Matignon. À propos des superstitions médical du chinois. La thérapeutique des talismans. Extrait de la revue « Æsculape », (Paris), deuxième année, n°6, juin 1912, pp. 140-141.

Matignon. À propos des superstitions médicales du chinois. La thérapeutique des talismans. Extrait de la revue « Æsculape », (Paris), deuxième année, n°6, juin 1912, pp. 140-141.

 

Jean-Jacques Matignon (1866-1928). Médecin militaire français attaché à la légation de France à Pékin de 1894 à 1901. A écrit quelques ouvrages de médecine pure, mais s’est surtout attaché aux ouvrages sur l’Asie, en particulier la Chine et le Japon.
Quelques publications :
— Note sur la médecine des Mongols, 1895.
— Les Eunuques du palais impérial à Pékin, 1896.
— Le Pansement japonais au charbon de paille, 1896.
— Le Suicide en Chine, 1897.
— Superstition, crime et misère en Chine, 1899.
— Souvenirs d’Extrême-Orient : les bains au Japon, 1899.
— Deux mots sur la pédérastie en Chine, 1899.
— L’Orient lointain : Chine, Corée, Mongolie, Japon. Impressions et souvenirs de séjour et de tourisme, 1903.
— Dix ans au pays du Dragon, 1910.
— La Peste bubonique en Mongolie, (non daté).

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles de l’article original. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

A PROPOS DES SUPERSTITIONS MÉDICALES DES CHINOIS
LA THÉRAPEUTIQUE DES TALISMANS

par le Docteur MATIGNON
Chef du Laboratoire de Pathologie exotique de fa Faculté de Bordeaux.

[p. 140]

La société chinoise est encore très fermée à !’Européen ; le missionnaire et le médecin, mieux que personne, peuvent arriver à la pénétrer un peu. L’Hôpital français du Nan-Tang, à Pékin, où le Dr Matignon vit, durant plusieurs années, défiler un nombre considérable de patients, fut pour lui un champ d’études d’une valeur inappréciable, tant au point de vue de la médecine que de la sociologie. Il put pénétrer dans une certaine mesure les secrets d’un peuple jalousement fermé ? A celui qui s’est donné pour tâche de cicatriser les ulcères, de combattre les fièvres, de dissiper tout ou partie des maux dont pâlit le pauvre monde, on ne demande ni qui il est, ni d’où il vient. Le Chinois, en homme foncièrement pratique, ou, pour mieux dire agissant en cela d’instinct, ne considère dans cet étranger que la valeur utilitaire. En présence des résultats obtenus, une intimité confiante s’établit entre le praticien et sa clientèle jaune. La foule lui fait cortège, sollicitant, à défaut de remède, une parole de réconfort, un regard, un simple geste.
Une des caractéristiques de la mentalité chinoise est la superstition. La superstition a sévi chez tous les peuples jeunes. Or, malgré sa prodigieuse antiquité, la Chine est restée jeune, c’est-à-dire un peuple d’enfants. La crédulité du Céleste, sa suggestibilité sont extrêmes. Son intelligence n’arrive pos à établir une ligne de démarcation bien nette entre la réalité et la fiction. Son cerveau est d’ailleurs ainsi fait que les idées l’impressionneront d’autant, plus énergiquement qu’elles seront entourées des nuages du mystère et revêtiront de vagues tournures scientifiques, particulièrement obscures. On ne peut se faire une idée des entraves apportées aux moindres actes de son existence par la géomancie, la nécromancie, la sorcellerie, le mouvais œil.

[p.140, colonne 1]

COMME tous les peuples jeunes — ou très vieux — les Chinois sont d’une crédulité extrême. Je parle des Chinois d’hier, de ceux que j’ai connus du temps de la monarchie mandchoue. Je ne sais ce que sont les Célestes du nouveau régime, mais je doute pourtant que la République ait pu, malgré son désir, faire table rase du passé et que le mot prestigieux de « liberté », dont on se gargarise depuis quelque temps en Chine arrive à libérer les cerveaux de ce réseau de superstitions qui, depuis cinquante siècles, l’enserre dans ses mailles.

Le Chinois, en matière de thérapeutique, est aussi crédule que le bourgeois français, S’il ne [p.140, colonne 2] peut, comme lui, se laisser prendre aux mirifiques effets curatifs, vantés à la quatrième page de son journal – et pour cause, le Céleste, homme heureux, ne connaît pas encore la puissance de la presse — il est par contre, une proie désignée par les thaumaturges, géomanciens, marchands d’orviétan de toutes sortes.

J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de parler des superstitions des Chinois (1). J’y veux revenir encore, au sujet des talismans médicaux dont les prêtres Tao-Che tirent les revenus les plus nets de leurs monastères.

J’avais vu quelquefois, à mon hôpital de Pékin, des malades, après avoir absorbé, à la Pharmacie des Sœurs, le médicament que je leur avais prescrit, rouler en boule mon ordonnance et l’avaler : ma formule était pour eux un fétiche, dont l’ingestion augmentait l’effet thérapeutique de la drogue occidentale. Ils lui attribuaient la même vertu qu’aux talismans des bonzes. Mais elle avait l’avantage d’être gratuite.

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Quand on circule par les rues d’une ville ou d’un village, qu’on entre dans une boutique ou qu’on est invité à pénétrer dans la maison d’un [p. 140, colonne 3] Céleste, on est frappé de la profusion d’images, de papiers décorés, collés sur les murs, aux chambranles des portes, aux poutres du plafond. L’étranger, ignorant de la mentalité chinoise, conclut simplement : « Ces jaunes ont des âmes d’artistes et un sens du décor inconnu chez nous. Si leurs dessins sont criards, il n’en sont pas moins l’indice d’un certain degré d’esthétique. »

Or, ce que le promeneur prend pour m simple décor n’est, le plus souvent, qu’une porte veine, un « paratonnerre » contre les mauvais esprits, qui entourent les vivants contre la malchance, contre les maladies et [p.141, colonne 1] toutes les manifestations du « fang choué ». Ces fétiches talismans sont parfois utilisés par tradition, par habitude. On peut n’avoir qu’une foi limitée en leur puissance. Mais comme il est facile d’essayer d’y croire, et qu’enfin rien ne prouve qu’il n’aient pas quelque influence c culte, on les renouvelle tous les ans, et on les paye souvent très cher.

Un de nos missionnaires des plus instruits, le P. Doré, de la Mission jésuite de Zi-Ka-Wei, a réuni un nombre considérable de ces papiers, dessins, ex-voto, talismans, etc. Il vient de les publier en un très curieux livre de [p.141, colonne 2] documentation sur les Superstitions chinoises, dont les deux premiers fascicules ont paru. Il a bien voulu m’adresser quelques-uns de ces intéressants documents et je l’en remercie.

De ces talismans, les uns sont « empêchants », les autres « favorisants ». Les uns sont prophylactiques et les autres curateurs.

En 1895, au cours d’une épidémie très grave de choléra, qui fit à Pékin en un mois et demi près de 60.000 victimes, j’avais vu utiliser les premiers, sur une grande échelle.

Pour arrêter le fléau, on eut d’abord recours an procédé habituel, comédies jouées sur des estrades dressées aux carrefours, processions, prières. Rien n’y faisait. La population commença à prendre peur. Les bonzes passaient dans les maisons, vendaient leurs talismans. Contre espèces sonnantes, ils remettaient des petits papiers découpés recouverts de signes cabalistiques et portant cette mention : « M. X … , habitant cette maison, a versé pour le dieu de la maladie ». Ce reçu était collé sur le chambranle de la porte et le Chinois, confiant, pensait que le mal ne pénétrerait pas chez lui.

Les bonzes font un fructueux commerce de ces talismans. Le plus souvent rien n’est écrit sur ces papiers : ils portent de simples griffonnages affectant des formes de « caractères » chinois.

Les sceptiques les comparent, d’ailleurs, aux dessins faits par les pattes de troupeaux de canards se promenant sur le sable humide, ou à des paquets de vers.

Mais ces fétiches portent un cachet au vermillon, fait avec un sceau en bois de pêcher : ce cachet donne l’authenticité et la valeur. C’est le sceau de quelque divinité avec laquelle les Tao-Che seuls entretiennent commerce. Et les bonzes, pour convaincre les esprits simplistes ou rassurer une foi chancelante, tiennent ce raisonnement : « Voyez comme le peuple respecte les édits qui portent le cachet au vermillon du mandarin local, émanation directe de la puissance du Souverain. Comment voulez-vous que la maladie, à l’exemple du peuple, ne s’incline pas devant l’ordre d’une divinité qui lui enjoint de quitter votre corps ! ».

Ces talismans agissent surtout par ingestion. On les applique parfois, tout d’abord sur la région malade, mais ils sont ensuite incinérés et les cendres sont avalées avec un liquide quelconque.

Quelques-uns de ces talismans ne sont que des points de passage, des intermédiaires thérapeutiques dans lesquels par une sorte d’exorcisme, le bonze fait pénétrer le mal.

Ces papiers sont illustrés de dessins grossiers, représentant des hommes ou des animaux. Du corps du patient, le Tac-Che fait passer le mal dans le corps de l’homme ou de l’animal figuré sur le papier : quand le transfert est exécuté [p.141, colonne 3] le papier est brûlé et le malade guéri.

Évidemment, tout cela est enfantin et grotesque. Mais quelle différence y-a-t-il entre cette foi naïve du bon Céleste et la croyance de nombre de nos compatriotes aux vertus du pigeon vivant coupé en deux, appliqué tout chaud sur la tête d’un enfant atteint de méningite, comme je l’ai vu faire et surtout comme j’ai entendu une mère me dire : « Voyez comme ce pigeon a retiré le mauvais sang de la tête de mon bébé. Il est maintenant tout noir ! »

Notes

(1) Matignon. Archiv. de l’Anthropol. Criminelle, 1895 à 1899. Superstitions, Crime et Misère en Chine. 4e édit. 1903. Dix Ans au Pays du Dragon, 1910. Maloine, Paris.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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