Marcel Foucault. L’évolution du rêve pendant le réveil. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), vingt-neuvième année, tome LVIII, juillet à décembre 1904, pp. 459-481.

Marcel Foucault. L’évolution du rêve pendant le réveil. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), vingt-neuvième année, tome LVIII, juillet à décembre 1904, pp. 459-481.

Marcel Fouclault (1865-1947). Philosophe et psychologue français, professeur agrégé de philosophie à l’Université de Montpellier. Il fonde un laboratoire de psychologie expérimentale en 1906.
Quelques publications :
— De Somniis observationes et cogitationes. Thesim proponebat Facultati litterarum Universitatis parisiensis Marcellus Foucault. Lugduni : A. Storck , 1901. 1 vol. in-8°.
— La psychophysique. Thèse pour le doctorat ès lettres. Paris, Félix Alcan, 1901. 1 vol.
— Le rêve : études et observations. Paris, Félix Alcan, 1906. 1 vol. Dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 459]

L’ÉVOLUTION DU RÊVE PENDANT LE RÉVEIL

L’observation du rêve est une observation de mémoire, c’est-à-dire que, au moment où l’on note un rêve, il s’est déjà écoulé un certain temps depuis le moment où le rêve a occupé l’esprit. Or, si l’observation de mémoire provoque déjà de légitimes défiances quand on l’applique aux phénomènes clairement conscients de la veille, à plus forte raison doit-on s’en défier quand il s’agit des phénomènes obscurs du sommeil. Comme le disait Marillier dans un passage souvent cité : « Il est rare que nous puissions raconter au réveil notre rêve tel que nous l’avons rêvé… ; même le récit d’un rêve écrit au réveil ne mérite, quant aux détails, qu’une confiance limitée (1) ». Cette difficulté a semblé décourageante à Marillier, qui ajoute dans le même passage : « Nous n’avons au reste aucun moyen de nous assurer de l’exactitude de nos souvenirs. »

Pourtant la difficulté n’est pas insoluble. Je crois que l’on peut faire la critique de la mémoire de rêve, en vue de retrouver la pensée véritable du sommeil dans le souvenir déformé que l’on en conserve. Il suffit pour cela de trouver la loi suivant laquelle le rêve se déforme en devenant un souvenir du rêve, le sens dans lequel il évolue pendant le réveil. Une fois cette évolution connue, au moins dans ses traits essentiels, nous pourrons soumettre le souvenir du rêve à une analyse régressive, et retrouver le terme premier de cette évolution, la forme sous laquelle existaient, avant que la mémoire infidèle leur eût donné une forme nouvelle, les sensations et les images qui sont contenues dans le rêve une fois fixé.

Si maintenant l’on admet qu’il existe une évolution du rêve consécutive au sommeil, la méthode qu’il convient de suivre pour en déterminer le sens est facile à trouver. On recueillera d’abord un certain nombre d’observations dans lesquelles on aura abrégé autant que possible la durée du réveil, afin de saisir le rêve aussi près que possible du sommeil, et par suite dans un des premiers [p. 460] moments de son évolution ; puis on comparera avec ces rêves de notation immédiate des rêves de notation différée, dans lesquels on aura laissé le réveil se faire lentement et le rêve évoluer jusqu’à son terme naturel. C’est la méthode que j’ai principalement suivie. —Il en est une autre qui paraît théoriquement plus parfaite. C’est celle qui consiste à noter un même rêve à plusieurs reprises c’est la méthode des notations répétées. Mais cette méthode est d’un emploi difficile, car lorsqu’un rêve a déjà été fixé une première fois par écrit, le travail d’évolution ne se fait plus qu’avec une extrême lenteur, et souvent même il est complètement arrêté si donc, après avoir noté un rêve une première fois, on essaie de le noter de nouveau au bout de quelques jours, ou de quelques semaines, ou de quelques mois, on risque de le retrouver presque sans changements, ou bien de ne plus le retrouver du tout. En fait, ce n’est que sur des points secondaires que j’ai trouvé des informations utiles dans la notation répétée d’un même rêve.

Quelle est donc la loi suivant laquelle le rêve évolue pendant que la mémoire le conserve d’une manière infidèle ? Quel est le travail qui se fait sur les représentations fournies par le sommeil, pendant la période du réveil et au delà de cette période ? Parmi les nombreux psychologues qui se sont occupés du rêve, plusieurs ont exprimé des opinions dont il faut tenir compte pour répondre à cette question.

Selon Spitta, lorsque nous voulons raconter ou écrire notre rêve, nous sommes forcés d’y ajouter la liaison logique qui y faisait défaut, la coordination dans le temps et dans l’espace qui n’existait pas (2). —Mais Spitta ne cherche ni à établir solidement son affirmation, ni à en tirer les conséquences. De plus, son idée reste confuse, parce qu’il parle du réveil comme si c’était un passage instantané du sommeil à la veille, un moment sans durée dans lequel il ne s’accomplit rien qu’une illumination brusque de la conscience obscure. C’est pourquoi il regarde le travail d’organisation logique comme ayant lieu après le réveil, pour satisfaire aux exigences du langage écrit ou oral.

Delbœuf, à l’occasion des métamorphoses d’objets imaginaires que l’on a souvent constatées dans le rêve, nie que ces métamorphoses soient réelles et exprime l’opinion que c’est l’esprit qui, « soit pendant le sommeil, soit le plus souvent au réveil, pour s’expliquer à lui-même la continuité de certaines autres parties du [p. 461] rêve, suppose une transformation » que l’on n’a pas expressément constatée (3).

M. V. Egger dit de son côté, pour montrer combien l’oubli partiel des rêves est perfide, que, « si l’on se met ensuite à raconter ce que l’on n’a pas oublié, on est exposé à compléter par imagination les fragments incohérents et disjoints fournis par la mémoire on devient artiste à son insu (4) ». Ainsi le récit du rêve ne serait pas seulement infidèle pour cause d’oubli, il le serait aussi pour cause d’addition et de construction.

Plus récemment M. P. Tannery s’exprime ainsi : « En réalité, nous ne nous souvenons pas de nos rêves, mais de la reconstruction que nous en faisons au moment de notre réveil, reconstruction qui a pour base les images fugitives encore présentes à la mémoire, et aussi le travail logique, inconsciemment commencé pendant le rêve, pour relier entre eux les tableaux successifs, travail qui en prolonge la durée apparente et en altère déjà les dessins (5) ».

Tous ces psychologues se rencontrent donc pour supposer que les représentations du rêve subissent un travail de construction par le moyen duquel se forme le rêve écrit ou raconté. Mais ils ne s’expriment qu’avec beaucoup de réserve sur des points importants, tels que l’époque à laquelle se fait cette construction, la nature (logique, esthétique ou verbale) de la construction, la cause qui la détermine, et ils ne semblent pas attribuer une grande importance à ce travail, dans lequel ils voient à peu près uniquement une source d’embarras pour la recherche scientifique. Je pense que le rêve est le produit d’un double travail mental l’un se fait pendant le sommeil, l’autre se fait après le sommeil et principalement pendant le réveil. Ce dernier est le seul que je me propose d’étudier en ce moment. Mon hypothèse est que c’est un travail exclusivement logique, et c’est ce que je vais maintenant montrer par des observations.

1. — OBSERVATIONS PERSONNELLES.

OBSERVATION I. — Voici un rêve de notation immédiate que je choisis parmi les plus anciens de ma collection (8 mai 1895). Il est de beaucoup antérieur à l’époque où j’ai conçu l’hypothèse de l’organisation du rêve postérieurement au sommeil. L’heure du réveil (par appel) n’est pas notée, mais il m’a semblé (mes notes le disent formellement) que le sommeil était profond et que le réveil a été brusque. [p. 462]

Je me borne à transcrire mes notes en y changeant seulement quelques expressions incorrectes.

« Plusieurs séries d’images passent dans mon esprit.

« 1° Voici la plus longue et la moins incohérente. J’accompagne un inspecteur primaire (M. M… que j’ai connu les années précédentes dans une autre ville) chez un instituteur qui n’a jamais été inspecté, dirige une école importante, a des protections politiques influentes. M. M… lui fait des reproches, me déclare qu’il ne sait rien et qu’il compte uniquement sur ses appuis politiques. Je vois l’instituteur très nettement, un vieillard, ou presque, barbe blanche taillée soigneusement, petite figure étroite, etc. (Il ne ressemble à aucune personne que je connaisse.) Je dis quelques paroles insignifiantes. La conversation devient aigre entre M. M… et l’instituteur.

« 2° II pleut à torrents. J’ai oublié de partir pour le lycée à l’heure convenable, je vais être en retard. (En fait il pleut à ce moment.) Je cherche mon parapluie, il est détraqué. Puis je m’aperçois que le parapluie que je viens de prendre et qui est détraqué n’est pas le mien. Je me retrouve dans la rue, marchant en hâte vers le lycée sous une avenue d’arbres qui m’est inconnue il fait presque nuit.

« 3° Je circule hâtivement au milieu d’une foule en fête, ou bien c’est dans un marché. Des deux côtés, des boutiques en plein vent ou sous des tentes et des baraquements. De la poussière. Du soleil. Des cafés du côté droit. Très vague ressemblance avec le quai Sud, à. Mâcon, les jours de marché. Un camelot m’offre des allumettes à 20 centimes la boite, des suédoises. Je réponds que c’est trop cher et je continue ma marche. »

Ce rêve est typique comme rêve de notation immédiate survenant à la fin d’un sommeil passablement profond et brusquement interrompu. Les trois séries d’images sont aussi peu liées que possible l’une avec l’autre tout au plus peut-on voir dans le mot « hâtivement », au début du troisième tableau, la persistance d’une impression qui appartient au deuxième tableau et qui tend à créer un commencement de liaison entre ce tableau et le troisième. Rien dans mes notes n’indique que l’ordre dans lequel les tableaux sont rapportés réponde à un ordre chronologique des événements imaginaires plusieurs séries d’images passaient dans mon esprit, j’ai noté d’abord celle qui me semblait la plus longue, soit qu’elle m’ait frappé davantage, soit que j’aie craint de l’oublier en écrivant d’abord les autres.

OBS. II. —Voici maintenant un autre rêve de la même époque (7 juin 1895) dans lequel les tableaux sont un peu plus liés que dans le précédent. Réveillé à 6 heures du matin par un appel, je me suis habillé sommairement et je suis allé aussi vite que possible noter mon rêve [p. 463] dans une pièce voisine il est probable que ce retard apporté à la notation a été la cause pour laquelle les tableaux se sont liés dans mon esprit, d’une façon d’ailleurs très imparfaite. Une des séries d’images est nettement prédominante, c’est-à-dire qu’elle a frappé mon attention la première au moment où, après avoir ouvert les yeux, j’ai cherché à me rendre compte de mon rêve.

« 1° J’admoneste un élève, d’une façon plutôt paternelle je ne me rappelle pas mes paroles, mais seulement mon attitude et le son de ma voix. Je suis assis à un bureau qui ressemble beaucoup à celui de ma classe de Maçon. (J’étais alors professeur au lycée de Maçon.) L’élève est assis à une table qui ressemble également à celles de ma classe. D’autres élèves sont là aussi je ne les vois que d’une façon très confuse, et il en est de même des tables, à tel point que je ne saurais dire si je suis dans ma classe de Mâcon ou dans celle de Digne (où j’étais professeur l’année précédente) je crois que c’est une combinaison confuse des deux. Mais je vois très nettement l’élève auquel je parle il occupe la deuxième place à partir du bout de la table sa figure, son attitude, ses vêtements, sont ceux d’un de mes élèves de l’année précédente, dont j’ai oublié le nom, quoique je le revoie très bien mentalement il était peu intelligent et peu travailleur. Il écoute mes observations, la figure un peu rouge, les yeux un peu blancs et plus saillants que de coutume, et sa physionomie a l’air de vouloir dire qu’il est désolé, mais qu’il n’a pas grande confiance dans ses succès à venir.

« 2° Le tableau de rêve du premier plan est comme superposé à un deuxième, qui est lui-même combiné à un troisième. La table devant laquelle sont assis les élèves du tableau précédent se confond dans mon esprit avec une plate-bande de mon jardin, dans laquelle sont plantés, à des distances de 60 à 80 centimètres, de grands lis rougeâtres encore en boutons. (Un réalité les lis ne sont pas plantés dans une plate-bande droite, mais en contre-bordure dans un massif ovale c’est l’identification de la table droite avec la bande des lis qui fait apparaitre la ligne des lis comme droite.)

« 3° Au pied de l’un des lis, et même un peu dans toute la bande de terre, je vois de mauvaises herbes envahissantes, notamment une renoncule sauvage, dont une large touffe s’étale auprès d’un lis, avec d’autres mauvaises herbes indistinctes. »

On voit que le premier et le deuxième tableau sont liés jusqu’à un certain point, comme si l’esprit avait fait une tentative maladroite pour les unir et pour en enchaîner les événements d’une façon cohérente. Quant au troisième tableau, il est si bien lié avec le deuxième qu’il semble le continuer. Pourtant il est possible qu’il en ait été distinct au commencement du réveil, car les deux tableaux proviennent de perceptions qui n’ont pas pu être simultanées le massif où se trouvaient les lis ne contenait pas de mauvaises herbes, [p. 464] mais on en trouvait abondamment dans un coin éloigné du jardin, et j’en avais arraché la veille. En somme, je ne peux pas savoir si la liaison des deux derniers tableaux s’est faite dans la période du réveil ou si elle est plus ancienne. Peu importe d’ailleurs ce qui est certain, c’est que le rêve de cette deuxième observation est composé de tableaux sensiblement mieux liés que ceux de l’observation I.

OBS. III. —A toutes les époques, j’ai trouvé des rêves de ce genre. En voici un (15 juin 1902) dans lequel le premier et le deuxième tableau sont entièrement séparés, il n’y a aucune continuité entre les événements, il existe seulement cette impression vague et incertaine que les événements du deuxième tableau sont antérieurs à ceux du premier. Quant au troisième tableau, il présente quelque connexité avec le deuxième. Le réveil a été produit à minuit 50 par le réveille-matin.

« 1re scène. —Cauchemar macabre, pourtant sans grande souffrance morale. Un individu, que je ne connais pas (ou du moins je ne me souviens plus des circonstances précédentes), a une lame levée sur moi, qui suis assis sur un fauteuil, et il est sur le point de me frapper. Je ne bouge pas, comprenant qu’un autre homme va le frapper lui-même au premier mouvement qu’il fera. Pourtant, je trouve que mon défenseur tarde bien. Un peu après, le lieu de la scène se précise, nous sommes dans un hôtel, avec complication de portes et de couloirs, plusieurs personnes ont été frappées, notamment mon défenseur de la scène précédente et ma fille Cécile; je vois ma fille qui crache le sang à flots, ayant reçu un coup de couteau dans le côté; elle est debout, en chemise de nuit. A ce moment, je me précipite sur l’assassin, et je le tue je ne sais comment, en le frappant avec un objet qui ressemble vaguement à un hachoir à légumes (sorte de couperet recourbé), et, à la fin de la scène, on dirait que c’est un tout jeune enfant qui est tombé sous mes coups et que je continue à frapper.

« 2° —scène. A un autre moment (on dirait un peu avant, mais je ne peux pas retrouver l’enchaînement des événements, et je ne sais même s’il a existé), je suis en chemin de fer, à Paris une ligne nouvelle du Métropotitain est ouverte, qui va de la place Clichy (ou de l’avenue de Clichy ?) à la rue de Soisson (sic), puis à une autre rue, et finalement à je ne sais plus quelle station, mais c’est une station où l’on peut changer de train pour la direction de Nantes. Autres détails confus.

« 3° scène. — Lecture de journaux j’achète le Français, à six heures et demie, et je lis aussi d’autres journaux, notamment le Petit Parisien. Je suis assis dans un wagon, les pieds appuyés à la banquette en face de moi. Mais ce n’est plus un wagon du Métropolitain, »

VICTOR BRAUNER

Ces trois observations, auxquelles il est inutile que j’ajoute d’autres observations personnelles présentant les mêmes caractères, [p. 465] me paraissent prouver que, lorsque le sommeil est interrompu d’une façon brusque, on peut, par le procédé de la notation immédiate, saisir une pluralité de scènes de rêve qui ne sont pas liées ou sont mal liées les unes avec les autres ce sont les matériaux que l’esprit endormi fournit à l’esprit qui se réveille et dont l’esprit qui se réveille va maintenant s’efforcer de faire un ensemble aussi cohérent que possible; ce sont les scènes discontinues dont l’esprit qui se réveille va essayer de faire un drame continu. La preuve que ce travail d’organisation s’accomplit spontanément pendant la période du réveil va être fournie maintenant par des observations dans lesquelles la notation du rêve a été différée.

Obs. IV. — 28 avril 1901. — Ce matin, ayant dormi lourdement dans la nuit, et m’étant levé avec peine, je demeure un certain temps mal réveillé. Je reste assis à demi somnolent, et, pendant ce temps, je retrouve le souvenir d’un rêve que j’ai fait hier matin. Je n’avais pas noté ce rêve parce que je n’en avais pas le temps et qu’il ne me présentait rien d’important. Je n’avais pas pris le jour précédent la résolution de noter un rêve, et le réveil avait été spontané. Mais, au moment où je venais de m’éveiller, j’avais raconté partiellement mon rêve à ma femme, et c’est probablement à cette circonstance que je dois de m’en souvenir ce matin. Je note donc ce rêve après vingt-cinq heures environ il présente une série d’événements qui se suivent à peu près, et pourtant il est certain qu’il provient d’une pluralité de tableaux qui ont du être séparés au début du réveil.

« J’arrive dans une gare, accompagné de ma femme. Je vais prendre le train pour Paris. Au moment de monter dans le train, je m’aperçois que j’ai oublié de prendre une somme de 140 francs dont j’aurai besoin à Paris je n’ai sur moi que l’argent du voyage. Je suis très ennuyé. Je fais alors de rapides calculs et je dis à ma femme que, en rentrant, elle n’aura qu’à m’envoyer un mandat je le recevrai assez tôt. La gare ne ressemble pas à celle de Maçon (que j’habitais à cette époque), les bâtiments sont vagues, j’ai l’impression aujourd’hui que cette gare de mon rêve ressemblait plutôt à celle de Lyonnaise, que je connais un peu, mais mal. Le train est très long. Juste en face de la porte d’entrée, j’aperçois un compartiment de six places, bas de plafond et vide. Sur le quai se trouvent à ce moment avec nous une de mes belles-sœurs, un homme qui est un parent ou un ami, et plusieurs enfants nous devons faire le voyage ensemble. Je leur propose d’entrer dans le compartiment en face. Nous y entrons tous. Mais, à peine installés, je m’aperçois qu’il nous arrive du fond du compartiment une odeur insupportable. J’ouvre une porte et je vois un couloir le long duquel sont établis des urinoirs. J’en conclus que nous ne pouvons faire le voyage dans ce compartiment, et nous descendons tous. Nous cherchons des places dans la partie du train [p. 466] qui est à gauche les voitures sont presque pleines, et nous trouvons des places avec difficulté ; nous sommes obligés de nous séparer en plusieurs groupes. Le train ne part pas encore. Je remarque que, vers la partie droite, on ajoute des voitures, et je propose à mes compagnons de voyage de descendre de nouveau, pensant que nous trouverons à l’autre extrémité du train quelque compartiment vide où nous pourrons monter tous ensemble. Nous descendons, traînant les enfants avec nous. A l’extrémité du train, vers laquelle nous nous dirigeons, je vois une voiture spéciale, séparée du train par un intervalle libre cette voiture ressemble aux omnibus dans lesquels on transporte les facteurs parisiens dans les différents quartiers, mais elle porte, en grandes lettres dorées, une inscription indiquant qu’elle appartient au service des contributions directes (ou indirectes ?) elle est remplie d’hommes qui portent la casquette des agents des postes chargés de lever les boites. Je vois à peu de distance une autre voiture semblable, non attachée à la première ni au train, elle est même sur une voie de côté. Toutes les voitures destinées aux voyageurs sont pleines, ou à peu près. Nous nous casons de nouveau avec difficulté, et de nouveau nous sommes séparés en plusieurs groupes. Je monte le dernier dans une voiture où il ne reste qu’une place libre cette place est très étroite, elle est surélevée, j’ai peine à m’y installer, mon pardessus me gêne pour fermer la portière, que je suis obligé de laisser ouverte, seulement poussée, et je me dis que, si je viens à m’endormir, je risque de tomber sur la voie. » Il ne m’a pas été possible, en notant ce rêve, de retrouver avec sûreté les tableaux élémentaires, mais j’ai pu m’expliquer très bien l’origine des images principales. Le voyage se rapportait à un projet de voyage prochain de Mâcon à Paris. Les enfants, et ma belle-sœur, se rapportaient à un projet récent de faire venir de Paris à Mâcon, pour y passer quelques semaines, ma belle-sœur et son enfant. Enfin, parmi les agents des postes qui occupaient l’une des voitures, s’en trouvait un que j’ai rencontré fréquemment à Mâcon, quand il allait lever les boîtes aux lettres, et que je connaissais de vue. Je suppose donc que, si j’avais noté ce rêve dans les conditions où j’ai noté ceux des trois premières observations, il aurait été composé de trois scènes discontinues ou presque discontinues, peut-être même de quatre scènes, car il est possible que le passage relatif aux urinoirs provienne d’une scène indépendante. Ces trois ou quatre scènes se sont donc organisées dans la période de vingt-cinq heures qui a séparé la fin du sommeil et le moment de la notation, principalement, je pense, pendant la période du réveil spontané. [p.467]

OBS. V. —« 14 novembre 1902. — Voici un rêve dans lequel les circonstances me permettent de distinguer nettement au moins deux des tableaux composants. Après un premier réveil à cinq heures, causé par l’appel d’un enfant, je me suis rendormi profondément, si bien que, appelé à sept heures, je croyais encore qu’il était cinq heures et je refusais de me lever. Cependant j’avais des images de rêve dans l’esprit, et même un tableau fort net (le premier du rêve ci-après) sur lequel j’ai à ce moment fixé mon attention en me demandant s’il valait la peine d’être noté je me suis aussi rappelé au même moment un événement déjà ancien de ma vie d’étudiant auquel mon rêve se rapportait à coup sûr. J’ai continué à somnoler pendant quelque temps, et finalement je me suis levé un peu avant huit heures. J’ai noté le rêve une heure et demie après.

« Je me trouvais dans le vestibule de la Sorbonne, transformé en salle de conférences. Il était garni de bancs et de chaises sur lesquels un grand nombre de personnes étaient assises. Au fond se trouvait une grande table devant laquelle était le conférencier, debout, en uniforme de soldat d’infanterie. H faisait une conférence de diction, et des jeunes gens (ses élèves) devaient réciter ou lire quelque chose. D’abord un jeune homme, soldat aussi, je crois, fait une lecture je ne me souviens plus du sujet. Mais un de mes voisins, qui se trouve être un de mes collègues du lycée de Nevers, interrompt le lecteur avec vivacité, déclare qu’il lit mal, et finalement l’interpelle en lui disant : « »Vas-tu te taire ? Vas-tu te taire ? » Le lecteur interloqué obéit, mais près de nous des messieurs et des dames d’aspect grave et respectable s’indignent contre l’interrupteur. Je me trouve, avec mon collègue, qui est assis sur un banc, dans le fond de la salle, c’est-à-dire près de la loge du concierge et en face de la porte d’entrée je suis debout, prêt à partir. A ce moment, un autre lecteur se dispose à prendre la place du soldat c’est un civil, un grand jeune homme à figure ronde avec un collier de courte barbe noire, vêtu d’une longue jaquette noire ouverte, qui laisse voir un large plastron de chemise. Il ne me rappelle aucune figure connue. H sourit, comme s’il était habitué à l’attitude un peu bruyante du public. Je pars avant qu’il ait commencé de parler, car je ne suis pas venu là pour entendre une conférence de diction, je suis entré pour traverser seulement cette partie de la Sorbonne, j’ai rendez-vous dans une autre partie de la Sorbonne avec M. Z… aujourd’hui professeur dans une université étrangère. Je viens de relire sa lettre il m’y disait qu’il se trouverait dans une des salles X, Y, ou Z. Je sais à peu près où se trouvent ces salles, et je me propose de suivre d’abord un certain couloir, au bout duquel je trouverai un escalier qui me conduira certainement aux salles en question. C’est à ce point que le rêve est interrompu. »

Je pense que ce rêve, au moment où je me suis réveillé, se [p. 468] composait de deux tableaux distincts. Le premier, celui d’une salle de conférences, reproduit un souvenir de plus de quinze ans, en le modifiant par l’adjonction d’un souvenir de la veille. Ce souvenir se rapporte à un fait qui s’est passé à Bordeaux, à une conférence de diction à laquelle j’assistais avec des camarades. Quant au second tableau, il peut se résumer ainsi je vais à un rendez-vous que m’a a donné M. Z… dans une salle de la Sorbonne. Cela n’a rien d’étonnant, car M. Z… a été autrefois étudiant à la Sorbonne, et il pourrait se faire, s’il revenait en France, qu’il eût l’occasion d’aller à la Sorbonne. C’est ce deuxième tableau qui a déterminé la localisation du premier, et c’est ainsi que les deux tableaux, indépendants, au début du réveil, se sont liés dans la période du réveil prolongé par la somnolence de façon à présenter un ensemble logique. La cohérence interne de ce rêve double est satisfaisante, quoiqu’il reste choquant que le vestibule de la Sorbonne soit transformé en salle de conférences mais il ne faut pas se montrer trop exigeant pour la logique du rêve.

Il arrive souvent que la coordination est imparfaite, surtout au point de vue des convenances géographiques, et cette incohérence partielle aide à distinguer les tableaux.

Obs. VI. —20 juillet 1896. — Voici un rêve dont la notation a été différée pour cause de paresse après avoir été appelé, je suis resté au lit un certain temps, dix minutes peut-être, sommeillant encore. C’est pendant cette période que les images se sont déroulées dans mon esprit. C’est donc un rêve dans lequel la période du réveil a été prolongé au delà des limites ordinaires. Je l’ai noté tout de suite après avoir été complètement éveillé, mais sans hâte, et mes notes portent que j’ai oublié une partie du rêve.

« J’entre dans un bureau de tabac sur la place d’une petite ville du département d’Eure-et-Loir, pour acheter deux sous de tabac, et je paye avec une pièce de vingt francs. En me rendant la monnaie, la marchande, une vieille à l’air rusé et fourbe (qui ne ressemble d’ailleurs à personne que je connaisse), essaie de me passer de mauvaises pièces, puis prétend que j’ai pris pour quatre sous de tabac. Je nie ; elle exige que je lui rende le paquet, puis recommence à peser pour deux sous de tabac mais elle met dans la balance des herbes sèches, verdâtres, à grosse tige, au lieu de tabac. Je refuse de prendre ces feuilles et tiges qui ne peuvent pas être fumées, bien que la marchande prétende que je ne m’y connais pas. Enfin j’ai un paquet de tabac. La marchande prétend alors n’avoir pas de monnaie je la paye avec une pièce de dix centimes, et lui redemande ma pièce de vingt francs. Elle me donne un de ces jetons-réclames qui portent comme inscription Grands magasins du Louvre, —et veut que je l’accepte. [p. 469] Après une discussion désagréable, je la menace d’aller me plaindre au commissaire de police si elle ne me rend pas la pièce de vingt franco, et je me laisse aller à la traiter de voleuse. Alors elle triomphe, prend à témoin des gens que je n’avais pas vus, et se moque de moi. Je descends la place à la recherche du commissaire. Je ne sais plus sur quelle place je me trouve, je suis plutôt à Beauvais sur la place Jeanne-Hachette, et je demande le commissaire aux personnes que je rencontre. Tout à coup j’aperçois, sans en être surpris (j’aurais dû l’être pour plusieurs raisons, notamment parce que le lieu de la scène était maintenant à Mâcon), mon collègue X… causant avec deux individus à mine suspecte. Je lui demande le commissaire de police. Quelqu’un, je ne sais qui, car la foule se fait sans que je m’en sois rendu compte, me répond que c’est maintenant M. Y… (professeur en retraite à Mâcon), et que j’aille chez lui, et il me donne son adresse. Une autre personne prétend que non, déclare que le commissaire demeure ailleurs, je ne sais où.

Une discussion s’engage à ce sujet. Dans la foule je remarque deux grands jeunes gens en redingote noire râpée, nu-tête, aux cheveux blonds, demi-longs, rejetés en arrière en mèches irrégulières, à la barbe blonde naissante, ayant dans l’attitude et le langage quelque chose de l’air canaille d’un jeune homme que je connais (et que naturellement je ne désigne pas davantage ici). Puis du groupe sort en s’avançant vers moi un capitaine de gendarmerie, bedonnant (ressemblance physique avec un professeur que j’ai connu longtemps auparavant, et qu’il est inutile que je nomme), les mains dans les poches, le drap de son vêtement et de son képi, au lieu d’être bleu, tirant sur le vert des forestiers. Il me serre la main cordialement, il parait que nous nous sommes connus au bal, et je m’en souviens très bien (ces derniers détails sont tout à fait faux) ; il me donne des indications que je n’entends pas. Puis c’est mon ami R… (un ancien camarade de collège) qui se trouve dans la foule et qui vient à moi il est là en train d’attendre l’arrivée du bateau qui ramène son frère du Congo. (Nous sommes donc sur le port de Marseille ? Le lieu est très indistinct.) Emile (son frère) est obligé de rentrer en France parce qu’il a souffert de la fièvre, et il va nous raconter de drôles de choses sur le chemin de fer du Congo je comprends qu’il s’agit de scandales financiers. Ici je m’éveille complètement et me lève. »

On peut distinguer dans ce rêve cinq tableaux : 1° la scène du bureau de tabac ; 2° la recherche du commissaire de police à Beauvais ; 3° la foule à Mâcon, avec mon collègue X.. ;. 4° la conversation avec le capitaine de gendarmerie ; 5° la conversation avec mon ami R… en attendant le bateau. L’ensemble est d’ailleurs assez bien organisé, sauf les incohérences géographiques, et ces événements imaginaires pourraient à la rigueur être réels, avec quelques suppressions ou corrections de détail en tout cas, ils sont enchaînés [p. 470] au point de vue chronologique dans un ordre que pourraient présenter des événements réels.

Si l’on compare maintenant, au point de vue de la structure logique, les trois premiers rêves que j’ai cités avec les trois derniers, je crois que l’on ne peut pas hésiter à tirer de là cette conclusion chez moi du moins, les rêves de notation immédiate sont formés de tableaux discontinus, ils sont très incohérents; les rêves de notation différée sont beaucoup plus cohérents et continus; par conséquent, l’ensemble des représentations que l’esprit endormi fournit à l’esprit qui s’éveille suit pendant le réveil une évolution dont le sens est très net; il va de l’incohérence à la cohérence. D’ailleurs, l’incohérence dont il s’agit consiste principalement dans l’impossibilité que les événements se suivent dans l’ordre où le rêve les présente le monde du rêve, tel qu’il se montre dans les rêves de notation immédiate, n’est pas conforme au monde que nous connaissons d’après notre expérience de la veille, il est contraire aux faits les mieux établis de l’expérience; il nous présente comme étant en succession immédiate des faits qui ne pourraient se succéder qu’à la condition d’être séparés par un long intervalle de temps ; il nous présente comme se passant dans un même lieu des faits qui ne pourraient être réels qu’à la condition de se produire dans des villes différentes ; en un mot, il méconnaît les rapports de succession, de coexistence, de situation locale, suivant lesquels se coordonnent les événements du monde réel. Le travail logique qui se fait pendant le réveil a pour but de mettre de l’ordre dans cet ensemble d’événements chaotiques, d’en faire une suite de faits aussi semblable que possible à ce que nous montre le monde réel. Il est vrai, toutefois, que les rêves de notation immédiate ne sont généralement pas tout à fait incohérents, que l’on y trouve d’ordinaire un commencement de mise en continuité mais on voit facilement la cause de ce fait ; c’est que la période du réveil a été simplement abrégée par le procédé d’observation, elle n’a pas été supprimée, et les tableaux ont commencé à être mis en ordre. Il est vrai aussi que les rêves de notation différée que j’ai cités, n’ont pas encore atteint une cohérence parfaite mais il existe des causes qui s’opposent fréquemment à ce que les scènes du rêve soient complètement organisées. En tout cas, on peut caractériser l’évolution du rêve pendant le réveil en disant qu’elle est une évolution logique, qu’elle est dominée et dirigée par le besoin instinctif de donner à l’ensemble des images et des sensations présentes à l’esprit une physionomie raisonnable et d’assimiler les représentations du rêve au système de représentations qui constitue notre connaissance du monde réel. [p. 471]

2. — OBSERVATIONS D’AUTRES PERSONNES.

Cependant on pourrait croire que cette évolution logique que j’ai trouvée chez moi est due à quelque cause exceptionnelle. Je vais maintenant montrer qu’elle est loin d’être rare, que le même fait se retrouve chez d’autres personnes, et dans des conditions qui autorisent à affirmer qu’il y a là une loi générale.

Voici d’abord deux rêves de ma femme. Le premier a été noté de mémoire deux ou trois heures après le réveil spontané.

Obs. VII. —Je rêve que mon grand-père maternel est mort depuis plusieurs jours, et que ma grand’mère vient de mourir. Je la vois morte et je suis très attristée. Près de moi se trouve une de mes tantes. Je lui dis qu’il faudrait prévenir mes oncles. Elle s’en va et je reste seule auprès de la morte. Je m’habille pour sortir, et vais faire une visite chez Mme X… à Nevers. A ma grande surprise, la bonne qui m’introduit me fait entrer dans la salle à manger, où des tasses à thé sont dressées sur la table. Mme X… vient au bout de quelques secondes, et, je ne sais comment, je me trouve assise à table. Il y a là six ou sept personnes, mais beaucoup de places restent vides. Nous causons gaiement. Je remarque que l’on mange des tranches de bœuf bouilli, et j’ai peine à me décider à manger. Je finis cependant par mander, mais sans plaisir, et je me fais la réflexion que c’est une étrange façon d’offrir un lunch. Au moment où nous nous levons tous pour nous séparer, le souvenir que ma grand’mère vient de mourir me revient, et j’en fais part aux personnes présentes. J’ai des larmes aux yeux et quelqu’un, je ne sais qui, me dit que c’est bien triste, mais que ma grand’mère était âgée, qu’elle avait quatre-vingt-quatre ans. Je me réveille. »

La distinction des deux tableaux est d’abord très nette. Le premier tableau reproduit un souvenir ancien, inexact seulement en ce que la mort de la grand’mère de ma femme est survenue plusieurs années après celle de son grand-père. Quant au deuxième tableau, il reproduit un souvenir récent, mais avec substitution de personnes et avec l’addition bizarre des tranches de bœuf bouilli. Entre le premier et le deuxième tableau, il y a discontinuité complète, et cette discontinuité est rendue particulièrement frappante par la contradiction de la tristesse du premier tableau avec la gaité du deuxième. Néanmoins, vers la fin du rêve, les deux tableaux sont liés ; la liaison est peu satisfaisante au point de vue logique, mais les deux tableaux étaient tellement incompatibles qu’il n’était guère possible qu’ils fussent mieux liés la liaison n’aurait pu être meilleure que si le premier tableau avait été placé après le deuxième. [p. 472]

OBS. VIII. — Voici un autre rêve de ma femme que j’ai noté dans des conditions qui en font un rêve de notation immédiate.

« Une nuit, à une heure du matin, dans la chambre voisine de la nôtre, un enfant tombe de son lit sur le parquet. Le bruit me réveille brusquement, je vais en hâte ramasser l’enfant, je le recouche, il ne s’est même pas réveillé. Mais ma femme a entendu le bruit aussi, et elle me dit un instant après que, à ce moment-là même, elle rêvait que Cécile (notre fille aînée) avait la fièvre typhoïde (1er tableau). Elle rêvait en même temps tableau) qu’elle était à Paris, chez Mme L… et qu’elle parlait à sa fille Gabrielle. Gabrielle L… faisait cuire des poires et déclarait qu’une des meilleures espèces était celle des poires Henri V, et aussi celle des poires poulette ; elle en avait mangé à (ici le nom d’une petite ville des environs de Paris (2etableau) qu’il a été impossible de retrouver avec sûreté). Après avoir noté hâtivement ce qui précède, je demande des détails sur le tableau de la fièvre typhoïde, et j’obtiens, en outre d’explications complémentaires, le récit d’un troisième tableau. « Cécile avait sa robe de tous les jours, et, debout près de son lit, disait « Je suis mal, je vais me recoucher. » Je lui répondais : « C’est cela, recouche-toi », et je n’éprouvais aucune inquiétude. Au même moment (3e tableau) je me trouve avec quelqu’un qui avait à la main un petit livre, ou un cahier, comme les cahiers de dessin ou d’écriture de Marcel (notre petit garçon), mais moins large et moins haut en haut, il y avait des dessins à toutes les pages, et le bas des pages était imprimé. Cette personne, une femme, je ne sais qui, dit : « Louise, qu’est-ce que c’est que ça ? » Elle montrait une image représentant une petite fille qui mangeait à table un œuf à la coque ; elle avait à côté une tartine de beurre. La Louise à qui ces paroles étaient adressées était Louise V… (la fille d’un de mes collègues). La personne ajoutait en montrant l’image : « De cette façon, elles apprennent bien à lire. » La dame a feuilleté le livre, j’ai vu d’autres images, une représentait des cocottes en papier sur fond grisâtre, les cocottes étant gris clair, plus clair que le fond. En dessous des images, il y avait des lettres, des majuscules, en écriture anglaise, grandes, en pointillé, comme les modèles d’écriture que les enfants doivent suivre avec la plume ou le crayon, mais les lettres avaient au moins trois centimètres de hauteur. Je dis : « Tiens, Ane, A ». Mais c’est en voyant la cocotte que je dis « Ane ». Je me suis souvenue que Cécile avait appris à lire de cette façon. »

Ainsi, dans ce réveil brusque au milieu de la nuit, l’esprit contenait trois tableaux distincts. Au point de vue de l’ordre des tableaux, quand j’écrivais hâtivement pendant la nuit, c’est sous la dictée même que j’ai écrit : « en même temps » (2e tableau) et « au même moment » (3e tableau). Mais, après avoir écrit le tout, j’ai demandé quel était l’ordre des événements, et voici la réponse : « Je crois que Cécile ayant la fièvre typhoïde, c’est le dernier rêve, et que c’est [p. 473] chez Gabrielle L… que se trouvait la personne qui m’a montré le livre ». Ainsi, dans la première période du réveil, les tableaux apparaissaient comme simultanés, mais un peu plus tard la mémoire les présentait déjà comme successifs. On pourrait soutenir, il est vrai, que les expressions en même temps, au même moment ne sont que des façons de parler, et ne désignent qu’une simultanéité approximative mais je laisse de côté pour le moment la question de savoir si. dans de pareils rêves, les tableaux sont successifs ou simultanés. Je n’ai cité ce rêve ici que pour montrer que l’esprit qui sort brusquement d’un sommeil profond contient une pluralité de tableaux séparés.

L’observation VI présente donc un rêve partiellement lié, l’observation VIII un ensemble de tableaux sans lien, à peine rangés dans un ordre chronologique. C’est la confirmation de mes observations personnelles, puisque le rêve de l’observation VII est un rêve de notation différée, tandis que celui de l’observation VIII est un rêve de notation immédiate. Au reste, voici un autre rêve de mémoire de la même personne, dans lequel les tableaux composants ont dû être relativement nombreux et se sont unis à un point tel qu’il est difficile de les dégager.

Obs. IX. — « J’ai été réveillée a 5 heures, puis à heures, et j’ai dormi encore après ce dernier réveil, A l’un de ces deux réveils, j’ai rêvé que j’allais à Marseille. De la fenêtre d’une petite pièce de notre appartement (à Nevers), je voyais Marseille, ensoleillé, avec un brouillard au-dessus des maisons. Il gelait à Marseille, et je voyais de la glace dans un baquet contenant de l’eau (dans une cour, au-dessous de la fenêtre). Je vais prendre le train avec mes trois enfants, je descends la rue, qui est plus large et plus longue qu’en réalité et tourne a droite pour aller à la gare (en réalité la gare est du côté gauche). Je m’aperçois que j’ai oublié différentes chose, notamment des vêtements d’enfant, dont j’ai besoin à cause du froid, et un parapluie. La sœur de ma bonne va me chercher ces objets. Quand elle revient, je m’aperçois que j’ai oublié mon porte-monnaie. N’ayant pas d’argent, je demande à une personne (qui habite Paris) si elle peut me prêter cent francs. Elle répond qu’elle ne sait pas. »

Au point de vue de l’organisation, ce rêve ressemble beaucoup à celui que j’ai rapporté plus haut (obs. VI).

A plusieurs reprises, j’ai demandé à quelques-uns de mes élèves ou de mes anciens élèves, et à quelques autres personnes de bonne volonté, de noter des rêves par le procédé de la notation immédiate ou, à défaut, par le procédé de la notation différée, mais en indiquant chaque fois, aussi exactement que possible, les conditions dans [p. 474] lesquelles le réveil s’est produit et le rêve a été noté. Je n’ai pas toujours obtenu des informations parfaitement précises sur les conditions du réveil et les conditions de la notation. Toutefois j’ai reçu un bon nombre de rêves parmi lesquels il en est de très explicites.

Obs. X.—G. B., à l’époque du rêve élève externe de philosophie du lycée de Mâcon, au cours d’une série d’observations méthodiques faites sur ma demande, est réveillé un matin (29 avril 1897) à 6 h. 1/4 par le réveille-matin. Je transcris ses notes.

« Pas de rêves bien précis.

« I. —Je me figure être dans mon jardin, où je suis en train de couper avec un sécateur tout un grand lilas en fleurs. Après avoir coupé toutes les tiges fleuries, je supprime l’arbuste à partir du pied.

« II. — Je m’aperçois que de notre pompe, entourée de lilas, s’échappe un ruisseau très limpide qui coule dans le gazon. Puis le ruisseau se tarit.

« III. — Je suis toujours au même endroit. C’est la nuit, mon frère est avec moi. J’ai l’intention de chasser un chat qui est dans notre jardin. Je me cache dans l’herbe, qui est très haute, et j’attends. Bientôt arrive un chat noir et blanc, qui me regarde par-dessus les herbes où je suis à moitié couché. J’ai un vague sentiment de peur en m’apercevant que ce chat est de la taille d’un assez gros chien (environ 70 centimètres de haut). Je me lève et je veux lui faire peur. Mais, loin de s’en aller, il essaie à son tour de m’effrayer en ayant l’air de vouloir sauter sur moi. Enfin je réussis à l’effrayer, et il s’enfuit en reprenant une taille de chat ordinaire. Sur ces trois rêves plane une lumière trouble.

« IV. — En me réveillant, j’ai le sentiment d’avoir été très en colère pendant toute la nuit, et je me souviens du rêve suivant. J’ai remis un devoir à M. G. et il est en train d’en rendre compte. Après avoir nommé tous mes camarades, auxquels il a donné des notes passables, il me nomme en dernier lieu en me disant : « Monsieur B. vous avez 1 » et il se met à m’expliquer tous les défauts de mon devoir. Malgré cela, je reste persuadé que mon devoir est bon, et je lui réponds d’une façon fort grossière. Enfin, pendant tout le reste de la clause, je refuse de prendre son cours, je cause avec les élèves les plus éloignés de moi, en criant de toutes mes forces, je me couche sur la table, et j’adresse au professeur toutes sortes d’insultes. Mais lui, très calme, fait la sourde oreille et me regarde en riant d’un air moqueur, ce qui m’exaspère de plus en plus.

« V. – Je suis dans le couloir qui fait communiquer la cour d’honneur avec la cour des grands. Nous sommes tous en rang, je suis à côté de D… (un camarade), qui me regarde d’un air étrange. Je vois alors qu’il s’est mis une épingle de cravate qui se compose d’un morceau de verre imitant un diamant et entouré de pétales violets en métal émaillé l’épingle simule une fleur, assez ordinaire et assez mal faite. Mais D… éprouve une grande admiration pour son épingle il s’étonne que je [p. 475] ne l’ai pas encore remarquée, il me dit que tous les élevés l’ont vue et admirée aussitôt qu’il est arrivé au lycée. Alors viennent vers nous M. et Mme X. (des personnes connues). Ils nous disent bonjour, et, à peine Mme X. a-t-elle aperçu l’épingle de D… qu’elle lui fait une foule de compliments sur sa beauté. Et moi, je me demande ce qu’on peut y trouver de si merveilleux.

« VI. – Toujours dans le même couloir, mais un peu plus loin. J’aperçois mon frère, et je lui demande quelle place il a en grec. Il me répond d’un air joyeux : « Le premier est S… avec 110 points ; le deuxième est R… avec 6 points. » Je lui demande de nouveau. « Et toi, quelle place ? » II me répond : « Je suis troisième avec 4 points. (Ce sont là exactement ses paroles, je me les rappelle très nettement.) Je lui fais remarquer qu’il n’a pas de quoi être si joyeux. Puis je me mets à causer avec C… (un autre camarade) sur ces places extraordinaires en version. »

L’ordre des six tableaux contenus dans cette observation est, ainsi que l’expliquent les notes additionnelles, celui dans lequel ils sont revenus à la mémoire. Ils sont très peu unis ensemble, si bien que G. B. les désigne, au début du tableau IV, et aussi dans les notes, comme autant de rêves différents. Toutefois, les trois premiers tableaux se suivent d’une façon passable, et l’ordre dans lequel ils ont été saisis par la conscience se trouve être à peu près satisfaisant au point de vue logique je crois cependant qu’ils ont été discontinus au premier moment du réveil, car ils proviennent de souvenirs distincts et d’ailleurs modifiés, et de plus les deux premières scènes se passent avant la nuit, tandis que, dans la troisième scène, la nuit est venue. La cinquième et la sixième scène sont reliées aussi au point de vue du lieu et il semble que c’est la sixième scène qui a déterminé la localisation de la cinquième la sixième, en effet, combine deux conversations qui ont eu lieu la veille et le jour précédent entre les deux frères, l’une avait pour sujet la composition de version grecque que venait de faire le plus jeune, l’autre avait eu lieu dans le couloir; la cinquième scène reproduit, toujours avec des modifications, une scène récente qui s’était passée dans un tout autre endroit, de sorte qu’il est vraisemblable que l’attribution de lieu qui en est faite est destinée à créer un lien de continuité entre les deux scènes.

Obs. XI. —Voici un autre rêve de G. B., noté dans les mêmes conditions que le précédent, deux jours après, et faisant partie de la même série d’observations. 1ermai 1897.

« 1èrescène. — Le rêve de beaucoup le plus net est celui-ci. Mes parents ont du monde en soirée. Je suis monté me coucher, mais en [p. 476] bas, à la salle à manger, j’entends fort bien le bruit de leur conversation qui m’arrive. Ce rêve a une clarté extraordinaire, à tel point que, au premier moment, j’inscris mes autres rêves, sans penser à inscrire celui-ci, persuadé qu’il est une réalité. Au bout de quelques minutes seulement, il me revient en tant que rêve.

« 2e scène. — Je suis au jardin. Une jeune fille entre ; elle est tout en noir, avec un long voile de deuil. Je vais lui demander ce qu’elle veut. Sans rien dire, elle me remet une grande enveloppe de papiers d’affaires, venant d’une imprimerie ; puis elle me regarde avec un air de mépris, et sort, toujours sans m’adresser la parole.

« 3e scène. — Toujours dans notre jardin. Je suis près de la maison (ou peut-être à la fenêtre de ma chambre au commencement, et près de la maison, dans le jardin, à la fin). Tout à coup, sur le toit de la maison en face, j’aperçois une énorme gerbe de fleurs, de genêts et de cytises. En regardant bien, je vois qu’un petit garçon, qui paraît avoir entre six et dix ans, portant lui-même un tas de fleurs, est sur le toit, et s’occupe à l’orner de gros bouquets. Je me dis qu’il est bien imprudent de le laisser aller là, et qu’il pourrait tomber. Tout le faîte du toit est couvert de fleurs, et il veut en mettre dans la gouttière qui suit le rebord. Plutôt que de descendre sur le toit en pente où il pourrait glisser, il disparaît un instant, et je l’aperçois ensuite à la fenêtre du grenier. Il se penche horriblement en dehors, et parvient a saisir les fils du télégraphe qui passent sur les supports fixés au mur de la maison, et là, comme à une barre fixe, il fait un rétablissement, accroche avec la pointe des pieds le rebord de la gouttière et se hisse ainsi sur le toit. Je remarque en ce moment, que, non seulement le toit, mais encore les fenêtres de la maison sont pleines de fleurs et de drapeaux. Plusieurs personnes sont avec moi ; je leur fais remarquer le danger qu’il y a pour un enfant à monter ainsi sur un toit; mais elles paraissent trouver cela tout naturel, et leur calme me met en colère. Enfin le petit garçon s’avance jusqu’à un angle du toit, et là nous prévient qu’il va sauter dans la rue sans hésiter, il s’élance, à ma grande frayeur, et retombe au milieu de la rue, sur les pieds, légèrement et en fléchissant les genoux.

« 4escène. — Même emplacement (jardin). Nous avons un lapin qui s’est enfui dans le jardin ; avec mon frère, je fabrique une cage en bo.is et en toile métallique. Je ne sais trop pourquoi, au lieu de fabriquer une seule cage un peu grande, j’en fais une série de toutes petites.

« 5e scène. — Rêve assez incohérent. Je suis allé trouver un Monsieur V… (que je n’ai aperçu qu’une seule fois). Je viens pour faire avec lui et ses trois fils une partie de bicyclette. Mais ses fils sont en train de jouer aux cartes, et ils ne veulent pas laisser leur jeu avant d’avoir terminé la partie. Leur père, afin qu’ils aillent plus vite, est à une petite table, de côté, où il prépare sans s’arrêter des jeux de cartes pour qu’ils puissent jouer sans discontinuer. Quand il a mis le jeu dans un ordre convenable, il va le leur porter et ainsi de suite. [p. 477]

Pendant qu’il est à ce travail, je remarque sur le mur de la chambre une feuille de papier couverte de ronds bleus qui semblent être des pièces de monnaie et qui a tout à fait l’aspect des tableaux monétaires affichés dans les magasins. M. V… me dit alors : « C’est au concours d’Annecy (je crois) que l’on m’a donné ça ; c’est bête, mais ça fait toujours plaisir ; tandis qu’au concours de Valence, où je vais aller, on ne me donnera probablement rien. » Nous nous mettons alors à causer du concours de Valence. Il me dit que l’on y exposera des chevaux de je ne sais plus quelle race (poitevins ou limousins), qu’on y enverra aussi des bœufs toulousains. Dans mon rêve, je me suis alors représenté les bœufs de Toulouse, d’une couleur uniforme froment un peu brûlé, et de taille plutôt grande. Je dis alors qu’il y aura probablement des bœufs d’Algérie. Il me répond que je ne suis qu’un imbécile, et que, le concours de Valence étant régional, il ne peut pas y avoir des bœufs algériens. Je me suis demandé comment alors il pouvait se faire qu’on exposât à Valence des bœufs de Toulouse. Sur le moment même je me suis aussi représenté les bœufs d’Algérie, roux, de petite taille, avec le mufle noir et de longues cornes. Ici mon rêve, sans se terminer brusquement, change de scène par quelques intermédiaires effacés, et je me trouve dans une soirée chez une dame amie de ma famille. On offre des rafraîchissements, et, comme je n’aime aucun des gâteaux qu’on fait passer, la maîtresse de maison me dit qu’elle va me donner des morceaux de sucre d’Algérie, que je dois aimer ça Elle m’apporte sur une assiette trois gros morceaux de sucre, de la grosseur du poing, d’un blanc de stéarine, mat. J’en prends un, et je le goûte à l’intérieur, il est humide et mou, avec un vague goût d’eau, et de menthe, ou de rhum, je ne l’apprécie que médiocrement. Cette longue suite de tableaux appelle plusieurs réflexions. Les notes ont été écrites aussi rapidement que possible, puis recopiées pour former un ensemble lisible ; en tout cas, il a fallu un certain temps pour écrire les notes même hâtives. Aussi, à mesure que l’on avance vers la fin, on trouve que les images tendent de plus en plus à s’organiser. La scène V, dans laquelle G. B. (6) voit un « rêve assez incohérent », est visiblement composée de plusieurs scènes élémentaires la visite chez M. V… avec le projet d’une partie de bicyclette, les jeunes gens qui jouent aux cartes et à qui le père prépare des jeux, le tableau monétaire, la conversation au sujet du concours agricole de Valence, tout cela forme une suite d’événements rangés dans un ordre chronologique et logique assez satisfaisant. Cependant il me parait très probable que, au moment où a commencé le réveil, ces tableaux devaient être moins liés qu’ils ne sont dans le récit, qu’ils ont dû par suite s’organiser pendant que G. B. écrivait les premières scènes. La preuve en est que les notes explicatives [p. 478] indiquent, pour la plupart de ces tableaux, des sources différentes. Je reproduis littéralement la partie de ces notes qui se rapporte à la scène V :

« 1° J’ai vu un des fils V. hier ou avant-hier ; 2° mon père doit partir dans huit jours pour le concours de Valence ; 3° je pense souvent à l’Algérie, et dernièrement nous avons parlé de la sécheresse qui règne actuellement dans la province d’Oran ; 4° j’aime beaucoup les bœufs, et il m’arrive souvent d’en caresser ; ces derniers temps surtout j’essaie d’en dessiner de tête, le plus ressemblants possible. Je n’ai pas besoin d’ajouter que le tableau monétaire est une image banale et qu’il en est de même d’un projet de promenade à bicyclette à la date du 1er mai la banalité de ces images explique suffisamment que G. B. ne leur ait pas attribué une origine distincte.

La même scène V contient une lacune vers la fin. Sans aucun doute, il y a là un tableau indépendant, mais, chose digne de remarque, au moment où l’observateur en vient a. écrire ce tableau, la période du réveil s’est prolongée à un tel point qu’il ne peut plus croire à la discontinuité des événements, et il est persuadé qu’il a dû oublier les intermédiaires : « Mon rêve, dit-il, change de scène par quelques intermédiaires effacés ». Il me paraît certain que ces intermédiaires effacés n’ont pas existé, mais que l’observateur, dominé à ce moment par le besoin logique, les suppose malgré lui. Je vois là une preuve frappante de la discontinuité primitive. Les scènes 2, 3 et 4, sont reliées ensemble par l’identité du lieu c’est la coordination la plus facile qui puisse se réaliser c’est pourquoi elle établit un lien entre ces scènes, mais les événements restent discontinus ils proviennent d’ailleurs de sources différentes. Quant à la première scène, elle reste entièrement isolée du reste. Maintenant, je vais citer un rêve de mémoire de G. B.

Obs. XII. —Ce rêve a été noté (9 décembre 1896) plusieurs mois avant la série dont font partie les deux observations précédentes, c’est-à-dire à une époque où G. B. n’avait certainement jamais essayé de pratiquer la notation immédiate. Je ne sais combien de temps s’est écoulé entre le réveil et la notation, mais l’observateur, préoccupé de la ressemblance de son rêve avec celui de Maury guillotiné, a noté des détails qui montrent que le réveil a été relativement lent, quoique provoqué par un réveille-matin.

« J’avais placé dans ma chambre un réveille-matin, et voici le rêve que je fis. J’étais allé un peu au delà de la barrière de l’octroi, du côté de Charnay (village voisin de Mâcon), visiter une maison qui se trouvait [p. 479]  à louer, à gauche de la route en montant. Cette maison avait une grille en fer, qui donnait sur un jardin assez grand et fraîchement bêché, destiné à être mis entièrement en parterres de fleurs. Le long de la maison, et du côté de la rue, se trouvait un escalier de pierre. Le long de la rampe grimpait un plant de glycine, dont les feuilles étaient desséchées et jaunies. Au lieu de visiter la maison, je me fis apporter par mon frère un plan des appartements qui la composaient. Je restai à la porte, pendant un espace de temps qui me sembla environ de quinze à vingt minutes, et je m’aperçus que la poignée en cuivre de cette porte pouvait s’enlever à volonté. Je me rappelle fort bien avoir demandé à mon frère l’utilité de cette disposition, mais sa réponse fut si incohérente que je n’y pus rien comprendre. Je fis alors la même question à une autre personne qui m’accompagnait et je reçus cette réponse : « C’est sans doute pour que l’on ne soit pas obligé d’avoir toujours une clef du portail sur soi ; lorsque l’on s’en va, on fait comme dans les magasins, on enlève la poignée. » Je remarquai aussi que de petites plantes à fleurs blanches et très fines avaient poussé dans le creux pratiqué sur la pierre du seuil pour y faire descendre la barre d’un des battants de la porte cela m’étonna, car il n’y avait que quelques grains de terre dans ce creux. J’entrai alors dans le jardin, et je me fis expliquer la disposition des plates-bandes. Je vis encore que, au premier étage de la maison, se trouvait une porte-fenêtre, qui, au lieu de s’ouvrir sur un balcon, s’ouvrait dans le vide et au ras du mur. Je me suis alors dit très nettement : « Quand j’habiterai cette maison, je ferai mettre une barre à hauteur d’appui, pour éviter les accidents. » Je sortis du jardin, et je vis sur la route plusieurs personnes, hommes et femmes, qui criaient après un de mes camarades (D…), qui, en passant avec une bicyclette, avait fait gicler sur elles des gouttes d’eau boueuse, et se moquait d’elles. Un vieillard le menaçait même avec un gros fouet de charretier. – Je voulus alors rentrer à Mâcon, et je vis que la nuit était venue et que des becs de gaz étaient déjà allumés à la barrière de l’octroi. (Ce rêve avait donc duré plusieurs heures puisque au début il faisait grand jour.) Pressé de rentrer, j’eus le bonheur de rencontrer une voiture de louage, avec un cheval qui m’est parfaitement connu, et un cocher que je connais également, et qui était absolument semblable à la réalité. La voiture était vide, et même elle venait, je crois, dans le but de nous chercher. Quand ceux qui m’accompagnaient furent montés, je mis le pied sur la roue gauche du devant de la voiture, pour monter sur le siège. Le cheval, impatient, fit quelques pas. Une fois en voiture, je priai le cocher de me laisser conduire il me répondit je ne sais quelle plaisanterie, en me passant les rênes. Au moment où j’arrangeais les rênes dans mes mains, tout en cherchant le fouet que je ne pouvais pas trouver, le cheval partit au grand trot, la voiture fit un bruit bizarre comme si elle eût roulé sur des pavés. Ce bruit n’était autre que la sonnerie du réveille-matin. [p. 780]

En me réveillant, j’ai eu conscience que j’avais continué à dormir un instant après le début de la sonnerie, d’un sommeil déjà plus conscient qu’auparavant. Ensuite, mon rêve m’est revenu à l’esprit, peu à peu, d’une façon d’abord confuse, non pas en ce qui est de la clarté de chacun des faits qui le composent, mais au point de vue de l’arrangement et de l’enchaînement de ces faits, et la dramatisation a dû se faire ou s’achever au moment même du retour à la conscience claire. D’autre part, le bruit de la sonnerie a été pour moi le roulement de la voiture, et à la fin je l’ai reconnue, d’une manière vague, pour le bruit réel du réveille-matin. Je m’en suis aperçu à ceci: c’est que, au moment où mon rêve se terminait, le cheval avait fait environ dix ou quinze pas de trot, et j’ai eu alors un sentiment confus d’ennui, à l’idée de me lever; je savais donc à ce moment, que c’était bien la sonnerie du réveille-matin que j’entendais. » Suivent des considérations sur la durée apparente des événements et la durée réelle du rêve, qui ne présentent pas d’intérêt pour le moment.

Il est facile de voir que ce rêve se compose de trois scènes : 1° on visite la maison ; 2° le camarade D… éclabousse des gens et provoque leur mécontentement ; 3° on revient à Mâcon en voiture. Les scènes sont convenablement enchaînées le seul défaut de cohésion consiste en ce que les deux premières scènes se passent pendant le jour, tandis qu’il fait nuit au moment de la troisième scène, et c’est justement pour expliquer comment la nuit a pu venir que l’observateur suppose que sa visite à la maison a dû se prolonger plusieurs heures.

CONCLUSION.

Je pourrais citer un bon nombre d’autres rêves fournis par d’autres observateurs. Je les supprime pour ne pas dépasser les limites d’un article de Revue. Je supprime aussi les rêves à notation répétée. Les faits que je viens de rapporter suffisent à montrer que la conclusion que j’ai tirée plus haut de mes observations personnelles est confirmée par ces observations nouvelles les rêves complexes de notation immédiate, saisis au début du réveil, sont composés de tableaux discontinus; les rêves complexes de notation différée, ou rêves de mémoire, présentent un enchaînement plus ou moins parfait, une dramatisation plus ou moins achevée des tableaux composants; donc les représentations qui se trouvent présentes à l’esprit au début du réveil s’organisent pendant le réveil de façon [p. 481] à former une suite continue, le rêve, en devenant un souvenir de rêve, évolue dans le sens de la continuité logique.

Si maintenant on prend comme guide cette loi d’évolution logique, on peut essayer de refaire, au moins dans les cas les plus favorables, l’histoire probable d’un rêve, on peut remonter de la forme organisée ou partiellement organisée sous laquelle l’observation le saisit à la forme non organisée qu’il a dû avoir au début du réveil, en retrouver les tableaux élémentaires, décrire les opérations par lesquelles ces tableaux se sont combinés, et même, reculant plus loin dans le passé, déterminer la source première de ces tableaux, les sensations d’où ils proviennent, les transformations subies par les images de ces sensations et les forces qui ont produit et dirigé ces transformations. Bref cette loi d’évolution logique fournit un fil conducteur pour analyser d’une façon plus complète le travail de construction consécutif au sommeil, pour déterminer la physionomie de la conscience au début du réveil et pour décrire le travail mental qui se fait pendant le sommeil.

FOUCAULT

Notes

(1) Marillier, Revue philosophique, 1887, I, p. 416.

(2) Wir müssen… aus dem neben einauderein hinter einander, aus einandermachen, also den Prozess der logischen Verbindung, die im Traum fehlt, hinzufügen. Spitta,Die Schlaf und Traumzustünde, 2° éd., p. 338, 1892.

(3) Delbœuf. Le sommeil et les rêves, p. 22, 1888. [en ligne sur notre site]

(4) V. Egger, La durée apparente des rêves, Revue philosophique, 1895, Il, p. 41. [en ligne sur notre site]

(5) Sur la mémoire dans le rêve, Revue philosophique, 1893, I, p. 639. [en ligne sur notre site]

(6) G. B. est né et a passé son enfance en Algérie.

 

 

 

 

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