Maladies mentales. Continuité du statut médical. Moyen Age. Par Michel Collée.

Moyen-age FolieMichel Collée. Maladies mentales. Continuité du statut médical. Moyen Age. Sous © Michel Collée & histoiredelafolie.fr 

MALADIES MENTALES

CONTINUITE DU STAUT MEDICAL
(Le Moyen-Age)

1. – La réflexion théorique.

Tandis que le haut Moyen Age a conservé, au sens le plus étroit, l’héritage des auteurs de langue latine, un réveil intellectuel a été provoqué au XIIe siècle par un double apport des Arabes, avec d’une part la transmission de textes anciens jusqu’alors inconnus de l’Occident médiéval, et d’autre part une réflexion originale sur la médecine et, pour ce qui nous intéresse ici, sur les maladies mentales, classées presque toujours aux maladies de la tête dans une interprétation essentiellement somatique (1).
Si des médecins arabes comme Rhazès se sont contentés d’énumérer les maladies sans les classer, en privilégiant ainsi la description clinique, d’autres auteurs ont tenté une classification, tel Avicenne qui divise en trois groupes les maladies qui provoquent des troubles mentaux :

—    les apostèmes ou inflammations d’une partie du cerveau avec notamment la léthargie, et la frénésie (l’ancienne phrénitis). Avicenne distingue pour cette dernière maladie une forme furieuse qu’il compare à « une manie associée à la frénésie », alors que dans sa forme simple la frénésie est comme « une mélancolie associée à un apostème chaud et à une fièvre » ;
—    les affections entraînant une perturbation du mouvement, comme le vertige, l’apoplexie ou l’épilepsie ;
—    et enfin les maladies provoquant les troubles mentaux proprement dits : l’aliénation d’esprit ou confusion de la raison, la corruption de la mémoire, la corruption de l’imagination ; puis la manie, la mélancolie, la lycanthropie et l’amour…

Cet inventaire syncrétique combine une répartition des troubles mentaux en fonction des trois facultés que sont le jugement, la mémoire et l’imagination, en y ajoutant les entités déjà cataloguées dans l’Antiquité. Il faut noter au passage que la mention dans cette énumération de la lycanthropie (où le malade s’imagine être changé en loup) ainsi que, chez d’autres auteurs, la mention de l’hypocondrie témoignent d’une extension du concept de mélancolie au Moyen Age. Quant à la promotion de l’amour au rang des affections mentales, elle illustre le renforcement du lien entre médecine et philosophie.
Finalement, à l’instar des médecins de l’Antiquité, ceux du Moyen Age se placent résolument du côté de la rationalité. Par ailleurs, « lorsqu’ils cherchent à comprendre les états psychologiques, en s’aidant au besoin de la philosophie, c’est pour mieux les intégrer à une représentation qui se veut essentiellement somatique » (D. Jacquart).
Même si les indications thérapeutiques sont rares, il n’en reste pas moins une indéniable volonté de prise en charge des maladies mentales par la médecine médiévale qui ne saurait, comme on l’a dit si souvent, assimiler folie et possession démoniaque. « C’est l’opinion commune de la foule et de certains théologiens, écrit un médecin de l’époque, que de dire des mélancoliques et des maniaques qu’ils ont le diable dans le corps, ce que souvent les malades croient eux-mêmes et proclament. Ceux qui se fient à ces idées vulgaires ne recherchent pas, pour le soin de leur maladie, l’aide des médecins, mais celle des saints réputés avoir reçu de Dieu le pouvoir de chasser les démons » (2).

II. – La pratique de la folie

Mais la folie des traités médicaux n’est pas celle que supporte concrètement la société. C’est particulièrement vrai au Moyen Age où ce qu’écrivent les médecins dans de doctes ouvrages ne descend que rarement au niveau du vécu quotidien.
Or, de la folie dans la société médiévale, on a dit beaucoup de choses, le plus souvent contradictoires : certains auteurs décrivent la persécution de la folie au Moyen Age tandis que d’autres parlent d’un âge d’or de la folie à cette époque. Par ailleurs, un amalgame s’opère souvent entre la folie médicale et la folie métaphorique telle qu’on la rencontre par exemple dans les fêtes de fous. Nous reviendrons sur celles-ci plus loin.
Ces contradictions s’expliquent du fait que, dans ce domaine, le Moyen Age a été peu étudié. En effet, les documents sont rares avant le XIVe siècle et il est en outre difficile de faire le tri entre des documents relativement fiables (documents hospitaliers, législatifs, judiciaires, comptes des échevins) et les sources théologiques et littéraires. En outre, certaines sources risquent de fausser la perspective, telle celle des jugements de rémission, souvent utilisée, qui ne concerne que des criminels pour lesquels on a plaidé la folie.
Il semble en réalité qu’il n’y ait pas à choisir entre la théorie de la folie largement tolérée et celle de la folie réprimée. Ces deux attitudes ont coexisté, aucune des deux n’étant d’ailleurs aussi tranchée …

I, La folie dans la communauté. – On connaît au Moyen Age l’importance de la notion de collectivité. La famille ou la communauté d’habitants sont responsables moralement et juridiquement de leurs fous, tout comme ils sont responsables d’un animal qu’ils laisseraient divaguer (c’est l’Ancienne Coutume qui rapproche souvent ces deux cas). Ainsi les fous sont pris en charge tant par charité que par sécurité. La coutume de Normandie, par exemple, prévoit que les fous furieux doivent être mis en prison, surveillés et garrottés afin qu’ils ne nuisent pas à autrui. Mais, en revanche, ils ne doivent être pris en charge par la communauté que s’ils sont indigents :

LXXIX. – De forcenés.

Se aulcun est hors du sens, et il occist ou mehaine ung homme par sa forsenerie, il doit estre mis en prison, et estre soustenu du sien; ou l’en luy doibt pourveoir des communes omosnes, s’il n’a de quoy il puisse estre soustenu. Se aulcun est en telle manière forsené, que. l’en le doye doubter que de sa forcenerie il ne trouble le pays, ou par feu .ou par aulcune chose qui soit contraire au commun salut, il doibt estre lié, et gardé par ceulx qui ont ses choses, qu’il ne mesface à nulluy ; et s’il n’a rien, tout le voesiné doibt mettre conseil et aide du sien, à refréner sa forcenerie.

(Ancienne coutume de Normandie.)

Saint-Petersbourg. Ermitage, coffret d’ivoire

Ajoutons que, dès cette époque, l’irresponsabilité du fou en matière de délit est reconnue tacitement. Ce n’est donc pas au titre de peine afflictive mais de précaution qu’il est enfermé.
Hors de ce cas extrême de la folie furieuse et à ce titre emprisonnée, le statut juridique de la folie est également très clair en matière de droit civil. Directement issue du droit romain, l’incapacité civile est souvent prononcée à l’égard des fous possédant des biens. La coutume anglaise, particulièrement, s’emploie à protéger les biens des insensés, et les curateurs ne sont nommés qu’au terme d’une procédure minutieuse.
De même le droit ecclésiastique codifie soigneusement dans le sens de la plus grande restriction l’accès des fous aux sacrements. (Par exemple les sujets privés de raison ne peuvent donner de consentement valide au mariage.) Il est par ailleurs intéressant de noter que le droit civil et le droit religieux distinguent nettement l’une de l’autre l’aliénation mentale, la faiblesse d’esprit et la fureur.
A partir d’un certain niveau social, les insensés peuvent être gardés à domicile, telle fou d’ «Ainadas et Ydoine » qui est pris en charge par ses parents qui le gardent enchaîné dans une chambre close où le visitent en vain plusieurs médecins (3). On voit ici que les entraves ne sont pas signe de cruauté, comme on l’a dit trop souvent, mais la triste nécessité de recourir à la contention avec les moyens de l’époque. Mieux, la littérature nous montre encore l’héroïne de Cléomadès qui a été liée très doucement pour la « garder d’être blessée » (4).
Les insensés peuvent aussi être placés dans une communauté religieuse à condition que la famille puisse payer une pension. Mais plus nombreux sont les indigents à charge de leur communauté. Dans les cas extrêmes (furieux, fous criminels), ils sont emprisonnés dans une tour de rempart. (On trouve ainsi de nombreuses « tours aux fous » en Europe et notamment dans les pays germaniques.) Dans l’esprit des contemporains, pourtant, il s’agit bien de malades qui sont nourris par l’Hôtel-Dieu de la ville et qui reçoivent des soins médicaux intermittents (en 1346 par exemple, un chirurgien de Nuremberg est appelé pour visiter un mélancolique enfermé dans une tour de la ville). Donc, beaucoup plus de pragmatisme (ce sont des malades qui ne peuvent être isolés au sein de l’Hôtel-Dieu de la ville) que d’intentions philosophico-spatiales (le fou rejeté à la périphérie de la ville ; ni dedans, ni dehors, c’est-à-dire nulle part… Chacun connaît ces théories à la mode).
Les hôpitaux, de leur côté, en dépit de nombreuses fondations au XIIe et au XIIIe siècle, se refusent à recevoir les fous faute de salles spéciales pour les isoler. Toutefois, de temps à autre, et surtout à partir du XIVe siècle, les hôpitaux aménagent ici quelques loges, là une petite salle : Montpellier, Avignon, Hambourg à la fin du XIVe siècle, le Holy Trinity de Salisbury, etc. C’est à cette époque que s’amorce l’idée de spécialiser progressivement certains hôpitaux dans l’accueil des fous, comme Valence en Espagne ou Bedlam, à Londres, au XVe siècle. Dans ces hôpitaux comme à domicile, les thérapeutiques sont fort limitées et la guérison des fous est volontiers abandonnée à l’intercession de quelque saint guérisseur, à l’occasion des multiples pèlerinages thérapeutiques que pratique le Moyen Age (5).
Pas de permissivité donc, encore moins de fous ludiques pérégrinant librement dans villes et villages, mais une prise en charge complète, à la fois ferme et  charitable, par la communauté.

2. La folie hors de la communauté. – Dans les cas qui précèdent, il faut payer d’une façon ou d’une autre l’entretien des fous, et ceci dans un contexte permanent de survie. Malheur donc à l’errant, fou ou non, sans feu ni lieu et surtout sans aveu (c’est-à-dire sans personne pour répondre de lui), car, répétons-le, cette notion est essentielle au Moyen Age.
L’errant, et surtout le fou qui ne peut s’intégrer à des bandes organisées, est donc vilipendé, houspillé. A cet égard, le témoignage de la littérature est intéressant à un niveau qualitatif en raison notamment d’excellentes descriptions cliniques. On y voit les fous, souvent dans une peinture de la folie furieuse, fuyant la société et vagabondant solitairement, tel Yvain dans le Chevalier aux lions qui s’enfuit dans la forêt « comme homme forcené et sauvage » (6). Ils sont vêtus d’habits lacérés et vont à moitié nus.

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D’autres notations posent problème. On montre ces fous vagabonds le crâne rasé. Est-ce pour quelque thérapeutique ou est-ce en signe de reconnaissance, de flétrissure même ? On les montre aussi armés d’un bâton. Ils doivent en effet se défendre des mauvais plaisants qui les harcèlent mais c’est aussi la peinture du sauvage…

L’arrivée du fou vagabond dans une ville est accompagnée de sarcasmes et d’horions. Chacun se plaît à l’humilier. Surtout, il est renvoyé dans sa ville d’origine, parfois après avoir été fouetté. On le confie notamment à des bateliers (la voie d’eau étant alors le moyen de transport le moins onéreux) – d’où la légende, accréditée par Michel Foucault dans sa célèbre thèse, de fous abandonnés au fil de l’eau. Les comptes des villes allemandes et flamandes des XIVe et XVe siècles mentionnent ces expulsions et les frais qu’elles ont entraînés : escorte, vêtements et vivres, parfois quelque viatique.

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Intégré ou rejeté par la communauté, le fou, dans un cas comme dans l’autre, reste donc un exclu. Son danger potentiel ne saurait l’assimiler à ces pauvres d’esprit que Jésus-Christ désigne au royaume céleste. Le fou hirsute et errant n’est-il pas au contraire, comme Robert le diable, quelque enfant de la faute ? Pour saint Thomas d’Aquin par exemple la perte de la raison (insania) apparaît d’autant plus scandaleuse que l’homme « a reçu de Dieu à travers la Rédemption tout ce qui lui est nécessaire pour parvenir librement à sa perfection » (7). Mais c’est aborder de nouveau aux rivages incertains où le médical rejoint le philosophique…

Voici La nef des fous, allusion à La Nef des fous de Sébastien Brant,

Céard (J.), La folie et le corps, Paris, 1985.

Foucault Michel (1926-1984). Maladie mentale et psychologie. Paris, Presses Universitaires de France, 1954.

Foucault Michel (1926-1984). Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, Plon, 1961. Réédition : Paris, Editions Gallimard, 1972.

Klibansky (R.), Panofsky (E.), Sax (F.), Satum and Melancholy, Cambridge, 1964. – Traduction ; Saturne et la Mélancolie. Etudes historiques et philosophiques: nature, religion, médecine et art. Traduit de l’anglais et d’autres langues par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Evrard. 180 illustrations. Paris, Gallimard, 1989.

Paniagua (J.-A.), La psicoterapia en las obras medicas de Amau de Vilanova, in Archivo ibero-americano de historia de la medicina, 1963, 15, p. 3-15.

Regnier-Bohler Danielle. Voix de femmes au Moyen Age : Savoir, mystique, poésie, amour, sorcellerie XIIe-XVe siècle. Paris, Editions Robert Laffont, 2006. 1 vol.

Schipperges (H.), Zur Psychologie und Psychiatrie des Petrus Hispanus, in Confinia Psychiatrica, 1961, 4.

Thomas d’Aquin [1225-1274] (Saint). Somme théologique. Coordinateur : Albert Raulin. Traduction: Aimon-Marie Roguet. Paris, Les éditions du Cerf, 1984-1986, 4 vol.

NOTES

(1) Nous suivons pour ce sous-chapitre consacré à la réflexion théorique l’étude de Danielle Jacquart dans sa contribution (« La réflexion médicale médiévale et l’apport arabe ») à la Nouvelle Histoire de la Psychiatrie, Ed. Privat, 1983.

(2) Jacques Despars (cité par D. Jacquart, ibid.), maître de la Faculté de

Médecine de Paris, médecin du duc de Bourgogne († 1458).

(3) Ph. Ménard, Les fous dans la société médiévale. Le témoignage de la littérature au XIIe et au XIIIe siècle, dans Romania 1977, n° 4.

(4) Ibid.

(5) P. Morel, C. Quétel, op. cit.

(6) Ph. Ménard, op. cit.

(7) Jacques Simonnet, Folie et notations psychopathologiques dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin, dans Nouvelle Histoire de la Psychiatrie, Ed. Privat, 1983.

Cet article est une reprise revue, corrigée et remmenée d’un chapitre de Michel Collée et Claude Quétel. Histoire de maladies mentales. Paris, Presses Universitaites de France,

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1 commentaire pour “Maladies mentales. Continuité du statut médical. Moyen Age. Par Michel Collée.”

  1. MartinaLe lundi 29 février 2016 à 19 h 21 min

    A perfect reply! Thanks for taking the treoblu.