le médecin est appelé à décider de la culpabilité d’un individu par l’appréciation de son état mental. « Le médecin légiste devra rechercher avec soin, dans les circonstances qui ont précédé, si le crime n’a pas été consomme sous l’empire d’une hallucination ; de même il ne devra pas se laisser abuser par une simulation habile, difficile quelquefois à démasquer chez des hommes accoutumés au crime (9). »

Anatomie pathologique.

On a voulu rattacher les hallucinations à des altérations organiques constantes. « Les désordres intellectuels, dit M. Moreau, dépendent essentiellement d’une lésion du système nerveux, ou plutôt de cette portion du système nerveux chargée de présider à l’exercice des fonctions dites morales.

« Quelque idée que l‘on se fasse de cette lésion, de sa nature intime, qu’on appelle organique, dynamique, il n’importe, elle existe ; la nier, c’est nier l’existence même des phénomènes qui en sont l’expression, la traduction extérieure ; c’est diviser [p. 35] ce qui, de sa nature, ne peut être divisé, l’organe et ses fonctions, la cause et l’effet ; en d’autres termes, c’est être absurde (10). »

Selon Darwin, les hallucinations proviennent de l’origine du nerf de la sensation, qui est plus susceptible d’être attaqué d’inflammation. Chez un aveugle halluciné de la vue, Esquirol a trouvé les deux nerfs optiques atrophiés depuis leur chiasma jusqu’à leur entrée dans le globe de l’œil. Chez un autre halluciné de la vue et de l’ouïe, et devenu brusquement aveugle à la suite d’une saignée trop abondante, Esquirol a trouvé les nerfs optiques grisâtres, offrant la couleur et la transparence du parchemin mouillé ;  ils étaient aplatis et atrophies, dépourvu du névrilème ; ils étaient fermés, consistants et grisâtres ; cette couleur, cette consistance, se poursuivaient jusqu’à leur implantation dans les couches optiques. M. Lélut ;a trouve aussi les nerfs optiques altérés chez un halluciné de la vue. M. Foville assure également avoir vu les nerfs lésés dans les hallucinations, et, suivant cet auteur, elles sont liées à la lésion des parties nerveuses intermédiaires aux organes des sens et au centre de perception, ou a l’altération des parties cérébrales auxquelles aboutissent les nerfs des sensations.

D’après M. Bottex, l’on ne peut préciser le siège organique de chaque hallucination ; mais on est forcé d’admettre qu’elles sont, comme les rêves, le résultat de l’irritation de plusieurs parties du cerveau, dont l’action est momentanément soustraite à l’empire de la volonté.

Toutes ces opinions sont hasardées ; il y a plus, elles sont opposées à la saine raison. En effet, s’il y avait réellement lésion organique, les hallucinations seraient continues et permanentes, elles ne disparaitraient pas brusquement, comme il advient quelquefois, par le raisonnement, ou sous l’influence d’une violente émotion, ou de la crainte, ainsi qu’on l’a vu assez souvent, [p. 36] car la lésion organique est de sa nature permanente.

D’ailleurs, combien d’hallucinés chez qui les nerfs sensoriaux étaient intacts !

Les hallucinations ne sont donc pas le résultat d’une altération organique ; si on rencontre quelquefois cette lésion, on doit l’attribuer à une simple coïncidence ; tout au plus est-elle l’effet et non la cause. D’ailleurs des lésions organiques de toute sorte, de l’encéphale et de ses membranes, se sont rencontrées dans les cadavres d’individus qui n’ont jamais eu d’hallucinations, et par centre, beaucoup d’ouvertures de corps d’hallucines n’ont présenté aucune lésion cérébrale, quoique la folie persistât un grand nombre d’années.

Sans nous arrêter plus longtemps, concluons donc que la cause immédiate des hallucinations nous échappe entièrement : « Et j’ai reconnu que l’homme ne peut trouver la raison de toutes les œuvres de Dieu qui se font sous le soleil. » (l’Ecclésiaste, ch. VIII, 17.)

Traitement des hallucinations.

Je serai bref ; je renvoie pour de plus amples détails à mon mémoire sur le traitement moral de la folie (11), qui résume toute notre doctrine.

La division des hallucinations que nous avons établie dans ce travail va, ce me semble, en simplifier singulièrement le traitement et en faciliter les diverses indications thérapeutiques.

Hallucinations sensoriales. Ici le raisonnement seul échouera généralement, ainsi que tout l’attirail pharmaceutique. En effet, comment prouver a un homme qui entend, voit, touche, perçoit des odeurs et des saveurs, comment lui prouver, dis-je, qu’il n’entend, ne voit, ne touche rien, qu’il ne perçoit ni odeur ni saveur ? Car, pendant même que cet homme [p. 37] est en proie aux hallucinations d’un ou de plusieurs sen ; il perçoit et juge à l’aide de ces mêmes sens les objets réels du monde ext6rieur, avec la même rectitude que les personnes raisonnables. D’un autre côté , les hallucinés se complaisent souvent dans leurs idées délirantes.

Si l’on veut guérir ces malades, il faut donc provoquer chez eux une perturbation morale énergique, donner le change à leur esprit, les forcer à s’occuper et à fixer leur attention sur des objets étrangers à leur délire. D’autres fois il faut attaquer de front l’hallucination , la combattre corps à corps, en obligeant l’halluciné à agir et à parler comme une personne raisonnable. Le cerveau reste alors en repos par rapport au délire, les hallucinations s’affaiblissent pour disparaitre ensuite, dès que l’attention du malade ne s’y arrête plus et est contrainte de se porter ailleurs.

Voici une note qui confirme cette doctrine ; cette note a été écrite par l’halluciné lui-même après sa guérison ; elle est vraiment remarquable en ce qu’elle exprime la succession psychologique de ses sentiments et de ses idées avant et pendant la maladie, pendant le traitement et le retour à la guérison.

« Six mois consécutifs au moins avant ma folie, j’ai éprouvé des maux de tête qui n’étaient pas très violents, mais continuels. J’éprouvais continuellement des insomnies ; je ressentais comme un dérangement général dans tout le corps ; je ressentais surtout une douleur assez vive dans la moelle des os ; mes membres étaient sujets à certains tremblements. Au moindre bruit, je me sentais frissonner ; une porte fermée avec trop de violence me faisait ressentir une douleur assez vive à la tête. J’avais peu d’appétit ; je devenais difficile pour la nourriture ; les mets les plus exquis ne flattaient plus mon goût. Soif continuelle ; souvent de mauvaise humeur sans en dire la raison à personne ; passion pour la poésie, consacrant toutes mes récréations à faire des vers. La maladie étant tout-à-fait déclarée, passion encore plus vive pour la poésie, voulant à [p. 38]  tout prix donner des séances littéraires, croyant que la duchesse d’Orléans assisterait à ces séances voulant faire un poème pour le dédier à la même duchesse ; croyant fermement que ce poème devait être comparé avec d’autres poèmes faits par les princes royaux, et que, le mien étant jugé le meilleur, j’aurais tous les droits à la couronne de France ; que nonobstant cette espèce de concours, la duchesse d’Orléans m’avait cédé, par privilège spécial, la province rhénane, ce qui me valait 32,000,000 fr. ; que je devais traiter avec M. le marquis de la Fôret-Noire, à l’effet de lui vendre tous mes droits & cette province ; que je connaissais parfaitement ce marquis, persuadé que j’avais passé quelques années chez lui par suite d’émigration et de troubles en France ; que la j’avais été pris par des voleurs qui m’avaient fait manger de la chair humaine ; qu’enfin j’avais été renvoyé à la campagne (mon pays natal), chez des gens d’une fortune bien médiocre, et que j’avais reçu d’eux autant de soins qu’un enfant peut en recevoir de ses parents, mais pensant qu’ils ne m’avaient donné tant de soins qu’à raison de ma naissance distinguée, me croyant fils de Louis-Philippe ; regardant donc mon père et ma mère comme des personnes auxquelles j’étais bien redevable à cause des services qu’ils m’avaient rendus, mais leur refusant le titre de père et de mère ; me croyant au-dessus de tous les Français ; me laissant aller aux menaces contre quiconque me contrariait ; croyant avoir des droits sur tous les citoyens ; promettant de grandes récompenses à ceux qui m’approuvaient dans ma conduite ; croyant que l’on cherchait par tous moyens à se défaire de moi, que l’on cherchait à m’empoisonner, ayant même cru à avoir été empoisonné et avoir ressenti l’effet du poison ; croyant qu’on cherchait à troubler mon repos pendant la nuit, que même on me battait ; que je voyais des brigands pour m’assassiner ; que je voyageais en pays étranger, que je traversais des mers, que je tombais dans des abîmes, que j’étais  attaqué par des bêtes féroces ; que j’avais extrêmement en [p. 39] horreur M. le médecin en chef, qu’il cherchait à me faire mourir pour s’emparer de mes grandes richesses, que je faisais même extérieurement des menaces contre lui ; qu’après avoir fait le voyage de la Forêt-Noire, je devais me rendre à la cour royale de France, ou j’espérais avoir la plus brillante réception. Enfin il me semblait souvent qu’il me tombait sur  le cerveau comme un voile léger qui me faisait baisser les yeux et même la tête, ce qui me mettait comme au milieu d’un brouillard.

Traitement. Douches fréquentes. Douleurs extraordinaires ;  au milieu de ces douleurs, je croyais qu’on attentait à mes jours ; je ne pouvais me figurer que c’était un procédé de la médecine. Je m’attendais donc à mourir un jour sous la douche. Cependant un reste d’espérance que la famille royale devait venir me chercher me consolait, et je m’attendais de jour en jour à partir ; je pensais que la famille royale savait tout ce qui se passait sans que je lui écrivisse. A force de réitrer les douches , je me suis trouvé comme dompté ; j’ai commencé à  dissimuler et à faire croire que je ne pensais plus à la famille royale ; une crainte, fortement imprimée en moi par le traitement douloureux, me faisait concentrer mes idées au fond  de mon âme ; mais j’éprouvais un besoin bien grand de parler de tout cela ; ou ne pouvait me faire un plus grand plaisir que  de me remettre sur ce chapitre. Une fois que cette crainte de  la douche a été fortement imprimée en moi, j’ai commencé  par sentir la nécessité de ne plus dévoiler à personne le fond  de ma pensée. Après beaucoup d’efforts sur moi-même et de  réflexions sur ma position, le tout occasionné par la même crainte, j’en suis venu insensiblement au point de douter presque de tout : doute sur ma maladie, doute sur ma naissance, doute si mon séjour était vraiment Maréville, croyant parfois que c’était seulement par rêve que je me trouvais à cet établissement, et qu’en réalité je n’y étais pas. Enfin, à l’aide des occupations multipliées auxquelles j’ai été livré, [p. 40] mon esprit s’est trouvé débarrassé peu à peu de ccs chimères  qui l’assiégeaient sans cesse auparavant. Il y avait cependant encore comme un mouvement alternatif, car tantôt je penchais d’un côté, tantôt d’un autre ; en sorte que j’ai été longtemps sans pouvoir me prononcer pour un parti plutôt que pour un autre. Les bains nombreux que j’ai pris ont produit sur moi le plus grand effet. Chaque jour, après mon bain, je  me sentais soulagé ; mon corps devenait plus agile, reprenait  de la vivacité et de la vigueur, et à la longue je me suis senti revivre et reparaître sur cette terre comme sur une terre nouvelle. Changement complet, goûts différents, appétit, affection pour mon médecin, retour sur moi-même, désir ardent de revoir ma femme, sentiments nouveaux ; en un mot, nouvel hémisphère pour moi, gaieté, désir de reprendre mes occupations habituelles, enfin réintégration dans mes facultés.

Signé : C. T***.

Maréville, ce 14 janvier 1843. »

Cet écrit n’a pas besoin de commentaires ; il résume et constate à la fois nos doctrines sur le traitement de la folie d’une manière péremptoire et remarquable. Il n’y en a peut-être pas de si clair, de si net, de si décisif dans les archives de la science.

Résumé de nos observations :

Exercice de l’intelligence et de la mémoire des hallucinés, exercice du corps, conseils salutaires, répression de leurs écarts, mais non pas à coups de fouet et de bâton comme le conseille Celse ; mais répression morale,

Hallucinations ganglionnaires.

Chez les hallucinés internes, la contrainte morale peut assez souvent échouer. Par contre, des concessions faites à propos, la ruse et l’adresse employées habilement peuvent ramener ces malades à leur type régulier. C’est ainsi qu’A. Paré guérit un [p. 41] hypochondriaque qui croyait avoir des grenouilles dans l’estomac, en lui administrant un purgatif qui lui procura des selles abondantes. L’habile chirurgien avait en soin d’introduire furtivement de petites grenouilles dans le vase qui devait recevoir les matières rejetées.

Un maçon, âgé de quarante-quatre ans, prétendait avoir une couleuvre dans le ventre. M. J. Cloquet caressa son idée. — Oui, dit-il, je sens la couleuvre. La voici ; elle remonte par le gosier. Et le malade de s’écrier : J’en étais sûr ! Il y a longtemps que je l’avalai en buvant de l’eau d’une mare ; elle était petite alors ; mais depuis elle s’est développée, elle a grossi, elle a grandi, et, si on ne me l’enlève pas, elle finira par me dévorer. J’en étais sûr, répétait le maçon ; je le disais partout, et partout on me riait au nez. — Alors, dit le médecin, il nous faut opérer. Une incision longue, mais superficielle, est faite à la région épigastrique ; des linges, des compresses, des bandages rougis par le sang sont appliqués, et la tête d’une couleuvre dont on s’était précautionné est passée avec adresse entre les bandes et la plaie. — Nous la tenons enfin ! s’écrie l’adroit opérateur : la voici. En même temps le malade arrache le bandage qu’on lui avait appliqué sur les yeux ; il veut voir le reptile qu’il a nourri dans son sein ; il le regarde avec le même plaisir, le même attendrissement qu’une mère envisage le premier fruit de ses entrailles. Mais, quelques heures après, une sombre mélancolie s’empare de lui ; il gémit, il soupire ; le médecin est appelé. — Monsieur, lui dit-il avec anxiété, si elle avait des petits ! — Impossible, mon ami, c’est un mâle. Et par ce bon mot le malade fut guéri.

Le médecin Ménécrate, qui poussait l’extravagance jusqu’à se croire Jupiter, écrivit en ces termes à Philippe, roi de Macédoine : « Ménécrate-Jupiter à Philippe, salut. » Philippe lui répondit : « Philippe à Ménécrate, santé et bon sens. » Ce prince n’en demeura pas là, et, pour guérir son visionnaire, il imagina une plaisante recette : il l’invita à un grand repas. Menécrate [p. 42] eut une table à part, où on ne lui servit pour tous mets que de l’encens et des parfums, pendant que les autres convives goûtaient tous les plaisirs de la bonne chère. Les premiers transports de joie qu’il ressentit de voir sa divinité reconnue lui firent oublier qu’il était homme ; mais quand la faim le força de s’en souvenir, il se dégoûta d’être Jupiter, et prit brusquement congé de la compagnie (12).

Hallucinations intuitives.

Le raisonnement, ce me semble, doit occuper le premier rang dans le traitement des hallucinations intuitives ; et on conçoit qu’il soit souvent couronné de succès, car la conviction de ces hallucinés ne saurait être aussi profonde que chez les hallucinés externes ou internes, attendu qu’ils n’éprouvent pas de sensations réelles ; et partant la tâche de les convaincre de leurs erreurs, soit par le raisonnement, soit par la lecture des maximes des philosophes, lorsque les malades ont reçu de l’instruction, soit enfin par la crainte si les circonstances l’exigent, sera beaucoup plus facile.

C’est ici surtout que le médecin doit faire preuve de beaucoup de sagacité et d’habileté pour captiver la confiance des malades et les dominer de toute la supériorité de son intelligence. Nous ne saurions donc trop le répéter, l’érudition du médecin psychologue doit être variée et étendue, sa connaissance du cœur humain profonde ; car si les malades s’aperçoivent de son infériorité, le prestige tombe, et il échouera constamment dans ses efforts pour les ramener à la raison. Le médecin doit en outre bien se garder de choquer ouvertement certaines convictions erronées des malades confiés à ses soins, surtout si elles portent sur des sujets religieux ; la prudence veut qu’il les respecte : seulement, il aura soin de faire ressortir habilement leur incompatibilité avec les préceptes de la véritable religion. [p 43]

Je n’ai observé qu’un seul halluciné de ce genre, c’est le curé dont j’ai relaté plus haut l’histoire. II est fâcheux qu’il soit sorti de l’asile avant d’être guéri. Mais je suis persuadé que M. Archambault n’aurait pas réussi auprès de lui ; car ce médecin passait à ses yeux pour un athée, pour un impie, et partant il lui était odieux. Moi, au contraire, j’avais toute sa confiance : aussi répondait-il honnêtement à mes questions, et entrait-il volontiers en conversation avec moi, sans s’emporter aucunement, comme cela lui arrivait toujours avec M. Archambault, et peut-être aurais-je eu le bonheur de dissiper les nuages qui obscurcissaient son intelligence.

Hallucinations sthéniques.

Il nous reste à parler du traitement des hallucinations qui reconnaissent pour cause l’exaltation de la sensibilité. Je ne m’y arrêterai pas ; car chez ces hallucinés, l’intelligence n’est pas dérangée, et par conséquent le traitement doit être exclusivement physique. On s’enquerra, bien entendu, des causes de la maladie, de son intensité, de sa durée, etc., etc., afin d’y porter remède avec connaissance de cause.

Avant de finir, un mot sur le traitement des hallucinations par le datura stramonium. Comme on le sait, les plantes narcotiques jouissent du singulier privilège de provoquer des illusions et des hallucinations bizarres : or, M. Moreau, de Bicêtre, d’après le principe homœopathique, similia similibus curantur, eut l’idée d’administrer aux hallucinés l’extrait de stramoine, et il en porta la dose jusqu’à 50 centigr. par jour. Les résultats qu’il prétend avoir obtenus sont très satisfaisants. (Voyez, pour de plus amples détails, son Mémoire cité.) Je ne puis me prononcer à cet égard ; car nous n’avons essayé qu’une seule fois le datura, et ce fut sans succès. Le cas était pourtant favorable ; les hallucinations étaient simples et sans délire. Mais ce cas [p. 44] négatif ne suffit pas pour infirmer la doctrine d’un observateur aussi consciencieux que mon savant maitre.

Dans le traitement des hallucinations, on remplira les indications fournies par la suppression d’un flux menstruel, hémorrhoïdal, etc., en cherchant à les rétablir par des irritations portées sur les organes qui président à ces évacuations. On provoquera un écoulement chronique qui a disparu, on rappellera une dartre, on rouvrira un ulcère dont la guérison subite aura engendré les hallucinations.

Si les appareils digestif et biliaire sont dérangés, on y apportera remède, etc., etc.

D’après ces considérations, on voit bien que nous ne sommes pas partisan exclusif et quand même du traitement moral ou du système d’intimidation, comme on voudra l’appeler.

Nous savons, quand les circonstances l’exigent, combiner les moyens physiques avec les moyens moraux ; mais nous proclamons hautement que lorsque la folie est simple, sans complication, c’est à la crainte que le médecin sage et prudent doit recourir. — La crainte a été, est et sera toujours l’élément social prédominant. Devant la crainte, toutes les autres passions se taisent, car elle les absorbe toutes. Un journal de médecine, en rendant compte d’un de mes écrits, a blâmé fortement mon système, et m’a presque taxé de cruauté et de barbarie ; comme si la cruauté et la barbarie n’étaient pas plutôt du côté de ceux qui, faute d’énergie ou par respect humain, laissent tomber dans la démence les pauvres insensés qui leur sont confiés. Qu’on se pénètre bien de cette maxime : Chez les hommes revêtus d’un ministère important, le trop de bonhomie est un défaut, j’allais dire une faute, car c’est de la pusillanimité : or, ce n’est point avec de la pusillanimité, mais bien avec une volonté forte et énergique qu’on conduit au bien les hommes, insensés ou non. C’est connaitre bien peu le cœur humain que de vouloir ramener à la raison par des voies de douceur et de complaisance tous les aliénes sans distinction. In multitudine regenda plus pœna [p. 45] quamm obsequium valet, a écrit Tacite. L’expérience nous apprend, a dit l’homme le plus humain et le plus probe, peut-être, des temps modernes, l’expérience nous apprend que, sans l’intervention d’un pouvoir coërcitlif, les hommes n’adoptent et n’exécutent pas les mesures les mieux calculées pour leur propre bonheur (13) » Faisons donc le bien pour le bien envers et contre tous, sans nous inquiéter des murmures qui s’élèvent autour de nous, et attendons-nous à être payés d’ingratitude : c’est la récompense des bienfaiteurs de la race humaine. Qu’importe ?

Les hommes d’une forte trempe s’élèvent au-dessus des clameurs de la multitude, bravent ses calomnies et sa fureur, et travaillent pour l’humanité. Cette considération seule doit nous empêcher de rire des folies du stupide vulgaire, et de sa crédulité envers quiconque entreprend de le rendre dupe en le flattant.

Notes

(1) Van Helmont, Imago Dei.

(2) Voy. Annales médico-psychologiques, tome  IV, p. 311.

(3) Études cliniques sur la démonomanie. Annales médico-psych., cahier de mai 1840. [erreur de cette citation, en réalité : Étude clinique sur la démonomanie. « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome I, 1843, pp. 440-485. Note de M. Collée]. [en ligne sur notre site]

(4) Sprengel, Hist. de la médec. Archambault, Introd. à Ellis.

(5) Archambault, Introduction à Ellis.

(6) L’abus des liqueurs fermentées produit surtout le delirium tremens caractérisé par des hallucinations.

(7) Voyez les Annales médico-psychologiques., cahier de janvier 1844.

(8) Leuret, Fragm. Psych. sur la folie.

(9) Aubanel, Thèse inaugurale, Paris, 1839.

(10) Moreau, Mémoire sur le trait. des halluc. par le datura.

(11) Du trait. moral de la folie, Chez Just Rouvier, 8, rue de l’École- de-Médecine, ) Paris.

(12) Rollin, Histoire ancienne.

(13) Washington, par M. Guizot.

 

 

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